Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Provinciales/01

Hachette (tome Ip. 23-29).


LETTRES
ÉCRITES PAR LOUIS DE MONTALTE

À UN PROVINCIAL DE SES AMIS,
ET AUX RR. PP. JÉSUITES,
SUR LA MORALE ET LA POLITIQUE DE CES PÈRES.



PREMIÈRE LETTRE.
Des disputes de Sorbonne, et de l’invention du pouvoir prochain, dont les molinistes se servirent pour faire conclure la censure de M. Arnauld.
De Paris, ce 23 janvier 1656.
Monsieur,

Nous étions bien abusés. Je ne suis détrompé que d’hier ; jusque-là j’ai pensé que le sujet des disputes de Sorbonne étoit bien important, et d’une extrême conséquence pour la religion. Tant d’assemblées d’une compagnie aussi célèbre qu’est la Faculté de théologie de Paris, et où il s’est passé tant de choses si extraordinaires et si hors d’exemple, en font concevoir une si haute idée, qu’on ne peut croire qu’il n’y en ait un sujet bien extraordinaire. Cependant vous serez bien surpris, quand vous apprendrez, par ce récit, à quoi se termine un si grand éclat ; et c’est ce que je vous dirai en peu de mots, après m’en être parfaitement instruit.

On examine deux questions ; l’une de fait, et l’autre de droit.

Celle de fait consiste à savoir si M. Arnauld est téméraire, pour avoir dit dans sa seconde lettre qu’il a « lu exactement le livre de Jansénius, et qu’il n’y a point trouvé les propositions condamnées par le feu pape, et néanmoins que, comme il condamne ces propositions en quelque lieu qu’elles se rencontrent, il les condamne dans Jansénius, si elles y sont. »

La question sur cela est de savoir s’il a pu, sans témérité, témoigner par là qu’il doute que ces propositions soient de Jansénius, après que MM. les évêques ont déclaré qu’elles sont de lui.

On propose l’affaire en Sorbonne. Soixante et onze docteurs entreprennent sa défense, et soutiennent qu’il n’a pu répondre autre chose à ceux qui, par tant d’écrits, lui demandoient s’il tenoit que ces propositions fussent dans ce livre, sinon qu’il ne les y a pas vues, et que néanmoins il les y condamne, si elles y sont.

Quelques-uns même, passant plus avant, ont déclaré que, quelque recherche qu’ils en aient faite, ils ne les y ont jamais trouvées, et que même ils y en ont trouvé de toutes contraires. Ils ont demandé ensuite avec instance que, s’il y avoit quelque docteur qui les y eût vues, il voulût les montrer ; que c’étoit une chose si facile, qu’elle ne pouvoit être refusée, puisque c’étoit un moyen sûr de les réduire tous, et M. Arnauld même : mais on le leur a toujours refusé. Voilà ce qui s’est passé de ce côté-là.

De l’autre part se sont trouvés quatre-vingts docteurs séculiers, et quelque quarante religieux mendians, qui ont condamné la proposition de M. Arnauld, sans vouloir examiner si ce qu’il avoit dit étoit vrai ou faux : et ayant même déclaré qu’il ne s’agissoit pas de la vérité, mais seulement de la témérité de sa proposition.

Il s’en est de plus trouvé quinze qui n’ont point été pour la censure, et qu’on appelle indifférens.

Voilà comment s’est terminée la question de fait, dont je ne me mets guère en peine : car que M. Arnauld soit téméraire, ou non, ma conscience n’y est pas intéressée. Et si la curiosité me prenoit de savoir si ces propositions sont dans Jansénius, son livre n’est pas si rare, ni si gros, que je ne le puisse lire tout entier pour m’en éclaircir, sans en consulter la Sorbonne.

Mais, si je ne craignois aussi d’être téméraire, je crois que je suivrois l’avis de la plupart des gens que je vois, qui, ayant cru jusqu’ici, sur la foi publique, que ces propositions sont dans Jansénius, commencent à se défier du contraire, par le refus bizarre qu’on fait de les montrer, qui est tel, que je n’ai encore vu personne qui m’ait dit les y avoir vues. De sorte que je crains que cette censure ne fasse plus de mal que de bien, et qu’elle ne donne à ceux qui en sauront l’histoire une impression toute opposée à la conclusion ; car, en vérité, le monde devient méfiant, et ne croit les choses que quand il les voit. Mais, comme j’ai déjà dit, ce point-là est peu important, puisqu’il ne s’y agit point de la foi.

