Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Époques de la nature/Des époques de la nature

Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome II, Époques de la naturep. 1-23).



DES ÉPOQUES DE LA NATURE



Comme dans l’histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques pour déterminer les époques des révolutions humaines, et constater les dates des événements moraux ; de même, dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la nature. C’est le seul moyen de fixer quelques points dans l’immensité de l’espace et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps. Le passé est comme la distance ; notre vue y décroît, et s’y perdrait de même, si l’histoire et la chronologie n’eussent placé des fanaux, des flambeaux aux points les plus obscurs ; mais, malgré ces lumières de la tradition écrite, si l’on remonte à quelques siècles, que d’incertitudes dans les faits ! que d’erreurs sur les causes des événements ! et quelle obscurité profonde n’environne pas les temps antérieurs à cette tradition ! D’ailleurs elle ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c’est-à-dire les actes d’une très petite partie du genre humain ; tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité : ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces ; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros, dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire, fût également enseveli dans la nuit de l’oubli !

Ainsi l’histoire civile, bornée d’un côté par les ténèbres d’un temps assez voisin du nôtre, ne s’étend de l’autre qu’aux petites portions de terre qu’ont occupées successivement les peuples soigneux de leur mémoire ; au lieu que l’histoire naturelle embrasse également tous les espaces, tous les temps, et n’a d’autres limites que celles de l’univers.

La nature[NdÉ 1] étant contemporaine de la matière, de l’espace et du temps, son histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les âges ; et quoiqu’il paraisse à la première vue que ses grands ouvrages ne s’altèrent ni ne changent, et que dans ses productions, même les plus fragiles et les plus passagères, elle se montre toujours et constamment la même, puisque à chaque instant ses premiers modèles reparaissent à nos yeux sous de nouvelles représentations ; cependant, en l’observant de près, on s’apercevra que son cours n’est pas absolument uniforme ; on reconnaîtra qu’elle admet des variations sensibles, qu’elle reçoit des altérations successives, qu’elle se prête même à des combinaisons nouvelles, à des mutations de matière et de forme ; qu’enfin, autant elle paraît fixe dans son tout, autant elle est variable dans chacune de ses parties ; et si nous l’embrassons dans toute son étendue, nous ne pourrons douter qu’elle ne soit aujourd’hui très différente de ce qu’elle était au commencement et de ce qu’elle est devenue dans la succession des temps : ce sont ces changements divers que nous appelons ses époques. La nature s’est trouvée dans différents états ; la surface de la terre a pris successivement des formes différentes ; les cieux même ont varié, et toutes les choses de l’univers physique sont, comme celles du monde moral, dans un mouvement continuel de variations successives. Par exemple, l’état dans lequel nous voyons aujourd’hui la nature est autant notre ouvrage que le sien ; nous avons su la tempérer, la modifier, la plier à nos besoins, à nos désirs ; nous avons sondé, cultivé, fécondé la terre : l’aspect sous lequel elle se présente est donc bien différent de celui des temps antérieurs à l’invention des arts. L’âge d’or de la morale, ou plutôt de la Fable, n’était que l’âge de fer de la physique et de la vérité. L’homme de ce temps encore à demi sauvage, dispersé, peu nombreux, ne sentait pas sa puissance, ne connaissait pas sa vraie richesse ; le trésor de ses lumières était enfoui ; il ignorait la force des volontés unies, et ne se doutait pas que, par la société et par des travaux suivis et concertés, il viendrait à bout d’imprimer ses idées sur la face entière de l’univers.

Aussi faut-il aller chercher et voir la nature dans ces régions nouvellement découvertes, dans ces contrées de tout temps inhabitées, pour se former une idée de son état ancien ; et cet ancien état est encore bien moderne en comparaison de celui où nos continents terrestres étaient couverts par les eaux, où les poissons habitaient sur nos plaines, où nos montagnes formaient les écueils des mers : combien de changements et de différents états ont dû se succéder depuis ces temps antiques (qui cependant n’étaient pas les premiers) jusqu’aux âges de l’histoire ! Que de choses ensevelies ! combien d’événements entièrement oubliés ! que de révolutions antérieures à la mémoire des hommes ! Il a fallu une très longue suite d’observations ; il a fallu trente siècles de culture à l’esprit humain, seulement pour reconnaître l’état présent des choses. La terre n’est pas encore entièrement découverte ; ce n’est que depuis peu qu’on a déterminé sa figure ; ce n’est que de nos jours qu’on s’est élevé à la théorie de sa forme intérieure, et qu’on a démontré l’ordre et la disposition des matières dont elle est composée : ce n’est donc que de cet instant où l’on peut commencer à comparer la nature avec elle-même, et remonter de son état actuel et connu à quelques époques d’un état plus ancien.

Mais comme il s’agit ici de percer la nuit des temps, de reconnaître par l’inspection des choses actuelles l’ancienne existence des choses anéanties, et de remonter par la seule force des faits subsistants à la vérité historique des faits ensevelis ; comme il s’agit en un mot de juger non seulement le passé moderne, mais le passé le plus ancien, par le seul présent, et que pour nous élever jusqu’à ce point de vue nous avons besoin de toutes nos forces réunies, nous emploierons trois grands moyens : 1o les faits qui peuvent nous rapprocher de l’origine de la nature ; 2o les monuments qu’on doit regarder comme les témoins de ses premiers âges ; 3o les traditions qui peuvent nous donner quelque idée des âges subséquents : après quoi nous tâcherons de lier le tout par des analogies et de former une chaîne qui, du sommet de l’échelle du temps, descendra jusqu’à nous.


Premier fait. — La terre est élevée sur l’équateur et abaissée sous les pôles, dans la proportion qu’exigent les lois de la pesanteur et de la force centrifuge.


Second fait. — Le globe terrestre a une chaleur intérieure qui lui est propre, et qui est indépendante de celle que les rayons du soleil peuvent lui communiquer.


Troisième fait. — La chaleur que le soleil envoie à la terre est assez petite, en comparaison de la chaleur propre du globe terrestre ; et cette chaleur envoyée par le soleil ne serait pas seule suffisante pour maintenir la nature vivante[NdÉ 2].


Quatrième fait. — Les matières qui composent le globe de la terre sont en général de la nature du verre[NdÉ 3], et peuvent être toutes réduites en verre.


Cinquième fait. — On trouve sur toute la surface de la terre, et même sur les montagnes, jusqu’à 1 500 et 2 000 toises de hauteur, une immense quantité de coquilles et d’autres débris des productions de la mer.


Examinons d’abord si dans ces faits que je veux employer, il n’y a rien qu’on puisse raisonnablement contester. Voyons si tous sont prouvés, ou du moins peuvent l’être : après quoi nous passerons aux inductions que l’on en doit tirer.

Le premier fait du renflement de la terre à l’équateur et de son aplatissement aux pôles est mathématiquement démontré et physiquement prouvé par la théorie de la gravitation et par les expériences du pendule. Le globe terrestre a précisément la figure que prendrait un globe fluide qui tournerait sur lui-même avec la vitesse que nous connaissons au globe de la terre. Ainsi la première conséquence qui sort de ce fait incontestable, c’est que la matière dont notre terre est composée était dans un état de fluidité au moment qu’elle a pris sa forme, et ce moment est celui où elle a commencé à tourner sur elle-même. Car si la terre n’eût pas été fluide, et qu’elle eût eu la même consistance que nous lui voyons aujourd’hui, il est évident que cette matière consistante et solide n’aurait pas obéi à la loi de la force centrifuge, et que par conséquent malgré la rapidité de son mouvement de rotation, la terre, au lieu d’être un sphéroïde renflé sur l’équateur et aplati sous les pôles, serait au contraire une sphère exacte, et qu’elle n’aurait jamais pu prendre d’autre figure que celle d’un globe parfait, en vertu de l’attraction mutuelle de toutes les parties de la matière dont elle est composée.

Or, quoique en général toute fluidité ait la chaleur pour cause, puisque l’eau même sans la chaleur ne formerait qu’une substance solide, nous avons deux manières différentes de concevoir la possibilité de cet état primitif de fluidité dans le globe terrestre, parce qu’il semble d’abord que la nature ait deux moyens pour l’opérer[NdÉ 4]. Le premier est la dissolution ou même le délaiement des matières terrestres dans l’eau ; et le second, leur liquéfaction par le feu. Mais l’on sait que le plus grand nombre des matières solides qui composent le globe terrestre ne sont pas dissolubles dans l’eau ; et en même temps l’on voit que la quantité d’eau est si petite en comparaison de celle de la matière aride qu’il n’est pas possible que l’une ait jamais été délayée dans l’autre. Ainsi cet état de fluidité dans lequel s’est trouvée la masse entière de la terre n’ayant pu s’opérer ni par la dissolution ni par le délaiement dans l’eau, il est nécessaire que cette fluidité ait été une liquéfaction causée par le feu[NdÉ 5].

