Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Rapport sur les affaires d’Afrique/Texte entier

Michel Lévy (Œuvres complètes, vol. IXp. 650-652).

Distribution de la population indigène sur le sol. — Aspect général qu’elle présente au point de vue de notre domination. — Kabylie indépendante 
 426
Division du Tell en deux régions distinctes 
 427
Maintien de l’effectif de 94, 000 hommes 
 428
Pourquoi notre occupation ne doit plus s’étendre 
 429
Comment nous sommes arrivés à connaître les meilleurs moyens à prendre pour dominer le pays 
 430
Quels moyens il faut prendre pour diminuer graduellement l’effectif 
 433
Organisation du gouvernement indigène 
 434
Quel doit être l’esprit général de notre gouvernement à l’égard des indigènes 
 435
Deux excès à éviter 
 437
Instruction publique chez les indigènes 
 438
Comment nous devons procéder à l’égard des Turcs 
 439
Les transactions immobilières entre Arabe et Européen ne doivent pas être entièrement libres 
 441
Quels effets on peut espérer de produire sur les indigènes, par un bon gouvernement 
 442
L’esclavage en Afrique 
 443
Division administrative du territoire 
 444
Personnel administratif 
 445
Centralisation des affaires à Paris et à Alger 
 447
Conseils administratifs 
 452
Organisation des services dans les provinces 
 Ib.
Maux qui découlent de l’organisation administrative actuelle 
 454
Conséquences financières 
 455
Conséquences administratives 
 456
Absence d’unité dans la direction des affaires 
 Ib.
Impuissance et lenteur de l’administration 
 457
Quels sont les changements à faire 
 460
Rendre la législation de l’Algérie plus claire et plus stable 
 Ib.
Liberté individuelle 
 461
Garanties de la propriété 
 463
Centralisation des affaires à Alger 
 Ib.
Organisation municipale 
 465
Intervention des citoyens dans l’administration locale 
 466
Règlement de la presse 
 Ib.
État des étrangers 
 467
Quelle est pour notre entreprise la première condition de succès 
 468
Incident relatif à l’expédition de Kabylie 
 469
Examen détaillé des crédits 
 476
L’Algérie doit être colonisée 
 Ib.
Raisons qui facilitent l’introduction d’une population européenne 
 486
Quels sont les effets du climat sur les Européens 
 487
État actuel de la colonisation 
 489
Province d’Alger 
 Ib.
Système suivant lequel ces villages ont été bâtis 
 492
Population des villages 
 Ib.
Situation économique des villages 
 493
Colonisation dans les provinces de Constantine et d’Oran 
 495
Analyse du projet de loi 
 496
On ne peut comparer ce que veut le projet de loi avec aucune entreprise tentée ailleurs 
 Ib.
Objections diverses faites au projet de loi 
 499
La mesure proposée doit être jugée par des considérations économique plus que par des considérations militaires 
 500
Les camps agricoles auraient beaucoup d’analogie avec les villages créés 
 502
L’essai des camps agricoles a déjà été fait 
 503
Rejet du projet de loi 
 504
Mesure proposée à sa place 
 Ib.
Raison pour et contre l’amendement 
 505
Coup d’oeil jeté sur les plans de colonisation proposés dans les provinces de Constantine et d’Oran 
 507
Quelles sont, pour la colonisation, les conditions naturelles de succès ? 
 508
Conditions économiques 
 509
Pourquoi en Afrique la production est difficile et chère 
 Ib.
Pourquoi on y manque de débouchés pour les produits 
 511
Projet de loi 
 512


RAPPORT


FAIT A LA CHAMBRE DES DÉPUTES, AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE D’EXAMINER LE PROJET DE LOI RELATIF AUX CRÉDITS EXTRAORDINAIRES DEMANDÉS POUR L’ALGÉRIE (24 MAI 1847)[1].


Contrairement à ses usages, la Chambre a composé, cette année, la Commission des crédits extraordinaires d’Afrique de dix-huit membres au lieu de neuf. En prenant une mesure aussi exceptionnelle, elle a, sans doute, voulu manifester une pensée dont votre Commission a dû recherche avec empressement le vrai sens. Jamais notre domination en Afrique n’a semblé menacée de moins de dangers qu’en ce moment. La soumission dans la plus grande partie du pays, succédant à une guerre habilement et glorieusement conduite ; des relations amicales ou paisibles avec les princes musulmans nos voisins ; Abd-el-Kader réduit à se livrer à des actes de barbarie, qui attestent de son impuissance plus encore que de sa cruauté ; la Kabylie disposée à reconnaître notre empire ; l’instigateur de la dernière insurrection réduit à se remettre entre nos mains et venant faire appel à notre générosité après avoir vainement essayé de résister à notre force, tel est le spectacle qu’offrent aujourd’hui nos affaires. Ce n’est donc pas dans la vue de conjurer des périls, que la Chambre a voulu provoquer, cette année, un examen plus solennel de la question d’Afrique. On peut dire, au contraire, que c’est le succès de nos armes et la paix qui en a clé la suite, qui créent aujourd’hui à ses yeux un état nouveau et appellent des résolutions nouvelles.

La longue guerre qui a promené nos drapeaux dans toutes les parties de l’ancienne Régence, et nous a montré les peuples indigènes dans toutes les situations et sous tous les jours, ne nous a pas seulement fait conquérir des territoires, elle nous a fait acquérir des notions entièrement neuves ou plus exactes sur le pays et sur ceux qui l’habitent. On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main. Nous avons vaincu les Arabes avant de les connaître. C’est la victoire qui, établissant des rapports nécessaires et nombreux entre eux et nous, nous a fait pénétrer dans leurs usages, dans leurs idées, dans leurs croyances, et nous a enfin livré le secret de les gouverner. Les progrès que nous avons fait ; ils en ce sens sont de nature à surprendre. Aujourd’hui, on peut le dire, la société indigène n’a plus pour nous de voile. L’armée n’a pas montré moins d’intelligence et de perspicacité quand il s’est agi d’étudier le peuple conquis, qu’elle n’avait fait voir de brillant courage, de patiente et de tranquille énergie en le soumettant à nos armes. Non-seulement nous sommes arrivés, grâce à elle, à nous mettre au courant des idées régnantes parmi les Arabes, à nous rendre bien compte des faits généraux qui influent chez eux sur l’esprit public et y amènent les grands événements, mais nous sommes descendus jusqu’aux détails des faits secondaires. Nous avons donné et reconnu les divers éléments dont la population indigène, se compose ; l’histoire des différentes tribus nous est presque aussi bien comme qu’à elles-mêmes ; nous possédons la biographie exacte de toutes les familles puissantes ; nous savons, enfin, où sont toutes les véritables influences. Pour la première fois, nous pouvons donc rechercher et dire, en parfaite connaissance de cause, quelles sont les limites vraies et naturelles de notre domination en Afrique, quel doit y être pendant longtemps l’état normal de nos forces, à l’aide de quels instruments et de quelle manière il convient d’administrer les peuples qui y vivent, ce qu’il faut espérer d’eux et ce qu’il est sage d’en craindre.

À mesure que nous connaissons mieux le pays et les indigènes, L’utilité et même la nécessité d’établir une population européenne sur le sol de l’Afrique, nous apparaissent plus évidentes.

Déjà, d’ailleurs, nous n’avons plus, en cette nature, de choix à faire ni de résolution à prendre. La population européenne est venue. La société civilisée et chrétienne est fondée. Il ne s’agit plus que de savoir sous quelles lois elle doit vivre, et ce qu’il faut faire pour hâter son développement.

Le moment est également venu d’étudier de plus près, et plus en détail qu’on n’a pu le faire jusqu’à présent, ce grand côté de la question d’Afrique. Tout nous y convie : l’expérience déjà acquise des vices de l’élat de choses actuel, la connaissance plus grande que nous avons du pays et de ses hcsoins, la paix qui permet de se livrer, sans préoccupation, à une telle étude, et qui la rend facile et fructueuse.

Notre domination sur les indigènes, ses limites, ses moyens, ses principes ;

L’administration des Européens, ses formes, ses règles ; La colonisation, son emplacement, ses conditions, ses procédés. Tels sont donc les trois grands problèmes que soulèvent les deux projets de lois qui vous sont soumis, et dont la Chambre veut qu’on cherche en ce moment la solution devant elle. Nous allons traiter dans le présent rapport toutes les questions qui se rattachent directement à la domination du pays conquis et à l’administration des Européens qui l’habitent. Nous examinerons toutes les questions de colonisation dans le le rapport sur la loi des camps agricoles.


PREMIERE PARTIE
DOMINATION ET GOUVERNEMENT DES INDIGÈNES.


La domination que nous exerçons dans le territoire de l’ancienne régence d’Alger est-elle utile à la France ? Plusieurs membres de votre Commission ont vivement soutenu la négative.

La majorité, messieurs, tout en respectant, comme elles méritent de l’être, les convictions anciennes et très-sincères qui faisaient parler les honorables membres, et en constatant leur opinion, n’a pas cru qu’il fût nécessaire d’agiter de nouveau devant vous des questions si souvent débattues et depuis longtemps tranchées. Nous admettrons donc, comme une vérité démontrée, que notre domination en Afrique doit être fermement maintenue. Nous nous bornerons à rechercher ce qu’est aujourd’hui cette domination, quelles sont ses limites véritables, et ce qu’il s’agit de faire pour l’affermir.

Au point de vue de notre domination, la population indigène de l’Algérie doit être divisée en trois groupes principaux. Le premier réside dans la vaste contrée,’généralement connue sous le nom de Petit-Désert, et qui s’étend au sud depuis la fin des terres labourables jusqu’au commencement du Sahara. La Chambre sait que les habitants de ce pays sont tout à la fois plus errants et plus sédentaires que la plupart des autres indigènes de l’Algérie. Le plus grand nombre parcourt chaque aimée des espaces immenses sans reconnaître, pour ainsi dire, de territoire. Les autres, au contraire, vivent dans des oasis où la propriété est individuelle, délimitée, cultivée et bâtie. Nos troupes n’ont point visité tout le Petit-Désert. Elles n’en occupent aucun point. Nous gouvernons la population qui l’habite par l’entremise de chefs indigènes, que nous ne surveillons que de très-loin. Elle nous obéit sans nous connaître. A vrai dire, elle est notre tributaire et non notre sujette.

A l’opposé du Petit-Désert, dans les montagnes qui bordent la mer, habitent les Kabyles indépendants. Jusqu’à présent nous n’avions jamais parcouru leur territoire. Mais, entourés aujourd’hui de toutes parts par nos établissements, gênés dans leurs industries, bloqués dans d’étroites vallées, ces peuplades commencent à subir notre influence et offrent, dit-on, de reconnaître notre pouvoir. Le reste des habitants de l’Algérie, Arabes et Berbers, répandus dans les plaines ou sur les montagnes du Tell, depuis les frontières de Maroc jusqu’à celles de Tunis, forment le troisième groupe de population dont il reste à parler.

C’est dans cette partie du pays que se trouvent les villes, qu’habitent les plus grandes tribus, que se voient les plus grandes existences individuelles, que se rencontrent les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les plus habitables. Là ont eu lieu les principales expéditions militaires, et se sont livrés les grands combats. C’est là, enfin, que nous avons nos grands établissements, et que notre domination n’est pas seulement reconnue, mais assise. La paix la plus profonde règne aujourd’hui sur ce vaste territoire ; nos troupes le parcourent en tous sens sans trouver la moindre résistance. L’Européen isolé peut même en traverser la plus grande partie sans redouter de péril.

La soumission y existe partout ; mais elle n’y a pas partout le même caractère.

A l’est, notre domination est moins complète ’peut-être qu’à l’ouest, mais infiniment plus tranquille et plus sûre. En général, nous y administrons les indigènes de moins près et d’une manière moins impérative ; mais notre suprématie y est moins contestée. Beaucoup de chefs indigènes y sont plutôt nos feudataires que nos agents ; notre pouvoir y est tout à la fois moins absolu et moins en péril. Une armée de 20 à 22 mille hommes suffit à la garde de cette partie du pays, qui forme cependant la moitié de toute l’ancienne régence, et qui compte plus de la moitié de ses habitants. La guerre y a été depuis quelques années presque inconnue. Les populations de l’ouest , celles qui occupent les provinces d’Alger et d’Oran, sont plus dominées, plus gouvernées, plus soumises, et en même temps plus frémissantes. Notre pouvoir sur elles est plus grand et moins stable. Là, la guerre a renversé toutes les individualités qui pouvaient nous faire ombrage, brisé violemment toutes les résistances que nous avions rencontrées, épuisé le pays, diminué ses habitants, détruit ou chassé en partie sa noblesse militaire ou religieuse, et réduit pour un temps les indigènes à l’impuissance. Là, la soumission est tout à la fois complète et précaire ; c’est là que sont accumulés les trois quarts de notre armée. A l’est aussi bien qu’à l’ouest, notre domination n’est acceptée que comme l’œuvre de la victoire et le produit journalier de la force. Mais à l’est ou la tolère, tandis qu’à l’ouest l’on ne fait encore que la subir. Ici on comprend que notre pouvoir peut avoir certains résultats utiles qui le rendent moins pesant ; là, on semble n’apercevoir qu’une raison d’y rester soumis, c’est la profonde terreur qu’il inspire.

Tel est l’aspect général que présente l’Algérie au point de vue de notre domination.

En présence de ce tableau, messieurs, à la vue de cet état de choses satisfaisant dans son ensemble, mais précaire dans quelques unes de ses parties, doit-on maintenir l'effectif actuel de notre armée ?

Deux membres ont demandé que l’effectif fût diminué, parce que, à leur avis, notre occupation devait être restreinte ; d’autres ont pensé que, sans exposer notre domination et sans restreindre notre occupation, il était possible de diminuer de quelques milliers d’hommes le chiffre actuel de notre armée. La Commission, tout en exprimant le vœu de voir diminuer l’effectif, n’a pas cru cependant qu’il fût sage de refuser au gouvernement, qui seul connaît parfaitement les faits et porte la responsabilité de leurs conséquences, les 94,000 hommes qu’il réclame. En conséquence, elle vous propose d’accorder le crédit porté au projet de loi.

Votre Commission, messieurs, ne s’est pas déterminée à vous proposer le maintien de l’effectif, sans avoir examiné avec un très-grand soin les conséquences et la portée de cette résolution ; elle s’est demandé si le chiffre de 94,000 qu’on pose devant vous était encore un chiffre provisoire, qui, comme tant d’autres, dût bientôt s’accroître.

Elle n’oublie pas plus que vous quelles augmentations graduelles et incessantes ont été données à l’armée d’Afrique depuis dix-sept ans. En 1831, l’effectif des troupes françaises ne s’élevait qu’à 18,000 hommes de toutes armes ; en 1834, à 30,000 ; en 1838, à 48,000 ; en 1841, à 70,000 ; en 1843, à 76,000 ; en 1845, à 83,000, et à 101,000 en 1846.

Cette progression doit-elle continuer à se suivre ? Le chiffre qu’on nous demande représente-t-il, comme par le passé, une évaluation provisoire, doit-il impliquer un état final ? Cela importe à savoir, non-seulement dans l’intérêt de la France, mais dans celui de l’Algérie. Ce qui fatigue le pays, ce qui pourrait, à la longue, finir par le dégoûter de sa conquête, c’est moins la pesanteur même des charges qu’elle lui impose, que l’incertitude où on le tient sur leur étendue probable ou possible.

Nous croyons que le temps est venu d’éclaircir ces doutes, et nous allons essayer de le faire.

Pour que le chiffre de l’armée d’Afrique dût croître, il faudrait nécessairement admettre une de ces deux choses : Ou que notre occupation dût encore s’étendre, ou que, dans les limites qu’elle a aujourd’hui, nos forces fussent insuffisantes pour assurer le maintien de notre domination. Examinons ces deux hypothèses :

Il est très-difficile, sans doute, on doit le reconnaître, de savoir où l’on doit s’arrêter dans l’occupation d’un pays barbare. Comme on n’y rencontre d’ordinaire devant soi, ni gouvernement constitué, ni population stable, on ne parvient presque jamais à y obtenir une frontière respectée. La guerre qui recule les limites de votre territoire ne termine rien ; elle ne fait que préparer un théâtre plus lointain et plus difficile à une nouvelle guerre. C’est ainsi que les choses ont paru se passer longtemps dans l’Algérie elle-même. Une conquête ne manquait jamais de manifester la nécessité d’une nouvelle conquête ; chaque occupation amenait une occupation nouvelle, et l’on conçoit très-bien que la nation, voyant cette extension graduelle et continue de notre domination et de nos sacrifices, se soit quelquefois alarmée, et que les amis mêmes de notre conquête se soient demandé avec inquiétude quand seraient enfin posées ses extrêmes limites, et où s’arrêterait le chiffre de l’armée.

Ces sentiments et ces idées naissaient au sein de l’ignorance profonde dans laquelle nous avons vécu longtemps sur la nature du pays que nous avions entrepris de dominer. Nous ne savions ni jusqu’où il était convenable d’aller, ni où il était non-seulement utile, mais nécessaire de s’arrêter.

Anjouurd’hui on peut dire que, sur ces deux points, la lumière est faite.

Nous ne ferons que rappeler à la Chambre que l’Algérie présente ce bizarre phénomène d’un pays divisé en deux contrées entièrement différentes l’une de l’autre, et cependant absolument unies entre elles par un lien indissoluble et étroit. L’une, le Petit-Désert, qui renferme les pasteurs nomades ; l’autre, le Tell, où habitent les cultivateurs relativement sédentaires. Tout le monde sait maintenant que le Petit-Désert ne peut vivre, si on lui ferme le Tell. Le maître du Tell a donc été depuis le commencement du monde le maître du Petit-Désert ; il y a toujours commandé sans l’occuper, il l’a gouverné sans l’administrer. Or, nous occupons aujourd’hui, sauf la Kabylie, la totalité du Tell ; pourquoi occuperions-nons le Petit-Désert ? Pourquoi ferions-nous plus ou autrement que les Turcs, qui, pendant trois cents ans, y ont régné de cette manière ? L’intérêt de la colonisation ne nous force point à nous y établir, car nous ne pouvons songer à fixer des populations européennes dans ces contrées. On peut donc dire sans tromper personne que la limite naturelle de notre occupation au sud est désormais certaine. Elle est posée à la limite même du Tell. Il est vrai que dans l’enceinte du Tell existe une contrée que nous n’avons pas encore occupée, et dont l’occupation ne manquerait pas d’augmenter, d’une manière très-considérable, l’effectif de notre armée et le chiffre de notre budget. Nous voulons parler de là Kabylie indépendante. La Chambre nous permettra de ne point nous étendre en ce moment sur la question de la Kabylie ; nous aurons plus loin l’occasion d’en parler, en rendant compte d’un incident qui a eu lieu dans le sein de la Commission. Nous nous bornerons à établir ici, comme un fait certain, qu’il y a des raisons particulières et péremptoires pour ne pas occuper la Kabylie. Ainsi, nous sommes fondés à dire qu’aujourd’hui les limites vraies et naturelles de notre occupation sont posées. Voyons si l’on peut également dire que dans ces limites les forces que nous possédons aujourd’hui seront désormais suffisantes. L’expérience ne nous a pas seulement montré où était le théâtre naturel de la guerre. Elle nous a appris à la faire. Elle nous a découvert le fort et le faible de nos adversaires. Elle nous a fait connaître les moyens de les vaincre, et, après les avoir vaincus, d’en rester les maîtres. Aujourd’hui, on peut dire que la guerre d’Afrique est une science dont tout le monde connaît les lois, et dont chacun peut faire l’application presque à coup sûr. Un des plus grands services que M. le maréchal Bugeaud ait rendus à son pays, c’est d’avoir étendu, perfectionné et rendu sensible à tous cette science nouvelle. Nous avons d’abord reconnu que nous n’avions pas en face de nous une véritable armée, mais la population elle-même. La vue de cette première vérité nous a bientôt conduit à la connaissance de cette autre, à savoir, que tant que cette population nous serait aussi hostile qu’aujourd’hui, il faudrait, pour se maintenir dans un pareil pays, que nos troupes y restassent presque aussi nombreuses en temps de paix qu’en temps de guerre, car il s’agissait moins de vaincre un gouvernement que de comprimer un peuple. L’expérience a aussi fini par nous apprendre de quels moyens il fallait se servir pour comprimer le peuple arabe. Ainsi, nous n’avons pas tardé à découvrir que les populations qui repoussaient notre empire n’étaient point nomades, comme on l’avait cru longtemps, mais seulement beaucoup plus mobiles que celles d’Europe. Chacune avait son territoire bien délimité dont elle ne s’éloignait pas sans peine, et où elle était toujours obligée de revenir. Si on ne pouvait occuper les maisons des habitants, on pouvait donc s’emparer des récoltes, prendre les troupeaux et arrêter les personnes.

Dès lors, les véritables conditions de la guerre d’Afrique sont apparues.

Il ne s’agissait plus, comme en Europe, de rassembler de grandes armées destinées à opérer en masses contre des armées semblables, mais de couvrir le pays de petits corps légers qui pussent atteindre les populations à la course, ou qui, placés près de leur territoire, les forçassent d’y rester et d’y vivre en paix. Rendre les troupes aussi mobiles que possible et les tenir toujours à portée des populations suspectes, telles furent les deux conditions du problème.

Ou renonça d’abord à presque tout ce qui encombre la marche des soldats en Europe. Ou supprima presque entièrement le canon ; à la voiture on substitua le chameau ou le mulet. Des postes-magasins, placés de loin en loin, permirent de n’emporter avec soi que peu ou point de vivres. Nos officiers apprirent l’arabe, étudièrent le pays et y guidèrent les colonnes sans hésitation et sans détour. Comme la rapidité faisait bien plus que le nombre, on ne composa les colonnes elles-mêmes que de soldats choisis et déjà faits à la fatigue. On obtint ainsi une rapidité de mouvement presque increvable. Anjourd’hui nos troupes, aussi mobiles que l’Arabe armé, vont plus vite que la tribu en marche.

En même temps qu’on rendait les troupes si mobiles, on recherchait et l’on trouvait les lieux où il était le plus utile de les cantonner. La guerre nous faisait démêler quelles étaient les populations les plus énergiques, les mieux organisées, les plus ennemies. C’est à côté ou au milieu de celles-là, que nous nous établissions pour empêcher ou pour comprimer leurs révoltes.

Le Tell tout entier est maintenant couvert par nos postes, comme par un immense réseau dont les mailles, très-serrées à l’ouest, vont s’élargissant à mesure qu’on remonte vers l'est. Dans le Tell de la province d’Oran, la distance moyenne entre tous les postes est de vingt lieues. Par conséquent, il n’y a presque pas de tribu qui ne puisse y être saisie le même jour, de quatre côtés à la fois, au premier mouvement qu’elle voudrait faire.

On peut encore discuter pour savoir si les postes sont tous placés où ils doivent l’être pour rendre le plus de services (nous parlerons de cette question à propos d’un crédit spécial), il est permis de rechercher s’il ne serait pas convenable d’accroître la force de quelques-uns, en diminuant celle de quelques autres. Mais on est d’accord que l’effectif de l’armée d’Afrique suffit très-largement à l'organisation de tous les postes nécessaires, et qu’à l’aide de ces postes, on est sûr de rester toujours maîtres du pays aujourd’hui conquis. Cette vérité, messieurs, est importante, et elle valait la peine d’être constatée.

Nous ne voulons point exagérer notre pensée. Nous ne prétendons pas dire qu’à l’aide de l’effectif actuel l’Algérie puisse lutter contre tous les périls qui pourraient naître d’une guerre étrangère, ni même qu’elle soit à l’abri des funestes effets que pourraient produire les passions ou les fautes de ceux qui la gouverneront désormais. Si l’on faisait dans le Petit-Désert des expéditions et des établissements inutiles, il est probable que l’effectif, quelque considérable qu’il soit, aurait de la peine à suffire. Si, contrairement au vœu exprimé à plusieurs reprises par les Chambres, et, nous pouvons le dire, aux lumières de l’expérience et de la raison, on entreprenait d’occuper militairement la Kabylie indépendante, au lieu de se borner à en tenir les issues, il est incontestable qu’il faudrait accroître bientôt le chiffre de notre armée ; enfin, si, par un mauvais gouvernement, par des procédés violents et tyranniques, on poussait au désespoir et à la révolte les populations qui vivent paisiblement sous notre empire, il nous faudrait assurément de nouveaux soldats. Nous n’avons pas voulu prouver le contraire. Il n’y a pas de force matérielle, quelque grande qu’elle soit, qui puisse dispenser les hommes de la modération et du bon sens. La tâche du gouvernement est d’empêcher de tels écarts ; ce n’est pas la nôtre. Tout ce que nous voulons dire est ceci : longtemps on a ignoré quelles étaient les vraies limites de notre domination et de notre occupation en Afrique. Aujourd’hui elles sont connues. Longtemps on n’avait pas acquis les notions exactes de l’espèce et du nombre des obstacles qui pouvaient se rencontrer dans ces limites ; aujourd’hui on les possède. On a pu se demander longtemps à l’aide de quelles forces, par quels moyens, suivant quelle méthode ou pouvait être sur de vaincre les difficultés naturelles et permanentes de notre entreprise ; on le voit nettement aujourd’hui, l’effectif actuel, bien qu’il ne pût peut-être pas suffire aux besoins factices et passagers que feraient naître l’ambition et la violence, doit répondre largement à tous les besoins naturels et habituels de notre domination en Afrique. Une étude très-attentive et très-détaillée de la question en a donné, à la majorité de la Commission, la conviction profonde.