Pour la question de droit, elle semble bien plus considérable, en ce qu’elle touche la foi. Aussi j’ai pris un soin particulier de m’en informer. Mais vous serez bien satisfait de voir que c’est une chose aussi peu importante que la première.

Il s’agit d’examiner ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre : « Que la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué à saint Pierre dans sa chute. » Sur quoi nous pensions, vous et moi, qu’il étoit question d’examiner les plus grands principes de la grâce, comme, si elle n’est pas donnée à tous les hommes, ou bien si elle est efficace ; mais nous étions bien trompés. Je suis devenu grand théologien en peu de temps, et vous en allez voir des marques.

Pour savoir la chose au vrai, je vis M. N., docteur de Navarre, qui demeure près de chez moi, qui est, comme vous le savez, des plus zélés contre les jansénistes : et comme ma curiosité me rendait presque aussi ardent que lui, je lui demandai s’ils ne décideroient pas formellement « que la grâce est donnée à tous, » afin qu’on n’agitât plus ce doute.

Mais il me rebuta rudement, et me dit que ce n’étoit pas là le point ; qu’il y en avoit de ceux de son côté qui tenoient que la grâce n’est pas donnée à tous ; que les examinateurs mêmes avoient dit en pleine Sorbonne que cette opinion est problématique ; et qu’il étoit lui-même dans ce sentiment ; ce qu’il me confirma par ce passage, qu’il dit être célèbre, de saint Augustin : « Nous savons que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes. »

Je lui fis excuse d’avoir mal pris son sentiment, et le priai de me dire s’ils ne condamneroient donc pas au moins cette autre opinion des jansénistes qui fait tant de bruit, « que la grâce est efficace, et qu’elle détermine notre volonté à faire le bien. » Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question, « Vous n’y entendez rien, me dit-il ; ce n’est pas là une hérésie : c’est une opinion orthodoxe : tous les thomistes la tiennent ; et moi-même je l’ai soutenue dans ma Sorbonique[1]. »

Je n’osai lui proposer mes doutes ; et même je ne savois plus où étoit la difficulté, quand, pour m’en éclaircir, je le suppliai de me dire en quoi consistoit donc l’hérésie de la proposition de M. Arnauld. « C’est, me dit-il, en ce qu’il ne reconnoît pas que les justes aient le pouvoir d’accomplir les commandemens de Dieu en la manière que nous l’entendons. »

Je le quittai après cette instruction ; et, bien glorieux de savoir le nœud de l’affaire, je fus trouver M. N., qui se portoit de mieux en mieux, et qui eut assez de santé pour me conduire chez son beau-frère, qui est janséniste, s’il y en eut jamais, et pourtant fort bon homme. Pour en être mieux reçu, je feignis d’être fort des siens, et lui dis : « Seroit-il bien possible que la Sorbonne introduisît dans l’Église cette erreur, que tous les justes ont toujours le pouvoir d’accomplir les commandemens ? — Comment parlez-vous ? me dit mon docteur. Appelez-vous erreur un sentiment si catholique, et que les seuls luthériens et calvinistes combattent ? — Eh quoi ! lui dis-je, n’est-ce pas votre opinion ? — Non, me dit-il, nous l’anathématisons comme hérétique et impie. » Surpris de cette réponse, je connus bien que j’avois trop fait le janséniste comme j’avois l’autre fois été trop moliniste ; mais, ne pouvant m’assurer de sa réponse, je le priai de me dire confidemment s’il tenoit « que les justes eussent toujours un pouvoir véritable d’observer les préceptes. » Mon homme s’échauffa là-dessus, mais d’un zèle dévot, et dit qu’il ne déguiseroit jamais ses sentimens pour quoi que ce fût ; que c’étoit sa créance ; et que lui et tous les siens la défendroient jusqu’à la mort, comme étant la pure doctrine de saint Thomas et de saint Augustin leur maître.