Cette juste conséquence, déjà très vraisemblable par elle-même, prend un nouveau degré de probabilité par le second fait, et devient une certitude par le troisième fait. La chaleur intérieure du globe, encore actuellement subsistante, et beaucoup plus grande que celle qui nous vient du soleil, nous démontre que cet ancien feu qu’a éprouvé le globe n’est pas encore à beaucoup près entièrement dissipé : la surface de la terre est plus refroidie que son intérieur. Des expériences certaines et réitérées nous assurent que la masse entière du globe a une chaleur propre et tout à fait indépendante de celle du soleil. Cette chaleur nous est démontrée par la comparaison de nos hivers à nos étés[1] ; et on la reconnaît d’une manière encore plus palpable dès qu’on pénètre au dedans de la terre[NdÉ 6] ; elle est constante en tous lieux pour chaque profondeur[NdÉ 7], et elle paraît augmenter à mesure que l’on descend[2]. Mais que sont nos travaux en comparaison de ceux qu’il faudrait faire pour reconnaître les degrés successifs de cette chaleur intérieure dans les profondeurs du globe ! Nous avons fouillé les montagnes à quelques centaines de toises pour en tirer les métaux ; nous avons fait dans les plaines des puits de quelques centaines de pieds : ce sont là nos plus grandes excavations, ou plutôt nos fouilles les plus profondes ; elles effleurent à peine la première écorce du globe, et néanmoins la chaleur intérieure y est déjà plus sensible qu’à la surface : on doit donc présumer que si l’on pénétrait plus avant cette chaleur serait plus grande, et que les parties voisines du centre de la terre sont plus chaudes que celles qui en sont éloignées, comme l’on voit dans un boulet rougi au feu l’incandescence se conserver dans les parties voisines du centre longtemps après que la surface a perdu cet état d’incandescence et de rougeur. Ce feu, ou plutôt cette chaleur intérieure de la terre, est encore indiqué par les effets de l’électricité, qui convertit en éclairs lumineux cette chaleur obscure ; elle nous est démontrée par la température de l’eau de la mer, laquelle, aux mêmes profondeurs, est à peu près égale à celle de l’intérieur de la terre[3]. D’ailleurs il est aisé de prouver que la liquidité des eaux de la mer en général ne doit point être attribuée à la puissance des rayons solaires, puisqu’il est démontré par l’expérience que la lumière du soleil ne pénètre qu’à six cents pieds[4] à travers l’eau la plus limpide, et que par conséquent sa chaleur n’arrive peut-être pas au quart de cette épaisseur, c’est-à-dire à cent cinquante pieds[5] : ainsi toutes les eaux qui sont au-dessous de cette profondeur seraient glacées sans la chaleur intérieure de la terre, qui seule peut entretenir leur liquidité. Et de même, il est encore prouvé par l’expérience que la chaleur des rayons solaires ne pénètre pas à quinze ou vingt pieds dans la terre, puisque la glace se conserve à cette profondeur pendant les étés les plus chauds. Donc il est démontré qu’il y a au-dessous du bassin de la mer, comme dans les premières couches de la terre, une émanation continuelle de chaleur qui entretient la liquidité des eaux et produit la température de la terre. Donc il existe dans son intérieur une chaleur qui lui appartient en propre, et qui est tout à fait indépendante de celle que le soleil peut lui communiquer.

Nous pouvons encore confirmer ce fait général par un grand nombre de faits particuliers. Tout le monde a remarqué, dans le temps des frimas, que la neige se fond dans tous les endroits où les vapeurs de l’intérieur de la terre ont une libre issue, comme sur les puits, les aqueducs recouverts, les voûtes, les citernes, etc. ; tandis que sur tout le reste de l’espace, où la terre resserrée par la gelée intercepte ces vapeurs, la neige subsiste et se gèle au lieu de fondre. Cela seul suffirait pour démontrer que ces émanations de l’intérieur de la terre ont un degré de chaleur très réel et sensible. Mais il est inutile de vouloir accumuler ici de nouvelles preuves d’un fait constaté par l’expérience et par les observations ; il nous suffit qu’on ne puisse désormais le révoquer en doute, et qu’on reconnaisse cette chaleur intérieure de la terre comme un fait réel et général duquel, comme des autres faits généraux de la nature, on doit déduire les effets particuliers.

Il en est de même du quatrième fait : on ne peut pas douter, après les preuves démonstratives que nous en avons données dans plusieurs articles de notre Théorie de la terre[6], que les matières dont le globe est composé ne soient de la nature du verre : le fond des minéraux, des végétaux et des animaux n’est qu’une matière vitrescible : car tous leurs résidus, tous leurs détriments ultérieurs peuvent se réduire en verre. Les matières que les chimistes ont appelées réfractaires, et celles qu’ils regardent comme infusibles parce qu’elles résistent au feu de leurs fourneaux sans se réduire en verre, peuvent néanmoins s’y réduire par l’action d’un feu plus violent. Ainsi toutes les matières qui composent le globe de la terre, du moins toutes celles qui nous sont connues, ont le verre pour base de leur substance[7], et nous pouvons, en leur faisant subir la grande action du feu, les réduire toutes ultérieurement à leur premier état.

La liquéfaction primitive de la masse entière de la terre par le feu est donc prouvée dans toute la rigueur qu’exige la plus stricte logique : d’abord, à priori, par le premier fait de son élévation sur l’équateur, et de son abaissement sous les pôles ; 2o ab actu, par le second et le troisième fait de la chaleur intérieure de la terre encore subsistante ; 3o à posteriori, par le quatrième fait, qui nous démontre le produit de cette action du feu, c’est-à-dire le verre dans toutes les substances terrestres[NdÉ 8].

Mais quoique les matières qui composent le globe de la terre aient été primitivement de la nature du verre et qu’on puisse aussi les y réduire ultérieurement, on doit cependant les distinguer et les séparer, relativement aux différents états où elles se trouvent avant ce retour à leur première nature, c’est-à-dire avant leur réduction en verre par le moyen du feu. Cette considération est d’autant plus nécessaire ici, que seule elle peut nous indiquer en quoi diffère la formation de ces matières. On doit donc les diviser d’abord en matières vitrescibles[NdÉ 9] et en matières calcinables : les premières n’éprouvant aucune action de la part du feu, à moins qu’il ne soit porté à un degré de force capable de les convertir en verre ; les autres, au contraire, éprouvant à un degré bien inférieur une action qui les réduit en chaux. La quantité des substances calcaires, quoique fort considérable sur la terre, est néanmoins très petite en comparaison de la quantité des matières vitrescibles. Le cinquième fait que nous avons mis en avant prouve que leur formation est aussi d’un autre temps et d’un autre élément ; et l’on voit évidemment que toutes les matières qui n’ont pas été produites immédiatement par l’action du feu primitif ont été formées par l’intermède de l’eau, parce que toutes sont composées de coquilles et d’autres débris des productions de la mer. Nous mettons dans la classe des matières vitrescibles le roc vif, les quartz, les sables, les grès et granits, les ardoises, les schistes, les argiles, les métaux et minéraux métalliques : ces matières prises ensemble forment le vrai fond du globe, et en composent la principale et très grande partie ; toutes ont originairement été produites par le feu primitif. Le sable n’est que du verre en poudre ; les argiles, des sables pourris dans l’eau ; les ardoises et les schistes, des argiles desséchées et durcies ; le roc vif, les grès, le granit, ne sont que des masses vitreuses ou des sables vitrescibles, sous une forme concrète ; les cailloux, les cristaux, les métaux et la plupart des autres minéraux ne sont que les stillations, les exsudations ou les sublimations de ces premières matières, qui toutes nous décèlent leur origine primitive et leur nature commune par leur aptitude à se réduire immédiatement en verre.