Mais elle n’a pas voulu s’arrêter là, elle a désiré rechercher quels moyens on pourrait prendre pour diminuer graduellement cet effectif, et le réduire enfin à des proportions beaucoup moindres, sans mettre notre établissement en péril.

Plusieurs membres ont pensé qu’il était peut-être possible de distribuer les troupes de manière à leur faire produire les mêmes effets, en restant moins nombreuses. D’autres ont dit que l’établissement et le perfectionnement des routes faciliteraient puissamment notre domination, et pourraient permettre de diminuer l’armée. Nous reviendrons, dans une autre partie du rapport, sur cette question capitale des routes. Nous ne nions pas, messieurs, que ces moyens ne soient très-efficaces. Nous pensons que leur judicieux emploi nous permettrait de diminuer d’une manière assez notable notre armée ; mais nous ne croyons pas qu’ils puissent suffire. Ce serait, à notre sens, une illusion de croire que, par une organisation nouvelle de la force matérielle, ou en mettant cette force matérielle dans des conditions meilleures de locomotion, on put amener une diminution très-grande dans l'effectif de notre armée. L’art des conquérants serait trop simple et trop) facile, s’il ne consistait qu’à découvrir des secrets semblables et à surmonter des difficultés de cette espèce. L’obstacle réel et permanent qui s’oppose à la diminution de l’effectif, sachons le reconnaître, c’est la disposition des indigènes à notre égard.

Quels sont les moyens de modifier ces dispositions ; par quelle forme de gouvernement, à l’aide de quels agents, par quels principes, par quelle conduite doit-on espérer y parvenir ? Ce sont là, messieurs, les vraies et sérieuses questions que le sujet de la réduction de l’effectif soulève.

En fait, le système que nous suivons pour gouverner le pays qui nous est soumis, quoique varié dans ses détails, est partout le même. Différents fonctionnaires indigènes, établis ou reconnus par nous, administrent, sous des noms divers, les populations musulmanes ; ce sont nos intermédiaires entre elles et nous. Suivant que ces chefs indigènes sont près ou loin du centre de notre puissance, nous les soumettons à une surveillance plus ou moins détaillée, et nous pénétrons plus ou moins avant dans le contrôle de leurs actes, mais presque nulle part les tribus ne sont administrées par nous directement. Ce sont nos généraux qui gouvernent ; ils ont pour principaux agents les officiers des bureaux arabes. Aucune institution n’a été, et n’est encore plus utile à notre domination en Afrique, que celle des bureaux arabes. Plusieurs Commissions de la Chambre l’ont déjà dit, nous nous plaisons à le répéter. Ce système, qui a été fondé en partie, organisé et généralisé par M. le maréchal Bugeaud, repose tout entier sur un petit nombre de principes que nous croyons sages.

Partout le pouvoir politique, celui qui donne la première impulsion aux affaires, doit être dans les mains des Français. Une pareille initiative ne peut nulle part être remise avec sécurité aux chefs indigènes. Voilà le premier principe.

Voici le second : La plupart des pouvoirs secondaires du gouvernement doivent, au contraire, être exercés par les habitants du pays.

La troisième maxime du gouvernement est celle-ci : C’est sur les influences déjà existantes que notre pouvoir doit chercher à s’appuyer. Nous avons souvent essayé, et nous essayons encore quelquefois, d’écarter des affaires l’aristocratie religieuse ou militaire du pays, pour lui substituer des familles nouvelles et créer des influences qui soient notre ouvrage. Nous avons presque toujours échoué dans de pareils efforts, et il est aisé de voir, en effet, que de tels efforts sont prématurés. Un gouvernement nouveau, et surtout un gouvernement conquérant, peut bien donner le pouvoir matériel à ses amis, mais il ne saurait leur communiquer la puissance morale et la force d’opinion qu’il n’a pas lui-même. Tout ce qu’il peut faire, c’est d’intéresser ceux qui ont cette force et cette puissance de le servir.

Nous croyons ces trois maximes de gouvernement justes dans leur généralité ; mais nous pensons qu’elles n’ont de véritable valeur que par la sage et habile application qu’on en fait. Nous comprenons que, suivant les lieux, les circonstances, les hommes, il faut s’en écarter ou s’y renfermer ; c’est là le champ naturel du pouvoir exécutif ; il n’y aurait pour la Chambre ni dignité, ni utilité, à vouloir y entrer plus avant que nous ne venons de le faire. Mais si la Chambre ne peut entreprendre d’indiquer à l’avance, et d’une manière permanente et détaillée, quelle doit être l’organisation de notre gouvernement dans les affaires indigènes, et de quels agents il convient de se servir, elle a non-seulement le droit, mais le devoir de rechercher et de dire quel doit en être l’esprit et quel but permanent il doit se proposer.

Si nous envisageons d’un seul coup d’œil la conduite que nous avons tenue jusqu’ici vis-à-vis des indigènes, nous ne pourrons manquer de remarquer qu’il s’y rencontre de grandes incohérences. On y voit, suivant les temps et les lieux, des aspects fort divers ; on y passe de l’extrémité de la bienveillance à celle de la rigueur. Dans certains endroits, au lieu de réserver aux Européens les terres les plus fertiles, les mieux arrosées, les mieux préparées que possède le domaine, nous les avons données aux indigènes. Notre respect pour leurs croyances a été poussé si loin, que, dans certains lieux, nous leur avons bâti des mosquées avant d’avoir pour nous-mêmes une église ; chaque année, le gouvernement français (faisant ce que le prince musulman qui nous a précédés à Alger ne faisait pas lui-même) transporte sans frais, jusqu’en Égypte, les pèlerins qui veulent aller honorer le tombeau du Prophète. Nous avons prodigué aux Arabes les distinctions honorifiques qui sont destinées à signaler le mérite de nos citoyens. Souvent les indigènes, après des trahisons et des révoltes, ont été reçus par nous avec une longanimité singulière ; on en a vu qui, le lendemain du jour où ils nous avaient abandonnés pour aller tremper leurs mains dans notre sang, ont reçu de nouveau de notre générosité leurs biens, leurs hommes et leur pouvoir. Il y a plus ; dans plusieurs les lieux où la population civile européenne est mêlée à la population indigène, on se plaint, non sans quelque raison, que c'est en général l’indigène qui est le mieux protégé et l’Européen qui obtient le plus difficilement justice.

Si l’on rassemble ces traits épars, on sera porté à en conclure que notre gouvernement en Afrique pousse la douceur vis-à-vis des vaincus jusqu’à oublier sa position conquérante, et qu’il fait, dans l’intérêt de ses sujets étrangers, plus qu’il ne ferait en France pour le bien-être des citoyens.

Retournons maintenant le tableau, et voyons le revers. Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre administration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n’ont jamais été rendus. Dans les environs mêmes d’Alger, des terres très-fertiles ont été arrachées dos mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant on ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes, qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus, ou des factions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d’elles des conditions qu’on n’a pas tenues, on a promis des indemnités qu’on n’a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigènes. Non-seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens propriétaires ; mais, ce qui est pire, on hisse planer sur l’esprit de toute la population musulmane cette idée, qu’à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui y habitent, sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d’après une règle qu’on ignore encore. La société musulmane, en Afrique, n’était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fondations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détournant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles[2] dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître.

Il est bon sans doute d’employer comme agents de gouvernement des indigènes, mais à la condition de les conduire suivant le sentiment des hommes civilisés et avec des maximes françaises. C’est ce qui n’a pas eu lieu toujours ni partout, et l’on a pu nous accuser quelquefois d’avoir bien moins civilisé l’administration indigène, que d’avoir prêté à sa barbarie les formes et l’intelligence de l’Europe.

Aux actes sont quelquefois venues se joindre les théories. Dans des écrits divers, on a professé cette doctrine, que la population indigène, parvenue au dernier degré de la dépravation et du vice, est à jamais incapable de tout amendement et de tout progrès ; que, loin de l’éclairer, il faut plutôt achever de la priver des lumières qu’elle possède ; que, loin de l’asseoir sur le sol, il faut la repousser peu à peu de son territoire pour nous y établir à sa place ; qu’en attendant, on n’a rien à lui demander que de rester soumise, et qu’il n’y a qu’un moyen d’obtenir sa soumission : c’est de la comprimer par la force.

Nous pensons, messieurs, que de telles doctrines méritent au plus haut point non-seulement la réprobation publique, mais la censure officielle du gouvernement et des Chambres ; car ce sont, en définitive, des idées que les faits engendrent à la longue. Nous venons de peindre deux excès ; la majorité de votre Commission pense que notre gouvernement doit soigneusement éviter de tomber dans l’un comme dans l’autre. Il n’y a ni utilité ni devoir à laisser à nos sujets musulmans des idées exagérées de leur propre importance, ni de leur persuader que nous sommes obligés de les traiter en toutes circonstances précisément comme s’ils étaient nos concitoyens et nos égaux. Ils savent que nous avons, en Afrique, une position dominatrice ; ils s’attendent à nous la voir garder. La quitter aujourd’hui, ce serait jeter l’étonnement et la confusion dans leur esprit, et le remplir de notions erronées ou dangereuses.

Les peuples à demi civilisés comprennent malaisément la longanimité et l’indulgence ; ils n’entendent bien que la justice. La justice exacte, mais rigoureuse, doit être notre seule règle de conduite vis-à-vis des indigènes quand ils se rendent coupables envers nous.

Ce que nous leur devons en tout temps, c’est un bon gouvernement. Nous entendons, par ces mots, un pouvoir qui les dirige, non-seulement dans le sens de notre intérêt, mais dans le sens du leur ; qui se montre réellement attentif à leurs besoins ; qui cherche avec sincérité les moyens d’y pourvoir ; qui se préoccupe de leur bien-être ; qui songe à leurs droits ; qui travaille avec ardeur au développement continu de leurs sociétés imparfaites ; qui ne croie pas avoir rempli sa tâche quand il en a obtenu la soumission et l’impôt ; qui les gouverne, enfin, et ne se borne pas à les exploiter. Sans doute, il serait aussi dangereux qu’inutile de vouloir leur suggérer nos mœurs, nos idées, nos usages. Ce n’est pas dans la voie de notre civilisation européenne qu’il faut, quant à présent, les pousser, mais dans le sens de celle qui leur est propre ; il faut leur demander ce qui lui agrée et non ce qui lui répugne. La propriété individuelle, l’industrie, l’habitation sédentaire n’ont rien de contraire à la religion de Mahomet. Les Arabes ont connu ou connaissent ces choses ailleurs ; elles sont appréciées et goûtées par quelques-uns d’entre eux en Algérie même. Pourquoi désespérerions-nous de les rendre familières au plus grand nombre ? On l’a déjà tenté sur quelques points avec succès[3] . L’islamisme n’est pas absolument impénétrable à la lumière ; il a souvent admis dans son sein certaines sciences ou certains arts. Pourquoi ne chercherions-nous pas à faire fleurir ceux-là sous notre empire ? Ne forçons pas les indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs, à multiplier ceux qui y enseignent à former les hommes de loi et les hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se passer que la nôtre. Les passions religieuses que le Coran inspire nous sont, dit-on, hostiles, et il est bon de les laisser s’éteindre dans la superstition et dans l’ignorance, faute de légistes et de prêtres. Ce serait commettre une grande imprudence que de le tenter. Quand les passions religieuses existent chez un peuple, elles trouvent toujours des hommes qui se chargent d’en tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne supprimerez pas les passions religieuses, vous en livrerez seulement la discipline à des furieux ou à des imposteurs. On sait aujourd’hui que ce sont des mendiants fanatiques, appartenant aux associations secrètes, espèce de clergé irrégulier et ignorant, qui ont enflammé l’esprit des populations dans l’insurrection dernière, et ont amené la guerre.

Mais la question vitale pour notre gouvernement, c’est celle des terres. Quel est en cette matière notre droit, notre intérêt et notre devoir ?

En conquérant l’Algérie, nous n’avons pas prétendu, comme les Barbares qui ont envahi l’empire romain, nous mettre en possession de la terre des vaincus. Nous n’avons eu pour but que de nous emparer du gouvernement. La capitulation d’Alger, en 1850, a été rédigée d’après ce principe. On nous livrait la ville, et, en retour, nous assurions à tous ses habitants le maintien de la religion et de la propriété. C’est sur le même pied que nous avons traité depuis avec toutes les tribus qui se sont soumises. S’ensuit-il que nous ne puissions pas nous emparer des terres qui sont nécessaires à la colonisation européenne ? Non, sans doute ; mais cela nous oblige étroitement, en justice et en bonne politique, à indemniser ceux qui les possèdent ou qui en jouissent.

L’expérience a déjà montré qu’on pouvait aisément le faire, soit en concession de droits, soit en échange de terres sans qu’il en coûte rien, soit en argent à bas prix. Nous l’expliquerons beaucoup plus au long ailleurs ; tout ce que nous voulons dire ici, c’est qu’il importe à notre propre sécurité autant qu’à notre honneur de montrer un respect véritable pour la propriété indigène, et de bien persuader à nos sujets musulmans que nous n’entendons leur enlever sans indemnité aucune partie de leur patrimoine, ou, ce qui serait pis encore, l’obtenir à l’aide de transactions menteuses et dérisoires dans lesquelles la violence se cacherait sous la l’orme de l’achat, et la peur sous l’apparence de la vente. On doit plutôt resserrer les tribus dans leur territoire que les transporter ailleurs. En général une pareille mesure est impolitique, car elle a pour effet d’isoler les deux races l’une de l’autre, et, en les tenant séparées, de les conserver ennemies. Elle est, de plus, très-dure, de quelque manière qu’on l’exécute[4].

Le moment où la population indigène a surtout besoin de tutelle est celui où elle arrive à se mêler à notre population civile, et se trouve, en tout ou en partie, soumise à nos fonctionnaires et à nos lois. Ce ne sont pas seulement les procédés violents qu’elle a alors à craindre. Les peuples civilisés oppriment et désespèrent souvent les peuples barbares par leur seul contact, sans le vouloir-, et pour ainsi dire sans le savoir : les mêmes règles d’administration et de justice qui paraissent à l’Européen des garanties de liberté et de propriété apparaissent au barbare comme une oppression intolérable ; les lenteurs qui nous gênent rexaspèrent, les formes que nous appelons tutélaires, il les nomme tyranniques, et il se relire plutôt que de s’y soumettre. C’est ainsi que, snns recourir à l’épée, les Européens de l’Amérique du Nord ont fini par pousser les Indiens hors de leur territoire. Il faut veiller à ce qu’il n’en soit pas ainsi pour nous.

On a également remarqué que partout oij les transactions immobilières entre le propriétaire barbare et l’Européen civilisé pouvaient se foire sans contrôle, les terres passaient rapidement et à vils prix des mains de l’un dans celles de l’autre, et que la population indigène cessait d’avoir ses racines dans le sol. Si nous ne voulons pas qu’un pareil effet se produise, il faut que nulle part les transactions de cette espèce ne soient entièrement libres. Nous verrons ailleurs que cela n’est pas moins nécessaire à l’Européen qu’à l’Arabe. Nous venons de citer des faits, de faire allusion à des circonstances ; que la Chambre ne se méprenne pas sur notre pensée : en agissant ainsi, nous n’avons pas prétendu entrer dans l’examen spécial d’aucune mesure, ni en juger particulièrement aucime. La nature sommaire de ce rapport ne le permettrait pas. Nous n’avons voulu que lui faire bien comprendre quels devaient être, suivant nous, la tendance permanente et l’esprit général de notre gouvernement. Quel sera l’effet probable de la conduite que nous conseillons de tenir à l’égard des indigènes ? Où doit s’arrêter, en cette matière, l’espérance permise ? Où commence la chimère ? n’y a pas de gouvernement si sage, si bienveillant et si juste, qui puisse rapprocher tout à coup et unir intimement ensemble des populations que leur histoire, leur religion, leurs lois et leurs usages ont si profondément divisées. Il serait dangereux et presque puéril de s’en flatter. Il y aurait même, suivant nous, de l’imprudence à croire que nous pouvons parvenir aisément et en peu de temps à détruire dans le cœur des populations indigènes la sourde haine que fait naître et qu’entretient toujours la domination étrangère. Il faut donc, quelle que soit notre conduite, rester forts. Ce doit toujours être là notre première règle.

Ce qu’on peut espérer, ce n’est pas de supprimer les sentiments hostiles que notre gouvernement inspire, c’est de les amortir ; ce n’est pas de faire que notre joug soit aimé, mais qu’il paraisse de plus en plus supportable ; ce n’est pas d’anéantir les répugnances qu’ont manifestées de tout temps les musulmans pour un pouvoir étranger et chrétien, c’est de leur faire découvrir que ce pouvoir, malgré son origine réprouvée, peut leur être utile. Il serait peu sage de croire que nous parviendrons à nous lier aux indigènes par la communauté des idées et des usages, mais nous pouvons espérer le faire par la communauté des intérêts.

Déjà nous voyons en plusieurs endroits ce genre de lien qui se forme. Si nos armes ont décimé certaines tribus, il y en a d ’autres que notre commerce a singulièrement enrichies et fortifiées, et qui le sentent et le comprennent. Partout le prix que les indigènes peuvent attendre de leurs denrées et de leur travail s’est beaucoup accru par notre voisinage. D’un autre côté, nos cultivateurs se servent volontiers des bras indigènes. L’Européen a besoin de l’Arabe pour faire valoir ses terres ; l’Arabe a besoin de l’Européen pour obtenir un haut salaire. C’est ainsi que l’intérêt rapproche naturellement dans le même champ, et unit forcément dans la même pensée, deux hommes que l’éducation et l’origine plaçaient si loin l’un de l’autre.

C’est dans ce sens qu’il faut marcher, messieurs, c’est vers ce but qu’il faut tendre.

La Commission est convaincue que de notre manière de traiter les indigènes dépend surtout l’avenir de notre domination en Afrique, l’effectif de notre armée et le sort de nos finances ; car en cette matière les questions d’humanité et de budget se tonchent et se confondent. Elle croit qu’à la longue un bon gouvernement peut amener la pacification réelle du pays et une diminution très-notable dans notre armée.

Que si, au contrdire, sans le dire, car ces choses se sont quelquefois faites, mais ne se sont jamais avouées, nous agissions de manière à montrer qu’à nos yeux les anciens habitants de l’Algérie ne sont qu’un obstacle qu’il faut écarter ou fouler aux pieds ; si nous enveloppions lenrs populations non pour les élever dans nos bras vers le bien-être et la lumière, mais pour les y étreindre et les y étouffer, la question de vie ou de mort se poserait entre les deux races, L’Algérie deviendrait tôt ou tard, croyez-le, un champ clos, une arène murée, où les deux peuples devraient combattre sans merci, et où l’un des deux devrait mourir. Dieu écarte de nous, messieurs, une telle destinée !

Ne recommençons pas, en plein dix-neuvième siècle, l’histoire de la conquête de l’Amérique. N’imitons pas de sanglants exemples que l’opinion du genre humain a flétris. Songeons que nous serions mille fois moins excusables que ceux qui ont eu jadis le malheur de les donner ; car nous avons de moins qu’eux le fanatisme, et de plus les principes et les lumières que la Révolution française a répandus dans le monde.

La France n’a pas seulement parmi ses sujets musulmans des hommes libres, l’Algérie contient de plus en très-petit nombre des nègres esclaves. Devons-nous laisser subsister l’esclavage sur un sol où nous commandons ? L’un des princes musulmans nos voisins, le bey de Tunis, a déclaré que la servitude était abolie dans son empire. Pouvons-nous, en cette matière, faire moins que lui ? Vous n’ignorez pas, messieurs, que l’esclavage n’a pas chez les mahométan le même caractère que dans nos colonies. Dans tout l’Orient cette odieuse institution a perdu une partie de ses rigueurs. Mais, en devenant plus douce, elle n’est pas devenue moins contraire à tous les droits naturels de l’humanité. est donc à désirer qu’on puisse bientôt la faire disparaître, et la Commission en a exprimé le vœu le plus formel. Sans doute il ne faut procéder à l’abolition de l’esclavage qu’avec précaution et mesure. Nous avons lieu de croire qu’opérée de cette manière, elle ne suscitera point de vives résistances et ne fera pas naître de périls.

Cette opinion a été exprimée par plusieurs des hommes qui connaissent bien le pays. M. le ministre de la guerre s’y est rangé lui même.


SECONDE PARTIE
ADMINISTRATION CIVILE. — GOUVERNEMENT DES EUROPÉENS.


L’Algérie est divisée administrativement en trois territoires : l’un, peuplé en majeure partie d’Européens, se nomme le territoire civil ; l’autre, peuplé d’Européens et d’Arabes, s’appelle le territoire mixte, elle troisième, que les seuls indigènes habitent ou sont censés habiter, porte le nom de territoire arabe. Les territoires mixtes et arabes sont uniquement ou principalement administrés par des militaires, et suivant des règles militaires. Le territoire civil se rapproche seul du droit commun de France. Nous nous occuperons surtout de ce dernier, quoiqu’il soit de beaucoup le plus petit des trois. C’est sur le territoire civil que la société européenne est créée et assise ; c’est là qu’elle peut être conduite à l’aide de règles permanentes. Les Européens qui se fixent dans les territoires mixtes y sont, au contraire, dans une position exceptionnelle et passagère. À mesure que leur nombre s’accroît et que leurs intérêts deviennent plus variés et plus respectables, ils réclament et obtiennent les institutions du territoire civil, qui bientôt s’étend jusqu’à eux. Ce qui se passe dans le territoire civil est donc ce qui doit peu à peu se passer partout. Il contient la plus grande partie des Européens qui habitent l’Algérie, et renferme en quelque sorte l’avenir de tous. Son administration mérite donc d’attirer notre attention toute particulière.

Nous demandons à la Chambre la permission de poser, dès à présent, en fait, qu’en Algérie l’administration proprement dite, celle qui a pour principale mission d’établir dans le pays et de diriger la population européenne, ne fonctionne que d’une manière très-imparfaite, qu’elle est singulièrement compliquée dans ses rouages, très-lente dans ses procédés, qu’avec beaucoup d’agents elle produit peu ; que souvent, avec beaucoup de travail, d’efforts et d’argent, elle produit mal. Nous aurons l’occasion autre part d’éclairer ces vérités par des exemples. Nous nous bornons eu ce moment à les exprimer. Nous considérons que les vices de l’administration en Algérie sont une des causes principales des mécomptes que nous avons éprouvés dans ce pays, et qu’une réforme administrative est le plus pressant de tous les besoins qui se font sentir aujourd’hui.

Ce fait ainsi posé, nous en rechercherons aussitôt les causes. Parmi ces causes, quelle part doit être attribuée au mauvais choix des hommes ? La Commission n’avait point à l’examiner. Ceci est une question de personnel dans laquelle la Chambre ne doit pas entrer. Ici tout le pouvoir, mais aussi il faut qu’on le sache et qu’on le sente, toute la responsabilité appartient au gouvernement. Ce que nous pouvons dire sur ce sujet, c’est qu’il serait sage, avant de confier à des fonctionnaires l’administration de l’Algérie, de les préparer à cette tâche ou de s’assurer, du moins, qu’ils s’y sont préparés eux-mêmes. Une école spéciale ou tout au moins des examens spéciaux nous paraîtraient très-nécessaires. C’est ainsi que procèdent les Anglais dans l’Inde[5] Les fonctionnaires que nous envoyons en Afrique ignorent, au contraire, presque tous la langue, les usages, l’histoire du pays qu’ils vont administrer. Bien plus, ils y agissent au nom d’une Administration dont ils n'ont jamais étudié l’organisation particulière, et ils y appliquent une législation exceptionnelle dont ils ignorent les règles. Comment s’étonner qu’ils soient souvent au-dessous de leur rôle ?

Nous ne dirons rien de plus sur le personnel. C’est de l’organisation même des services que nous voulons entretenir la Chambre. Il n’y a pas de sociétés qui aient naturellement plus besoin de sùreté, de simplicité et de rapidité dans les procédés administratifs que celles qui se fondent dans un pays nouveau. Ses besoins sont presque toujours mal prévus et pressants, et ils exigent une satisfaction immédiate et facile. Aux prises avec des obstacles de tout genre, l’homme doit y être moins que partout ailleurs gêné par son gouvernement. Ce qu’il en attend surtout, c’est de la sécurité pour les fruits du travail, et de la liberté pour le travail lui-même. Il eût donc été très-nécessaire de créer pour l'Afrique une machine de gouvernement plus simple dans ses rouages et plus prompte dans ses mouvements que celle qui fonctionne en France[6]. On a fait précisément le contraire. Un rapide examen va le prouver à la Chambre.