Il m’en parla si sérieusement, que je n’en pus douter ; et, sur cette assurance, je retournai chez mon premier docteur, et lui dis, bien satisfait, que j’étois sûr que la paix seroit bientôt en Sorbonne ; que les jansénistes étoient d’accord du pouvoir qu’ont les justes d’accomplir les préceptes ; que j’en étois garant, et que je leur ferois signer de leur sang. « Tout beau ! me dit-il ; il faut être théologien pour en voir le fin. La différence qui est entre nous est si subtile, qu’à peine pouvons-nous la marquer nous-mêmes ; vous auriez trop de difficulté à l’entendre. Contentez-vous donc de savoir que les jansénistes vous diront bien que tous les justes ont toujours le pouvoir d’accomplir les commandemens : ce n’est pas de quoi nous disputons ; mais ils ne vous diront pas que ce pouvoir soit prochain : c’est là le point. »

Ce mot me fut nouveau et inconnu. Jusque-là j’avois entendu les affaires ; mais ce terme me jeta dans l’obscurité, et je crois qu’il n’avoit été inventé que pour brouiller. Je lui en demandai donc l’explication ; mais il m’en fit un mystère, et me renvoya, sans autre satisfaction, pour demander aux jansénistes s’ils admettoient ce pouvoir prochain. Je chargeai ma mémoire de ce terme ; car mon intelligence n’y avoit aucune part. Et de peur de l’oublier, je fus promptement retrouver mon janséniste, à qui je dis incontinent, après les premières civilités : « Dites-moi, je vous prie, si vous admettez le pouvoir prochain. » Il se mit à rire, et me dit froidement : « Dites-moi vous-même en quel sens vous l’entendez ; et alors je vous dirai ce que j’en crois. » Comme ma connoissance n’alloit pas jusque-là, je me vis en terme de ne lui pouvoir répondre ; et néanmoins, pour ne pas rendre ma visite inutile, je lui dis au hasard : « Je l’entends au sens des molinistes. » À quoi mon homme, sans s’émouvoir : « Auxquels des molinistes, me dit-il, me renvoyez-vous ? » Je les lui offris tous ensemble, comme ne faisant qu’un même corps et n’agissant que par un même esprit.

Mais il me dit : « Vous êtes bien peu instruit. Ils sont si peu dans les mêmes sentimens, qu’ils en ont de tout contraires. Étant tous unis dans le dessein de perdre M. Arnauld, ils se sont avisés de s’accorder de ce terme de prochain, que les uns et les autres diroient ensemble, quoiqu’ils l’entendissent diversement, afin de parler un même langage, et que, par cette conformité apparente, ils pussent former un corps considérable, et composer un plus grand nombre, pour l’opprimer avec assurance. »

Cette réponse m’étonna ; mais, sans recevoir ces impressions des méchans desseins des molinistes, que je ne veux pas croire sur sa parole, et où je n’ai point d’intérêt, je m’attachai seulement à savoir les divers sens qu’ils donnent à ce mot mystérieux de prochain. Il me dit : « Je vous en éclaircirois de bon cœur ; mais vous y verriez une répugnance et une contradiction si grossière, que vous auriez peine à me croire. Je vous serois suspect. Vous en serez plus sûr en l’apprenant d’eux-mêmes, et je vous en donnerai les adresses. Vous n’avez qu’à voir séparément un nommé M. Le Moine et le P. Nicolaï. — Je ne connois ni l’un ni l’autre, lui dis-je. — Voyez donc, me dit-il, si vous ne connoîtrez point quelqu’un de ceux que je vous vas nommer ; car ils suivent les sentimens de M. Le Moine. » J’en connus en effet quelques-uns. Et ensuite il me dit : « Voyez si vous ne connoissez point des dominicains, qu’on appelle nouveaux thomistes ; car ils sont tous comme le P. Nicolaï. » J’en connus aussi entre ceux qu’il me nomma ; et, résolu de profiter de cet avis et de sortir d’affaire, je le quittai, et allai d’abord chez un des disciples de M. Le Moine.