Mais les sables et graviers calcaires, les craies, la pierre de taille, le moellon, les marbres, les albâtres, les spaths calcaires, opaques et transparents, toutes les matières, en un mot, qui se convertissent en chaux, ne présentent pas d’abord leur première nature : quoique originairement de verre comme toutes les autres, ces matières calcaires ont passé par des filières qui les ont dénaturées[NdÉ 10] ; elles ont été formées dans l’eau ; toutes sont entièrement composées de madrépores, de coquilles et de détriments des dépouilles de ces animaux aquatiques[NdÉ 11], qui seuls savent convertir le liquide en solide et transformer l’eau de la mer en pierre[8]. Les marbres communs et les autres pierres calcaires sont composés de coquilles entières et de morceaux de coquilles, de madrépores, d’astroïtes, etc., dont toutes les parties sont encore évidentes ou très reconnaissables : les graviers ne sont que les débris des marbres et des pierres calcaires, que l’action de l’air et des gelées détache des rochers, et l’on peut faire de la chaux avec ces graviers, comme l’on en fait avec le marbre ou la pierre : on peut en faire aussi avec les coquilles mêmes, et avec la craie et les tufs, lesquels ne sont encore que des débris ou plutôt des détriments de ces mêmes matières. Les albâtres, et les marbres qu’on doit leur comparer lorsqu’ils contiennent de l’albâtre, peuvent être regardés comme de grandes stalactites, qui se forment aux dépens des autres marbres et des pierres communes : les spaths calcaires se forment de même par l’exsudation ou la stillation dans les matières calcaires, comme le cristal de roche se forme dans les matières vitrescibles. Tout cela peut se prouver par l’inspection de ces matières et par l’examen attentif des monuments de la nature.


Premiers monuments. — On trouve à la surface et à l’intérieur de la terre des coquilles et autres productions de la mer ; et toutes les matières qu’on appelle calcaires sont composées de leurs détriments.


Seconds monuments. — En examinant ces coquilles et autres productions marines que l’on tire de la terre, en France, en Angleterre, en Allemagne et dans le reste de l’Europe, on reconnaît qu’une grande partie des espèces d’animaux auxquels ces dépouilles ont appartenu, ne se trouvent pas dans les mers adjacentes, et que ces espèces, ou ne subsistent plus, ou ne se trouvent que dans les mers méridionales. De même, on voit dans les ardoises et dans d’autres matières, à de grandes profondeurs, des impressions de poissons et de plantes, dont aucune espèce n’appartient à notre climat, et lesquelles n’existent plus, ou ne se trouvent subsistantes que dans les climats méridionaux.


Troisièmes monuments. — On trouve en Sibérie et dans les autres contrées septentrionales de l’Europe et de l’Asie, des squelettes, des défenses, des ossements d’éléphants, d’hippopotames et de rhinocéros, en assez grande quantité pour être assuré que les espèces de ces animaux, qui ne peuvent se propager aujourd’hui que dans les terres du Midi, existaient et se propageaient autrefois dans les terres du Nord, et l’on a observé que ces dépouilles d’éléphants et d’autres animaux terrestres se présentent à une assez petite profondeur, au lieu que les coquilles et les autres débris des productions de la mer se trouvent enfouies à de plus grandes profondeurs dans l’intérieur de la terre.


Quatrièmes monuments. — On trouve des défenses et des ossements d’éléphants, ainsi que des dents d’hippopotames, non seulement dans les terres du nord de notre continent, mais aussi dans celles du nord de l’Amérique, quoique les espèces de l’éléphant et de l’hippopotame n’existent point dans ce continent du nouveau monde.


Cinquièmes monuments. — On trouve dans le milieu des continents, dans les lieux les plus éloignés des mers, un nombre infini de coquilles, dont la plupart appartiennent aux animaux de ce genre actuellement existants dans les mers méridionales, et dont plusieurs autres n’ont aucun analogue vivant, en sorte que les espèces en paraissent perdues et détruites par des causes jusqu’à présent inconnues.


En comparant ces monuments avec les faits, on voit d’abord que le temps de la formation des matières vitrescibles est bien plus reculé que celui de la composition des substances calcaires[NdÉ 12] ; et il paraît qu’on peut déjà distinguer quatre et même cinq époques dans la plus grande profondeur des temps : la première, où la matière du globe étant en fusion par le feu, la terre a pris sa forme, et s’est élevée sur l’équateur et abaissée sous les pôles par son mouvement de rotation : la seconde, où cette matière du globe s’étant consolidée a formé les grandes masses de matières vitrescibles[NdÉ 13] : la troisième, où la mer couvrant la terre actuellement habitée, a nourri les animaux à coquilles dont les dépouilles ont formé les substances calcaires ; et la quatrième, où s’est faite la retraite de ces mêmes mers qui couvraient nos continents. Une cinquième époque, tout aussi clairement indiquée que les quatre premières, est celle du temps où les éléphants, les hippopotames et les autres animaux du Midi ont habité les terres du Nord. Cette époque est évidemment postérieure à la quatrième, puisque les dépouilles de ces animaux terrestres se trouvent presque à la surface de la terre, au lieu que celles des animaux marins sont pour la plupart et dans les mêmes lieux enfouies à de grandes profondeurs.

Quoi ! dira-t-on, les éléphants et les autres animaux du Midi ont autrefois habité les terres du Nord ? Ce fait, quelque singulier, quelque extraordinaire qu’il puisse paraître, n’en est pas moins certain. On a trouvé et on trouve encore tous les jours en Sibérie, en Russie, et dans les autres contrées septentrionales de l’Europe et de l’Asie, de l’ivoire en grande quantité ; ces défenses d’éléphant se tirent à quelques pieds sous terre, ou se découvrent par les eaux lorsqu’elles font tomber les terres du bord des fleuves. On trouve ces ossements et défenses d’éléphants en tant de lieux différents et en si grand nombre qu’on ne peut plus se borner à dire que ce sont les dépouilles de quelques éléphants amenés par les hommes dans ces climats froids : on est maintenant forcé, par les preuves réitérées, de convenir que ces animaux étaient autrefois habitants naturels des contrées du Nord, comme ils le sont aujourd’hui des contrées du Midi[NdÉ 14] ; et ce qui paraît encore rendre le fait plus merveilleux, c’est-à-dire plus difficile à expliquer, c’est qu’on trouve ces dépouilles des animaux du midi de notre continent, non seulement dans les provinces de notre nord, mais aussi dans les terres du Canada et des autres parties de l’Amérique septentrionale. Nous avons au Cabinet du Roi plusieurs défenses et un grand nombre d’ossements d’éléphant trouvés en Sibérie : nous avons d’autres défenses et d’autres os d’éléphant qui ont été trouvés en France, et enfin nous avons des défenses d’éléphant et des dents d’hippopotame trouvées en Amérique dans les terres voisines de la rivière d’Ohio. Il est donc nécessaire que ces animaux, qui ne peuvent subsister et ne subsistent en effet aujourd’hui que dans les pays chauds, aient autrefois existé dans les climats du Nord, et que, par conséquent, cette zone froide fût alors aussi chaude que l’est aujourd’hui notre zone torride[NdÉ 15] : car il n’est pas possible que la forme constitutive, ou si l’on veut l’habitude réelle du corps des animaux, qui est ce qu’il y a de plus fixe dans la nature, ait pu changer au point de donner le tempérament du renne à l’éléphant, ni de supposer que jamais ces animaux du Midi, qui ont besoin d’une grande chaleur pour subsister, eussent pu vivre et se multiplier dans les terres du Nord, si la température du climat eût été aussi froide qu’elle l’est aujourd’hui. M. Gmelin, qui a parcouru la Sibérie et qui a ramassé lui-même plusieurs ossements d’éléphant dans ces terres septentrionales, cherche à rendre raison du fait en supposant que de grandes inondations survenues dans les terres méridionales ont chassé les éléphants vers les contrées du Nord, où ils auront tous péri à la fois par la rigueur du climat. Mais cette cause supposée n’est pas proportionnelle à l’effet : on a peut-être déjà tiré du Nord plus d’ivoire que tous les éléphants des Indes actuellement vivants n’en pourraient fournir ; on en tirera bien davantage avec le temps, lorsque ces vastes déserts du Nord, qui sont à peine reconnus, seront peuplés, et que les terres en seront remuées et fouillées par les mains de l’homme. D’ailleurs il serait bien étrange que ces animaux eussent pris la route qui convenait le moins à leur nature, puisqu’en les supposant poussés par des inondations du Midi, il leur restait deux fuites naturelles vers l’Orient et l’Occident ; et pourquoi fuir jusqu’au soixantième degré du Nord lorsqu’ils pouvaient s’arrêter en chemin ou s’écarter à côté dans des terres plus heureuses ? Et comment concevoir que, par une inondation des mers méridionales, ils aient été chassés à mille lieues dans notre continent, et à plus de trois mille lieues dans l’autre ? Il est impossible qu’un débordement de la mer des grandes Indes aient envoyé des éléphants en Canada ni même en Sibérie, et il est également impossible qu’ils y soient arrivés en nombre aussi grand que l’indiquent leurs dépouilles.