Ce qui frappe d’abord dès qu’on étudie les règles suivant lesquelles se meut l’Administration de l’Algérie, c’est l’extrême centralisation de la métropole. Dire que la centralisation des affaires à Paris est aussi grande pour l’Afrique que pour un département de France, c’est rester infiniment au-dessous de la vérité. Il est facile de voir qu’elle s’étend beaucoup plus loin et descend beaucoup plus bas. En France, il y a un grand nombre de questions administratives qui peuvent être tranchées sur place par des fonctionnaires secondaires. Les préfets et les maires sont autant de pouvoirs intermédiaires qui arrêtent les affaires au passage, et les décident, sauf recours. En Afrique, la vie municipale et départementale n’existant pas, tout est régi par l’autorité centrale et doit aboutir tôt ou tard au centre. Les budgets de la plupart de nos communes sont définitivement réglés dans le département ; mais en Algérie, les moindres dépenses locales ne sauraient être autorisées que par M. le ministre de la guerre. A vrai dire, et sauf quelques exceptions rares, tous les actes quelconques de l’autorité publique en Afrique, quelque minimes qu’on les imagine ; tous les détails de l’existence sociale, quelque misérables qu’on les suppose, relèvent des bureaux de Paris. C’est ce qui explique que dans l’année 1846 la seule direction de l’Algérie ait reçu plus de 24,000 dépêches, et en ait expédié plus de 28,000. Quels que soient le zèle et l’activité dont cette direction a fait preuve, et que nous reconnaissons volontiers, une telle concentration des affaires dans le même lieu n’a pu manquer de ralentir singulièrement la marche de tous les services.

Comme un pareil état de choses est profondément contraire aux besoins actuels du pays, il arrive qu’à chaque instant le fait s’insurge, en quelque sorte, contre le droit. Le gouvernement local reprend eu licence ce qu’on lui refuse en liberté ; son indépendance, nulle dans la théorie, est souvent très-grande en pratique ; mais c’est une indépendance irrégulière, intermittente, confuse et mal limitée, qui gêne la bonne administration des affaires plus qu’elle ne la facilite.

Toutes les affaires quelconques qui naissent en Afrique aboutissent au ministère de la guerre ; mais, arrivées là, elles se divisent et s’éparpillent en plusieurs mains. Le fonctionnaire qui guide l’Administration proprement dite, par exemple, reste entièrement étranger à la direction politique et au gouvernement général du pays. L’une de ces deux choses, cependant, ne saurait être bien conduite dans l’ignorance de l’autre. Le pouvoir central de France qui dirige l’Algérie y exercerait une influence plus éclairée et plus grande, si, tout en restreignant sa compétence, on centralisait mieux son action. Si encore les affaires d’Afrique, qui arrivent au ministère de la guerre, n’en sortaient point et y rencontraient leur solution immédiate et définitive, les maux seraient moindres ; moins étudiées, les

affaires se termineraient ils moins plus vite. Mais il n’en est rien ; plusieurs d’entre elles, avant d’être réglées par M. le ministre de la guerre, sont examinées, discutées et débattues par plusieurs de ses collègues. Les principaux travaux publics sont soumis au conseil royal des ponts et chaussées, les affaires des cultes et de la justice le sont d’ordinaire au garde des sceaux, celles de l’instruction publique au ministre de ce département. De telle sorte qu’on a les inconvénients de la centralisation de tous les services dans une seule administration, sans ses avantages.

Après l’excessive centralisation de Paris, le plus grand vice de l’organisation administrative d’Afrique, c’est la centralisation excessive à Alger. De même qu’on a forcé toutes les affaires quelconques qui se traitent à Alger de venir aboutir à Paris, on a contraint toutes les affaires d’Afrique à passer par Alger. Les deux centralisations sont aussi complètes l’une que l’autre ; mais leurs conséquences ne sont pas les mêmes. Toutes les affaires, petites ou grandes, qui sont attirées à Paris, y sont du moins traitées et résolues ; tandis que quand elles viennent à Alger, elles n’y vont en quelque sorte que pour s’y faire voir ; non-seulement elles ne sont pas réglées à Alger, mais on doit reconnaître que pour un grand nombre d’entre elles il y a impossibilité de les y bien régler.

L’Algérie forme politiquement une seule unité indivisible ; il est nécessaire que le gouvernement des tribus indigènes, la direction de l’armée, et encore plus celle de la guerre, y émanent d’une seule pensée. Mais l’unité administrative des trois provinces, au moins quant aux détails, est un être de convention, une conception purement arbitraire, qui n’existe que par la volonté du législateur. Ce n’est pas la proximité des lieux qui la justifie, car il est ordinairement plus court d’aller du chef-lieu des provinces à Paris qu’à Alger. Ce n’est pas non plus la communauté des intérêts qui l’explique, car chacune des trois provinces a une existence à part, des intérêts spéciaux et des besoins qui lui sont propres. On ne les connaît guère plus à Alger qu’à Paris même. Il existe de grands rapports d’affaires entre chacune d’elles et la France, très-peu de l’une à l’autre ; cela s’aperçoit aujourd’hui à un signe bien évident : la crise financière et industrielle qui désole en ce moment Alger et les villes qui en dépondent n’est point ressentie à Philippeville et à Oran. Dans cette dernière place, le taux de l’intérêt de l’argent n’a pas varié, tandis qu’à Alger il a atteint une élévation presque incroyable.

Pourquoi attirer si péniblement et de si loin toutes les affaires administratives des provinces, les plus petites comme les plus considérables, dans un lieu où les affaires industrielles et commerciales ne vont pas ?

Les ordonnateurs militaires des provinces, les directeurs des fortifications et de l'artillerie, les intendants, correspondent directement avec M. le ministre de la guerre. Cela accélère et facilite singulièrement le service, sans en détruire l’unité. L’administration civile n’a pas imité cet exemple : de tous les points qu’elle occupe, toutes les affaires qu’elle peut avoir à traiter arrivent à Alger ; elles s’y accumulent. Disons maintenant de quelle manière on les y traite.

La Chambre va voir avec surprise jusqu’à quel point on s’éloigne ici de ce même principe de centralisation dans lequel on abondait avec tant d’excès tout à l’heure.

Prenons pour terme de comparaison, afin de nous bien faire comprendre, un département de France.

Les agents du gouvernement y sont multiples. Les uns s’occupent de pourvoir aux besoins généraux et imprévus de la société, c’est l’administration proprement dite ; les autres remplissent des fonctions plus spéciales : ceux-ci se chargent de la perception des impôts, ceux-là de la confection des travaux publics. Tous ces agents relèvent à Paris d’un ministre différent ; mais dans le département tous sont soumis à la surveillance centrale, et, sous beaucoup de rapports, à la direction commune du préfet. L’unité préfectorale est l’une des créations les plus heureuses, et assurément l’une des plus neuves en matière d’administration publique, qui soit due au génie de Napoléon.

En regard de cette organisation si simple et si puissante, mettons ce qui existe à Alger.

Au lieu de l’administration unique du préfet, on y a créé trois centralisations spéciales, sous les noms de direction de l’intérieur, des finances et des travaux publics.

Chacun de ces directeurs a sous ses ordres tous les agents inférieurs des différents services que nous venons de nommer ; il réunit dans sa main, il soumet à son examen préalable et à son contrôle particulier les affaires que ceux-ci traitent. Ces trois directeurs se tiennent vis-à-vis les uns des autres dans une indépendance d’autant plus pointilleuse et inquiète, que, placés plus haut dans la hiérarchie, ils ont une idée plus grande de leur dignité et de leur pouvoir. Cependant leur concours serait tous les jours nécessaire pour la bonne et prompte expédition des affaires.[7]

Au-dessus de ces trois grandes administrations où viennent se centraliser d’abord toutes les affaires, on en a placé une quatrième, destinée à leur servir de lien ; c’est la direction générale des affaires civiles. Le directeur général des affaires civiles a pour mission de diriger vers un but commun les mouvements des trois directeurs particuliers ; mais il est impuissant à y parvenir. Il y a deux raisons pour cela : la première, c’est qu’on ne l’a revêtu d’aucun pouvoir propre ; au gouverneur seul a été conservée l’initiative de toutes choses ; par lui-même, le directeur général n’a aucun parti à prendre, aucune impulsion à donner ; il écoute, il examine, il reçoit, il transmet, il n’ordonne point, il ne peut même communiquer que par intermédiaires avec les agents d’exécution. Eût-il une puissance propre, il aurait encore grand’peine à l’exercer vis-à-vis de trois fonctionnaires placés presque aussi haut que lui dans la hiérarchie, et munis comme lui d’un pouvoir centralisé ; aussi jusqu’à présent tous les rapports entre eux et lui n’ont-ils guère amené que des conflits.

Au-dessus de toutes ces centralisations superposées, apparaît enfin la centralisation du gouverneur général ; mais-celle ci est, de sa nature, plus politique qu’administrative. Le gouverneur peut bien donner une impulsion générale à l’administration, mais il lui est difficile d’en suivre et d’en coordonner les procédés. Sa principale mission, c’est de dominer le pays, d’eu gouverner les habitants, de s’occuper de la paix, de la guerre, de pourvoir aux besoins de l’armée, à la distribution de la population européenne et indigène sur le sol. On peut donc affirmer qu’aujourd’hui, en Afrique, notre grand et tutélaire principe de l’unité administrative n’existe pas. Plus loin nous ferons ressortir les conséquences de cet état de choses. Nous ne faisons que le montrer en ce moment.

A côté des pouvoirs qui administrent, se trouve un grand conseil de gouvernement, appelé Conseil d’administration, devant lequel les affaires sont apportées et discutées. Si ce Conseil ne s’était léservé que la solution des questions administratives les plus graves, il aurait pu remettre une certaine unité et quelque harmonie dans l’administration : mais on l’a fait descendre dans les moindres détails ; sa compétence s’est successivement étendue sur un espace que son travail ne peut parcourir ; en voulant tout connaître, il arrête tout. Près de ce Conseil, qui regorge d’attributions inutiles, on en a placé un autre, celui du contentieux, qui n’a pour ainsi dire rien à faire. L’ordonnance qui le crée place, il est vrai, dans sa compétence, toutes les questions qui se traitent devant nos conseils de préfecture ; mais plusieurs de ces questions ne peuvent pas se présenter en Afrique. D’une autre part, les questions qui naissent de la position spéciale de l’Algérie, et seraient naturellement de la compétence des tribunaux administratifs, ont été jusqu’ici retenues par l’administration elle-même.

Il faudrait d’ailleurs, pour que les tribunaux administratifs pussent rendre de vrais services en Algérie, qu’il en existât un dans chaque province.

Nous venons de montrer le nombre, l’étendue, la ’ situation respective des pouvoirs qui résident à Alger. Retournons maintenant aux provinces, et voyons comment s’y préparent les affaires. L’indépendance dans laquelle y vivent les différents fonctionnaires administratifs les uns des autres y est encore beaucoup plus grande et beaucoup plus préjudiciable à la bonne administration qu’elle ne l’est à Alger.

Là, du moins, si les chefs de service, isolés les uns des autres dans leur sphère spéciale, ne sont pas forcés d’agir en commun, au moins il ne dépend que d’eux de s’entendre. Lorsque le directeur de l’intérieur et celui des finances ont une œuvre commune à exécuter, ils peuvent se communiquer directement et immédiatement l’un à l’autre leurs observations réciproques, et trancher sans perte de temps les questions difficiles. Leurs subordonnés dans les provinces ne sauraient le faire. Supposons que le sous-directeur de l’intérieur et le directeur des domaines de Bone veuillent établir un village : survient un conflit ; ils n’ont presque aucune chance de jamais se mettre d’accord. Car, d’une part, il n’y a personne sur les lieux qui puisse les forcer à adopter le même avis, et, le voulussent-ils eux-mêmes, ils n’ont pas le droit de le faire. Il faut qu’ils écrivent respectivement à Alger ; que là les chefs de service, avertis séparément de la difficulté qui s’élève, se voient, qu’ils s’entendent sur une affaire qu’ils n’ont pas sous les yeux, et qu’ensuite chacun d’eux transmette à son subordonné l’instruction qu’ils auront concertée ensemble.

A Alger, du moins, le pouvoir du gouverneur général domine tout, et, à un moment donné, il peut faire marcher d’accord tous les chefs de service. Ce remède, bien qu’intermittent, peut guérir en partie le mal. On ne saurait l’employer dans les provinces.

Par une combinaison fort extraordinaire, les fonctionnaires qui représentent dans les provinces le pouvoir politique et militaire du gouverneur n’ont aucune part à sa puissance civile et administrative[8].

Un tel état de choses est plein d’inconvénients et même de périls, nous le prouverons par un seul exemple, il frappera la Chambre. Personne n’ignore quelle est l’importance de la ville de Constantine, on peut dire que cette ville est la clef de la province ; presque tous les hommes considérables du pays y ont des propriétés et beaucoup des relations de famille. Il n’y a rien, à coup sûr, qui touche de plus près à la politique que l’administration d’une pareille ville. Eh bien ! le commandant supérieur de la province ne peut exercer aucun contrôle ni même aucune surveillance sur les fonctionnaires civils qui régissent la population de Constantine. Ce n’est qu’à titre de condescendance qu’ils suivent ses avis. Que le commandant supérieur de la province s’aperçoive que le conmissaire civil, qui administre la ville, va prendre une mesure de nature à compromettre la tranquillité publique, il n’aura qu’un moyen légal de s’y opposer, ce sera de prévenir à Alger le gouverneur général, lequel s’adressera d’abord au directeur général des affaires civiles, celui-ci au directeur de l’intérieur, et celui-là au sous-directeur de Philippeville, qui intimera enfin au commissaire civil de Constantine l’ordre de s’abstenir.

Tout ceci, nous ne craignons pas de le dire, est aussi contraire au bon sens qu’à l’intérêt du service.Il n’est sage nulle part, mais surtout dans un pays conquis, de laisser complètement indépendants l’un de l’autre l’autorité qui administre et le pouvoir politique qui gouverne, de quelque nature que soit le représentant de ce pouvoir, et à quelque classe de fonctionnaires publics qu’il appartienne.

Telle est l’organisation des services civils en Afrique. Voyons quels sont les maux et les abus de tous genres qui en découlent. Si l’on calcule la somme totale à laquelle s’élèvent les traitements accordés aux fonctionnaires ou aux divers agents européens des services civils en Algérie, on découvre qu’elle s’élève à plus de quatre millions[9], bien que la population administrée ne dépasse guère cent mille Européens. On ne saurait s’en étonner, lorsque l’on considère la multitude de rouages dont on a surchargé la machine administrative, et surtout le grand nombre d’administrations centrales qu’on a créées. Ce qui coûte toujours le plus cher en administration, c’est la tête. En multipliant sans nécessité le nombre des grands fonctionnaires, on a accru, sans mesure, le nombre des grands traitements[10]. Ceci a conduit indirectement à des conséquences financières bien plus fâcheuses : en créant dans une sphère très-élevée des autorités parallèles ou presque égales, on a allumé entre elles les rivalités et les jalousies les plus ardentes. Cela était inévitable ; et comme aucun pouvoir supérieur ne contenait chacune de ces puissances secondaires dans la modération, il en est résulté, au grand détriment du Trésor, ces deux choses :

Chacune de ces administrations centrales a voulu s’installer dans un vaste hôtel, et n’y est parvenue qu’à très-grands frais pour le Trésor ; puis, chacune d’elles a tenu à s’entourer de nombreux bureaux. Les bureaux n’ont pas toujours été créés uniquement en vue des affaires, mais en vue de l’importance qu’avait, ou que désirait avoir, l’administration près de laquelle on les plaçait. L’Algérie contient aujourd’hui beaucoup plus de deux mille fonctionnaires européens de l’ordre civil[11] . On rencontre déjà, en Afrique, presque tous les fonctionnaires de France, et, de plus, lui grand nombre d’autres que nous ne connaissons pas. Cependant, on se plaint que les agents manquent, et on a raison. Les agents d’exécution manquent, en effet, dans beaucoup de services. Ce qui abonde, ce sont les commis[12].

Les bons agents d’exécution manquent plus encore. Les hommes les plus habiles de chaque service ne sont pas employés sur les lieux ; on les attire et on les retient dans les bureaux des directeurs : au lieu de conduire les affaires, ils les résument.

Comme, au milieu de ces pouvoirs discordants et jaloux, aucun plan d’ensemble pour les dépenses ne peut être ni conçu, ni mûri, ni arrêté, ni suivi, et que chacun d’eux pousse isolément à des travaux qui doivent accroître son importance, l’argent est souvent dépensé sans nécessité ou sans prévoyance. En administration, la prévoyance ne peut être que le fait d’un seul ; une administration complexe et confuse doit demander beaucoup de crédits, et souvent dépasser ceux qu’on lui accorde. C’est ce qui est arrivé, notamment l’année dernière, ainsi que la Chambre a pu s’en convaincre lors de la discussion qui a eu lieu récemment devant elle.

Que si, cessant de rechercher ce que coûte l’administration en Afrique, nous voulons considérer ce qu’elle fait, nous apercevons un spectacle plus regrettable encore.

Ce qui frappe d’abord en la voyant à l’œuvre, c’est de n’apercevoir dans son sein aucune pensée centrale et puissante qui dirige vers un but commun, et retient dans leurs limites naturelles toutes les parties qui la composent. Chacune de celles-ci forme au contraire comme un monde à part, dans lequel l’esprit spécial se développe en liberté et règne sans contrôle.

Prenons un exemple : on s’est plaint souvent des tendances fiscales que montrent en Afrique les services financiers. L’administration des finances s’est en effet beaucoup plus préoccupée jusqu’ici d’obtenir des revenus de l’Algérie, que d’y fixer des habitants ; elle a cherché à vendre régulièrement et cher le domaine de l’État, plutôt qu’à en tirer pour la colonisation un parti utile. Cela est vrai. Mais on a tort de reprocher aux agents financiers de se livrer à cette tendance qui, chez eux, est naturelle et même légitime ; il Il faut seulement regretter qu’il ne se rencontre pas au-dessus d’eux un pouvoir qui, placé au point de vue de l’intérêt général, puisse les diriger et au besoin les contraindre.

L’abus de l’esprit spécial dans chaque service, ou, en d’autres termes, l’absence d’unité dans la direction générale des affaires, est le plus grand mal qui naisse de l’organisation administrative que nous venons de décrire ; les autres sont l’impuissance et la lenteur.

La centralisation d’Alger étant sans limites, la vie locale et municipale n’existant pas, les plus petites affaires arrivent pêle-mêle avec les plus grandes, sous les yeux des principaux fonctionnaires[13]. Quand les grands pouvoirs qui résident à Alger ont ainsi amassé dans leurs mains toutes les affaires, ils plient sous le faix. Les détails de l’administration les distraient des principaux intérêts de la société. Après qu’ils se sont épuisés à résoudre des questions de pavage et d’éclairage, ils négligent, faute de temps, les grands travaux de la colonisation européenne. Pour étudier le pays, reconnaître les terres dont l’État dispose, acquérir celles qu’il ne possède pas encore, cadastrer et limiter les unes et les autres, tracer les nouveaux emplacements des villages, veiller au bon choix des colons et procéder à leur installation prudente sur le sol, ils attendent qu’il leur vienne quelques loisirs.

Dans ce qu’ils entreprennent, ils ne marchent qu’avec une lenteur presque incroyable. Une dépêche du ministre de la guerre met d’ordinaire plus de temps pour aller du cabinet du gouverneur dans les mains de l’agent direct d’exécution, fût-il à Alger même, qu’elle n’en a mis à parcourir la France, à traverser la Méditerranée et à arriver en Afrique. Cela se comprend, si l’on songe que là où en France il ne se rencontre entre le ministre et l’agent d’exécution qu’un intermédiaire, on en trouve trois et quelquefois quatre en Afrique.

Il n’y a pas d’affaire si grande et si générale qui arrive au terme sans retard. Prenons pour exemple la plus importante et la plus générale de toutes, la préparation des budgets. L’ordonnance du 12 janvier 1846 veut que le tableau général de sous-répartition des crédits ouverts par la loi annuelle des finances, pour les dépenses civiles de l’Algérie, soit préparé en Afrique et transmis au ministre de la guerre avant le 1° octobre de l’année qui précède l’exercice, afin que ce même tableau, après avoir été approuvé, puisse être renvoyé en Algérie avant le commencement de cet exercice, ainsi que l’ordre des finances et le bon sens l’exigent. Or ce tableau n’est jamais transmis à temps à M. le ministre de la guerre ; d’où il suit qu’il ne peut retourner en Afrique que quand déjà l’exercice est commencé. En 1846, ce n’est que dans le mois de novembre que le tableau de sous-répartition a été connu des chefs de service ; en d’autres termes, ce n’est qu’à la fin de l’année qu’ils ont appris ce qu’ils avaient eu à dépenser depuis le commencement. Quant aux petites affaires ou à celles qui ne regardent que les particuliers, non-seulement elles marchent avec lenteur, mais souvent elles n’aboutissent point. Apres avoir cheminé péniblement au milieu du dédale administratif que nous venons de décrire, il leur arrive quelquefois de disparaître. Que sont-elles devenues ? Tout le monde l’ignore ; les intéressés ne le savent pas, l’administration ne le sait pas davantage ; car, parmi tous ces pouvoirs qui se les sont passées de main en main, il n’y en a pas un seul qui en fût directement et uniquement responsable.

De riches propriétaires français, qui se sont rendus plusieurs fois en Afrique, avec l’autorisation de M. le ministre de la guerre, pour y visiter les lieux, ont été quatre ou cinq ans sans pouvoir obtenir une concession qui leur était promise.

Beaucoup de pauvres émigrants sont morts dans les carrefours d’Alger, avant qu’on leur ait fait savoir quel lieu on leur assignait pour aller y vivre.

Des colons établis provisoirement sur une partie du sol ont eu le temps d’y bâtir une maison, d’y défricher un champ, d’y faire plusieurs récoltes, avant d’avoir reçu la réponse qui leur annonçait qu’ils pouvaient s’y fixer.

Des concessionnaires, après avoir exécuté largement les conditions qui leur étaient imposées pour se procurer le titre définitif que leur avait promis l’État, Tout demandé en vain sans pouvoir l’obtenir. Ils avaient transformé leur capital en maisons ou en terres cultivées, et ils ne pouvaient ni aliéner celles-ci, ni les donner en hypothèque pour se procurer l’argent dont ils avaient besoin. Plusieurs ont été ainsi amenés à une ruine complète, non qu’ils n’eussent pu produire la richesse, mais parce qu’on les a empêchés de tirer parti de la richesse qu’ils avaient produite.

S’ensuit-il que les fonctionnaires publics en Algérie restent oisifs ? Ils agissent au contraire beaucoup. Tout ce qu’on réglemente en France est réglementé en Afrique, et l’administration s’y mêle en outre de beaucoup de choses dont elle ne s’est encore jamais mêlée parmi nous. Les seuls arrêtés de policé pris par M. le directeur de l’intérieur à Alger rempliraient un volume. Mais presque toutes les forces s’y consument eu débats stériles ou en travaux improductifs. L’administration civile d’Afrique ressemble à une machine sans cesse en action, dont tous les rouages marcheraient à part ou se tiendraient réciproquement en échec. Avec beaucoup de mouvement, elle n’avance pas.

Le tableau que nous présentons ici n’est pas chargé. Si la Chambre pouvait entrer dans le détail, elle se convaincrait que nous avons atténué plutôt qu’exagéré la vérité.

Un pareil état de choses peut-il subsister plus longtemps, messieurs ? En France, une administration complexe, embarrassée, impuissante, comme celle d’Afrique, ralentirait la marche des affaires et nuirait à la prospérité publique. Mais, en Algérie, elle amène à sa suite, ne l’oublions pas, la ruine des familles, le désespoir et la mort des citoyens. Nous avons attiré ou conduit des milliers de nos compatriotes sur le sol de notre conquête ; devons-nous les laisser s’y débattre misérablement contre des obstacles qui ne sont pas inhérents au pays ou à l’entreprise, et qui naissent de nous-mêmes ? Votre Commission, messieurs, a lieu de croire que le gouvernement, frappé comme elle des vices de l’organisation actuelle, songe à réformer celle-ci. Elle vous demande de l’affermir dans cette pensée, en vous y associant. En conséquence, elle vous propose d’insérer à la suite du projet de loi qui vous est soumis, un article additionnel ainsi conçu :

« Il sera rendu compte aux Chambres, dans la session de 1848, de l’organisation de l’administration civile en Algérie. » Cette résolution, toutefois, nous devons le dire, n’a pas été prise d’un accord unanime. La Commission entière a reconnu que l’organisation actuelle des services civils en Afrique était défectueuse. Mais quelques membres ont pensé qu’il suffisait d’exprimer le désir de voir cette organisation modifiée, sans indiquer l’époque précise à laquelle les changements devaient avoir lieu. Faire plus était tout à la fois dangereux et inutile. La majorité n’a point été de cet avis, et elle persiste à proposer— à votre adoption l’article additionnel que nous venons de faire connaître.

Quels sont les changements à faire ? La Commission, messieurs, n’a pas à s’expliquer ici dans le détail. Elle ne peut que signaler d’une manière générale dans quel esprit il lui paraît bon qu’on agisse, ou plutôt, elle l’a déjà indiqué en montrant les vices de l’état actuel. Il lui suffit en ce moment de se résumer. Restreindre à Paris la centralisation dans des limites plus étroites, de telle sorte que si tout le gouvernement des affaires d’Afrique reste en France, une partie de l’administration soit en Afrique même.