Je le suppliai de me dire ce que c’étoit qu’avoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. « Cela est aisé, me dit-il ; c’est avoir tout ce qui est nécessaire pour la faire, de telle sorte qu’il ne manque rien pour agir. — Et ainsi, lui dis-je, avoir le pouvoir prochain de passer une rivière, c’est avoir un bateau, des bateliers, des rames, et le reste, en sorte que rien ne manque. — Fort bien, me dit-il. — Et avoir le pouvoir prochain de voir, lui dis-je, c’est avoir bonne vue, et être en plein jour ; car qui auroit bonne vue dans l’obscurité n’auroit pas le pouvoir prochain de voir, selon vous, puisque la lumière lui manqueroit, sans quoi on ne voit point. — Doctement, me dit-il. — Et par conséquent, continuai-je, quand vous dites que tous les justes ont toujours le pouvoir prochain d’observer les commandemens, vous entendez qu’ils ont toujours toute la grâce nécessaire pour les accomplir ; en sorte qu’il ne leur manque rien de la part de Dieu. — Attendez, me dit-il, ils ont toujours tout ce qui est nécessaire pour les observer, ou du moins pour le demander à Dieu. — J’entends bien, lui dis-je, ils ont tout ce qui est nécessaire pour prier Dieu de les assister, sans qu’il soit nécessaire qu’ils aient aucune nouvelle grâce de Dieu pour prier. — Vous l’entendez, me dit-il. — Mais il n’est donc pas nécessaire qu’ils aient une grâce efficace pour prier Dieu ? — Non, me dit-il, suivant M. Le Moine. »

Pour ne point perdre de temps, j’allai aux Jacobins, et demandai ceux que je savois être des nouveaux thomistes. Je les priai de me dire ce que c’est que pouvoir prochain, « N’est-ce pas celui, leur dis-je, auquel il ne manque rien pour agir ? — Non, me dirent-ils. — Mais quoi ! mes pères, s’il manque quelque chose à ce pouvoir, l’appelez-vous prochain, et direz-vous, par exemple, qu’un homme ait, la nuit, et sans aucune lumière, le pouvoir prochain de voir ? — Oui-da, il l’auroit, selon nous, s’il n’est pas aveugle. — Je le veux bien, leur dis-je ; mais M. Le Moine l’entend d’une manière contraire. — Il est vrai, me dirent-ils, mais nous l’entendons ainsi. — J’y consens, leur dis-je ; car je ne dispute jamais du nom, pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne. Mais je vois par là que, quand vous dites que les justes ont toujours le pouvoir prochain pour prier Dieu, vous entendez qu’ils ont besoin d’un autre secours pour prier, sans quoi ils ne prieront jamais. — Voilà qui va bien, me répondirent mes pères en m’embrassant, voilà qui va bien : car il leur faut de plus une grâce efficace qui n’est pas donnée à tous, et qui détermine leur volonté à prier ; et c’est une hérésie de nier la nécessité de cette grâce efficace pour prier.

— Voilà qui va bien, leur dis-je à mon tour ; mais, selon vous, les jansénistes sont catholiques, et M. Le Moine hérétique ; car les jansénistes disent que les justes ont le pouvoir de prier, mais qu’il faut pourtant une grâce efficace ; et c’est ce que vous approuvez. Et M. Le Moine dit que les justes prient sans grâce efficace ; et c’est ce que vous condamnez. — Oui, dirent-ils ; mais M. Le Moine appelle ce pouvoir pouvoir prochain.

— Quoi ! mes pères, leur dis-je, c’est se jouer des paroles, de dire que vous êtes d’accord à cause des termes communs dont vous usez, quand vous êtes contraires dans le sens. » Mes pères ne répondirent rien ; et sur cela, mon disciple de M. Le Moine arriva par un bonheur que je croyois extraordinaire ; mais j’ai su depuis que leur rencontre n’est pas rare, qu’ils sont continuellement mêlés les uns avec les autres.

Je dis donc à mon disciple de M. Le Moine : « Je connois un homme qui dit que tous les justes ont toujours le pouvoir de prier Dieu, mais que néanmoins ils ne prieront jamais sans une grâce efficace qui les détermine, et laquelle Dieu ne donne pas toujours à tous les justes. Est-il hérétique ? — Attendez, me dit mon docteur, vous me pourriez surprendre. Allons doucement, distinguo : s’il appelle ce pouvoir pouvoir prochain, il sera thomiste, et partant catholique ; sinon, il sera janséniste, et partant hérétique. — Il ne l’appelle, lui dis-je, ni prochain, ni non prochain. — Il est donc hérétique, me dit-il : demandez-le à ces bons pères. » Je ne les pris pas pour juges ; car ils consentoient déjà d’un mouvement de tête ; mais je leur dis : « Il refuse d’admettre ce mot de prochain, parce qu’on ne le veut pas expliquer. » À cela, un de ces pères voulut en apporter sa définition ; mais il fut interrompu par le disciple de M. Le Moine, qui lui dit : « Voulez-vous donc recommencer nos brouilleries ? Ne sommes-nous pas demeurés d’accord de ne point expliquer ce mot de prochain, et de le dire de part et d’autre sans dire ce qu’il signifie ? » À quoi le jacobin consentit.