Étant peu satisfait de cette explication, j’ai pensé qu’on pouvait en donner une autre plus plausible et qui s’accorde parfaitement avec ma théorie de la terre. Mais avant de la présenter, j’observerai, pour prévenir toutes difficultés : 1o que l’ivoire qu’on trouve en Sibérie et en Canada est certainement de l’ivoire d’éléphant, et non pas de l’ivoire de morse ou vache marine, comme quelques voyageurs l’ont prétendu ; on trouve aussi dans les terres septentrionales de l’ivoire fossile de morse, mais il est différent de celui de l’éléphant, et il est facile de les distinguer par la comparaison de leur texture intérieure. Les défenses, les dents mâchelières, les omoplates, les fémurs et les autres ossements trouvés dans les terres du Nord, sont certainement des os d’éléphant ; nous les avons comparés aux différentes parties respectives du squelette entier de l’éléphant, et l’on ne peut douter de leur identité d’espèce ; les grosses dents carrées trouvées dans ces mêmes terres du Nord, dont la face qui broie est en forme de trèfle, ont tous les caractères des dents molaires de l’hippopotame[NdÉ 16] ; et ces autres énormes dents dont la face qui broie est composée de grosses pointes mousses ont appartenu à une espèce détruite aujourd’hui sur la terre[NdÉ 17], comme les grandes volutes appelées cornes d’Ammon sont actuellement détruites dans la mer.

2o Les os et les défenses de ces anciens éléphants, sont au moins aussi grands et aussi gros que ceux des éléphants actuels[9], auxquels nous les avons comparés ; ce qui prouve que ces animaux n’habitaient pas les terres du Nord par force, mais qu’ils y existaient dans leur état de nature et de pleine liberté, puisqu’ils y avaient acquis leurs plus hautes dimensions et pris leur entier accroissement ; ainsi l’on ne peut pas supposer qu’ils y aient été transportés par les hommes ; le seul état de captivité, indépendamment de la rigueur du climat[10], les aurait réduits au quart ou au tiers de la grandeur que nous montrent leurs dépouilles.

3o La grande quantité que l’on en a déjà trouvée par hasard dans ces terres presque désertes, où personne ne cherche, suffit pour démontrer que ce n’est ni par un seul ou plusieurs accidents, ni dans un seul et même temps que quelques individus de cette espèce se sont trouvés dans ces contrées du Nord, mais qu’il est de nécessité absolue que l’espèce même y ait autrefois existé, subsisté et multiplié comme elle existe, subsiste et se multiplie aujourd’hui dans les contrées du Midi.

Cela posé, il me semble que la question se réduit à savoir, ou plutôt consiste à chercher s’il y a ou s’il y a eu une cause qui ait pu changer la température dans les différentes parties du globe au point que les terres du Nord, aujourd’hui très froides, aient autrefois éprouvé le degré de chaleur des terres du Midi.

Quelques physiciens pourraient penser que cet effet a été produit par le changement de l’obliquité de l’écliptique parce qu’à la première vue ce changement semble indiquer que l’inclinaison de l’axe du globe n’étant pas constante, la terre a pu tourner autrefois sur un axe assez éloigné de celui sur lequel elle tourne aujourd’hui pour que la Sibérie se fût alors trouvée sous l’équateur. Les astronomes ont observé que le changement de l’obliquité de l’écliptique est d’environ 45 secondes par siècle ; donc, en supposant cette augmentation successive et constante, il ne faut que soixante siècles pour produire une différence de 45 minutes, et trois mille six cents siècles pour donner celle de 45 degrés ; ce qui ramènerait le 60e degré de latitude au 15e, c’est-à-dire les terres de la Sibérie, où les éléphants ont autrefois existé, aux terres de l’Inde, où ils vivent aujourd’hui. Or, il ne s’agit, dira-t-on, que d’admettre dans le passé cette longue période de temps pour rendre raison du séjour des éléphants en Sibérie : il y a trois cent soixante mille ans que la terre tournait sur un axe éloigné de 45 degrés de celui sur lequel elle tourne aujourd’hui ; le 15e degré de latitude actuelle était alors le 60e, etc.

À cela je réponds que cette idée et le moyen d’explication qui en résulte ne peuvent pas se soutenir lorsqu’on vient à les examiner : le changement de l’obliquité de l’écliptique n’est pas une diminution ou une augmentation successive et constante ; ce n’est au contraire qu’une variation limitée, et qui se fait tantôt en un sens et tantôt en un autre, laquelle par conséquent n’a jamais pu produire en aucun sens ni pour aucun climat cette différence de 45 degrés d’inclinaison[NdÉ 18] : car la variation de l’obliquité de l’axe de la terre est causée par l’action des planètes qui déplacent l’écliptique sans affecter l’équateur. En prenant la plus puissante de ces attractions, qui est celle de Vénus, il faudrait douze cent soixante mille ans pour qu’elle pût faire changer de 180 degrés la situation de l’écliptique sur l’orbite de Vénus, et par conséquent produire un changement de 6 degrés 47 minutes dans l’obliquité réelle de l’axe de la terre, puisque 6 degrés 47 minutes sont le double de l’inclinaison de l’orbite de Vénus. De même l’action de Jupiter ne peut, dans un espace de neuf cent trente-six mille ans, changer l’obliquité de l’écliptique que de 2 degrés 38 minutes, et encore cet effet est-il en partie compensé par le précédent : en sorte qu’il n’est pas possible que ce changement de l’obliquité de l’axe de la terre aille jamais à 6 degrés ; à moins de supposer que toutes les orbites des planètes changeront elles-mêmes ; supposition que nous ne pouvons ni ne devons admettre, puisqu’il n’y a aucune cause qui puisse produire cet effet. Et comme on ne peut juger du passé que par l’inspection du présent et par la vue de l’avenir, il n’est pas possible, quelque loin qu’on veuille reculer les limites du temps, de supposer que la variation de l’écliptique ait jamais pu produire une différence de plus de 6 degrés dans les climats de la terre : ainsi cette cause est tout à fait insuffisante, et l’explication qu’on voudrait en tirer doit être rejetée.

Mais je puis donner cette explication si difficile, et la déduire d’une cause immédiate. Nous venons de voir que le globe terrestre, lorsqu’il a pris sa forme, était dans un état de fluidité ; et il est démontré que, l’eau n’ayant pu produire la dissolution des matières terrestres, cette fluidité était une liquéfaction causée par le feu. Or pour passer de ce premier état d’embrasement et de liquéfaction à celui d’une chaleur douce et tempérée, il a fallu du temps : le globe n’a pu se refroidir tout à coup au point où il est aujourd’hui. Ainsi dans les premiers temps après sa formation, la chaleur propre de la terre était infiniment plus grande que celle qu’elle reçoit du soleil, puisqu’elle est encore beaucoup plus grande aujourd’hui ; ensuite ce grand feu s’étant dissipé peu à peu, le climat du pôle a éprouvé, comme tous les autres climats, des degrés successifs de moindre chaleur et de refroidissement ; il y a donc eu un temps, et même une longue suite de temps pendant laquelle les terres du Nord, après avoir brûlé comme toutes les autres, ont joui de la même chaleur dont jouissent aujourd’hui les terres du Midi ; par conséquent les animaux qui ces terres septentrionales ont pu et dû être habitées par habitent actuellement les terres méridionales, et auxquels cette chaleur est nécessaire[NdÉ 19]. Dès lors le fait, loin d’être extraordinaire, se lie parfaitement avec les autres faits, et n’en est qu’une simple conséquence. Au lieu de s’opposer à la théorie de la terre que nous avons établie, ce même fait en devient au contraire une preuve accessoire qui ne peut que la confirmer dans le point le plus obscur, c’est-à-dire lorsqu’on commence à tomber dans cette profondeur du temps où la lumière du génie semble s’éteindre, et où, faute d’observations, elle paraît ne pouvoir nous guider pour aller plus loin.

Une sixième époque, postérieure aux cinq autres, est celle de la séparation des deux continents. Il est sûr qu’ils n’étaient pas séparés dans le temps du nord de l’Amérique, que les éléphants vivaient également dans les terres de l’Europe et de l’Asie : je dis également, car on trouve de même leurs ossements en Sibérie, en Russie et au Canada. La séparation des continents ne s’est donc faite que dans des temps postérieurs à ceux du séjour de ces animaux dans les terres septentrionales ; mais comme l’on trouve aussi des défenses d’éléphant en Pologne, en Allemagne, en France, en Italie[11], on doit en conclure qu’à mesure que les terres septentrionales se refroidissaient, ces animaux se retiraient vers les contrées des zones tempérées où la chaleur du soleil et la plus grande épaisseur du globe compensaient la perte de la chaleur intérieure de la terre ; et qu’enfin ces zones s’étant aussi trop refroidies avec le temps, ils ont successivement gagné les climats de la zone torride, qui sont ceux où la chaleur intérieure s’est conservée le plus longtemps par la plus grande épaisseur du sphéroïde de la terre, et les seules où cette chaleur, réunie avec celle du soleil, soit encore assez forte aujourd’hui pour maintenir leur nature et soutenir leur propagation.