En Algérie, décharger les principaux pouvoirs d’une partie de leurs attributions, en restituant celles-ci aux autorités municipales. A Alger, simplifier les rouages de l’administration centrale, y introduire la subordination et l’unité.

Créer cette même unité dans les provinces, y remettre à l’autorité locale la décision de toutes les affaires secondaires, ou lui permettre de les traiter directement avec Paris.

Soumettre partout les autorités administratives à la direction, ou tout au moins à la surveillance et au contrôle du pouvoir politique. Tel est, messieurs, le sens général qu’il nous paraîtrait sage de donner à la réforme.

Le pouvoir qui dirige les affaires en Afrique étant ainsi devenu un, moins dépendant quant au détail, plus agile et plus fort, il paraîtrait nécessaire à la majorité de la Commission de lui poser quelques limites nouvelles, et de donner aux citoyens des garanties plus grandes que celles qu’ils possèdent déjà. Le premier besoin que l’on ressente, quand on vient se fixer dans un pays nouveau, est de savoir précisément quelle est la législation qui y règne, et de pouvoir compter sur sa stabilité. Or, nous ne croyons pas qu’il y ait aujourd’hui personne qui puisse dire avec une complèle exactitude, et avec une certitude absolue, quelles sont les lois françaises qui s’appliquent en Algérie et quelles sont celles qui ne s’y appliquent pas. Les fonctionnaires n’en savent pas beaucoup plus sur ce point que les administrés, les tribunaux que les justiciables. Chacun va souvent au hasard et au jour le jour. La Commission pense qu’il est nécessaire de déterminer enfin officiellement et exactement quelle est la partie de la législation algérienne qui est exceptionnelle, et quelle autre n’est que le droit commun de France.

Déjà, dans quelques matières spéciales, des ordonnances du roi ont fait connaître avec précision en quoi l’on s’écartait de la législation de France. Ce qui a été ainsi réglé pour quelques parties de la législation devrait l’être pour toutes. Nous pensons même que, pour les matières de première importance, on devrait faire en Algérie comme on fait dans les colonies, avoir recours à la loi elle-même. Jusqu’à quel point la législation qui régit les Européens en Afrique peut-elle dès à présent ressembler à celle de France ? Cela dépend beaucoup des circonstances, des matières et des lieux. Nous ne prétendons pas résoudre dans le détail une question si complexe. Ce n’est ni le moment, ni la place. Aujourd’hui, il suffit de bien montrer l’objet final qu’on doit avoir en vue. Nous ne devons pas nous proposer en Algérie la création d’une colonie proprement dite, mais l’extension de la France elle-même au delà de la Méditerranée. Il ne s’agit pas de donner naissance à un peuple nouveau ayant ses lois, ses usages, ses intérêts, et tôt ou tard sa nationalité à part, mais d’implanter en Afrique une population semblable en tout à nous-mêmes. Si ce but ne peut pas être atteint immédiatement, c’est du moins le seul vers lequel il faut constamment et activement tendre.

On peut déjà s’en rapprocher sur quelques points. Aujourd’hui, la liberté des citoyens peut encore être menacée en Algérie de deux manières : par les vices de l’organisation judiciaire, et par l’arbitraire du pouvoir politique. La Chambre sait que la justice n’est point constituée en Afrique comme en France. Non-seulement le juge y est amovible, mais il y reste privé de la plupart des droits que l’on considère en France connue la meilleure sauvegarde de la liberté, de l’honneur et de la vie des citoyens. Le ministère public au contraire y est pourvu d’immenses privilèges qu’il n’a jamais possédés parmi nous. C’est lui qui, par l’effet de sa seule volonté, arrête, incarcère, prévient, relâche, détient les accusés. Il est le chef unique et tout-puissant de la justice. Seul, il propose l’avancement des magistrats ; seul, il a droit de les déférer au ministre de la guerre, qui peut les censurer, les réprimander et les suspendre.

Si le temps n’est pas venir de rendre en Afrique le juge inamovible, du moins peut-on dire dès à présent qu’aucun besoin social ne justifie suffisamment, par sa spécialité et son urgence, la position exceptionnelle et les pouvoirs exorbitants qu’on a donnés au ministère public. Nous croyons savoir que plusieurs des hommes éminents qui, à différents degrés, ont représenté ou représentent encore cette magistrature en Afrique, sont eux-mêmes de cette opinion.

La majorité de la Commission considère également comme étant à la fois très-alarmant et peu efficace le privilège accordé au gouverneur général d’expulser arbitrairement de l’Algérie les hommes qu’il jugerait dangereux d’y conserver. Nous devons dire toutefois que, sur ce point, les avis ont été partagés. Plusieurs membres ont pensé qu’il n’y avait pas de raisons suffisantes pour retirer au gouverneur général un pouvoir dont on n’avait pas abusé jusqu’à présent, et que, dans l’état précaire d’un pays conquis, il était très-nécessaire de le lui conserver. Ces mêmes membres ont fait observer qu’un pouvoir semblable était exercé par les gouverneurs de toutes nos colonies ; ils ont fait remarquer enfin que son exercice en Algérie n’était point entièrement arbitraire, le gouverneur général ne pouvant agir en cette matière qu’après avoir pris l’avis du conseil supérieur, avis qu’il n’est pas, il vrai, obligé de suivre. La majorité de la Commission, sans dire qu’on eût fait abus du pouvoir d’expulsion que possède le gouverneur général, a persisté à croire qu’un tel pouvoir ne devait pas être laissé dans ses mains sans prendre contre l’abus qu’on en pourrait faire des garanties beaucoup plus sérieuses que celles qui existent aujourd’hui. Il ne lui a pas paru que la population civile de l’Algérie, resserrée comme elle l’est entre les indigènes et la mer, détendue, mais en même temps dominée par une armée aussi nombreuse qu’elle-même, pût faire craindre en aucun cas une résistance sérieuse à l’administration qui la dirige ; elle a pensé que c’était s’exagérer singulièrement l’importance que pouvait avoir un citoyen dans notre établissement d’Afrique, que d’armer contre lui le gouvernement d’un droit aussi exceptionnel et aussi rigoureux. Notre péril en Afrique ne naît pas des complots ou de la turbulence d’une population européenne, mais de son absence. Songeons d’abord à attirer et à retenir les Français, nous nous occuperons plus tard à les réprimer. Or, si l’on veut qu’ils viennent et qu’ils restent, il ne faut pas laisser croire à chacun d’eux que sa personne, sa fortune et sa famille sont sans cesse à la merci des volontés d’un seul homme.

Votre Commission croit également qu’il est nécessaire de donner à la propriété des garanties plus complètes que celles dont elle a joui jusqu’à présent.

La propriété territoriale des Européens en Afrique a deux origines : les uns ont acquis la terre des indigènes, les autres l’ont achetée ou reçue de l’État. Dans les pays barbares ou à demi civilisés, tout titre qui ne vient pas originairement de l’État ne donne qu’une assiette mobile à la propriété. Les nations européennes qui ont laissé dans leurs colonies la propriété s’asseoir sur des titres indigènes se sont bientôt jetées dans des embarras inextricables. C’est ce qui est arrivé dernièrement aux Anglais dans la Nouvelle-Zélande, c’est ce qui nous arrive à nous-mêmes en Afrique. Tout le monde sait que les environs d’Alger et de Bone ont été achetés à des indigènes dans les premières années qui ont suivi la conquête, et alors même qu’ils ne pouvaient être parcourus. Il en est résulté que la propriété y est restée confuse et improductive ; confuse, parce que le même champ a été vendu à plusieurs Européens à la fois par des vendeurs dont le droit était nul ou douteux, et qui d’ailleurs n’indiquaient jamais de limites ; improductive, parce qu’elle était confuse, et aussi parce qu’ayant été acquise à vil prix et sans condition, ses possesseurs ont trouvé en général préférable d’attendre la plus-value en laissant leurs terres incultes, que d’en tirer parti en les cultivant. C’est pour porter remède à ce mal, limité dans son étendue[14] mais très-profond, que diverses mesures ont été prises depuis trois ans.

L’ordonnance du 1er  octobre 1841, celle du 21 juillet 1846, et enfin trois règlements ministériels de la même année, ont eu ce but. L’intention de la Commission n’est point d’analyser ces différents actes devant la Chambre ; elle se bornera à faire une seule remarque. Il pouvait être utile et même nécessaire de rétablir d’un seul coup, et par une procédure extraordinaire, la propriété sur une base solide, et de lui donner des limites certaines. Mais il est très-regrettable qu’on ait été obligé de remanier à tant de reprises une législation si exceptionnelle et si délicate. Quand on a vu une première ordonnance royale rendue de l’avis du Conseil d’État, ordonnance d’après laquelle les questions de propriété étaient renvoyées devant les tribunaux, bientôt suivie d’une autre ordonnance qui livrait le jugement de ces questions à un corps administratif, puis plusieurs règlements ministériels modifiant, sous forme d’interprétation, les ordonnances, on s’est, avec assez juste raison, inquiété. Toucher de cette manière à l’existence d’un genre particulier de propriétés, c’était ébranler tous les autres, et faire croire qu’en Algérie on ne possédait rien qui ne fût livré à l’arbitraire des ordonnances du roi ou à la mobilité bien plus redoutable des arrêtés ministériels.

Les premières opérations qui ont eu lieu en vertu de ces ordonnances et de ces règlements ont du reste montré, nous devons le dire, dans une effrayante étendue, le mal qu’il s’agissait de guérir, Il résulte des chiffres communiqués à la Commission par M. le ministre de la guerre que les terres réclamées excèdent déjà d’un tiers l’entière superficie des terres existantes ; et s’il faut tirer du début de la procédure un indice sur ce qui doit suivre, les dix onzièmes de ces propriétés seraient déjà réclamés par deux propriétaires à la fois.

Tout ceci ne fût pas arrivé, si l’Etat avait commencé par acquérir les terres comme il l’a fait ailleurs, et les eût ensuite données ou vendues aux Européens. Votre Commission pense qu’il est très-nécessaire que les choses se passent désormais ainsi. L’intérêt des deux races le réclame. Ce n’est que de cette manière qu’on peut arriver à maintenir l’ancienne propriété indigène et à asseoir la nouvelle propriété européenne.

La propriété bien établie sur un titre donné originairement par l’État, il faut qu’on ne craigne pas de la voir reprise. Aujourd’hui la concession est faite par ordonnance royale, et elle peut être retirée par arrêté ministériel, sauf recours au roi dans son conseil. Il est à désirer que l’acte qui ôte la concession soit accompagné de la même solennité et environné des mêmes précautions que celui qui l’accorde.

La Chambre sait quel abus déplorable il a été fait, dans d’autres temps, de l’expropriation pour cause d’utilité publique, et comment le droit même de propriété s’en était trouvé connue obscurci et ébranlé. L’ordonnance du 1° octobre 1844 a mis fin à ces désordres, mais elle ne statue que pour les territoires civils. Dans tout le reste de l'Algérie, le système antérieur à l’ordonnance de 1844 est eu vigueur : l’expropriation est décidée par le gouverneur général ; elle a lieu pour toute cause ; la prise de possession est immédiate ; l'indemnité fixée par le conseil d’administration et payée en rente ne vient que plus tard. Or, en dehors des territoires civils, une foule d’Européens sont appelés chaque jour à devenir propriétaires. Il n’est ni juste ni sage de refuser à leurs propriétés la garantie qu’on accorde à celles des autres.

Nous avons dit qu’il était très-nécessaire, dans l’intérêt même de l’administration, et pour faciliter la liberté de ses mouvements, de créer des municipalités en Algérie. Une telle création n’importe pas moins à l’intérêt des citoyens qu’au bon ordre administratif. Un pays où les traces même de la commune n’existent pas, oià les habitants d’une ville sont privés non-seulement du droit d’administrer leurs affaires, mais de l’avantage de les voir gérer sous leurs yeux, cela, messieurs, est entièrement nouveau dans le monde. Rien de semblable ne s’était jamais vu, surtout à l’origine des sociétés coloniales. Quand la cité vient de naître, ses besoins sont si nombreux, si variés, si changeants, si particuliers, que le pouvoir local seul peut les connaître à temps, en comprendre l’étendue et les satisfaire. Les institutions municipales sont non-seulement utiles alors, mais absolument nécessaires ; à ce point qu’on a vu des colonies s’établir presque sans lois, sans liberté polilique, et pour ainsi dire sans gouvernement, mais qu’on ne pourrait en citer, dans toute l’histoire du monde, une seule qui ait été privée de la vie municipale.

On ne saurait se figurer la perte de temps et d’argent, les souffrances sociales, les misères individuelles qu’a produites en Afrique l'absence du pouvoir municipal. La commune n’étant représentée particulièrement par personne, n’ayant pas un ordonnateur unique pour ses dépenses, étant souvent placée loin du pouvoir qui la dirige, n’obtient presque jamais à propos ou d’une manière suffisante les fonds nécessaires à ses besoins.

La Commission est instruite que le gouvernement s’occupe en ce moment d’instituer le pouvoir municipal en Afrique ; elle l’en félicite. L’œuvre est pressante ; on peut prévoir qu’elle sera difficile. L’état de choses actuel, tout vicieux qu’il est, a déjà créé des habitudes et des préjugés difficiles à vaincre. Sa destruction ne peut manquer d’ailleurs de diminuer les attributions de plusieurs des pouvoirs existants, de leur ôler le maniement d’une partie des deniers publics, et de les faire déchoir à leurs propres yeux. On cherchera donc, soit directement, soit indirectement, à s’y opposer. Nous espérons que le gouvernement aura l’énergie nécessaire pour surmonter de telles résistances.

L’ordonnance du 15 avril 1845, dans son article 104, a voulu que plusieurs Européens fissent partie des Commissions consultatives d’arrondissement, concurremment avec les chefs de service ; c’était introduire dans l’administration du pays le principe de l’intervention indirecte des citoyens. Il est à désirer, messieurs, que ce germe se développe, et que les intérêts et les idées de la population européenne trouvent près des autorités locales, non-seulement un accès facile, mais des organes habituels et officiels. Sans donner à la presse une liberté illimitée, il serait sage de la renfermer dans des limites moins étroites que celles entre lesquelles elle se meut aujourd’hui. A la censure qui la supprime, il conviendrait de substituer une ordonnance qui la réglementât. Qu’on lui interdise de traiter certains sujets dangereux pour notre domination en Afrique, cela est possible et même nécessaire. Notre législation française, elle-même, contient des restrictions analogues ; mais qu’on lui livre la libre discussion du reste.

Quelques membres ont dit qu’il était impossible de trouver pour la presse un état intermédiaire entre l’indépendance entière et l’asservissement complet ; que toute mesure préventive détruirait radicalement la liberté, et ne laisserait à l’écrivain aucune garantie ; qu’ainsi, entre une législation purement répressive et la censure, on ne trouverait jamais rien. La majorité de votre Commission n’a pas été de cet avis. Elle ne croit pas le problème aussi insoluble qu’on vient de le dire, elle pense que sa solution doit être cherchée, et qu’il importe beaucoup de la trouver. Cela importe à la fois au gouvernement et aux citoyens. Tant que la presse d’Afrique sera sous le régime de la censure, l’administration locale de l’Algérie sera responsable de tout ce qui s’imprime dans les journaux qu’elle autorise, y fût-elle étrangère ; et nous serons exposés à voir le scandale d’une presse officielle blâmant et quelquefois insultant les grands pouvoirs de l’État.

Sans doute l’administration qui dirige les affaires en Afrique doit être armée de grands pouvoirs ; il faut qu’elle puisse se mouvoir avec agilité et vigueur ; mais il faut en même temps que le pays soit toujours à même de savoir ce qu’elle fait. Des fonctionnaires munis de si grandes prérogatives, placés si loin de l’œil du public, agissant d’après des règles si exceptionnelles et si peu connues, doivent être journellement surveillés et contenus. Les désordres qui ont plusieurs fois éclaté dans l’administration civile d’Afrique n’indiquent-ils pas assez combien il est nécessaire d’entourer de la publicité la plus grande et la plus constante tout ce qui se passe dans son sein ?

Après nous être occupés de la condition des Français en Algérie, il convient de dire un mot de celle des étrangers. Les étrangers qui habitent aujourd’hui le territoire de l’ancienne régence y sont soumis à quelques-unes des charges dont, en France, on les dispense, telles que le service de la milice, par exemple ; mais ils ne possèdent pas légalement plus de droits. Cet état de choses est tout à la fois gênant pour eux, fâcheux et même dangereux pour nous. La plupart des étrangers qui viennent en Algérie ne s’y rendent pas, comme en France, pour y faire un court séjour. Ils désirent s’y fixer. Sur ce point, leur volonté et notre intérêt sont d’accord.

Les y retenir longtemps dans la situation exceptionnelle et dure où les ont placés nos lois, les priver, s’ils n’ont pas obtenu du roi l’autorisation d’y établir leur domicile, de la jouissance des droits civils ; les soumettre à la rigueur des dispositions du Code de procédure ; leur fermer enfin, jusqu’à ce qu’ils aient été naturalisés, comme le veut la constitution de l’an VIII, l’entrée de toutes les carrières, et leur défendre l’exercice de toutes les fonctions publiques quelconques ; c’est leur imposer une condition intolérable, les rendre mobiles et inquiets, et aller contre le but qu’on se propose. On ne saurait non plus, sans jeter une profonde perturbation dans l’administration de la justice, laisser subsister l’état de choses actuel. En Algérie comme en France, les procès qui naissent entre les étrangers sur la plupart des plus importantes questions, notamment sur les questions d’État, sont de la compétence des consuls. Ils n’arrivent point devant nos tribunaux, ou du moins ils ne sont portés à leur connaissance que par le libre choix des plaideurs. Cela n’a pas d’inconvénient en France, parce que les étrangers sont en petit nombre, comparés au reste de la population, et conséquemment que les procès qui s’élèvent entre eux sont rares. Mais en Afrique, où le nombre des étrangers égale, s’il ne surpasse pas, celui des Français, ces sortes de litiges sont si fréquents, que la juridiction de nos propres tribunaux perd son caractère, et devient pour ainsi dire la juridiction exceptionnelle.

Nous savons que le gouvernement s’occupe de cette question. Nous insistons vivement pour qu’elle soit bientôt résolue. Dans tout ce qui précède, nous venons d’indiquer d’une façon succincte et générale de quelle manière il nous semblait utile de gouverner et d’administrer l’Algérie. Nous n’avons rien dit encore de la première de toutes les conditions de succès, de celle qui les renferme et les résume toutes ; celle-là ne se rencontre pas en Afrique, mais en France même. Jusqu’à présent, l’affaire de l’Afrique n’a pas pris, dans l’attention des Chambres et surtout dans les conseils du gouvernement, le rang que son importance lui assigne. Nous croyons qu’il peut être permis de l’affirmer, sans que personne en particulier ait le droit de se plaindre. La domination paisible et la colonisation rapide de l’Algérie sont assurément les deux plus grands intérêts que la France ait aujourd’hui dans le monde ; ils sont grands en eux-mêmes et par le rapport direct et nécessaire qu’ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe, l’ordre de nos finances, la vie d’une partie de nos concitoyens, notre honneur national, sont ici engagés de la manière la plus formidable. On n’a pas vu cependant jusqu’ici que les grands pouvoirs de l’État se livrassent à l’étude de cette immense question avec une préoccupation constante, ni qu’aucun d’eux en parût visiblement et directement responsable devant le pays. Nul n’a semblé apporter, dans la conduite des affaires d’Afrique, cette sollicitude ardente, prévoyante et soutenue, qu’un gouvernement accorde d’ordinaire aux principaux intérêts du pays ou au soin de sa propre existence. Rien n’y a révélé jusqu’à présent une pensée unique et puissante, un plan arrêté et suivi. La volonté éclairée et énergique qui dirige toujours et contraint quelquefois les pouvoirs secondaires ne s’y est pas rencontrée.

La Commission, messieurs, eût cru manquer à son premier devoir envers vous et envers elle-même, si elle vous avait caché sur ce point sa pensée. Elle l’exprime en ce moment avec mesure, mais elle n’hésite pas à l’exprimer.

Elle croit qu’il fallait que ce qu’elle vient de dire fût dit, et elle le dit sans préoccupation de personnes ni de parti, par le simple et pur amour du hien public.

Tant que les choses se passeront ainsi, les améliorations de détails, les réformes administratives, les changements d’hommes, resteront, croyez-le, inefficaces. Les avis les plus salutaires seront perdus, les meilleures intentions deviendront stériles. Tout sera, au contraire, possible et presque facile, le jour où le gouvernement et les Chambres, prenant enfin en main la direction de cette grande affaire, la conduiront avec la résolution, l’attention et la suite qu’elle réclame.

INCIDENT RELATIF A L’EXPÉDITION DE LA KABYLIE

La Commission, avant de passer à la discussion des différents. crédits qui vous sont demandés, croit devoir vous entretenir d’un grave incident qui a eu lieu dans son sein. La Commission n’était réunie que depuis peu de temps, lorsqu’elle fut instruite qu’on préparait en Afrique une expédition ayant pour but d’entrer dans la Kabylie. Un pareil événement ne pouvait manquer de la surprendre et la préoccuper vivement ; car il était de nature à apporter des modifications profondes dans la situation des choses en Afrique ; il pouvait influer puissamment sur l'effectif, et par l’effectif, sur tous les crédits dont vous lui aviez remis l’examen.

La totalité de ses membres accueillit ces bruits avec regret, et tous semblèrent partager le désir que l’expédition n’eût pas lieu. Pour éclaircir ses doutes, la Commission pria M. le ministre de la guerre de se rendre dans son sein. Elle lui demanda si la nouvelle qui se répandait était fondée. M. le ministre de la guerre reconnut qu’en effet une expédition se préparait ; qu’elle devait se diriger d’Alger et de Sétif sur Bougie dans les premiers jours de mai ; mais il ajouta qu’elle n’aurait qu’un caractère pacifique. Quand la Commission, à l’appui de ses paroles, une lettre de M. le maréchal Bugeaud, qui, tout en donnant les mêmes assurances, semblait regretter qu’on ne dût pas combattre, la soumission des indigènes n’étant jamais certaine jusqu’à ce que, suivant leur expression, la poudre eût parlé.

La mesure, étant ainsi officiellement annoncée, devint l’objet d’un débat dans le sein de la Commission. Quelques membres se montrèrent satisfaits des explications que M. le ministre avait données ; la grande majorité persista à penser que l’expédition était regrettable, et qu’il était très à désirer que le gouvernement consentît à l’empêcher. Il parut même convenable de formuler, pour être plus tard reproduite dans le rapport, l’opinion de la Commission. On déclara que la majorité de ses membres trouvait l’expédition impolitique, dangereuse, et la croyait de nature à rendre nécessaire un accroissement d’effectif. Cette délibération, combattue comme trop absolue dans les idées et trop vive dans l’expression, par quelques uns même de ceux qui blâmaient l’entreprise, fut inscrite au procès verbal

La ferait-on connaître au gouvernement ? La majorité des membres de la Commission le crut indispensable et urgent. Mais par quel moyen ?

Les uns pensèrent qu’il fallait prier M. le ministre de la guerre de se rendre de nouveau près de la Commission, et là lui communiquer de vive voix les impressions que sa première entrevue avait laissées. D’autres dirent qu’il était plus convenable et plus conforme aux égards que la Commission devait aux ministres du roi, que ce fût M. le président lui-même qui se rendît chez le ministre, lui portât l’expression de l’opinion de la Commission, et lui exposât les motifs sur lesquels cette opinion était fondée. Ce mode fut attaqué par plusieurs membres de la minorité, qui déclarèrent qu’une pareille forme ferait ressembler l’avis de la majorité à une injonction, et pourrait faire accuser la majorité d’avoir voulu porter atteinte à la prérogative de la Couronne. La majorité répondit que sa démarche ne pouvait sérieusement rien faire supposer de semblable ; qu’elle ne voulait qu’exprimer au gouvernement une opinion qu’il devait désirer lui-même fonnaître ; qu’en chargeant son président délaisser dans les mains de M. le ministre de la guerre une copie certifiée de son procès-verbal, elle n’entendait faire autre chose que de donner à sa pensée un caractère précis et certain qui permît au gouvernement d’en bien apprécier le sens.

En vertu de cette délibération, M. le président se rendit auprès de M. le ministre de la guerre, lui fit connaître les opinions de la Commission, et laissa la copie du procès-verbal qui les constatait.

La Commission reçut le 11 avril, de M. le ministre de la guerre, une lettre par laquelle le gouvernement du roi, après avoir exprimé la surprise qu’il avait éprouvée en voyant la Commission prendre une délibération sur une question qui rentre exclusivement dans les attributions de la prérogative royale refusait de recevoir la communication qui lui était faite.

Voilà les faits, messieurs ; la Chambre comprend qu’ils sont très, graves.

La majorité de la Commission a-t-elle eu tort ou raison de penser que l’expédition de la Kabylie était dangereuse et impolitique ? A-t-elle, comme l’en accuse clairement le gouvernement, outrepassé ses pouvoirs et ceux de la Chambre, en exprimant son opinion à cet égard à M. le ministre de la guerre ? C’est ce que nous allons examiner.

