Œuvres complètes de Béranger/Conversation entre mon censeur et moi


CONVERSATION
ENTRE MON CENSEUR ET MOI


15 JANVIER 1768




(Je prends la liberté de substituer le nom de Collé au moi qui se trouve dans tout le dialogue.)


LE CENSEUR

Voici, monsieur, mon approbation pour votre Théâtre de Société. Il contient des ouvrages charmants.

COLLÉ

Et mes chansons, monsieur, mes chansons comment les avez-vous traitées ?

LE CENSEUR

Vous me trouverez sévère. Mais je ne puis vous dissimuler que le choix ne m’en paraît pas sagement fait.

COLLÉ

Connaîtriez-vous quelque bonne chanson que j’aurais omise ?

LE CENSEUR

J’ai été au contraire forcé d’indiquer la suppression d’un grand nombre.

COLLÉ, feuilletant son manuscrit

Quoi ! monsieur ! vous exigez que je retranche…

(Ici le papier endommagé ne permet que de deviner le titre des chansons supprimées par le censeur.)
LE CENSEUR

Vous n’avez pas dû penser que cela passerait à la censure.

COLLÉ

Elles ont bien passé ailleurs.

LE CENSEUR

Raison de plus.

COLLÉ

Pardonnez ; je ne connaissais pas bien encore les raisons d’un censeur.

LE CENSEUR

Examinons avec sang-froid les deux genres de chansons qui m’ont contraint à la sévérité. D’abord, pourquoi, dans des vaudevilles, mêlez-vous toujours quelques traits de satire relatifs aux circonstances ?

COLLÉ

Que ne me demandez-vous plutôt pourquoi je fais des vaudevilles ? la chanson est essentiellement du parti de l’opposition. D’ailleurs, en frondant quelques abus qui n’en seront pas moins éternels, en ridiculisant quelques personnages à qui l’on pourrait souhaiter de n’être que ridicules, ai-je insulté jamais à ce qui a droit au respect de tous ? Le respect pour le souverain parait-il me coûter ?

LE CENSEUR

Mais les ministres, monsieur, les ministres ! Si à Naples l’on peut sans danger offenser la Divinité, il n’y fait pas bon pour ceux qui parlent mal de saint Janvier.

COLLÉ

Je le conçois : à Naples, saint Janvier passe pour faire des miracles.

LE CENSEUR

Vous y seriez aussi incrédule qu’à Paris.

COLLÉ

Dites aussi clairvoyant.

LE CENSEUR

Tant pis pour vous, monsieur. Au fait, de quoi se mêlent les faiseurs de chansons ? Vous en pouvez convenir avec moins de peine qu’un autre : les chansonniers sont en littérature ce que les ménétriers sont en musique.

COLLÉ

Je l’ai dit cent fois avant vous. Mais convenez, à votre tour, qu’il en est quelques-uns qui ne jouent pas du violon pour tout le monde. Plusieurs ne seraient pas indignes de faire partie de la musique dont le grand Condé se servait pour ouvrir la tranchée[1], et tous deviennent utiles lorsqu’il s’agit de faire célébrer au peuple des triomphes dont sans eux fort souvent il ne sentirait que le poids.

LE CENSEUR

Je n’ai point oublié la jolie chanson de Port-Mahon. Monsieur Collé, ce n’est pas à nous qu’on reprochera l’anglomanie : mais cela ne suffit pas. Pourquoi, par exemple, vous être fait l’apôtre de certains principes d’indépendance qu’il vaudrait mieux combattre ?

COLLÉ

J’entends de quelles idées vous voulez parler. Combattre ces idées, monsieur ! il n’y aurait pas plus de mérite à cela qu’à faire en Prusse des épigrammes contre les capucins. Ne trouvez-vous pas même que la plupart de ceux qui attaquent ces idées, qui peut-être au fond sont les vôtres, ressemblent à des aveugles qui voudraient casser les réverbères ?

LE CENSEUR

Je suis de votre avis, si vous voulez dire qu’ils frappent à côté. Mais revenons à vos chansons. Tout le monde rend justice à la loyauté de votre caractère, à la régularité de vos mœurs ; et je pense qu’il sera aisé de vous convaincre du tort que vous feraient certaines gaillardises que je vous engage à faire disparaître de votre recueil.

COLLÉ
C’est parce que je ne crains point qu’on examine mes mœurs que je me suis permis de peindre celles du temps avec une exactitude qui participe de leur licence[2].
LE CENSEUR

Vos tableaux choqueront les regards des gens rigides.

COLLÉ

La Chasteté porte un bandeau.

LE CENSEUR

Elle n’est pas sourde, et le ton libre de plusieurs de vos chansons peut augmenter la corruption dont vous faites la satire.

COLLÉ

Quoi ! comme l’a dit le bon La Fontaine,

Les mères, les maris, me prendront aux cheveux
Pour dix ou douze contes bleus !
Voyez un peu la belle affaire !
Ce que je n’ai pas fait, mon livre irait le faire !