De même on trouve en France, et dans toutes les autres parties de l’Europe, des coquilles, des squelettes et des vertèbres d’animaux marins qui ne peuvent subsister que dans les mers les plus méridionales. Il est donc arrivé pour les climats de la mer le même changement de température que pour ceux de la terre ; et ce second fait, s’expliquant, comme le premier, par la même cause, paraît confirmer le tout au point de la démonstration.

Lorsque l’on compare ces anciens monuments du premier âge de la nature vivante avec ses productions actuelles, on voit évidemment que la forme constitutive de chaque animal s’est conservée la même et sans altération dans ses principales parties : le type de chaque espèce n’a point changé ; le moule intérieur a conservé sa forme et n’a point varié. Quelque longue qu’on voulût imaginer la succession des temps, quelque nombre de générations qu’on admette ou qu’on suppose, les individus de chaque genre représentent aujourd’hui les formes de ceux des premiers siècles, surtout dans les espèces majeures, dont l’empreinte est plus ferme et la nature plus fixe : car les espèces inférieures ont, comme nous l’avons dit, éprouvé d’une manière sensible tous les effets des différentes causes de dégénération. Seulement il est à remarquer au sujet de ces espèces majeures, telles que l’éléphant et l’hippopotame, qu’en comparant leurs dépouilles antiques avec celles de notre temps, on voit qu’en général ces animaux étaient alors plus grands qu’ils ne le sont aujourd’hui : la nature était dans sa première vigueur ; la chaleur intérieure de la terre donnait à ses productions toute la force et toute l’étendue dont elles étaient susceptibles. Il y a eu dans ce premier âge des géants en tout genre : les nains et les pygmées sont arrivés depuis, c’est-à-dire après le refroidissement ; et si (comme d’autres monuments semblent le démontrer) il y a eu des espèces perdues, c’est-à-dire des animaux qui aient autrefois existé et qui n’existent plus, ce ne peuvent être que ceux dont la nature exigeait une chaleur plus grande que la chaleur actuelle de la zone torride. Ces énormes dents molaires, presque carrées et à grosses pointes mousses, ces grandes volutes pétrifiées, dont quelques-unes ont plusieurs pieds de diamètre[12] ; plusieurs autres poissons et coquillages fossiles dont on ne retrouve nulle part les analogues vivants, n’ont existé que dans ces premiers temps où la terre et la mer, encore chaudes, devaient nourrir des animaux auxquels ce degré de chaleur était nécessaire ; et qui ne subsistent plus aujourd’hui, parce que probablement ils ont péri par le refroidissement.

Voilà donc l’ordre des temps indiqué par les faits et par les monuments ; voilà six époques dans la succession des premiers âges de la nature ; six espaces de durée dont les limites, quoique indéterminées, n’en sont pas moins réelles : car ces époques ne sont pas, comme celles de l’histoire civile, marquées par des points fixes, ou limitées par des siècles et d’autres portions du temps que nous puissions compter et mesurer exactement ; néanmoins nous pouvons les comparer entre elles, en évaluer la durée relative, et rappeler à chacune de ces périodes de durée d’autres monuments et d’autres faits qui nous indiqueront des dates contemporaines, et peut-être aussi quelques époques intermédiaires et subséquentes.

Mais avant d’aller plus loin, hâtons-nous de prévenir une objection grave qui pourrait même dégénérer en imputation. Comment accordez-vous, dira-t-on, cette haute ancienneté que vous donnez à la matière, avec les traditions sacrées, qui ne donnent au monde que six ou huit mille ans ? Quelque fortes que soient vos preuves, quelque fondés que soient vos raisonnements, quelque évidents que soient vos faits, ceux qui sont rapportés dans le livre sacré ne sont-ils pas encore plus certains ? Les contredire, n’est-ce pas manquer à Dieu, qui a eu la bonté de nous les révéler ?

Je suis affligé toutes les fois qu’on abuse de ce grand, de ce saint nom de Dieu ; je suis blessé toutes les fois que l’homme le profane, et qu’il prostitue l’idée du premier Être, en la substituant à celle du fantôme de ses opinions. Plus j’ai pénétré dans le sein de la nature, plus j’ai admiré et profondément respecté son auteur ; mais un respect aveugle serait superstition : la vraie religion suppose au contraire un respect éclairé. Voyons donc ; tâchons d’entendre sainement les premiers faits que l’interprète divin nous a transmis au sujet de la création ; recueillons avec soin ces rayons échappés de la lumière céleste : loin d’offusquer la vérité, ils ne peuvent qu’y ajouter un nouveau degré d’éclat et de splendeur.


« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. »

Cela ne veut pas dire qu’au commencement Dieu créa le ciel et la terre tels qu’ils sont, puisqu’il est dit immédiatement après, que la terre était informe, et que le soleil, la lune et les étoiles ne furent placés dans le ciel qu’au quatrième jour de la création. On rendrait donc le texte contradictoire à lui-même, si l’on voulait soutenir qu’au commencement Dieu créa le ciel et la terre tels qu’ils sont. Ce fut dans un temps subséquent qu’il les rendit en effet tels qu’ils sont, en donnant la forme à la matière, et en plaçant le soleil, la lune et les étoiles dans le ciel. Ainsi pour entendre sainement ces premières paroles, il faut nécessairement suppléer un mot qui concilie le tout, et lire : Au commencement Dieu créa la matière du ciel et de la terre.

Et ce commencement, ce premier temps le plus ancien de tous, pendant lequel la matière du ciel et de la terre existait sans forme déterminée, paraît avoir eu une longue durée, car écoutons attentivement la parole de l’interprète divin.


« La terre était informe et toute nue, les ténèbres couvraient la face de l’abîme, et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. »

La terre était, les ténèbres couvraient, l’esprit de Dieu était. Ces expressions, par l’imparfait du verbe, n’indiquent-elles pas que c’est pendant un long espace de temps que la terre a été informe et que les ténèbres ont couvert la face de l’abîme ? Si cet état informe, si cette face ténébreuse de l’abîme n’eussent existé qu’un jour, si même cet état n’eût pas duré longtemps, l’écrivain sacré, ou se serait autrement exprimé, ou n’aurait fait aucune mention de ce moment de ténèbres ; il eût passé de la création de la matière en général à la production de ses formes particulières, et n’aurait pas fait un repos appuyé, une pause marquée entre le premier et le second instant des ouvrages de Dieu. Je vois donc clairement que non seulement on peut, mais que même l’on doit, pour se conformer au sens du texte de l’Écriture sainte, regarder la création de la matière en général comme plus ancienne que les productions particulières et successives de ses différentes formes ; et cela se confirme encore par la transition qui suit.


« Or Dieu dit. »

Ce mot or suppose des choses faites et des choses à faire ; c’est le projet d’un nouveau dessein, c’est l’indication d’un décret pour changer l’état ancien ou actuel des choses en un nouvel état.


« Que la lumière soit faite, et la lumière fut faite. »

Voilà la première parole de Dieu ; elle est si sublime et si prompte qu’elle nous indique assez que la production de la lumière se fit en un instant ; cependant la lumière ne parut pas d’abord ni tout à coup comme un éclair universel, elle demeura pendant du temps confondue avec les ténèbres, et Dieu prit lui-même du temps pour la considérer ; car, est-il dit :


« Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière d’avec les ténèbres. »

L’acte de la séparation de la lumière d’avec les ténèbres est donc évidemment distinct et physiquement éloigné par un espace de temps de l’acte de sa production ; et ce temps, pendant lequel il plut à Dieu de la considérer pour voir qu’elle était bonne, c’est-à-dire utile à ses desseins ; ce temps, dis-je, appartient encore et doit s’ajouter à celui du chaos qui ne commença à se débrouiller que quand la lumière fut séparée des ténèbres.