La question de la Kabylie n’est pas nouvelle, messieurs ; il n’y en a guère qui ait été déjà plus souvent examinée par le gouvernement et les Chambres. Non-seulement elle avait été souvent l’objet d’un examen, mais elle avait toujours reçu jusqu’ici la même solution de la part des grands pouvoirs de l’État. Toutes les Commissions qui se sont occupées des affaires d’Afrique depuis plusieurs années, la Commission de 1844, celle de 1845, celle de 1846, ont exprimé, avec une énergie croissante, cette idée qu’une expédition ne devait pas être faite dans la Kabylie. Le gouvernement n’a pas été moins explicite. À plusieurs reprises, M. le maréchal Soult a exprimé devant la Chambre la même opinion. Cette opinion a été professée, il y a peu de temps encore, par M. le ministre de la guerre. Il en a fourni lui-même la preuve à la Commission, en faisant passer sous ses yeux quelques parties de sa correspondance avec M. le gouverneur général.

Maintenant, s’agit-il bien aujourd’hui de la même expédition de la Kabylie dont il a été question jusqu’ici, ou d’une entreprise ayant un autre caractère ? On a parlé d’une promenade militaire, d’une exploration pacifique. Messieurs, traitons sérieusement les choses sérieuses. Qu’on dise, ce l’on veut, qu’aujourd’hui l’expédition de la Kabylie s’opère dans des circonstances plus favorables que celles qu’elle eût précédemment rencontrées ; cela se peut. Mais qu’on ne cherche pas à lui donner une physionomie nouvelle, sous laquelle ceux même qui l’ont conçue et qui l’exécutent ne l’envisagent point.

Le Moniteur algérien du 10 mai constate qu’on s’est étrangement trompé en France, si l’on a cru que toute la Kabylie avait fait sa soumission. Il y a encore trente à quarante lieues de Kabylie sur une largeur de vingt-cinq lieues qui, sauf les trois tribus voisines de Bougie, ne renferment que des populations insoumises.

Le même jour, M. le gouverneur général annonce à celles-ci, dans une proclamation, que l’armée va entrer sur leur territoire pour en chasser les aventuriers qui y prêchent la guerre contre la France. Il leur déclare qu’il n’a point le désir de combattre et de dévaster les propriétés, mais que, s’il est parmi eux des hommes qui veulent la guerre, ils le trouveront prêt à l’accepter. N’équivoquons donc point, messieurs. Soumettre la Kabylie par les armes de même qu’on a déjà soumis le reste du pays, voilà, aujourd’hui comme précédemment, le but qu’on se propose. Dix mille hommes d’excellentes troupes, divisés en deux corps d’armée, marchent en ce moment contre les Kabyles. Quoique ceux-ci soient très-énergiques, et qu’ils soient retranchés dans des montagnes d’un accès difficile, ils plieront devant nos armes, cela est très-certain. Nous connaissons trop bien aujourd’hui les indigènes de l’Algérie et leur manière de combattre, pour pouvoir en douter. Il est possible et même probable que la prépondérance de nos forces rende la résistance peu prolongée, ou peut-être qu’elle la prévienne. Ce n’est pas là que sont les inconvénients et les périls de l’entreprise.

Qu’allons-nous faire en Kabylie ? S’agit-il d’acquérir un pays où l’agriculture et l’industrie européenne puissent s’établir ? Mais la population y est aussi dense que dans plusieurs de nos départements. La propriété y est divisée et possédée comme en Europe. Le champ de la colonisation n’est donc pas là.

Si nous ne pouvons pas aller utilement sur le territoire des Kabyles, avons-nous du moins à craindre qu’ils ne viennent nous inquiéter sur le nôtre ? M. le maréchal Bugeaud le disait lui-même à la Chambre : Les populations de la Kabylie ne sont ni envahissantes, ni hostiles ; elles se défendent vigoureusement quand on va chez elles, mais elles n’attaquent pas.

Leur soumission complète, il est vrai, la conquête de l’ancienne régence. Mais qui pressait de la compléter ? Notre bonne fortune avait voulu que nous rencontrassions en Algérie cette facilité singulière et que peu de conquérants ont trouvée : d’un pays divisé en deux zones entièrement distinctes, et partagé entre deux faces si complètement différentes, qu’on pouvait prendre chacune d’elles à part, la vaincre à loisir et la soumettre isolément. Est-il sage de négliger un si heureux hasard ?

Nous allons vaincre les Kabyles ; mais comment les gouvernerons-nous après les avoir vaincus ?

La Chambre sait que la tribu kabyle ne ressemble en rien à la tribu arabe ; chez l’Arabe, la constitution de la société est aussi aristocratique qu’on puisse la concevoir ; en dominant l’aristocratie, on tient donc tout le reste. Chez le Kabyle, la forme de la propriété et l’organisation du gouvernement sont aussi démocratiques qu’on puisse l’imaginer ; dans la Kabylie, les tribus sont petites, remuantes, moins fanatiques que les tribus arabes, mais bien plus amoureuses de leur indépendance qu’elles n’ont jamais livrée à personne. Chez elle, chaque homme se mêle des affaires publiques  ; l’autorité qui la dirige est faible, l’élection y fait sans cesse passer le pouvoir de main en main. Si on voulait chercher un point de comparaison en Europe, on dirait que les habitants de la Kabylie ressemblent aux Suisses des petits cantons dans le moyen âge. Croit-on que d’ici à longtemps une telle population restera tranquille sous notre empire, qu’elle nous obéira sans être surveillée et comprimée par des établissements militaires Ibndés fondés dans son sein ; qu’elle acceptera avec docilité les chefs que nous allons entreprendre de lui donner, et que si elle les repousse, nous ne serons pas forcés de venir plusieurs fois, les armes à la main, les rétablir ou les défendre ? Forcés d’administrer des peuplades qui sont divisées par des inimitiés séculaires, pourrons-nous prendre en main les intérêts des unes, sans nous attirer l’hostilité des autres ? Si nos amis et les dissidents, comme le dit la proclamation de M. le maréchal, se font entre eux la guerre, ne serons-nous pas forcés à intervenir de nouveau ? La mesure qu’on prend aujourd’hui n’est donc que le commencement d’une grande série de mesures qu’il va falloir prendre ; c’est évidemment le premier pas dans une longue route qu’il faudra de toute nécessité maintenant parcourir, et au bout de laquelle, messieurs, se trouve non un échec à nos armes, mais un accroissement inévitable de nos embarras en Afrique, de notre armée et de nos dépenses.

La Commission des crédits extraordinaires disait l’an dernier : nous croyons que des relations pacifiques sont le meilleur, et peut-être le plus prompt moyen d’assurer la soumission des Kabyles. Jamais prévision des Chambres ne s’était mieux et plus rapidement réalisée : déjà un grand nombre de tribus kabyles, attirées par notre industrie, entraient d’elles-mêmes en relations avec nous et s’offraient de reconnaître notre suprématie. Ce mouvement pacifique agitait celles même qui n’y cédaient point encore. N’était-il pas permis de croire, messieurs, qu’au moment où la paix réussissait si bien, on ne prendrait pas les armes ? Vous ne trouverez donc rien d’étrange à ce que votre Commission se soit émue comme vous-mêmes, en apprenant l’expédition qu’on exécute.

Maintenant, lu majorité de la Commission a-t-elle eu tort de manifester au gouvernement les impressions que cette nouvelle inattendue faisait naître dans son sein ? A-t-elle mérité qu’on refusât même de l’entendre, en lui disant qu’elle outre-passait les pouvoirs de la Chambre et qu’elle entreprenait sur les droits de la couronne ?


La Chambre comprendra que de tels reproches aient été vivement ressentis et ne puissent rester sans réponse. Comment ! messieurs, le gouvernement a saisi la Chambre de toutes les questions d’Afrique, en lui présentant les lois de crédits nécessaires aux différents services ; à son tour, la Chambre nous a chargés d’examiner la situation des affaires en Algérie, et de lui proposer le vote des crédits que nous croirons utiles ; survient, non point un détail d’opérations militaires, mais un grand fait, un fait entièrement nouveau et inattendu, qui doit bientôt changer la face des affaires ; l’effectif qu’on nous demande de fixer peut en être modifié ; ces crédits, qu’on soumet à notre examen, en deviendront sans doute insuffisants ; et la Commission aura outre-passé ses pouvoirs en faisant connaître au gouvernement que telles étaient à ses yeux les conséquences inévitables de la résolution qu’il allait prendre ! En vérité, cela peut bien se dire, mais ne saurait se comprendre. Ce que la Commission a fait ici, deux Commissions de la Chambre l’avaient fait avant elle. Si celles-ci avaient agi inconstitutionnellement, pourquoi le cabinet les a-t-elles écoutées ? Si elles étaient restées dans les limites de la constitution, pourquoi ce même cabinet refuse-t-il de nous entendre, et nous adresse-t-il un reproche qu’il ne leur a pas adressé ? Quant à la raison tirée de la forme que la majorité de la Commission aurait donnée à sa communication, la Chambre nous permettra de ne pas tenir cette raison pour sérieuse. Ce qui a été fait dans cette circonstance a été fait dans mille autres. Tous les jours les Commissions, et surtout les Commissions de finances, mettent par écrit les observations et les avis qu’elles croient devoir soumettre au gouvernement, et placent sous ses yeux une rédaction qui précise leur pensée.

La Charte donne au roi, dit-on, la libre disposition des forces de terre et de mer. Qui le nie ? Avons-nous prétendu contester au roi l’usage de cette prérogative, ou en gêner en quoi que ce soit l’exercice ? empêchions-nous le gouvernement de permettre l’expédition parce que nous l’avertissions qu’elle nous paraissait, comme elle nous paraît encore, impolitique et dangereuse ? Le gouvernement restait assurément libre de l’entreprendre. Nous ne voulions qu’une chose, dégager notre responsabilité, la vôtre, messieurs, et remplir notre devoir.

La majorité de la Commission persiste à croire qu’elle aurait manqué à ses obligations les plus claires et les plus pressantes, si elle eût agi autrement qu’elle n’a fait. Elle continue à penser que les raisons qu’elle a données pour éclairer à temps le gouvernement sur les résultats politiques et financiers de l’expédition qui allait se faire étaient puissantes, et qu’il était plus facile de refuser de les entendre que d’y répondre d’une manière convaincante. î

EXAMEN DÉTAILLÉ DES CRÉDITS
CHAPITRE IX

SOLDE ET ENTRETIEN DES TROUPES, 14, 950, 350 FR C’est surtout en matière d’effectif que les prévisions des Chambres sont sans cesse trompées, et que l’incertitude du chiffre réel est toujours très-grande. La Chambre se souvient comment, en 1846, elle a arrêté le chiffre de l’armée d’Afrique à 94,000 hommes, et comment le rapport des crédits de 1846 nous a fait connaître que, dans cette même année, le nombre des troupes existant en Afrique a été réellement de 101 ,779 hommes.

La Commission avait d’autant plus lieu de craindre qu’il en fût de même aujourd’hui, qu’elle ne trouvait aucune concordance entre le tableau de l’armée d’Afrique que M. le ministre de la guerre lui communiquait, et celui qui résultait, tout à la fois, du même tableau publié en Afrique par les soins de M. le gouverneur général, et du livret même d’emplacement qui avait été soumis à la Commission sur sa demande. Dans l’un il apparaissait que nous avions vingt-quatre régiments d’infanterie en Afrique, et dans les autres vingt-un seulement ; là on portait cinq régiments de cavalerie, et ici quatre seulement.

M. le ministre de la guerre, entendu sur ce point, a reconnu qu’il y avait en effet en Afrique trois régiments d’infanterie de moins et rm régiment de cavalerie de plus que ne semblait l’indiquer le tableau communiqué par lui. L’erreur provient de ce que, dans les bureaux du ministère de la guerre, on s’est basé sur un état de choses antérieur à la situation actuelle. M. le ministre de la guerre, interrogé dans le sein de la Commission à l’occasion de l’effectif, sur le fait de savoir si, malgré l’expédition de Kabylie, le chiffre de 94,000 hommes ne serait pas dépassé pour 1847, a déclaré positivement que non. Nous considérons cette affirmation comme très-importante, et nous croyons devoir en prendre acte. Il est arrivé quelquefois de laisser en Afrique les soldats d’un régiment dont on ramenait les cadres seulement en France. Votre Commission croit devoir se prononcer hautement contre cette mesure, qui, à ses yeux, tendrait à désorganiser notre armée, et à y détruire l’esprit de corps, si utile à conserver. La question de l’effectif a naturellement amené l’attention de votre Commission sur les différents emplois qu’on devait faire des troupes en Afrique.

La majorité de la Commission, sans vouloir poser une base absolue, adhère cependant fortement au principe qu’on ne doit employer les soldats qu’à des travaux, ayant un caractère militaire, tels que fortifications, retranchements, routes, hôpitaux, magasins, casernes. Une minorité de la Commission a été plus loin, et a demandé que l’interdiction d’occuper les troupes à d’autres choses qu’à des travaux militaires fût absolue et ne put souffrir, en aucun cas, d’exception.

Vivres. — L’effectif prévu au budget 1847 étant accru de 34,000 fr., il est naturel que les dépenses nécessaires aux vivres et au chauffage croissent dans une proportion analogue. La Commission n’a donc pas fait difficulté d’allouer le crédit de 3,894,066 fr. qui vous est demandé pour cet objet.

Mais elle a voulu se rendre un compte exact de la manière dont on s’était procuré les vivres nécessaires à l’alimentation de nos troupes. La Chambre comprend que cela importe beaucoup, non-seulement au bien-être de l’armée, mais au développement de la colonisation européenne en Afrique. Voici, sur ce point, les renseignements qui nous ont été fournis par M. le ministre de la guerre. Pour que le tableau soit complet, nous y ajouterons ce qui se rapporte à la nourriture des chevaux et autres animaux attachés au service de l’armée, anticipant ainsi quelque peu sur ce que nous aurons à dire au chapitre xv.

L’approvisionnement de l’armée se fait partie en Algérie, partie au dehors. En blé, l’Algérie n’a fourni qu’un peu plus du tiers de l’approvisionnement de l’armée[15] durant les années 1845, 44 et 45 ; en orge, la moitié ; en viande et en fourrage, la totalité.

Le blé a été payé moyennement dans le pays. 15 Fr. 46,21
Celui qu’on a tiré de l’étranger 18 10,94
Il valait, à la même époque, en France 25 03,17
L’orge a été payée en Algérie   9 36 »
A l’étranger 12 95 »

En 1846, la viande a manqué en partie ; il a fallu faire venir des bœufs d’Espagne.

Dans la même aimée, la récolte du foin ayant manqué, on a été obligé d’acheter au dehors 207, 300 quintaux de cette marchandise, pour lesquels on a dépensé 2, 694, 471 fr. Il y a du foin qui est ainsi revenu, prix d’achat et frais de transport compris, à 23 fr, 77 c. le quintal.

On s’est plaint souvent et très amèrement en Algérie de la manière dont l’Administration procède à l’approvisionnement de l’armée. Beaucoup de faits ont été cités, qui, tous, tendaient à prouver que l’Administration négligeait quelquefois les ressources du pays, ou ne consentait à les utiliser qu’en payant les denrées à vil prix, tandis qu’elle allait s’approvisionner chèrement ailleurs. Ces plaintes se sont surtout élevées à l’occasion des achats de fourrages. Plusieurs cultivatenrs d’Afriqne ont prétendu que le prix que l’Administration mettait à leurs fourrages annulait pour eux tout profit, La Commission n’a pas pu vérifier ce qu’il y a de vrai, de faux ou d’exagéré dans ces plaintes. Elle constate seulement qu’elles ont été très-nombreuses et très-vives, et qu’elles doivent fixer, à un haut point, l’attention de M. le ministre de la guerre. Ceci n’est point seulement une question de subsistances et de budget, mais de politique et de colonisation.

La France a un très-grand intérêt à ce que les Européens d’Afrique produisent bientôt en quantité suffisante, les denrées qui sont nécessaires à leur consommation et à celle de l’armée. Or, qu’on ne s’y trompe pas, le moyen le plus énergique et le plus efficace dont on puisse se servir pour atteindre ce résultat, c’est de faire que l’écoulement de leurs produits soit régulier et facile, et que le prix en soit suffisant. On doit le désirer également au point de vue de l’intérêt financier du pays ; car, lorsque le travail sera rémunérateur, les produits seront abondants, et, au bout d’un certain temps, leur abondance fera naturellement baisser leurs prix. Nous n’allons pas jusqu’à dire qu’il faille, dans la vue de donner

une prime à l’agriculture algérienne, acheter en Afrique les produits plus cher qu’on ne les payerait ailleurs ; nous croyons seulemeni qu’il serait peu politique et même peu économique de tendre à les y obtenir à vil prix, ou de faire subir aux producteurs des conditions difficiles à remplir. N’oublions pas que l’État est encore en Algérie dans une situation très-exceptionnelle. Principal et quelquefois unique consommateur, il domine les marchés et y fixe les prix. Que si, profitant de cette position particulière, il paralysait les productions en n’achetant les produits qu’au-dessous de leur valeur, ou en fixant des prix qui exclueraient la possibilité, ou même la probabilité d’un profit raisonnable, il ne nuirait pas seulement aux cultivateurs d’Afrique, il se nuirait à lui-même, et, pour faire un petit gain, il s’imposerait à la longue d’immenses dépenses. Nous devons, du reste, dire à la Chambre que M. le ministre de la guerre a paru aussi pénétré que nous-mêmes de ces vérités, et a exprimé la volonté d’en faire l’application continue.

CHAPITRE XXIX
SERVICES MILITAIRES INDIGÈNES, 462,000 FR.

Le gouvernement demande un crédit de 432,000 fr. pour maintenir à 200 hommes l’effectif des escadrons de spahis dans la province de Constantine. Votre Commission approuve cette dépense. Avant l'ordonnance du 21 juillet 1845, la province de Constantine possédait 8 escadrons de spahis, qui, à 200 hommes par escadron, donnaient 1,600 cavaliers. Si les 8 escadrons étaient réduits à 6, et l’effectif de chaque escadron à 150 chevaux, il en résulterait la nécessité de licencier 700 cavaliers. Il y aurait beaucoup d’ inconvénients à prendre une telle mesure.

La création des escadrons de spahis a eu dans toute l’Algérie cet avantage, d’attirer sous nos drapeaux et de retenir dans nos rangs les indigènes, qui, ayant le goût et l’habitude du service militaire, iraient probablement servir nos ennemis s’ils ne nous servaient pas nous-mêmes. Mais leur utilité dans la province de Constantine est plus directe encore et bien plus grande. Là, les escadrons de spahis ne sont pas formés d’aventuriers ; c’est l’aristocratie militaire du pays qui les compose. Dans la province de Constantine, les spahis ne

sont pas seulement un des éléments de la force matérielle, ils forment un grand moyen de gouvernement. Il serait bien imprudent de licencier une pareille troupe. Nous ajoutons qu’il faut bien prendre garde de dégoûter de notre service les hommes qui le composent. Une application trop habituelle, trop minutieuse, trop détaillée et trop stricte de notre discipline européenne, aurait vraisemblablement ce résultat. L'arabe des hautes classes ne pourrait pas supporter longtemps de telles gênes. Que voulons-nous en créant des corps indigènes ? Obtenir une force militaire, sans doute ; mais c’est là l’objet secondaire. Ce que nous voulons surtout, c’est attacher dans notre armée, à notre service, des hommes du pays, connaissant le pays et y exerçant de l’influence. Ne nous laissons pas éloigner de ce second but, qui est le principal, en voulant trop nous approcher du premier.

CHAPITRE XXXI
SERVICES CIVILS 307, 900 FR
.

Le gouvernement demande qu’on lui alloue un crédit de 8, 100 fr. pour créer une justice de paix à Coléah. La Commission pense que la création est utile, et elle ne vous proposera pas de refuser le crédit. Toutefois, elle ne peut s’empêcher de remarquer qu’un pareil article aurait été mieux placé au budget que dans la loi des crédits extraordinaires. La ville de Coléah est occupée par les Européens depuis longtemps. Sa population européenne a peu varié depuis quelques années. Rien n’annonce que ses développements doivent être rapides. Le besoin qui se manifeste aujourd’hui n’a donc rien d’imprévu ni de particulièrement pressant, et la place du crédit en question devait évidemment se trouver au budget. Dans ce même chapitre XXXI , un crédit de 307,900 fr. vous est demandé pour accroître de 126 employés les services financiers, et pourvoir à leur installation.

La Commission a déjà eu l’occasion d’exprimer son opinion à ce sujet. Ce qui surabonde en Afrique, ce sont les administrations centrales ; ce qui manque plus ou moins partout, ce sont les agents d’exécution. La Commission ne propose donc pas à la Chambre de refuser le crédit, mais elle espère que le gouvernement ne se bornera pas à accroître le personnel des services, et qu’il sentira la nécessité urgente de les réorganiser.

25,000 fr. sont demandés à ce même chapitre pour développer le service de la conservation des forêts. Nous vous proposons d’accorder ce crédit. L’Algérie possède un grand nombre de forêts, dont plusieurs promettent des ressources très-précieuses. Il importe que ces forêts, celles surtout qui avoisinent les terrains métallurgiques, soient bientôt mises en état de pouvoir être aménagées, rien ne serait plus propre à amener une population européenne sur le sol de l’Afrique, que d’y faciliter l’exploitation sur place du minerai que certaines portions du sol algérien recèlent en abondance. Autour de l’usine s’établirait bientôt le village. Mais, pour prospérer, ces entreprises si utiles à l’avenir de la colonisation du pays ont besoin de trouver à leur portée le combustible qu’elles emploient. Ce combustible existe dans les forêts voisines des mines. Il est très à désirer qu’on puisse bientôt en tirer parti.

CHAPITRE XXXII
COLONISATION, 200,000 FR.

Un crédit de 200,000 fr. est demandé à la Chambre pour acheter l’établissement de villages à la Stidia et à Sainte-Léonie. 900 Allemands des deux sexes et de tout âge ont été transportés par les soins du gouvernement, aux mois de septembre et d’octobre 1846, sur la côte d’Afrique, et débarqués à Oran. Ces étrangers étaient affaiblis par la misère et la maladie. Ils arrivaient sans ressources ; un très-grand nombre avait déjà succombé dans la traversée, un plus grand nombre encore mourut peu après être arrivés. Il est vraisemblable qu’ils eussent presque tous péri, si on n’était venu à leur aide. Par les ordres de M. le gouverneur-général, ils furent conduits dans les environs de Mostaganem, sur les territoires de la Stidia et de Sainte-Léonie. Là on les nourrit, on leur bâtit des maisons, ou défricha et on sema leurs champs ; en un mot, on leur donna les moyens de vivre qu’ils n’avaient pas. Le crédit qu’on vous demande est destiné à continuer cette œuvre de charité publique, plus encore que de colonisation. Votre Commission ne vous propose pas de repousser un crédit qui a un pareil objet. Elle a approuvé qu’on fût venu au secours de cette malheureuse population, que nous ne pouvions laisser périr sur les rivages de l’Algérie, après l’y avoir conduite nous-mêmes. Mais elle s’est étonnée qu’on l’y eût conduite.

Interrogé sur ce point, M. le ministre de la guerre a répondu que les Allemands dont il est question avaient originairement l’intention de se rendre au Brésil. Arrivés à Dunkerque, ils manquaient de moyens de transports et de ressources pour s’en procurer, et ils devenaient un sujet d’embarras et d’inquiétude pour la ville. L’affaire fut soumise au conseil des ministres, qui décida que ces étrangers seraient immédiatement transportés en Algérie. est permis de regretter vivement, messieurs, que cette décision ait été prise ; elle n’était conforme ni à l’intérêt de la colonisation de l’Afrique, ni à celui du Trésor, ni même à l’intérêt bien entendu de l’humanité.

CHAPITRE XXXIII
TRAVAUX CIVILS, 1,800,000 FR.

Nous vous proposons d’admettre le crédit de 1,800,000 fr. destiné à donner une impulsion plus grande aux travaux publics. Parmi ces travaux, nous croyons devoir signaler particulièrement à l’attention de la Chambre, ceux des routes ; il n’y en a pas, à nos yeux, qui concourent d’une manière plus efficace à l’établissement et au maintien de notre domination en Afrique, ni auxquels il soit sage d’attribuer des fonds plus considérables. A quelque point de vue qu’on se place, l’utilité des routes parait très-grande.

S’agit-il des intérêts du Trésor ? La création des principales routes, d’abord coûteuse, amènera bientôt une économie très-grande. L’État est obligé, tous les ans, de transporter de la côte à l’intérieur, des vivres, du mobilier, des matériaux de toute espèce. La Chambre a pu voir dans le rapport dernièrement présenté par l’honorable M. Allard, au nom de la Commission des crédits supplémentaires et extraordinaires de 1840 et 1847, p. 69, que, dans l’année 1846, la dépense qui est résultée de l’état des routes et de l’obligation où on a été d’y faire presque toujours les convois à dos de mulet, n’a pas élevé le prix des transports à moins de 43 pour 1 00 de la valeur des objets transportés. Cette dépense ne peut être représentée par un chiffre moindre de 13 millions. M. le rapporteur ajoute que, si l’on tient compte de plusieurs dépenses très-considérables qui sont également motivées par l’état des chemins, telles que celles qui sont nécessaires pour entretenir, dans les équipages militaires, un matériel et un personnel disproportionnés avec les forces numériques de l’armée, on doit conclure qu’on peut porter à 16 millions la part du budget absorbée chaque année en Afrique par les transports de toute nature.