LE CENSEUR

L’autorité d’un grand homme est déplacée ici. Il ne s’agit que de bagatelles que vous pouvez sacrifier sans regret.

COLLÉ

En avez-vous de les connaître ?

LE CENSEUR

Je ne dis pas cela.

COLLÉ

En êtes-vous moins censeur et très censeur ?

LE CENSEUR

Je vous en fais juge.

COLLÉ

Eh bien ! après avoir lu ou chanté en secret mes couplets les plus graveleux, les prudes n’en auront pas plus de charité, et les bigots pas plus de tolérance. Laissez à ces gens-là le soin de me mettre à l’index. Si vous leur ôtez le plaisir de crier de temps à autre, on finira par croire à la réalité de leurs vertus. Mes chansons peuvent fournir une occasion de savoir à quoi s’en tenir sur le compte de ces messieurs et de ces dames. C’est un service qu’elles rendront aux gens véritablement sages, qui, toujours indulgents, pardonnent des écarts à la gaîté, et permettent à l’innocence de sourire.

LE CENSEUR

Hors de mon cabinet, je pourrais trouver vos raisons bonnes ; ici elles ne sont que spécieuses. Je vous répète donc qu’il est impossible que j’autorise l’impression des chansons que vous défendez si bien.

COLLÉ

En ce cas, je prends mon parti. Je les ferai imprimer en Hollande sous le titre de Chansons que mon censeur n’a pas dû me passer.

LE CENSEUR

Je vous en retiens un exemplaire.

COLLÉ

Vous mériteriez que je vous les dédiasse.

LE CENSEUR

Vous pouvez les adresser mieux, vous, monsieur Collé, qui avez pour protecteur un prince de l’auguste maison dont vous avez si bien fait parler le héros.

COLLÉ

Que ne me protége-t-il contre les censeurs ?

LE CENSEUR

Et contre les feuilles périodiques.

COLLÉ

En effet, elles sont la seconde plaie de la littérature.

LE CENSEUR

Quelle est la première, s’il vous plaît ?

COLLÉ

Je vous le laisse à deviner, et cours chez l’imprimeur, qui m’attend.

LE CENSEUR

Un moment. Je sais que jour par jour vous écrivez ce que vous avez dit et fait. Ne vous avisez point de transcrire ainsi notre conversation.

COLLÉ

Vous n’y seriez point compromis.

LE CENSEUR

Bien ; mais un jour quelque écolier pourrait s’appuyer de vos arguments, et, à l’abri de votre nom, tenter de justifier........


Ici l’écriture, absolument illisible, m’a privé du reste de ce dialogue, qui n’est peut-être intéressant que pour un auteur placé dans une situation pareille à celle où Collé s’est trouvé. Malgré le soin qu’il avait pris de ne pas le joindre aux Mémoires de sa vie, ce que le censeur avait craint est arrivé ; et l’écolier n’hésite point à se servir du nom de son maître, au risque d’être en butte à de graves reproches. Mon ami l’érudit m’a annoncé qu’il m’en arriverait malheur, et, pour donner du poids au pronostic, m’a retiré sa dissertation sur les flonsflons. Le public n’y perdra rien. Il doit l’augmenter considérablement, et l’adresser en forme de mémoire à la troisième classe de l’Institut. Elle obtiendra peut-être plus de succès que je n’ose en espérer pour mon recueil. Le moment serait mal choisi pour publier des chansons, si la futilité même des productions n’était une recommandation, à une époque où l’on a plus besoin de se distraire que de s’occuper. Souhaitons que bientôt l’on puisse lire des poèmes épiques, sans souhaiter néanmoins qu’il en paraisse autant que chaque année voit éclore de chansonniers nouveaux.


POST-SCRIPTUM DE 1821.


Je crois inutile d’ajouter aucune réflexion à cette préface du recueil chantant que je publiai à la fin de 1815. J’ai fait depuis quelques tentatives pour étendre le domaine de la chanson. Le succès seul peut les justifier. Des amateurs du genre pourront se plaindre de la gravité de certains sujets que j’ai cru pouvoir traiter. Voici ma réponse : La chanson vit de l’inspiration du moment ; notre époque est sérieuse, même un peu triste : j’ai dû prendre le ton qu’elle m’a donné ; il est probable que je ne l’aurais pas choisi. Je pourrais repousser ainsi plusieurs autres critiques, s’il n’était naturel de penser qu’on accordera trop peu d’attention à ces chansons pour qu’il soit nécessaire de les défendre sérieusement. Un recueil de chansons est et sera toujours un livre sans conséquence.

  1. Le grand Condé ouvrit la tranchée devant Lérida au son des violons et des hautbois.
  2. Plusieurs de ces raisonnements se retrouvent dans une note piquante et spirituelle placée en tête du recueil complet des chansons de Collé, publié par M. Auger, censeur, et membre de l’Académie Française.