Voilà donc deux temps, voilà deux espaces de durée que le texte sacré nous force à reconnaître : le premier, entre la création de la matière en général et la production de la lumière ; le second, entre cette production de la lumière et sa séparation d’avec les ténèbres. Ainsi, loin de manquer à Dieu en donnant à la matière plus d’ancienneté qu’au monde tel qu’il est, c’est au contraire le respecter autant qu’il est en nous, en conformant notre intelligence à sa parole. En effet, la lumière qui éclaire nos âmes ne vient-elle pas de Dieu ? les vérités qu’elle nous présente peuvent-elles être contradictoires avec celles qu’il nous a révélées ? Il faut se souvenir que son inspiration divine a passé par les organes de l’homme ; que sa parole nous a été transmise dans une langue pauvre, dénuée d’expressions précises pour les idées abstraites, en sorte que l’interprète de cette parole divine a été obligé d’employer souvent des mots dont les acceptions ne sont déterminées que par les circonstances ; par exemple, le mot créer et le mot former ou faire sont employés indistinctement pour signifier la même chose ou des choses semblables, tandis que dans nos langues ces deux mots ont chacun un sens très différent et très déterminé : créer est tirer une substance du néant ; former ou faire, c’est la tirer de quelque chose sous une forme nouvelle ; et il paraît que le mot créer[13] appartient de préférence, et peut-être uniquement, au premier verset de la Genèse, dont la traduction précise en notre langue doit être : Au commencement Dieu tira du néant la matière du ciel et de la terre ; et ce qui prouve que ce mot créer ou tirer du néant ne doit s’appliquer qu’à ces premières paroles, c’est que toute la matière du ciel et de la terre ayant été créée ou tirée du néant dès le commencement, il n’est plus possible, et par conséquent plus permis de supposer de nouvelles créations de matière, puisque alors toute matière n’aurait pas été créée dès le commencement. Par conséquent l’ouvrage des six jours ne peut s’entendre que comme une formation, une production de formes tirées de la matière créée précédemment, et non pas comme d’autres créations de matières nouvelles tirées immédiatement du néant ; et en effet, lorsqu’il est question de la lumière, qui est la première de ces formations ou productions tirées du sein de la matière, il est dit seulement que la lumière soit faite, et non pas, que la lumière soit créée. Tout concourt donc à prouver que la matière ayant été créée in principio, ce ne fut que dans des temps subséquents qu’il plut au souverain Être de lui donner la forme, et qu’au lieu de tout créer et de tout former dans le même instant, comme il l’aurait pu faire s’il eût voulu déployer toute l’étendue de sa toute-puissance, il n’a voulu, au contraire, qu’agir avec le temps, produire successivement et mettre même des repos, des intervalles considérables entre chacun de ses ouvrages. Que pouvons-nous entendre par les six jours que l’écrivain sacré nous désigne si précisément en les comptant les uns après les autres, sinon six espaces de temps, six intervalles de durée ? Et ces espaces de temps indiqués par le nom de jours, faute d’autres expressions, ne peuvent avoir aucun rapport avec nos jours actuels, puisqu’il s’est passé successivement trois de ces jours avant que le soleil ait été placé dans le ciel. Il n’est donc pas possible que ces jours fussent semblables aux nôtres ; et l’interprète de Dieu semble l’indiquer assez en les comptant toujours du soir au matin, au lieu que les jours solaires doivent se compter du matin au soir. Ces six jours n’étaient donc pas des jours solaires semblables aux nôtres, ni même des jours de lumière, puisqu’ils commençaient par le soir et finissaient au matin. Ces jours n’étaient pas même égaux, car ils n’auraient pas été proportionnés à l’ouvrage. Ce ne sont donc que six espaces de temps : l’historien sacré ne détermine pas la durée de chacun, mais le sens de la narration semble la rendre assez longue pour que nous puissions l’étendre autant que l’exigent les vérités physiques que nous avons à démontrer. Pourquoi donc se récrier si fort sur cet emprunt du temps, que nous ne faisons qu’autant que nous y sommes forcés par la connaissance démonstrative des phénomènes de la nature ? Pourquoi vouloir nous refuser ce temps, puisque Dieu nous le donne par sa propre parole, et qu’elle serait contradictoire ou inintelligible si nous n’admettions pas l’existence de ces premiers temps antérieurs à la formation du monde tel qu’il est ?

À la bonne heure que l’on dise, que l’on soutienne, même rigoureusement, que depuis le dernier terme, depuis la fin des ouvrages de Dieu, c’est-à-dire depuis la création de l’homme, il ne s’est écoulé que six ou huit mille ans, parce que les différentes généalogies du genre humain depuis Adam n’en indiquent pas davantage ; nous devons cette foi, cette marque de soumission et de respect à la plus ancienne, à la plus sacrée de toutes les traditions ; nous lui devons même plus, c’est de ne jamais nous permettre de nous écarter de la lettre de cette sainte tradition que quand la lettre tue, c’est-à-dire quand elle paraît directement opposée à la saine raison et à la vérité des faits de la nature : car toute raison, toute vérité venant également de Dieu, il n’y a de différence entre les vérités qu’il nous a révélées et celles qu’il nous a permis de découvrir par nos observations et nos recherches ; il n’y a, dis-je, d’autre différence que celle d’une première faveur faite gratuitement à une seconde grâce qu’il a voulu différer et nous faire mériter par nos travaux ; et c’est par cette raison que son interprète n’a parlé aux premiers hommes, encore très ignorants, que dans le sens vulgaire, et qu’il ne s’est pas élevé au-dessus de leurs connaissances qui, bien loin d’atteindre au vrai système du monde, ne s’étendaient pas même au delà des notions communes, fondées sur le simple rapport des sens ; parce qu’en effet c’était au peuple qu’il fallait parler, et que la parole eût été vaine et inintelligible si elle eût été telle qu’on pourrait la prononcer aujourd’hui, puisque aujourd’hui même il n’y a qu’un petit nombre d’hommes auxquels les vérités astronomiques et physiques soient assez connues pour n’en pouvoir douter, et qui puissent en entendre le langage.

Voyons donc ce qu’était la physique dans les premiers âges du monde, et ce qu’elle serait encore si l’homme n’eût jamais étudié la nature. On voit le ciel comme une voûte d’azur, dans lequel le soleil et la lune paraissent être les astres les plus considérables, dont le premier produit toujours la lumière du jour, et le second fait souvent celle de la nuit ; on les voit paraître ou se lever d’un côté, et disparaître ou se coucher de l’autre, après avoir fourni leur course et donné leur lumière pendant un certain espace de temps. On voit que la mer est de la même couleur que la voûte azurée, et qu’elle paraît toucher au ciel lorsqu’on la regarde au loin. Toutes les idées du peuple sur le système du monde ne portent que sur ces trois ou quatre notions ; et, quelque fausses qu’elles soient, il fallait s’y conformer pour se faire entendre.

En conséquence de ce que la mer paraît dans le lointain se réunir au ciel, il était naturel d’imaginer qu’il existe en effet des eaux supérieures et des eaux inférieures, dont les unes remplissent le ciel et les autres la mer, et que pour soutenir les eaux supérieures il fallait un firmament, c’est-à-dire un appui, une voûte solide et transparente au travers de laquelle on aperçût l’azur des eaux supérieures ; aussi est-il dit : « Que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux ; et Dieu fit le firmament, et sépara les eaux qui étaient sous le firmament de celles qui étaient au-dessus du firmament, et Dieu donna au firmament le nom de ciel… et à toutes les eaux rassemblées sous le firmament le nom de mer. »

C’est à ces mêmes idées que se rapportent les cataractes du ciel, c’est-à-dire les portes ou les fenêtres de ce firmament solide qui s’ouvrirent lorsqu’il fallut laisser tomber les eaux supérieures pour noyer la terre. C’est encore d’après ces mêmes idées qu’il est dit que les poissons et les oiseaux ont eu une origine commune. Les poissons auront été produits par les eaux inférieures, et les oiseaux par les eaux supérieures, parce qu’ils s’approchent par leur vol de la voûte azurée, que le vulgaire n’imagine pas être beaucoup plus élevée que les nuages. De même le peuple a toujours cru que les étoiles sont attachées comme des clous à cette voûte solide, qu’elles sont plus petites que la lune, et infiniment plus petites que le soleil ; il ne distingue pas même les planètes des étoiles fixes ; et c’est par cette raison qu’il n’est fait aucune mention des planètes dans tout le récit de la création ; c’est par la même raison que la lune y est regardée comme le second astre, quoique ce ne soit en effet que le plus petit de tous les corps célestes, etc., etc., etc.