Il est hors de doute que s’il existait, entre les principaux postes de l’intérieur et la côte, des routes sur lesquelles les voitures pussent habituellement passer, le personnel et le matériel des équipages militaires pourraient être fort réduits ; par suite de la même cause, les prix réclamés par les entreprises particulières des transports seraient considérablement diminués, et de l’ensemble de ces deux circonstances naîtrait une grande économie pour le Trésor. De bonnes routes ne serviraient pas moins les intérêts de notre domination que ceux de nos finances. C’est par l’ouverture des routes que s’est achevée la pacification de toutes les populations longtemps insoumises. Les routes font plus que de faciliter les mouvements de la force matérielle ; elles exercent une puissance morale qui finit par rendre cette force inutile. Les routes ne donnent pas seulement passage aux soldats, mais à la langue, aux idées, aux usages, au commerce des vainqueurs.

Les routes ont, de plus, en Afrique, cet avantage particulier et immense, de concourir de la manière la plus efficace aux progrès de la colonisation, de quelque façon que celle-ci soit entreprise. Les routes servent directement la colonisation en donnant aux nouveaux habitants des moyens faciles de communiquer entre eux, et de transporter leurs produits sur les marchés où ils doivent les vendre le plus cher, et d’aller chercher la main-d’œuvre là où ils peuvent l’obtenir à plus bas prix. Elles la servent indirectement, en procurant aux colons de grands profits.

Partout où le transport se fait à dos de bêtes de somme, ce sont les Arabes qui en profitent. Aujourd’hui ils perçoivent la plus grande partie des treize millions dont parle le rapport de l’honorable M. Allard. Partout, au contraire, où le transport par voiture peut se faire, c’est l’Européen seul qui s’en charge. Sur tous les points où les routes existent déjà en Algérie, des entreprises de roulage se sont fondées, des fermes se sont établies le long de ces routes pour fournir les chevaux dont ces entreprises avaient besoin. A l’aide de ces animaux, et grâce au profit que donnent les entreprises de roulage, les terres d’alentour ont été cultivées, et la population européenne a pris possession du sol, non-seulement sans qu’il en coûtât rien à l’État, mais avec économie pour lui. Généralisez la cause, vous généraliserez l’effet.

De tout l’argent qu’on dépense eu Afrique, le plus utilement employé, aux yeux de la Commission, est assurément celui qu’on consacre aux routes.

La Commission des crédits extraordinaires d’Afrique croirait manquer à son devoir, si elle laissait passer le chapitre des travaux publics en Algérie, sans exprimer les vifs regrets que lui fait éprouver l’état d’incertitude qui règne encore sur le plan définitif du port d’Alger. Il n’appartient pas à la Commission de discuter les différents systèmes qui ont été successivement produits à l’occasion de ce grand travail, et qui se disputent encore la volonté du gouvernement ; mais elle déplore qu’après tant d’années écoulées et des sommes déjà si considérables dépensées, on en soit encore à se demander ce qu’on doit faire.

L’an dernier, le gouvernement avait solennellement promis qu’il indiquerait cette année aux Chambres la solution à laquelle il s’était arrêté. Cependant on délibère encore, et rien ne peut faire connaître avec précision quand enfin on pourra prendre un parti. Il finit cependant, messieurs, qu’un tel état de choses ait un terme ; le prolonger serait compromettre nos plus graves intérêts, et nous exposer à jouer un rôle peu sérieux aux yeux du monde. (Suit le texte du projet de loi, amendé par la commission.)


RAPPORT


FAIT À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE DE L’EXAMEN DU PROJET DE LOI PORTANT DEMANDE D’UN CRÉDIT DE 5 MILLIONS DE FRANCS POUR LES CAMPS AGRICOLES DE L’ALGÉRIE (2 JUIN 1847).


Nous n’entreprendrons pas de démontrer à la Chambre que l’établissement paisible d’une population européenne sur le sol de l’Afrique serait le moyen le plus efficace d’y asseoir et d’y garantir notre domination. Cette vérité a été mise bien des fois en lumière, et nous n’avons rien à dire ici, sinon que votre Commission l’a admise comme démontrée.

Deux membres seulement, sans nier l’utilité du résultat à atteindre, ont contesté qu’il fût humain et sage de tenter une semblable entreprise.

Le pays qu’il s’agit de coloniser, ont-ils dit, n’est pas vide ou peuplé seulement de chasseurs, comme certaines parties du Nouveau-Monde. Il est déjà occupé, possédé et cultivé par une population agricole et souvent même sédentaire. Introduire dans un tel pays une population nouvelle, c’est y éterniser la guerre et y préparer la destruction inévitable des races indigènes.

Ils ajoutaient : Le climat, d’ailleurs, nous en repousse. Des expériences nombreuses ont prouvé que l’Européen ne s’y acclimate jamais, et que ses enfants ne peuvent y vivre.

Ces objections, messieurs, quelque graves qu’elles pussent paraître en elles-mêmes, et quelques force qu’elles empruntassent au talent de ceux qui les présentaient, n’ont point arrêté la Commission.

Le pays est occupé, il est vrai, mais il n’est ni rempli, ni même, à vrai dire, possédé. La population indigène y est très-rare et très-clairsemée. On peut donc introduire la population conquérante sur le sol, sans gêner la population vaincue.

Étudiez l’histoire du pays, considérez les usages et les lois qui le régissent, et vous verrez que nulle part il ne s’est rencontré des facilités plus grandes et plus singulières pour mener paisiblement et à bien une telle entreprise. Nous ne ferons que les rappeler très-sommairement à la Chambre.

On a remarqué que, partout où, depuis longtemps, la société est instable et le pouvoir tyrannique, les propriétés particulières de l’État sont très-nombreuses et très-vastes. C’est le fait qui se manifeste en Algérie. Le domaine public y a des proportions immenses, et les terres qu’il possède sont les meilleures du pays. Nous pouvons distribuer ces terres aux cultivateurs européens sans blesser le droit de personne.

Une partie des terres des tribus peut recevoir une destination analogue.

Ce n’est ni le temps, ni le lieu d’exposer et de discuter devant la Chambre les règles sur lesquelles repose le droit de propriété en Afrique. Ces questions sont très-obscures en elles-mêmes, et l’on est encore parvenu à les obscurcir et à les embrouiller beaucoup, en voulant leur imposer une solution unique et commune que la diversité des faits repousse. Nous nous bornerons donc à établir comme vérités générales et incontestables, que, dans beaucoup d’endroits, la propriété individuelle et patrimoniale n’existe pas ; que, dans beaucoup d’autres, la propriété commune des tribus n’est appuyée elle-même sur aucun titre, et qu’elle réside de la tolérance du gouvernement plutôt que d’un droit.

Ce sont là, messieurs, des circonstances rares et particulières qui rendent assurément notre œuvre plus aisée que celle de la plupart des conquérants.

La Chambre comprendra d’abord sans peine qu’il est plus facile d’introduire une population nouvelle sur un territoire qui n’est possédé qu’en commun, que sur un sol où chaque pouce de terre est défendu par un droit et un intérêt particulier. On peut également comprendre que dans une contrée où la propriété est assez rare pour que la plupart des particuliers et une partie des tribus mêmes en soient privés, et où elle existe assez, cependant, pour que tous connaissent ses charmes et la désirent avec ardeur, que dans une telle contrée il y ait presque toujours une transaction qui s’offre d’elle-même. Il est facile d’amener une tribu qui a un territoire trop vaste pour elle, mais qu’elle ne possède pas, à en céder une partie, à la condition d’obtenir la propriété incommutable du reste. Le titre qu’on donne est le prix de la terre qu’on retient. Ainsi, il n’est pas exact de dire que l’introduction d’agriculteurs européens sur le sol d’Afrique est une mesure dont l’exécution est impraticable. Sans doute, elle présente des difficultés et pourrait même offrir de grands périls si on y procédait au hasard, et si elle n’était pas conduite par une main habile, humaine et délicate ; nous ne le contestons pas : nous nous bornons à dire ici que le succès en est possible et sur certains points facile.

Mais qu’importe, dit-on, que vous ayez préparé le sol, si l’Européen ne peut y vivre !

Votre Commission, messieurs, ne saurait admettre que les faits justifient de semblables craintes.

Un mot d’abord sur la santé des Européens adultes. Il est incontestable que quand nos troupes, en Afrique, ont été exposées, sans abri, à l’intempérie des saisons ou à des fatigues excessives, il y a eu parmi elles beaucoup de malades. Il est hors de doute encore que quand des populations civiles ont été placées dans des lieux malsains ou se sont trouvées réduites à toutes les horreurs du besoin et de la misère, la mort a sévi très —cruellement parmi elles. Mais ces funestes événements tenaient-ils aux circonstances ou au pays lui-même ? Toute la question est là. Nous pourrions citer bien des faits pour prouver que la mortalité est due bien moins au climat lui-même qu’aux circonstances particulières et passagères dans lesquelles les Européens se sont trouvés ; mais pour atteindre ce but, nous croyons qu’il suffira de faire une seule remarque.

Ce qui éprouve le plus la santé des Européens dans les pays chauds, personne ne l’ignore, c’est le travail manuel pendant l’été et en plein air. Les mêmes hommes qui, sous le tropique, se portent bien quand ils peuvent éviter, dans leurs travaux, la chaleur du jour, sont exposés à de grands périls quand ils la bravent. Le travail au soleil est l’épreuve définitive et le signe certain auquel on peut juger l’influence réelle qu’exerce le climat d’un pays chaud sur les différents organes de l’Européen.

Or, cette épreuve a été faite cent fois par les troupes, et ses résultats ont été constatés officiellement. L’armée a exécuté en Afrique d’immenses travaux ; elle a fait des routes, des hôpitaux, des casernes ; elle a défriché, labouré, récolté. Toutes les fois que les troupes se sont livrées à ces travaux dans des lieux sains, la santé des soldats n’en a pas été altérée. On a même constamment remarqué que le nombre des malades et des morts était moindre parmi des troupes ainsi occupées, que dans le sein des garnisons. Nous en appelons avec confiance, sur ce point, au témoignage des chefs et des médecins de notre armée.

Il est plus difficile, quant à présent, de bien constater l’effet du climat de l’Algérie sur la santé des enfants.

Nul doute que, dans plusieurs localités, la mortalité des enfants en bas âge n’ait été très-grande et hors de toute proportion avec les moyennes d’Europe. Mais il n’y a pas lieu de s’en étonner, quand on songe aux circonstances particulières au milieu desquelles ces faits se sont produits. La plupart de ces enfants, que la mort a enlevés, avaient été amenés récemment d’Europe par des parents pauvres, qui, en Europe même, appartenaient au rebut de la population. On conçoit sans peine que de tels enfants, nés au milieu de la misère, quelquefois du désordre des mœurs, exposés, en venant au monde, à toutes les chances de maladie que présente un établissement nouveau sous un climat inconnu, aient succombé en très-grand nombre. Il leur est arrivé ce qui arrive, même parmi nous, à tant d’êtres malheureux qui sont nés de parents vicieux, ou qui manquent des soins indispensables à leur âge. On sait que ces enfants dépassent rarement les premières années de la vie. En France, il est constaté que les trois cinquièmes des enfants trouvés meurent avant d’être parvenus à l’âge d’un an, et les deux tiers, avant d’avoir atteint leur douzième année. Faut-il en conclure que le climat de la France s’oppose à la reproduction de l’espèce humaine ?

L’enfant né en Afrique de parents sains et aisés, élevé par eux dans une ville ou dans un village déjà fondé, l’enfant qu’on traite avec toutes les précautions que l’hygiène particulière du pays commande, est-il atteint de plus de maladies et exposé à de plus grandes des chances de mort, que l’enfuit né sur les rivages de la Provence, par exemple, et placé dans des circonstances analogues ? Cette comparaison a été faite ; elle n’a point été de nature à justifier les craintes qu’on exprime.

Que la Chambre nous permette donc d’écarter toutes les raisons qui pourraient faire croire qu’on ne doit point coloniser en Afrique, pour concentrer son attention sur le seul point de savoir quelle méthode de colonisation il convient de suivre.

Le moyen le plus efficace pour bien comprendre ce qu’il faut faire, est de bien savoir ce qui a été déjà fait. Ce qui existe aujourd’hui en matière de colonisation, est le point de départ nécessaire de toutes les résolutions qui sont à prendre. Parlons d’abord de la zone maritime, qui est la véritable zone de colonisation, et occupons-nous de la province d’Alger.

Autour de trois villes indigènes, rebâties en partie et peuplées aujourd’hui principalement par les Français, Alger, Coléah et Blidah, plusieurs fermes européennes et un assez grand nombre de villages ont été déjà entrepris ou fondés. Tandis que les campagnes qui avoisinent Alger et Blitlah se peuplaient lentement, et que les populations agricoles y languissaient, comme nous le dirons tout à l’heure, Alger et Blidah faisaient voir une prospérité extraordinaire. Le nombre des habitants s’y accroissait avec rapidité, de nouveaux quartiers s’y élevaient sans cesse ; de grandes fortunes s’y créaient d’un jour à l’autre par la vente des terrains à bâtir ou le louage des maisons nouvellement bâties.

Depuis près d’un an, une crise financière et industrielle des plus violentes a atteint ces villes, en a arrêté l’essor, y a ralenti et presque arrêté le mouvement des affaires.

Cette crise tient à plusieurs causes[16] que nous n’avons pas à rechercher ici ; c’est de la colonisation agricole surtout que le rapport s’occupe. Tant que nous aurons en Afrique une grande armée, nous y créerons facilement des villes. Amener et retenir sur le sol des populations agricoles, tel est le vrai problème à résoudre. Autour d’Alger, sur une largeur de huit ou dix kilomètres, se trouvent des jardins où la terre, cultivée avec soin, produit

immensément , fait vivre une population assez dense, et donne à ses possesseurs de grands revenus ; c’est au delà de cette zone de jardins, sur les collines du Sahel et dans les plaines de la Mitidja, que l’agriculture proprement dite commence.

La Chambre n’a pas besoin que nous lui rappelions dans quelles circonstances la plupart des terres du Sahel et de la Mitidja sont passées des mains indigènes dans des mains européennes. Elle sait quel étrange désordre dans la propriété foncière est résulté de ces achats faits au hasard, dans l’ignorance des vrais propriétaires et des vraies limites, et dans des vues d’agiotage plus que de culture. Ce qui importe de savoir en ce moment, c’est ce que la terre est devenue dans les mains de ceux qui la possèdent. La plupart des grandes propriétés européennes, dans la plaine de la Mitidja et même dans le Sahel, sont encore inhabitées et incultes. L’incertitude même de la propriété et de ses limites est une des causes principales de cet état de choses, mais ce n’est pas la seule. Dans l’origine, le peu de sécurité du pays ; depuis, l’absence de routes ; l’éloignement des marchés pour beaucoup de propriétaires ; pour quelques-uns, au contraire, le voisinage d’une grande capitale qui semblait devoir accroître bientôt la valeur des terres sans qu’on eût la peine de les défricher, et donnait des chances prochaines et heureuses à l’agiotage, ont été autant de raisons accessoires qui expliquent, sans le justifier, l’abandon dans lequel tant de terrains fertiles ont été laissés.

Il ne faut pas pourtant s’exagérer le mal. Il est très-inexact de dire que les grands propriétaires européens n’aient rien fait autour d’Alger. Dans le Sahel, plusieurs propriétés considérables ont été défrichées, bâties, plantées, mises en bon rapport par eux. Dans la plaine de la Mitidja, de grands établissements d’agriculture ont été fondés ou se fondent en ce moment ; on n’évalue pas à moins de 1,800,000 fr. le capital déjà engagé dans ces entreprises. Un certain nombre de terres possédées encore et cultivées par des propriétaires arabes, et le territoire où végètent de petites tribus indigènes, remplissent l’espace qui se trouve entre les fermes européennes et les villages. C’est de ceux-ci que nous allons maintenant parler.

Tous les villages des environs d’Alger n’ont pas été créés de la même manière. Dans les uns, on s’est borné à fournir aux colons, indépendamment du sol, des secours pour bâtir leurs maisons et pour défricher leurs terres. Dans d’autres, l’État a été plus loin : il a bâti lui-même les maisons et a défriché une partie du sol ; quelques villages ont été fondés à l’entreprise, c’est-à-dire que l’État a accordé certains privilèges ou a donné certains secours à un particulier qui s’est chargé d’y établir les habitants. Enfin, dans les trois villages de Fouca, de Mahelma et de Beni-Mered, la plus grande partie de la population a été composée de colons sortis de l’armée, ou de soldats soumis encore aux lois militaires. Nous reviendrons sur ce dernier fait pour l’examiner à part.

Au fond de ces diversités extérieures, les mêmes idées se retrouvent partout.

L’État ne s’est borné nulle part à faire les seules dépenses d’utilité publique, à élever les fortifications, à fonder les églises, les écoles, à établir les routes. Il a été plus loin : il s’est chargé de faire prospérer les affaires des particuliers, et il leur a fourni, en tout ou en partie, les moyens de s’établir sur le sol. Les familles qu’il a placées dans les villages appartenaient presque toutes aux classes les plus pauvres de l’Europe. Rarement apportaient-elles un capital quelconque. La portion du sol que l’administration leur a distribuée a toujours été très— minime. Ces lots ont rarement atteint et presque amais dépassé dix hectares. Établir aux frais du Trésor une population purement ouvrière sur le sol de l’Afrique, telle semble avoir été la pensée-mère.

La Chambre n’attend pas de nous que nous lui fassions connaître en détail l’histoire de chacun de ces villages. Nous nous bornerons à indiquer, d’une manière générale, les impressions que leur vue suggère.

On a fort exagéré, en parlant d’eux, le bien et le mal. On a dit que tous les hommes qui les habitaient étaient sortis de la lie des sociétés européennes ; que leurs vices égalaient leur misère. Cela n’est pas exact. Si l’on envisage dans son ensemble la population agricole d’Afrique, elle paraîtra tout à la fois au-dessous et au-dessus de la plupart des populations de même espèce en Europe. Elle semblera moins régulière dans ses mœurs, moins stable dans ses habitudes, mais aussi plus industrieuse, plus active et bien plus énergique. Nulle part le cultivateur européen ne s’est mieux et plus aisément familiarisé avec l’abandon, avec la maladie, le dénuement, la mort, et n’a apporté une âme plus virile et, pour ainsi dire, plus guerrière, dans les adversités et dans les périls de la vie civile.

On a dit surtout que toutes les dépenses que l’État avait faites pour ces villages étaient perdues, que les résultats obtenus de cette manière étaient nuls. C’était encore outrer le vrai.

Pour rester dans les limites exactes de la vérité, il faut se borner à dire que le résultat obtenu par l’État est entièrement hors de proportion avec l’effort qu’on a fait pour l’atteindre.

Les villages ainsi fondés n’ont eu, en général, jusqu’à présent, qu’une existence très chétive et très-précaire, plusieurs ont été décimés et sont encore désolés par la maladie, presque tous par la misère. Encore aujourd’hui le gouvernement, après les avoir créés, est contraint de les aider à vivre. La plupart d’entre eux cependant ne disparaîtront pas. Déjà il s’y rencontre des germes très-vivaces de population agricole. Dans ceux même qui vont le plus mal, il est rare qu’on n’aperçoive pas, au milieu d’une foule très-misérable ou peu prospère, quelques familles qui tirent bon parti de leur position et ne se montrent pas mécontentes de leur sort.

Il serait, du reste, peu juste d’attribuer au système lui-même tous les malheurs individuels et toutes les misères publiques qui en sont sortis. Les fautes de tous genres commises dans sa pratique entrent pour beaucoup dans les causes de ses revers.

Sur ce point, le gouvernement de la métropole et l’administration de la colonie méritent également de sévères critiques. Si l’on songe que les colons envoyés aux frais de l’État pour cultiver l’Afrique, ont été rassemblés avec si peu de soin que beaucoup d’entre eux étaient absolument étrangers à l’agriculture ou formaient la partie la plus pauvre de notre population agricole ; qu’après avoir attendu pendant des mois, et quelquefois des années, dans les rues d’Alger, la concession promise, livrés à tous les maux physiques et moraux que l’oisiveté, la misère et le désespoir engendrent, ces hommes si mal préparés ont été placés souvent dans des lieux mal choisis, sur un sol empesté ou tellement couvert de broussailles, qu’un hectare petit situé de cette manière devait coûter plus cher à défricher qu’il n’eût coûté en France à acquérir ; si l’on ajoute enfin à toutes ces causes de ruine l’influence journalière d’une administration incohérente et, par conséquent, imprévoyante, tout à la fois inerte et tracassière, il sera permis de douter qu’à de telles conditions on eût pu créer des villages prospères, non pas seulement en Algérie, mais dans les parties les plus fertiles de la France. Il est incontestable que ces causes accidentelles ont contribué à la ruine d’un grand nombre de colons. Quelles sont maintenant les circonstances particulières qui ont produit la prospérité de quelques-uns ?


Une première remarque frappe d’abord. Nulle part le succès des colons n’a été en rapport avec les sacrifices que l’État s’est imposés pour eux, mais en raison de circonstances qui étaient presque étrangères à celui-ci. ou qu’il n’avait fait naître qu’indirectement, telles que la fertilité particulière du lieu, des qualités rares chez les colons, le voisinage d’un marché, le passage d’une route… Parmi ces circonstances, la plus ordinaire et la plus digne d’être signalée a été la présence d’un capital suffisant, soit dans les mains du colon lui-même, soit dans celles de ses voisins, y a des villages, tels que celui de Saint-Ferdinand, par exemple, où l’État a poussé si loin la sollicitude, qu’il a bâti lui-même au colon une demeure très-supérieure à la maison de presque tous les cultivateurs aisés de France ; autour de cette habitation, il a défriché quatre hectares de terre fertile. Il a placé dans cette ferme une famille à laquelle il n’a imposé que l’obligation de lui payer 1, 500 fr. dont même il n’a pas exigé le versement ; il lui a donné des semences, il lui a prêté des instruments de travail. Qu’est-il advenu, messieurs ? Aujourd’hui, la plupart de ces familles ont été obligées de vider les lieux. Elles n’ont pas eu le temps d’attendre que la prospérité fût venue.

Comme, en donnant la maison et le champ, l’État ne leur avait point fourni les moyens d’y vivre, qu’elles n’avaient point par elles-mêmes de ressources et ne trouvaient autour d’elles aucun moyen de s’en procurer, elles ont langui et auraient fini par s’éteindre les mains encore pleines de tous les instruments de prospérité qu’on leur avait gratuitement fournis.

Presque tous les colons qui ont réussi ailleurs, étaient arrivés, au contraire, avec un petit capital, ou, s’ils ne l’avaient pas apporté eux-mêmes, ils sont parvenus à se le procurer en travaillant pour le compte de ceux qui déjà en possédaient un.

Lorsque dans les environs d’un village presque entièrement composé de pauvres, comme Cheragas, par exemple, quatre ou cinq propriétaires riches s’étaient déjà fixé, il est arrivé que le village a fourni les ouvriers dont ces propriétaires avaient besoin, et que ceux ci, à leur tour, ont soutenu, par des salaires, les familles du village. Chacun a ainsi vécu, et tous bientôt pourront atteindre l’aisance. Yoilà ce que nous avions à dire à la Chambre sur la population agricole de la Mitidja et du Sahel.

La crise qui a désolé la province du centre n’a pas atteint les autres provinces ; là, les causes qui l’avaient fait naître à Alger ne se sont pas rencontrées. Les villes ne se sont développées que dans la proportion exacte des besoins, et c’est principalement du côté de la culture des terres que les capitaux semblent se diriger. Un certain nombre de villages, dans la province de Constantine et dans celle d’Oran, ont été fondés d’après le système que nous avons fait précédemment connaître, c’est-à-dire qu’ils ont été peuplés de familles pauvres que l’État a subventionnées. Presque tous ces villages ne se développent que très-lentement, et quelques-uns même ne se maintiennent qu’avec peine.

En dehors de ces villages, d’autres cultivateurs européens se sont établis dans des concessions plus ou moins grandes[17], sans subvention de l’État, mais, au contraire, en lui payant une rente ; ceux-là ont fait déjà de grands travaux ; ils ont bâti des maisons, creusé des puits, défriché des terres ; ils semblent prospérer, bien qu’ils fassent avec leurs seules ressources ce que les autres ne réussissent pas ou réussissent incomplètement à faire avec l’argent du Trésor. A côté de leurs concessions, beaucoup de concessions nouvelles sont demandées.

Toutefois, il faut le dire, ces établissements ne sont pas encore très-nombreux, et ils sont presque tous récents ; s’ils fournissent des lumières sur le sujet qui nous occupe, ils ne donnent point encore de certitude quant au système à suivre.

Au delà des zones maritimes, dans les territoires mixtes ou arabes, s’élèvent déjà un certain nombre de villes européennes, que la présence de notre armée a créées et fait vivre, et dont un petit nombre de cultivateurs habitent déjà la banlieue.


Tel est l’aspect général que présente, quant à présent, l’Algérie, au point de vue de la colonisation européenne. L’objet du projet de loi que nous discutons en ce moment est de développer cette œuvre ébauchée.