Je pénétrai par là dans leur dessein, et leur dis en me levant pour les quitter : « En vérité, mes pères, j’ai grand’peur que tout ceci ne soit une pure chicanerie ; et, quoi qu’il arrive de vos assemblées, j’ose vous prédire que, quand la censure seroit faite, la paix ne seroit pas établie. Car, quand on auroit décidé qu’il faut prononcer les syllabes pro chain, qui ne voit que, n’ayant point été expliquées, chacun de vous voudra jouir de la victoire ? Les jacobins diront que ce mot s’entend en leur sens ; M. Le Moine dira que c’est au sien ; et ainsi il y aura bien plus de disputes pour l’expliquer que pour l’introduire : car, après tout, il n’y auroit pas grand péril à le recevoir sans aucun sens, puisqu’il ne peut nuire que par le sens. Mais ce seroit une chose indigne de la Sorbonne et de la théologie d’user de mots équivoques et captieux sans les expliquer. Enfin, mes pères, dites-moi, je vous prie, pour la dernière fois, ce qu’il faut que je croie pour être catholique. — Il faut, me dirent-ils tous ensemble, dire que tous les justes ont le pouvoir prochain, en faisant abstraction de tout sens : 'abstrahendo a sensu thomistarum, et a sensu aliorum theologorum.

— C’est-à-dire, leur dis-je en les quittant, qu’il faut prononcer ce mot des lèvres, de peur d’être hérétique de nom. Car est-ce que le mot est de l’Écriture ? — Non, me dirent-ils. — Est-il donc des Pères, ou des conciles, ou des papes ? — Non. — Est il donc de saint Thomas ? — Non. — Quelle nécessité y a-t-il donc de le dire, puisqu’il n’a ni autorité, ni aucun sens de lui-même ? — Vous êtes opiniâtre, me dirent-ils : vous le direz, ou vous serez hérétique, et M. Arnauld aussi ; car nous sommes le plus grand nombre : et, s’il est besoin, nous ferons venir tant de cordeliers, que nous l’emporterons. »

Je les viens de quitter sur cette dernière raison, pour vous écrire ce récit, par où vous voyez qu’il ne s’agit d’aucun des points suivans, et qu’ils ne sont condamnés de part ni d’autre : 1. Que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes. 2. Que tous les justes ont toujours le pouvoir d’accomplir les commandemens de Dieu. 3. Qu’ils ont néanmoins besoin pour les accomplir, et même pour prier, d’une grâce efficace qui détermine invinciblement leur volonté. 4. Que cette grâce efficace n’est pas toujours donnée à tous les justes, et qu’elle dépend de la pure miséricorde de Dieu. De sorte qu’il n’y a plus que le mot de prochain sans aucun sens qui court risque.

Heureux les peuples qui l’ignorent ! heureux ceux qui ont précédé sa naissance ! car je n’y vois plus de remède, si Messieurs de l’Académie, par un coup d’autorité, ne bannissent de la Sorbonne ce mot barbare qui cause tant de divisions. Sans cela, la censure paroît assurée : mais je vois qu’elle ne fera point d’autre mal que de rendre la Sorbonne moins considérable[2] par ce procédé, qui lui ôtera l’autorité qui lui est si nécessaire en d’autres rencontres.

Je vous laisse cependant dans la liberté de tenir pour le mot prochain, ou non ; car je vous aime trop pour vous persécuter sous ce prétexte. Si ce récit ne vous déplaît pas, je continuerai de vous avertir de tout ce qui se passera.

Je suis, etc.

  1. Thèse soutenue en Sorbonne.
  2. Édit. de 1657 : méprisable.