Tout dans le récit de Moïse est mis à la portée de l’intelligence du peuple ; tout y est représenté relativement à l’homme vulgaire, auquel il ne s’agissait pas de démontrer le vrai système du monde, mais qu’il suffisait d’instruire de ce qu’il devait au Créateur, en lui montrant les effets de sa toute-puissance comme autant de bienfaits : les vérités de la nature ne devaient paraître qu’avec le temps, et le souverain Être se les réservait comme le plus sûr moyen de rappeler l’homme à lui, lorsque sa foi, déclinant dans la suite des siècles, serait devenue chancelante ; lorsque éloigné de son origine, il pourrait l’oublier ; lorsque enfin trop accoutumé au spectacle de la nature, il n’en serait plus touché et viendrait à en méconnaître l’auteur. Il était donc nécessaire de raffermir de temps en temps, et même d’agrandir l’idée de Dieu dans l’esprit et dans le cœur de l’homme. Or, chaque découverte produit ce grand effet ; chaque nouveau pas que nous faisons dans la nature nous rapproche du Créateur. Une vérité nouvelle est une espèce de miracle, l’effet en est le même, et elle ne diffère du vrai miracle qu’en ce que celui-ci est un coup d’éclat que Dieu frappe immédiatement et rarement, au lieu qu’il se sert de l’homme pour découvrir et manifester les merveilles dont il a rempli le sein de la nature ; et que comme ces merveilles s’opèrent à tout instant, qu’elles sont exposées de tout temps et pour tous les temps à sa contemplation, Dieu le rappelle incessamment à lui, non seulement par le spectacle actuel, mais encore par le développement successif de ses œuvres.

Au reste, je ne me suis permis cette interprétation des premiers versets de la Genèse que dans la vue d’opérer un grand bien : ce serait de concilier à jamais la science de la nature avec celle de la théologie. Elles ne peuvent, selon moi, être en contradiction qu’en apparence ; et mon explication semble le démontrer. Mais si cette explication, quoique simple et très claire, paraît insuffisante et même hors de propos à quelques esprits trop strictement attachés à la lettre, je les prie de me juger par l’intention, et de considérer que mon système sur les époques de la nature étant purement hypothétique, il ne peut nuire aux vérités révélées, qui sont autant d’axiomes immuables, indépendants de toute hypothèse, et auxquels j’ai soumis et je soumets mes pensées.



Notes de Buffon.
  1. Voyez, dans ce volume, l’article qui a pour titre : Des éléments, p. 1, et particulièrement les deux Mémoires sur la température des planètes, p. 348.
  2. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  3. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  4. Voyez ibidem.
  5. Voyez ibidem.
  6. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  7. Voyez ibidem.
  8. On peut se former une idée nette de cette conversion. L’eau de la mer tient en dissolution des particules de terre qui, combinées avec la matière animale, concourent à former les coquilles par le mécanisme de la digestion de ces animaux testacés ; comme la soie est le produit du parenchyme des feuilles, combiné avec la matière animale du ver à soie.
  9. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  10. Voyez ibidem.
  11. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  12. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  13. Le mot בּרא, bara, que l’on traduit ici par créer, se traduit, dans tous les autres passages de l’Écriture, par former ou faire.
Notes de l’éditeur.
  1. Buffon nous donne, dans cette page, une idée exacte de ce qu’il entend par ce mot, qu’on trouve à chaque instant dans son œuvre, « la nature ». Ce n’est pas une entité métaphysique, un être idéal, comme on pourrait le supposer d’après cette sorte de personnalité qu’il lui attribue souvent, c’est la matière elle-même avec ses formes variables à l’infini et se succédant sans interruption dans tous les temps et dans tous les lieux. « Son histoire est celle de toutes les substances, de tous les lieux, de tous les âges. »

    Il importe aussi de remarquer que les « époques » de Buffon n’ont rien de commun avec les « révolutions » de Cuvier. Pour Buffon, il n’y a jamais eu d’interruption, de cassure dans l’histoire de la matière. Celle-ci ne fait que se transformer « dans chacune de ses parties » et passer par « différents états ». Ce sont « ces changements divers, dit Buffon, que nous appelons ses époques ».

    Il y a là, en germe, toute la doctrine du transformisme.

  2. Buffon commet, en émettant cette proposition, une erreur grave. Il est bien démontré qu’à l’heure actuelle et même depuis que les êtres vivants existent sur la terre, « la chaleur envoyée par le soleil » est indispensable au maintien de la vie. Quant à la chaleur propre du globe, elle n’a qu’une influence peu considérable, si même elle en a une, sur le développement et l’entretien de la vie. La chaleur propre du globe n’en est pas moins démontrée.
  3. L’expression de « nature du verre », dont se sert à chaque instant Buffon, ne signifie pas autre chose que « matières fusibles ».
  4. Voyez pour les causes déterminantes de la forme de la terre mon Introduction.
  5. J’ai rappelé, dans mon Introduction, l’opinion relative à l’influence de la « dissolution » sur les changements de forme de la terre.
  6. Voyez mon Introduction pour les faits relatifs à la chaleur centrale du globe terrestre.
  7. D’après les recherches de M. Cordier (Mém. de l’Inst., VII), l’accroissement de la température de la périphérie au centre, que tous les observateurs ont constaté, ne serait pas le même sur tous les points du globe ; il peut être deux ou trois fois plus considérable dans un pays que dans un autre, et ces différences ne sont en rapport constant ni avec les latitudes, ni avec les longitudes.
  8. Voyez mon Introduction pour la discussion de cette idée.
  9. C’est-à-dire, comme l’indique plus bas Buffon, qui sont directement fondues par le feu. Il importe que le lecteur ne perde pas de vue, dans la lecture de toute l’œuvre de Buffon, la signification exacte des mots qui reviennent si souvent sur la plume du grand naturaliste, « verre » et « matières vitrescibles », mots qui répondent à « matières fondues » et « matières fusibles » ; ainsi interprétés, ces mots expriment une idée exacte.
  10. Toutes ces matières sont formées de sels hydratés. La première action que le feu exerce sur elles consiste à les priver de leur eau ; puis il les décompose, et il se forme un oxyde du métal. Quand, par exemple, on expose le carbonate de chaux hydraté de nos carrières à la chaleur des fours, on lui enlève son eau, puis on le décompose en acide carbonique et en oxyde de calcium ou chaux vive.
  11. Linné paraît être le père de l’idée exprimée ici par Buffon, d’après laquelle tous les minéraux de nature calcaire auraient été fabriqués par les animaux. Linné a résumé cette manière de voir en une phrase célèbre, longtemps considérée comme l’expression d’une conception purement imaginaire, mais aujourd’hui confirmée par un grand nombre de faits : « Petrefacta non à calce, sed calx à petrefactis. Sic lapides ab animalibus, nec vice versâ. Sic rupes saxei non primævi, sed temporis filiæ. »

    Les animaux à test calcaire prennent dans l’eau ou dans les aliments dont ils se nourrissent du bicarbonate de chaux très soluble qu’ils transforment en carbonate insoluble, avec lequel sont constituées leurs coquilles. Ces coquilles s’accumulent en énorme quantité après la mort des animaux, et, agglutinées par du carbonate de chaux, forment des roches compactes de calcaire. La plupart de nos pierres à bâtir, de nos marbres, présentent encore des traces palpables de ces coquilles, ou même des coquilles entières. Mais ce ne sont pas seulement les roches dans lesquelles ces coquilles sont visibles dont la formation peut être attribuée aux animaux. Ces derniers ont encore joué un rôle prépondérant, sinon exclusif, dans la production de roches dans lesquelles il est impossible, à l’heure actuelle, de les découvrir. Parmi les animaux les plus importants à cet égard, il faut citer les Foraminifères qui, malgré leur taille microscopique, sont, sans aucun doute, ceux qui ont joué le plus grand rôle dans la formation des roches calcaires.

    Quant aux roches siliceuses, elles pourraient bien aussi avoir pour producteurs des organismes animaux ou végétaux. Les Diatomées, petites algues à test siliceux, très abondantes dans nos eaux douces et dans certaines mers, ainsi que les Radiolaires, animaux inférieurs, à carapaces siliceuses, ont une importance parallèle à celle des Foraminifères. Ils prennent dans l’eau des sels de silice soluble et les transforment en silice insoluble qui forme leurs tests.

    Huxley a résumé d’une manière remarquable le rôle de ces organismes dans la formation des roches. « Si nous supposons, dit-il (Anat. of the invert. animals, p. 85), que le globe soit couvert uniformément d’un océan de 1 000 brasses de profondeur, le sol formant le fond de cet océan se trouverait en dehors de l’action des pluies, des vents et des autres agents de dégradation, et il ne s’y formerait pas de dépôts sédimentaires. Mais si l’on introduisait, dans cet océan, des Foraminifères et des Diatomées obéissant aux mêmes lois de distribution qu’à l’époque actuelle, il ne tarderait pas à se produire une pluie fine de leurs parties dures, siliceuses ou calcaires ; et un cap circumpolaire, de sédiment siliceux finirait par apparaître au nord et au sud, tandis que la zone intermédiaire serait couverte d’un sable calcaire à Globigérines (genre de Foraminifères) ne contenant qu’une proportion relativement faible de silice. L’épaisseur des couches calcaires ou siliceuses ainsi formées ne serait limitée que par le temps et par la profondeur de l’océan. Ces couches, une fois accumulées, deviendraient susceptibles de subir toutes les influences de l’eau et de la chaleur terrestre qui, nous le savons, suffisent pour convertir les matières siliceuses en opale ou en quartzite, et les matières calcaires en formes diverses de pierre et de marbre. Ces agents métamorphiques pourraient ainsi faire disparaître plus ou moins complètement les traces de la structure primitive des dépôts.