. La Chambre sait quelles sont les idées principales sur lesquelles ce projet repose. Nous ne les rappellerons que très-sommairement. Un appel est fait à l’armée. Parmi les soldats de bonne volonté qui se présentent, et qui ont encore trois ans de service à l’aire, on choisit les plus capables de conduire une entreprise agricole, et on leur donne un congé de six mois pour aller se marier en France. Pendant leur absence, ceux de leurs camarades qui sont restés en Afrique bâtissent les villages, défrichent et sèment les terres. A son retour, le soldat qu’on destine à devenir colon est placé avec sa compagne sur un petit domaine ; l’Etat lui donne un mobilier, des bestiaux, des instruments de travail, des arbres à planter, des semences ; pendant trois ans, il lui laisse la solde et l’habillement, et fournit à lui et à sa famille les vivres. Jusqu’à l’expiration de son service, c’est-à-dire pendant trois ans, il y reste soumis à la discipline militaire, et le temps qu’il passe dans cette situation lui compte comme s’il l’avait passé sous les drapeaux. Après trois ans, les colons militaires passent sous le régime civil.

Aucun de ces détails d’exécution ne se retrouve dans le projet de loi, comme on aurait pu s’y attendre. C’est l’exposé des motifs qui, seul, les fait connaître. Le projet se borne à dire, très-laconiquement, qu’il sera créé en Algérie des camps agricoles, où des terres seront concédées à des militaires de tout grade et de toutes armes, servant ou ayant servi en Afrique.

Écartons d’abord toutes les analogies qu’on pourrait vouloir établir entre ce qui s’est fait en d’autres temps ou ailleurs et ce que le projet de loi veut faire.

L’Autriche, au commencement du dix-huitième siècle, imagina, pour se garantir des incursions des Turcs, qui menaçaient les frontières du côté de la Croatie, de créer dans cette province les colonies militaires qui existent encore et qui prospèrent. La Russie, à la fin du règne d’Alexandre, a formé également dans le sud de son empire des établissements qui portent le nom de colonies militaires. Plusieurs ont été atteints, peu après leur naissance, d’une ruine complète ; d’autres subsistent encore aujourd’hui

Ce serait consumer inutilement le temps de la Chambre et le nôtre, que de rechercher par combien de différences les colonies militaires de l’Autriche et de la Russie s’éloignent des camps agricoles dont parle le projet. Nous nous bornerons à signaler les trois principales.

La première, c’est que, dans ces deux pays, on n’a pas eu l’idée de fonder une société civile à l’aide de l’armée, mais bien de véritables sociétés militaires, entièrement soumises à la discipline militaire, et conservant à perpétuité ce caractère et cette puissance[18] . La seconde, c’est que, pour former ces sociétés, on n’a point eu à placer d’abord le soldat dans des lieux incultes et déserts, et à attirer ensuite près de lui une compagne et une famille ; on a trouvé la population déjà installée sur le sol, on s’est borné à cantonner des régiments au milieu d’elle, ou à la façonner elle-même à une organisation militaire.

La troisième, enfin, c’est que les populations qu’on soumettait à cette condition subissaient déjà auparavant le joug du servage ou vivaient dans une demi-barbarie, de telle sorte qu’il n’y avait pour elles, dans l’état exceptionnel qu’on leur imposait, rien de bien nouveau ni de très-difficile à supporter. Elles s’y prêtaient sans peine, et n’offraient aucune de ces résistances et de ces obstacles que les peuples libres ou civilisés n’auraient pas manqué d’opposer à des transformations de cette espèce.

Les concessions de terres promises par la loi du 1° floréal an XI aux militaires mutilés ou blessés dans la guerre de la liberté (ce sont les termes de la loi[19]) ne ressemblent en rien non plus, quoi qu’en dise l’exposé des motifs, à l’établissement qu’on se propose. Il ne s’agissait point, dans le plan de l’Empereur, d’établir les soldats sur des terres incultes, situées loin de la France, sous un climat différent et dans un pays barbare, mais de leur distribuer, comme supplément de retraite, des champs cultivés, situés dans des contrées peuplées et riches ; ces camps, quoique placés ainsi dans d’excellentes conditions économiques, ont peu prospéré ; comme institutions militaires, ils ont eu encore moins de succès. Bien que les vétérans qui les habitaient eussent été maintenus sous une sorte de discipline et contraints à porter l’uniforme, il paraît certain que, lors de l’invasion de 1814, ils n’ont rendu que très-peu de services ; c’est du moins ce que plusieurs témoins oculaires ont attesté. Ces anciens soldats devenus laboureurs avaient si bien pris, en peu d’années, les habitudes, les idées et les goûts de la vie civile, qu’ils étaient devenus presque étrangers et impropres aux travaux de la guerre, et ne s’y livrèrent qu’avec une certaine répugnance et peu d’efficacité.

Le seul plan de colonisation militaire qui se rapproche eu quelques points des idées reproduites par le projet de loi, est celui qu’on a retrouvé dans les papiers de Vauban, qui a été tracé par lui il y a précisément cent quarante-huit ans (28 avril 1699), et qu’on a publié depuis.[20] Vauban propose, dans cet écrit, d’envoyer au Canada plusieurs bataillons destinés, non à défendre le pays, mais à le coloniser. Suivant lui, ces bataillons devraient commencer par cultiver la terre en commun ; au bout d’un certain temps, chaque soldat devait devenir propriétaire, et la société perdre peu à peu la plus grande partie de sa physionomie militaire.

Il est inutile de faire remarquer que les soldats dont Vauban voulait se servir étaient engagés pour un temps indéfini dans les lois du service ; que le roi pouvait en disposer comme bon lui semblait, qu’il lui était loisible de les forcer de rester dans la colonie, de les retenir plus ou moins longtemps dans les liens de la discipline militaire, et, après les en avoir affranchis, de les soumettre encore à un régime très-exceptionnel. Les idées de Vauban, d’ailleurs, ne furent jamais appliquées.

Ne cherchons donc pas, messieurs, à éclairer le sujet par des exemples qui seraient trompeurs. Voyons-le en lui-même, et jugeons le avec les seules lumières de notre raison.

Dans le sein de la Commission, le projet de loi a été attaqué à des points de vue divers.

Quelques membres ont pensé que le résultat de la mesure proposée serait de modifier profondément le système actuel de la loi de recrutement, d’en changer l’esprit et d’en accroître les rigueurs. Plus la charge que cette loi fait peser, ont-ils dit, sur les familles et en particulier sur les citoyens pauvres, est lourde, plus il convient de ne point en étendre l’application à d’autres cas que ceux qu’elle a prévus. Le but de la loi du recrutement est de donner à l’État des soldats, non des colons ; elle est faite pour procurer à la France une armée, et non une population agricole à l’Algérie. Gardons-nous de lui demander plus que ce qu’ont voulu d’elle ceux qui l’ont faite, La mesure proposée ne changeât-elle pas l’esprit de la loi de recrutement, elle devrait probablement accroître l’effectif de l’armée française, car il serait nécessaire de remplacer à leur corps les soldats qui iraient dans les camps agricoles.

Cette opinion, vivement soutenue, a été vivement combattue. On a fait observer, sur le premier point, que, puisque les soldats n’étaient point forcés de devenir colons militaires, et ne restaient dans les camps agricoles que de leur plein gré, les rigueurs de la loi du recrutement n’étaient point augmentées. Quant à l’effectif, il a paru douteux aux honorables membres que le résultat de la mesure dût être de l’accroître, l’établissement des camps agricoles pouvant avoir pour effet de rendre inutile une partie de l’armée d’Afrique. D’autres membres ont critiqué le projet dans l’intérêt même de l’armée.

Suivant eux, il n’était pas sans inconvénient de créer des différences et des inégalités dans la condition des soldats ; de renvoyer les uns en France pour s’y marier, et de les transformer, au retour, en propriétaires et en laboureurs, tandis qu’à côté d’eux leurs camarades restaient attachés au service militaire. Un tel état de choses leur paraissait contraire au maintien du bon ordre et à l’exacte discipline de l’armée.

Plusieurs membres se sont attachés à faire ressortir les difficultés, à montrer les obscurités, et à signaler les nombreuses lacunes qui se rencontrent dans le projet.

Trouver un très-grand nombre de soldats qui consentent à aller passer six mois en France, à la condition de s’y marier, cela est très-facile, sans doute ; mais comment les obliger à se conformer à une condition semblable ? Comment, d’ailleurs, dans un si court espace, faire choix d’une compagne ? Qu’attendre de moral et de bon d’une union contractée ainsi à la hâte, par ordre, uniquement et en vue d’un avantage matériel ? Quelle sera la condition de la femme du colon militaire, en cas de mort de celui-ci ? Si on lui enlève la concession, que fera-t-elle ? Si on la lui laisse, comment le but de la loi, qui est de créer une population virile et guerrière, sera-t-il atteint ? Le projet n’en dit rien. Beaucoup d’autres critiques de détail ont encore été adressées au projet de loi. Nous n’en entretiendrons pas la Chambre ; ce sont des considérations plus générales qui paraissent avoir surtout déterminé la majorité de la Commission.

Elle a recherché d’abord quelle était exactement la portée et le caractère de la mesure qu’on propose.

Que veut ou plutôt que fait en réalité le projet ? Doit-il réellement placer en avant de la population civile une population militaire, pourvue de la force d’organisation, de la puissance de résistance, de la vigueur d’action que donnent la discipline et la hiérarchie d’une armée ? Un tel but aurait de l’utilité et de la grandeur ; il légitimerait de grands sacrifices. C’est l’idée que les empereurs d’Allemagne ont réalisée dans la Croatie, et l’empereur Alexandre dans la Crimée. C’est l’idée que paraît avoir conçue, dans le principe, M. le maréchal Bugeaud lui-même. Cette idée est-elle applicable à des Français ? Évidemment non. Personne, aujourd’hui, ne l’oserait dire. Une fois que le soldat a rempli la durée de son engagement militaire, nul ne peut le forcer à vivre sous une loi exceptionnelle, dont les gênes lui seraient insupportables. On n’a pas le droit de l’y contraindre, et on n’a nulle espérance de l’y faire consentir. Aussi le projet de loi ne propose-t-il rien de semblable. Dès que le soldat placé dans le nouveau village arrive au terme de son service, il redevient un simple citoyen, soumis aux lois et aux usages civils de la patrie. Ainsi donc, remarquez-le bien, il ne s’agit pas, en réalité, de faire une colonisation militaire, mais d’obtenir une colonisation civile à l’aide de l’armée. Le côté militaire de la question perd aussitôt presque toute son importance, et c’est le côté économique qu’il faut regarder.

Dans tous les pays nouveaux où les Européens se sont établis, l’œuvre de la colonisation s’est divisée naturellement en deux parts. Le gouvernement s’est chargé de tous les travaux qui avaient un caractère public et qui se rapportaient à des intérêts collectifs. Il a fait les routes, creusé les canaux, desséché les marais, élevé les écoles et les églises.

Les particuliers ont seuls entrepris tous les travaux qui avaient un caractère individuel et privé. Ils ont apporté le capital et les bras, bâti les maisons, défriché les champs, planté les vergers… Ce n’est pas par hasard que cette division dans le travail colonial s’est naturellement établie partout ; elle n’a, en effet, rien d’arbitraire.

Si l’Etat quittait la sphère des intérêts publics pour prendre en main les intérêts particuliers des colons, et essayait de fournir à ceux ci le capital dont ils manquent, il entreprendrait une œuvre tout à la fois très-onéreuse et assez stérile.

Onéreuse, car il n’y a pas d’établissement agricole dans un pays nouveau, qui ne coûte très-cher, relativement à son importance. Nulle colonie n’a fait exception à cette règle. Si le particulier y dépense beaucoup, quand il prend l’argent qu’il emploie dans sa propre bourse, à plus forte raison lorsqu’il puise dans le Trésor public.

L’œuvre, est de plus, stérile, ou du moins peu productive. L’État, quels que soient ses efforts, ne peut pourvoir à tous les frais que supposent l’établissement et le maintien d’une famille. Ses secours, qui suffisent pour faire commencer l’entreprise, ne sont presque jamais suffisants pour qu’on la mène à bien ; ils n’ont eu le plus souvent, pour résultat, que d’induire des hommes imprudents à tenter plus que leurs forces ne leur permettent de faire. L’État s’imposât-il des sacrifices sans limites, ces sacrifices deviendraient encore souvent inutiles. Il ne faut pas croire qu’il n’y ait qu’à fournir à un colon l’argent nécessaire à la culture du sol, pour qu’il parvienne à en tirer parti. Celui qui n’a pas le capital nécessaire à une telle entreprise, a rarement l’expérience et la capacité voulues pour y réussir. N’exposant pas ses propres ressources, ne comptant pas seulement sur lui-même il est rare d’ailleurs qu’il montre cette ardeur, cette ténacité, cette intelligence qui font fructifier le capital, quelquefois le remplacent, mais dont le capital ne tient jamais lieu.

En matière de colonisation d’ailleurs, il faut toujours, quoi qu’on fasse, en revenir à cette alternative :

Ou les conditions économiques du pays qu’il s’agit de peupler, ^ seront telles que ceux qui viendront l’habiter pourront facilement y prospérer et s’y fixer : dans ce cas, il est clair que les hommes et les capitaux y viendront ou y resteront eux-mêmes ; ou une telle condition ne se rencontrera pas, et alors on peut affirmer que rien ne saurait jamais la remplacer.

En rappelant ces principes généraux, messieurs, nous ne prétendons rien dire d’original ni de profond. Nous ne faisons que reproduire les notions de l’expérience et parler comme le simple bon sens.

Si de telles vérités avaient besoin d’être prouvées par des faits, ce qui s’est passé jusqu’ici dans la plupart des villages de l’Algérie nous fournirait ceux-ci en foule.

Or, de quoi, au fond, en écartant les mots et voyant les choses, s’agit-il dans la création des camps agricoles, si ce n’est de reproduire ces villages sous une autre forme ?

Qu’est-ce qu’un camp agricole, messieurs ? sinon un village dans lequel l’État se charge, non-seulement de faire les travaux qui ont un caractère public, mais encore de fournir aux particuliers toutes les ressources qui leur sont nécessaires pour faire fortune, maison, troupeaux, semences, un village qu’il peuple de gens dont la plupart étaient des journaliers en France, et qu’il entreprend de transformer tout à coup à ses frais, en Afrique, en chefs d’exploitation rurale.

Les villages subventionnés et les camps agricoles n’ont entre eux que des différences secondaires ou superficielles ; les deux entreprises se ressemblent par leurs caractères fondamentaux, et qui repousse l’une blâme l’antre.

Dans les villages militaires, dit-on, le colon aura originairement été mieux choisi que dans le village civil. Soit. Admettons qu’il soit plus vigoureux, plus intelligent, plus moral ; mais, d’une autre part, il sera dans des conditions économiques moins bonnes ; il n’aura pas amené avec lui de famille, il sera placé plus loin des grands centres de colonisation qui existent déjà en Afrique, des grands marchés où le produit se vend cher, des populations agglomérées, où l’on peut se procurer la main d’œuvre à bon marché. Son établissement imposera à l’Etat une charge beaucoup plus grande, et, de plus, une charge dont on ne voit pas la limite. La charge sera plus grande, car au colon civil on n’a accordé que des secours, tandis qu’ici l’État pourvoit à tout. La charge sera moins limitée. Quand on a attiré une famille sur un sol nouveau, par l’attrait d’une subvention, il est bien difficile de cesser de lui venir en aide tant que ses besoins durent. Vous avez soutenu un homme jusqu’au milieu de la carrière, pourquoi ne pas le porter jusqu’au bout ? Quelle raison décisive de s’arrêter dans cette voie plutôt un jour que l’autre ? L’État vient encore aujourd’hui au secours des villages le plus anciennement fondés des environs d’Alger. S’il est difficile d’abandonner à lui-même un colon civil, qui n’a jamais rendu de service an pays, combien le sera-t-il davantage de délaisser un ancien soldat, que le gouvernement a empêché de retourner dans ses foyers pour le fixer sur le sol de l’Afrique ? Peut-on jamais abandonner à son sort et laisser languir ou mourir dans lu misère un pareil homme !

Il ne s’agit, dit-on, que d’un essai. Mais avant de s’exposer à faire un essai, faut-il encore qu’on voie à cet essai des chances de réussite ! Essayer ce qu’on croit bon, cela se comprend ; mais essayer ce qu’on croit mauvais, c’est montrer un grand mépris pour l’argent, le Trésor, et pour les citoyens qu’on engage dans l’entreprise.

Il n’est pas exact, d’ailleurs, de dire qu’un essai n’ait point déjà eu lieu.

Il existe, depuis plusieurs années, aux environs d’Alger, trois villages qui ont, en partie, une origine militaire : c’est Fouca, Mahelma et Beni-Mered. Le premier a été peuplé avec des soldats libérés. Les deux autres ont été fondés exactement de la manière qu’indique l’exposé des motifs du projet de loi. Que faut-il conclure de cette triple expérience ?

Nous n’entrerons pas dans un examen détaillé de la condition de ces villages. Les éléments d’un pareil travail seraient très-difficiles à rassembler et peu sûrs. Nous nous bornerons à dire d’une manière générale que les trois villages militaires dont nous venons de parler, ont coûté beaucoup plus cher que les villages civils leurs voisins, et n’ont pas produit un résultat différent. Ceux qui sont placés dans des conditions économiques médiocres ou mauvaises, comme Fouca ou Mahelma, languissent et se soutiennent à peine. Le troisième, Beni-Mered, qui est placé dans une des parties les plus fertiles de la Mitidja, à une lieue de deux villes qui, jusqu’à ces derniers temps, étaient très-prospères, Bouffarik et Blidah, présente un aspect plus satisfaisant. Mais, remarquez-le bien, cette sorte de prospérité dont il jouit n’est pas particulière à sa population militaire ; dans ce même village de Beni-Mered, un certain nombre de familles civiles ont été placées. Le gouvernement a beaucoup moins fait pour elles que pour les familles militaires qui les avoisinent : si l’on vient cependant à examiner l’état dans lequel se trouvent les unes et les autres, on voit que leur condition diffère très-peu, et que, s’il existait entre elles une différence, c’est à l’avantage des premières qu’il faudrait la constater. L’ensemble de toutes les considérations qui viennent d’être successivement reproduites, a convaincu, messieurs, votre Commission ; le projet de loi ne lui a pas paru pouvoir être adopté dans la forme que le gouvernement lui avait donnée. Cette résolution a été prise à l’unanimité des membres présents.

Mais elle s’est divisée sur le point de savoir s’il n’y avait rien à vous proposer pour mettre à la place. Un membre a ouvert l’avis de remplacer l’article premier par un article ainsi conçu : «  Il sera employé une somme de trois millions de francs à l’établissement, en Algérie, de militaires libérés et mariés, de tout grade et de toutes armes de l’armée de terre et de mer, et choisis de préférence parmi ceux qui auront servi en Afrique. « Ces militaires libérés seront répartis dans les divers centres agricoles, créés ou à créer, et assimilés en tous points aux colons civils. « Sur cette somme, il est ouvert au ministre secrétaire d’État de la guerre, sur l’exercice 1847, un crédit de un million qui sera inscrit au chapitre XXXII du budget de la guerre (colonisation en Algérie).

« Les crédits ou portions de crédits non employés à l’expiration de l’exercice au titre duquel ils auront été ouverts, seront reportés de plein droit sur l’exercice suivant. »

Voici les principales raisons qui ont été données à l’appui de cet amendement. En adoptant la mesure proposée, a-t-on dit, on évite la plupart des inconvénients qu’on rencontrerait dans les camps agricoles, et on obtient la plupart des avantages qu’ils peuvent produire.

Ainsi, d’une part, on ne change pas la loi du recrutement ; on ne crée pas d’inégalité dans la condition du soldat ; on ne s’expose point à tous les embarras d’exécution dans lesquels le projet de loi se jette. Les hommes que l’on choisit sont déjà libérés du service ; ils sont mariés, ils se présentent d’eux-mêmes, attirés par la subvention qu’on leur offre. On ne les réunit point pour en composer des populations agricoles à part, on les dissémine au milieu de populations déjà existantes et placées dans de bonnes conditions de succès.

D’une autre part, on introduit ainsi dans le sein de la population civile des éléments plus énergiques et plus virils que ceux qui la composent. On donne à l’armée un éclatant témoignage de sollicitude, et l’on fait en même temps, à son égard, un acte de justice. Quoi de plus juste, en effet, que d’employer à produire le bien-être du soldat, le sol qu’il a conquis.

Les soldats qu’on subventionnera de cette manière, ne seront pas, sans doute, munis de capitaux, mais ils auront ce qui n’est pas moins nécessaire pour réussir dans une telle entreprise, la vigueur morale, la santé et la jeunesse.

Les adversaires de la proposition répondaient : Il ne faut pas abuser du nom de l’armée. Quel homme s’étant occupé des affaires d’Afrique et ayant parcouru l’Algérie, n’a pas été frappé du spectacle, grand et rare, qu’y donne l’armée ? Qui n’a admiré surtout, dans le simple soldat, celui dont il s’agit ici, ce courage modeste et naturel qui atteint jusqu’à l’héroïsme en quelque sorte sans le savoir ; cette résignation tranquille et sereine qui maintient le cœur calme et presque joyeux au milieu d’une contrée étrangère et barbare, où les privations, la maladie et la mort s’offrent de toutes parts et tous les jours ? Sur ce point, il n’y a ni majorité ni minorité dans la Commission, non plus que dans la Chambre. Tout le monde est d’accord que l’intérêt public et la justice nationale demandent qu’on fasse participer l’armée aux avantages de la colonisation. La question n’est que dans le mode de la mesure.

Ce qu’on veut faire ici par une loi spéciale, peut se faire tout naturellement par l’emploi des fonds déjà portés au budget. Un crédit considérable, porté au budget, a déjà pour objet d’aider les colons à s’établir en Algérie ; que ce fonds soit principalement employé désormais à secourir les militaires qui veulent se fixer dans le pays conquis, personne ne le conteste ; on consentira même volontiers à ce que ce fonds soit accru suivant les besoins, mais il est inutile d’en créer un autre tout semblable dans une loi spéciale. Cela est inutile et difficile : car comment fixer aujourd’hui le montant du crédit nouveau qu’on demande à ouvrir ? On était toujours assuré de trouver des soldats en nombre suffisant pour remplir les camps agricoles ; mais d’anciens militaires mariés, et voulant se fixer en Afrique, qui peut dire maintenant combien il s’en trouve, et si le fonds déjà existant au budget n’est pas suffisant pour pourvoir à leurs besoins. La Commission ne le sait pas, le gouvernement lui-même l’ignore, il n’a fait encore aucune recherche de cette espèce ; et cela se conçoit, la mesure qu’on propose n’est point en effet une modification du projet de loi ; en réalité, remarquons-le, c’est un projet tout nouveau auquel le gouvernement n’avait pas songé, et pour lequel il ne peut fournir aucune lumière. Pourquoi’ la Chambre se hâterait-elle, dès cette année, de créer des crédits spéciaux dont il n’est pas sûr encore qu’on puisse faire emploi ?

Par ses effets, la mesure est donc inutile ; par le sens qu’on voudrait lui donner, elle pourrait être dangereuse. Le gouvernement et l’administration d’Afrique verraient peut-être dans la loi spéciale qu’on propose une reconnaissance solennelle et une consécration du système général qui consiste à coloniser l’Afrique à l’aide des subventions du Trésor. Or, ce système, en tant que moyen habituel de peupler le pays nouveau, est condamné par la raison et démenti par l’expérience.

Après de longues discussions, votre Commission s’étant partagée d’une manière égale, l’amendement n’a point été adopté, et nous n’avons à vous proposer aujourd’hui que le rejet pur et simple du projet de loi.

Notre travail, messieurs, pourrait, à la rigueur, s’arrêter ici ; mais la Commission croit entrer dans les vues de la Chambre en le poussant un peu plus loin.

Dans l’exposé des motifs du projet de loi, le gouvernement a cru devoir vous annoncer qu’il existait deux plans de colonisation distincts : l’un pour la province de Constantine, et l’autre pour celle d’Oran. Il vous a fait distribuer les documents les plus propres à vous bien faire connaître, et à vous permettre d’apprécier ces deux systèmes. La Commission était nécessairement appelée à s’en occuper à son tour. Elle le fera très-brièvement. Quoique différents entre eux sur certains points, les deux plans sont cependant fondés, l’un et l’autre, sur des idées semblables. Tous deux reconnaissent qu’il faut empêcher la colonisation de marcher au hasard, et qu’elle ne peut être la conséquence de transactions individuelles entre les colons et les indigènes ; c’est pour eux une nécessité fondamentale. A l’Etat seul il appartient de fixer d’avance le lieu où les Européens pourront s’établir. Lui seul doit traiter avec les indigènes ; c’est de lui seul que le colon doit tenir son titre. Voilà leur premier principe.

Voici le second : l’Etat ne doit pas se charger de fournir aux particuliers les moyens de fonder leurs exploitations agricoles, ni leur donner le capital dont ils manqueraient. Il n’a en général d’autres dépenses à faire que celles qui ont un caractère public et qui se rapportent à un intérêt collectif.