    » D’autres changements peuvent encore se produire. À l’époque actuelle, dans le golfe du Mexique, au delà du banc d’Agulhas et dans d’autres points, à de faibles profondeurs (100 à 300 brasses), les tests des Foraminifères subissent une métamorphose d’un autre ordre. Leurs chambres se remplissent d’un silicate vert d’alumine et de fer, qui pénètre jusque dans les tubes les plus fins, et prend une empreinte presque indestructible de leurs cavités. La matière calcaire qui forme le test des Foraminifères est alors dissoute lentement, tandis que l’empreinte subsiste, constituant un sable noir, fin, qui, lorsqu’on l’écrase, donne une poussière verdâtre connue sous le nom de « sable vert ». Les recherches faites à bord du Challenger ont, en outre, montré que de grandes surfaces des océans Atlantique et Pacifique, au-dessus desquelles la mer offre une profondeur excédant 2 400 brasses, — surfaces ayant parfois plusieurs milliers de mille carrés d’étendue, — offrent un fond couvert, non par une ooze à Globigérines, mais par une argile rouge, formée de silicate de fer et d’alumine. On ne trouve dans cette argile aucune trace de Globigérines ou d’autres organismes calcaires ; mais, dans les points où l’eau est moins profonde, les Globigérines se montrent à l’état de fragments qui deviennent de plus en plus complets à mesure que la profondeur diminue et se rapproche de 2 400 pieds, ou devient encore moindre. Cependant, les Globigérines et d’autres Foraminifères abondent au-dessus de ces surfaces comme ailleurs, et leurs tests doivent tomber au fond, mais on ne sait pas encore, d’une manière satisfaisante, comment ils disparaissent, ni quelle relation existe entre eux et l’argile rouge. On a émis l’opinion que les coquilles sont dissoutes et que l’argile rouge représente simplement le résidu insoluble qui persiste après que la partie calcaire du squelette a disparu. Dans ce cas, l’argile rouge, de même que l’ooze à Globigérines, la vase siliceuse et le sable vert seraient des produits indirects de l’action de la vie.

    » Les agents métamorphiques, agissant ensuite sur l’argile, peuvent la transformer en schiste, et tous les minéraux fondamentaux qui entrent dans la composition des roches peuvent ainsi avoir été produits par des organismes vivants, quoiqu’on ne puisse, dans leur état ultime, y découvrir aucune trace de ces derniers. »

  12. On croyait autrefois que les « matières vitrescibles » dont parle Buffon, c’est-à-dire les granits et autres roches siliceuses, avaient toutes été formées avant les roches contenant des fossiles ; on admet aujourd’hui qu’une partie au moins des roches granitiques est de formation plus récente. On est même allé plus loin : on a pu supposer et presque démontrer que la plupart de ces roches sont postérieures à l’apparition des êtres vivants sur le globe. « Il est aujourd’hui bien prouvé, écrit Ch. Lyell, que les granits des différentes régions ne sont pas tous de la même date, et qu’il est à peu près impossible de démontrer qu’une quelconque de ces roches soit aussi ancienne que les débris organiques du fossile le plus ancien connu. On admet aussi maintenant que le gneiss et les autres strates cristallines sont des dépôts sédimentaires qui ont subi l’action métamorphique, et que presque toutes ces formations, comme on peut le démontrer, sont postérieures à l’Eoozon canadense, fossile récemment découvert. »

    [Note de Wikisource : Les granits sont des roches issues de la solidification à faible profondeur du magma, et les gneiss du métamorphisme du granit : ce ne sont donc pas des produits de dépôts sédimentaires, contrairement à certaines formations cristallines. L’Eoozon canadense est une formation minérale qui fut prise, à la fin du xixe siècle, pour un fossile d’organisme rudimentaire qui aurait eu plus d’un milliard d’années. On connaît aujourd’hui quelques gneiss et granites bien plus vieux qu’un milliard d’années (gneiss d’Acasta : 3,5-4 milliards d’années) ; ils sont à peu près contemporains de l’apparition de la vie. La difficulté de trouver des roches aussi vieilles empêche de dater plus précisément les origines de la vie.]

    J’ai indiqué dans une note précédente (p. 10) que beaucoup de schistes argileux peuvent avoir une origine animale. Il est probable qu’un certain nombre de roches siliceuses plus pures encore ont une origine analogue, si l’on en juge par l’innombrable quantité de Radiolaires et de Diatomées qui peuplent les eaux douces et salées, sans parler d’un assez grand nombre de végétaux ou d’animaux plus élevés en organisation, qui accumulent dans leur organisme des quantités souvent très considérables de silice.

  13. Les indications contenues dans la note précédente montrent que toutes les grandes masses de « matières vitrescibles », que nous observons à la surface de la terre, ne proviennent pas du refroidissement et de la consolidation du globe, comme le croyait Buffon. Une grande partie vient des animaux ; une partie plus considérable, peut-être, résulte de débris de la surface primitive du globe, détachés, entraînés puis déposés et accumulés par les eaux, si bien qu’il est permis de se demander s’il existe, à la surface de notre globe, la moindre roche datant de la période du refroidissement et de la consolidation de cette surface. (Voyez sur ce sujet mon Introduction.)
  14. Buffon ne distingue pas suffisamment l’éléphant dont on trouve dans le Nord les restes fossiles d’avec ceux qui vivent à notre époque. Ces derniers sont considérés comme formant deux espèces distinctes : l’éléphant d’Afrique et l’éléphant des Indes. Quant aux éléphants des époques anciennes, ils forment probablement aussi plusieurs espèces distinctes, parmi lesquelles je me borne à signaler l’Elephas primigenius et l’Elephas americanus [aujourd’hui, mammouth laineux Mammuthus primigenius et mastodonte d’Amérique Mammut americanum (N.d.W.)].
  15. Un grand nombre d’observations paléontologiques et géologiques prouvent que pendant les périodes reculées de l’histoire de notre globe, les régions polaires jouissaient d’une température beaucoup plus élevée que de nos jours. En admettant même que le mammouth fût, comme l’ont affirmé certains paléontologistes, organisé pour vivre dans un climat froid, on a découvert en Sibérie de nombreux végétaux, mollusques, etc., qui ne peuvent vivre que dans des climats chauds. (Voyez mon Introduction.)
  16. Ce sont des dents de mastodonte et non d’hippopotame.
  17. Le mastodonte.
  18. Cette manière de voir est aujourd’hui admise par tous les astronomes. Tous admettent, d’après les démonstrations de Lagrange, de Laplace, etc., que les variations de l’obliquité de l’écliptique sont comprises dans des limites très étroites et que, par suite, elles ont toujours été et sont incapables de produire un changement sensible dans la situation des pôles par rapport au soleil. [Note de Wikisource : Si restreintes soient ces variations, leur cumul avec les variations d’autres paramètres cosmiques (paramètres dits « de Milanković » : obliquité, précession et excentricité) a eu une influence certaine aux hautes latitudes sur les cycles glaciaires des derniers 2,6 millions d’années.]
  19. On voit que Buffon attribue la température élevée dont jouissaient autrefois les pôles, à ce qu’alors la température propre de la terre était plus considérable qu’aujourd’hui. Cette opinion n’a plus cours. On admet généralement avec Lyell, que la température propre de la surface du globe n’a pas subi dans son ensemble de diminution sensible depuis l’époque où les êtres vivants que nous connaissons ont commencé à se développer. Pour expliquer les variations de température qui se sont produites aux diverses époques, notamment le climat chaud dont jouissait le pôle nord pendant la période tertiaire, on invoque surtout les changements qui ont été apportés dans le relief des divers parties de la surface de notre globe. Je ne veux pas insister ici sur cette question, qui a été traitée dans mon Introduction. [Note de Wikisource : Les carottages glaciaires effectués aux pôles ont permis, entre autres mesures, de retracer l’histoire du climat mondial, et montrent qu’au contraire la température moyenne du globe a grandement varié aux cours de son histoire. Pour expliquer ces variations, on doit évoquer, outre les paramètres cosmiques (voyez la note précédente) et l’histoire du relief, la dérive des continents : à l’échelle locale d’abord, les continents aujourd’hui polaires ont pu se trouver selon les périodes à des latitudes tropicales, et inversement ; à l’échelle planétaire surtout, l’ouverture et la fermeture de mers entre les continents ont influencé le climat global en modifiant le régime mondial des courants océaniques.]