Tels sont, messieurs, en écartant tous les détails, les principes qui forment la base commune des deux projets dont parle l’exposé des motifs.

L’unanimité de la Commission a admis le premier de ces deux principes. Une minorité a demandé qu’on repoussât l’autre. Suivant les honorables membres qui formaient cette minorité, c’était, en général, l’Etat qui devait se charger de choisir les colons et de les aider par ses secours à s’établir sur le sol. La colonisation à l’aide des capitaux particuliers ne se ferait pas ou se ferait mal. Il ne faut pas espérer que les petits capitaux s’aventurent volontiers en Afrique. Quant aux grands capitaux, ils y viendront dans des vues de négoce plus que d’agriculture. S’ils s’appliquent à la terre, ils n’attireront à leur suite qu’une population mal choisie, dont l’entretien retombera tôt ou tard à la charge de l’État. Une pareille colonisation finira par être plus chère et moins profitable que celle entreprise d’abord par l’État lui-même.

La grande majorité de la Commission a été d’un avis contraire ; elle croit les deux principes énoncés plus haut aussi vrais l’un que l’autre, et elle approuve pleinement leur adoption. Suivant quelles conditions et à quelles personnes l’État livrera-t-il le sol qu’il a acquis des indigènes et qu’il destine à la colonisation ? Cela doit beaucoup dépendre des circonstances et des lieux. Généralement parlant, ce qui est préférable, c’est de donner à la propriété foncière qu’on crée un caractère individuel, et de la livrer à un particulier plutôt qu’à une association. Il peut être quelquefois utile cependant, et même indispensable, de recourir au mode de colonisation par compagnie. Mais dans ce cas, le premier devoir de l’Etat est de veiller avec le plus grand soin à ce que les garanties les plus sérieuses en moralité et en capitaux soient fournies. Car, ici, il s’agit d’une opération industrielle, qui peut influer au plus haut point sur la vie des hommes et compromettre une population entière qui y est associée.

Indépendamment des deux projets de colonisation dont nous venons de faire connaître l’esprit général, beaucoup d’autres se sont produits en différents temps. Nous n’en entretiendrons pas la Chambre. Il n’y a pas de problème qui ait autant préoccupé les esprits que celui de la colonisation de l’Algérie. Les écrits auxquels il a donné naissance, sont presque innombrables.

Les auteurs de tous ces ouvrages, et le public lui-même, ont paru croire que le succès de la colonisation de l’Afrique tenait à la découverte d’un certain secret qui n’avait point encore été trouvé jusque-là. Nous sommes portés à penser, messieurs, que c’est là une erreur : il n’y a pas en cette matière de secret à trouver, ou du moins le bon sens du genre humain a découvert depuis bien longtemps et divulgué celui qu’on cherche.

Il ne faut pas imaginer que la méthode à suivre pour faire naître et développer les sociétés nouvelles, diffère beaucoup de celle qui doit être Suivie pour que les sociétés anciennes prospèrent. Voulez-vous attirer et retenir les Européens dans un pays nouveau ? Faites qu’ils y rencontrent les institutions qu’ils trouvent chez eux ou celles qu’ils désirent y trouver ; que la liberté civile et religieuse y règne ; que l’indépendance individuelle y soit assurée ; que la propriété s’y acquière facilement et soit bien garantie ; que le travail y soit libre, l’administration simple et prompte, la justice impartiale et rapide ; les impôts légers, le commerce libre ; que les conditions économiques soient telles qu’on puisse facilement s’y procurer l’aisance et y atteindre souvent la richesse ; faites, en un mot, qu’on y soit aussi bien, et s’il se peut, mieux qu’en Europe, et la population ne tardera pas à y venir et à s’y fixer. Tel est le secret, messieurs, il n’y en a point d’autres.

Avant de se jeter dans des théories exceptionnelles et singulières, il serait bon d’essayer d’abord si la simple méthode dont nous venons de parler ne pourrait pas, par hasard, suffire ; ce n’est pas celle assurément qui a été le plus souvent suivie en Afrique. En Algérie, l’État, qui n’a reculé devant aucun sacrifice pour faire de ses propres mains la fortune des colons, n’a presque pas songé à les mettre en position de la faire eux-mêmes. Il y a presque constamment de manière à ce que la production fût difficile et chère, et le produit sans débouchés. L’Algérie n’avait encore que quelques milliers d’habitants, que déjà on y introduisait plusieurs des impôts de France : le droit d’enregistrement, les patentes, le timbre, que les colonies anglaises d’Amérique repoussaient après deux cents ans d’existence ; les droits de vente, le tarif de nos frais de justice, le système des douanes, les droits de tonnage… Plusieurs de ces impôts sont moins élevés qu’en France, il est vrai, mais ils posent sur une société bien moins capable de les porter. Il est facile de voir pourquoi on a été entraîné dans cette voie, comme on réclamait des Chambres, non-seulement les millions nécessaires pour faire la guerre, mais encore l’argent qu’on employait à subventionner la colonisation et à peupler le pays aux frais de l’État, on voulait placer en regard de ces sacrifices qu’imposait l’Afrique, les revenus qu’elle produisait. Le Trésor public a donc entrepris de reprendre, en quelque sorte, sous forme d’impôts, ce qu’il donnait sous forme de secours. Il eût été mieux de s’abstenir de cette dépense et de cette recette.

Mais ce qui nuit bien plus en Afrique à la production que les impôts, c’est la rareté et la cherté du capital. Pourquoi le capital est-il si rare et si cher en Algérie ? Cela vient de plusieurs causes, sur lesquelles la législation pouvait exercer une grande et directe influence, ce qu’elle n’a pas fait. D’abord, de l’absence d’institutions de crédit : la Chambre sait ce qui a eu lieu à propos de la fondation, à Alger, d’un comptoir de la Banque de France. La Banque ne s’est prêtée qu’avec répugnance à créer ce comptoir ; elle a retardé le plus qu’elle a pu, la Commission en a eu la preuve, l’accomplissement des formalités préliminaires ; et quand, enfin, elle a été obligée de se prononcer, elle a refusé nettement d’user de son droit. De telle sorte que la Banque de France, après avoir empêché, par sa concurrence présumée, tout autre établissement de crédit de se former en Algérie, a fini par ne pas s’y établir elle-même. Ceci, messieurs, a été très-déplorable. La Banque, par ses retards calcidés, le gouvernement en souffrant de pareils retards, ont certainement contribué à la crise qui désole en ce moment quelques-unes des principales places d’Afrique. L’absence des institutions de crédit est l’une des causes de la rareté et de la cherté du capital ; il est permis de dire que ce n’est pas la première.

Ce qui empêche surtout de pouvoir se procurer le capital abondamment et à bon marché en Afrique, c’est la diiliculté de donner une garantie à celui qui prête : tant que ce premier obstacle existera, les services que les banques peuvent rendre seront limités, et l’existence même des banques difficile.

Il y a deux raisons qui font que le cultivateur d’Afrique ne peut emprunter, faute de gage. La première, c’est que la plupart des terres étant concédées par le gouvernement, moyennant que le concessionnaire remplira certaines conditions, tant que la condition n’est pas remplie, la terre n’est point dans le commerce et ne peut servir de fondement utile à une hypothèque.

La seconde raison, qui est la principale, c’est que le système hypothécaire que nous avons importé en Afrique et qui est copié, en partie, sur le nôtre, ainsi que les lois de procédure qui s’y rattachent, s’opposent à ce que la terre serve aisément de garantie. Sans vouloir examiner ici quels peuvent être les vices de notre système hypothécaire, et sans exprimer aucune opinion surleschangementsqui pourraient ou devraient y être apportés, nous nous bornerons à dire que ce système, fùt-il bon, ou en tous cas supportable en France, serait de nature à paralyser, en Afrique, l’industrie des terres, qui y est l'industrie-mère. Dans un pays nouveau, les cultivateurs sont mobiles ; on connaît mal leur histoire, leur fortune et leurs ressources ; ils n’ont donc qu’un moyen d’obtenir le capital qui leur manque : c’est d’engager la terre qu’ils exploitent, et ils ne peuvent l’engager qu’autant que la législation permet au prêteur de s’en mettre en possession en très-peu de temps et à très-peu de frais. On peut dire, d’une manière générale, que les formalités de la vente immobilière doivent être d’autant plus simples et plus promptes, que la société est plus nouvelle. En Algérie, elles sont encore très-compliquées et très-lentes ; aussi le cultivateur y a-t-il beaucoup plus de peine que celui de France à se procurer l’argent nécessaire, et est-il obligé de le payer infiniment plus cher. Toutes les causes que nous venons d’indiquer sommairement contribuent à rendre en Afrique la production difficile et chère ; cette circonstance n’empêcherait pourtant pas de produire, s’il existait des débouchés faciles pour les produits.

Ce qui rend, en général, si pénibles les commencements de toutes les colonies, c’est l’absence ou l’éloignement des marchés. Les produits deviennent abondants avant que la consommation environnante puisse être grande ; après les avoir créés, on ne sait à qui les vendre. Les colons de l’Algérie se trouvent, sous ce rapport, dans une condition économique très-supérieure à celle de la plupart des Européens qui ont été fonder au loin des colonies. La France, en même temps qu’elle les plaçait sur le sol, apportait artificiellement, à côté d’eux, un grand centre de consommation, en y amenant une partie de son armée.

Au lieu de tirer de ce fait les conséquences immenses qu’il aurait pu produire dans l'intérêt d’une prompte colonisation du pays, le Gouvernement l’a rendu presque inutile. Jusqu’à présent, l’administration de l’armée n’a paru préoccupée que du désir d’obtenir les denrées du colon au plus bas paix possible. Ainsi, tandis qu’on faisait de grands sacrifices pour établir des cultivateurs, on refusait de rendre la culture profitable. Il est permis de dire, messieurs, que cela était peu sensé, et que l’argent qui eût servi à assurer aux produits du colon d’Afrique un prix régulier et rémunérateur, eût été plus utile à la France et aux colons eux-mêmes, que celui qu’on a répandu en secours dans les villages. Ce débouché serait très-précieux, mais il deviendrait bientôt insuffisant. Les cultures européennes d’Afrique auront de la peine à se développer, si on ne leur en donne un autre, en leur ouvrant le marché de la France.

Il serait facile de prouver, si on entrait dans le détail, que cette mesure ne pourrait avoir d’ici à longtemps d’inconvénients graves, et qu’elle aurait immédiatement de grands avantages. Elle vaudrait mieux que toutes les subventions du budget. Votre Commission, messieurs, n’entrera pas dans cet examen. Dans tout ce qui précède, elle a moins voulu vous indiquer en particulier telle ou telle mesure à prendre, qu’appeler vivement l’attention du gouvernement et des Chambres sur ce côté si important et si négligé de la question d’Afrique.

On a cherché jusqu’ici principalement, et presque uniquement, la solution de cette immense question, dans des expédients de gouvernement ou d’administration. C’est bien plutôt dans la condition économique du pays nouveau qu’elle se trouve. Que le cultivateur, en Afrique, puisse produire à bon marché et vendre son produit à un prix rémunérateur, la colonisation s’opérera d’elle-même. Que le capital y soit en péril, au contraire, ou y reste improductif, tout l’art des gouvernants et toutes les ressources du Trésor s’épuiseront avant de pouvoir attirer et retenir sur ce sol la population qu’on y appelle.

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PROJET DE LOI
REJETÉ PAR LA COMMISSION
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Article premier. — Il sera créé en Algérie des camps agricoles, où des terres seront concédées à des militaires de tout grade et de toutes armes, servant ou ayant servi en Afrique. Art. 2. — Le temps passé dans les camps agricoles par les officiers et par les sous-officiers et soldats, leur sera compté pour la pension de retraite, comme s’il avait été passé sous les drapeaux, mais seulement jusqu’à un maximum de cinq années. ART. 3 — Une somme de trois millions de francs (3, 000, 000 fr.) sera employée aux dépenses prévues par la présente loi, pendant les exercices 1847, 1848 et 1849.

Sur cette somme, il est ouvert au ministre secrétaire d’État de la guerre, sur l’exercice 1847, un crédit de un million cinq cent mille francs (1, 500, 000 fr.), qui sera inscrit au chapitre XXXII du budget de la guerre (Colonisation de l’Algérie). Les crédits ou portions de crédits non employés à l’expiration de l’exercice au litre duquel ils auront été ouverts, seront reportés, de plein droit, sur l’exercice suivant. [22]

  1. Sur les travaux de Toqueville relatifs à l’Algérie, voir la préface mise en tête du tome 1°, pages 40 et suivantes.
  2. M. le général Bedeau, dans un excellent Mémoire que M. le ministre de la guerre a bien voulu communiquer à la Commission, fait connaître qu’à l’époque de la conquête, en 1837, il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d’instruction secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète, et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait ou l’on avait pour but d’enseigner l’arithmétique, l’astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1,500 ou 1,400 enfants. Aujourd’hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à 30, et les enfants qui les fréquentent à 350.
  3. Déjà un grand nombre d’hommes importants, désirant nous complaire en profitant de la sécurité que nous avons donnée au pays, ont bâti des maisons et les habitent. C’est ainsi que le plus grand chef indigène de la province d’Oran. Sidi-el-Aribi, s’est déjà élevé une demeure. Ses coreligionnaires l’ont brûlée dans la dernière insurrection. Il l'a rebâtie de nouveau. Plusieurs autres ont suivi cet exemple, entre autres le Bach-Aga du Djendel Bou-Allem, dans la province d’Alger. Dans celle de Constantine, de grands propriétaires indigènes ont déjà imité en partie nos méthodes d’agriculture et adopté quelques-uns de nos instruments de travail. Le caïd de la plaine de Done, Carési. cultive ses terres à l’aide des bras et de l’intelligence des Européens. Nous ne citons pas ces faits comme la preuve de grands résultats déjà obtenus, mais comme d’heureux indices de ce qu’un pourrait obtenir avec le temps.
  4. Partant de ce point que les populations arabes sont, sinon entièrement nomades, au moins mobiles, on en a conclu trop aisément qu’on pouvait à son gré, et sans trop de violence, les changer de place ; c’est une grande erreur. La transplantation d’une tribu d’une contrée dans une autre, quand elle ne s’opérait pas volontairement, en vue de très-grands privilèges politiques (comme quand il s’agissait, par exemple, de fixer sur un point des populations Makhzen) ; une pareille mesure a toujours paru, même du temps des Turcs, d’une dureté extrême, et elle a été prise très-rarement. On n’en pourrait citer que très-peu d’exemples durant le dernier siècle de la domination ottomane, et ces exemples n’ont été donnés qu’à la suite de longues guerres et d’insurrections répétées ; comme cela a eu lieu pour la grande tribu des Righas, qu’on a transportée des environs de Miliana dans ceux d’Oran.
    L’histoire de cette tribu des Righas mérite, sous plusieurs rapports, l’attention de la Chambre. Elle montre tout à la fois combien il est difficile de déplacer des tribus, et à quel point le sentiment de la propriété individuelle est puissant et la propriété individuelle sacrée.
    Les Turcs, fatigués des révoltes incessantes qu’ils avaient à réprimer chez les Righas, enveloppèrent un jour toute la tribu, la transportèrent sur des terres que possédait le Beylick dans la province d’Oran, et permirent aux tribus voisines d’occuper leur territoire. La tribu des Righas, ainsi dépossédée, resta cinquante ans en instance auprès du gouvernement turc, pour obtenir la permission de revenir dans son pays. On la lui accorda enfin. Les Righas revinrent au bout de ce demi-siècle, et reprirent possession de leur territoire ; bien plus, les familles qui avaient eu jadis la propriété de quelques parties du sol rapportèrent avec elles leurs titres, et se rétablirent exactement dans les biens qu’avaient cultivés leurs pères.
  5. Les jeunes gens qui se destinent à occuper des fonctions civiles dans l'Inde sont tenus d’habiter deux ans dans un collège spécial fondé en Angleterre (et qu’on nomme Hailesbury Collège). Là, ils se livrent à toutes les études particulières qui se rapportent a leur carrière, et, en même temps, il acquièrent des notions générales en administration publique et en économie politique. Les hommes les plus célèbres leur sont donnés comme professeurs. Malthus a fait un cours d’économie politique à Hailesbury, et sir James Mackintosh y a professé le droit. Huit langues de l'Asie y sont enseignées. On n’y entre et l’on n’en sort qu’après un examen. Ce n’est pas tout. Arrivés dans l’Inde, ces jeunes gens sont obligés d’apprendre à écrire et à parler couramment dans deux des idiomes du pays. Quinze mois après leur arrivée, un nouvel examen constate qu’ils possèdent ces connaissances, et, s’ils échouent dans cet examen, on les renvoie en Europe. Mais aussi lorsque, après tant d’épreuves, ils ont pris place dans l’administration du pays, leur position y est assurée, leurs droits certains, leur avancement n’est pas entièrement arbitraire. Ils s’élèvent de grade en grade, et suivant des règles connues d’avance, jusqu’aux plus hautes dignités.
  6. La centralisation des affaires à Paris ne fût-elle pas plus complète pour l’Afrique que pour nos départements de France, ce serait déjà un grand mal. Tel principe qui, en cette matière, doit être maintenu comme tutélaire sur le territoire du royaume, devient destructeur dans la colonie. On comprendra bien ceci par un seul exemple.
    Quoi de plus naturel et de plus nécessaire que les règles posées en France pour l'aliénation ou le louage du domaine de l'État ? Rien, en cette matière, ne peut se faire qu’en vertu soit d’une loi, soit d’une ordonnance, soit d’un acte ministériel, en d’autres termes c’est toujours le pouvoir central qui agit sous une forme ou sous une autre. Appliquez rigoureusement les principes de cette législation à l’Afrique, vous suspendez aussitôt la vie sociale elle-même. La création d’une colonie n’est, à proprement parler, autre chose que l’aliénation incessante du domaine de l’Etat en faveur de particuliers qui viennent s’établir dans la contrée nouvelle. Que l’État qui veut coloniser se réserve le droit de fixer à quelles conditions et suivant quelles règles le domaine public doit être concédé ou loué, cela se comprend sans peine : en cette matière, c’est la loi elle-même qui devrait poser les règles. Qu’on réserve au pouvoir central seul le droit d’aliéner d’un seul coup une vaste étendue de territoire, rien de mieux encore, mais que, pour chaque parcelle de terrain, quelque minime qu’elle soit qu’on veut vendre ou louer dans la colonie, il faut venir s’adresser à une autorité de la métropole, il est permis de dire que cela est peu raisonnable : car la disposition du domaine dans une colonie, en faveur des émigrants, nous le répétons, c’est l’opération mère. La rendre lente et difficile, c’est plus que gêner le corps social, c’est l’empêcher de naître.
    La commission dont M. Charles Buller a été le rapporteur, et qui fut envoyée, en 1858, au Canada, sous la présidence de lord Durham, pour rechercher quelles étaient les causes qui empêchaient la population de se développer dans cette province aussi rapidement que dans les États-Unis, attribue l’une des principales à la nécessité où sont tous les émigrants qui veulent se fixer dans la colonie de venir chercher leur titre de propriété à Québec, chef-lieu de la province, au lieu de l’obtenir— partout sur place, comme aux États-Unis..
    En Afrique, on ne saurait acheter ni louer un mètre du sol appartenant à l’État, sans une longue instruction, qui ne se termine qu’après avoir abouti à M. le ministre de la guerre.
    Une seule exception a été faite à cette règle, en faveur de la province d’Oran. Là, le gouvernement local a été autorisé à concéder le domaine, sauf ratification de la part du ministre, à certaines conditions, et jusqu’à une certaine limite indiquée à l’avance. Tous ceux qui connaissent la province d’Oran pensent que le grand mouvement d’émigration et de colonisation qui a eu lieu depuis un an dans cette partie de l’Algérie tient principalement à ce que chacun des colons qui se présente est sur d’être aussitôt placé.
    Nous croyons devoir signaler à l’attention de la Chambre, comme un document utile à consulter, le rapport de la commission du Canada, dont nous parlions tout à l’heure. Ce rapport jette de grandes lumières, non-seulement sur la question du Canada, mais sur celle de l’Algérie. Les causes qui font échouer ou réussir la colonisation dans un pays nouveau sont si analogues, quelque soit ce pays, qu’en lisant ce que M. Buller dit du Canada, on croit souvent entendre parler de l’Afrique. Ce sont les mêmes fautes produisant les mêmes malheurs Un retrouve là, comme en Algérie, les misères des émigrants à leur arrivée, le désordre de la propriété, l'inculture, l’absence de capital, la ruine du pauvre qui veut prématurément devenir propriétaire, l’agiotage stérilisant le sol…
  7. Encore si le champ d’action de ces trois grands pouvoirs avait été tracé d’une main sûre, chacun d’eux pourrait du moins agir efficacement sur le terrain qu’on lui laisse. Mais leurs diverses attributions ont été déterminées si confusément, que souvent deux directeurs, s’occupant à la fois de la même chose, se gênent, se doublent ou s’annulent. S’agit-il de colonisation, par exemple, c’est le directeur de l'intérieur qui est chargé d’établir les colons dans les villages ; c’est celui des finances qui préside à la fondation des fermes isolées. Comme si ces deux opérations, bien que distinctes, ne faisaient point partie d’une même œuvre, et ne devaient pas être conduites par une même pensée ! Faut-il cadastrer la Mitidja ? Chacun a le droit de s’en occuper à part, de telle sorte que beaucoup de terrains sont cadastrés deux fois, tandis qu’aujourd’hui encore un grand nombre ne l’est pas du tout.
  8. On ne saurait trouver un exemple qui fasse mieux voir de quelle façon arbitraire et incohérente on a tantôt admis, tantôt repoussé en Afrique les règles de notre administration de France ; les rejetant sans utilité, ou s’exposant à de grands hasards pour y rester fidèle. En France, les lieutenants généraux commandant les divisions militaires n’ont à s’occuper que des troupes. Ils ne sauraient exercer aucune inspection ni aucun contrôle sur l’administration civile. On a imité cela en Afrique ; mais là, l'imitation est très-malheureuse, car la position du lieutenant général commandant une province algérienne, ne ressemble en rien à celle du lieutenant général commandant une division militaire en France. Non-seulement il dirige les troupes, mais encore les populations européennes qui habitent les territoires militaires. Il ne commande pas seulement aux Européens, il gouverne les Arabes. Il ne représente pas seulement le ministre de la guerre, mais, par délégation, le souverain lui-même.
  9. Environ 3,700,000 fr. sont demandés au budget de l'État, en 1848, pour cet objet. Plus de 600,000 fr. ont été alloués pour le même objet par le budget local et municipal de cette année. Il importe de remarquer qu’il ne s’agit ici que de l’administration civile européenne ; les traitements de l’administration civile indigène ne figurent pas dans ce chiffre. Il faut aussi considérer que nous n’avons compté que les traitements des fonctionnaires, et non les indemnités de logement qui sont accordées à la plupart de ceux-ci ; dépense qui, si elle était comptée, ferait approcher de cinq millions le total.
  10. Les seuls traitements des quatre directeurs dont on a parlé plus haut, et de leurs bureaux, s’élèvent, au budget de 1848, à près de 600, 000 fr.
  11. Le nombre porté au budget de 1848 est de 2,000 ; mais il y a encore en Afrique une foule de fonctionnaires ou agents dont nous connaissons l’existence sans en connaître exactement le nombre. Les maires (si ces fonctionnaires n’ont presque aucun des pouvoirs des maires de France, ils sont en revanche rétribués), les percepteurs des revenus municipaux, les officiers de la milice, les directeurs et médecins des établissements de bienfaisance, le personnel de la police… c’est à ces différents agents que sont distribués, sous forme de traitement, les 600,000 fr. du budget dont il a été parlé ci-dessus.
  12. C’est ainsi que, pendant que la direction des finances renfermait dans ses bureaux cinquante-cinq employés, on ne pouvait, faute de personnel, rechercher ni constater le domaine de l'État, et qu’aujourd’hui encore on ne marche souvent en cette matière qu’au milieu des ténèbres.
  13. Le fait va même plus loin sur ce point que le droit. L’ordonnance du 15 avril, sans créer d’institutions municipales, avait cependant chargé les maires d’exercer, au nom du gouvernement, certains pouvoirs relatifs à l’ordre, à la sécurité publique, à la salubrité, au nettoiement, à l’éclairage de la ville, à la sûreté de la voie publique, à la police locale et municipale. En fait, le maire d’Alger n’exerce aucune de ces attributions ; Le directeur de l’intérieur s’en est emparé, bien que l’ordonnance ne l’y autorisât en aucune manière. Un abus analogue se fait voir partout.
  14. Le territoire sur lesquels ces transactions ont eu lieu n’a guère plus que 242,000 hectares de superficie.
  15. La consommation moyenne de l'armée en blé, durant chacune de ces trois années, a été de 191,095 quintaux, représentant un prix d'achat de 3,275,112 fr.
  16. On a attribué cette crise à beaucoup de causes diverses : aux embarras financiers des places de France, qui ont ralenti le mouvement des capitaux français vers l’Afrique, aux inquiétudes que la dernière insurrection des indigènes a répandues, au ralentissement des travaux publics dans la colonie, aux payements tardifs ou incomplets qui ont été faits par l’Etat à ses entrepreneurs, ou même à ses ouvriers, et enfin aux retards qui ont été apportés à l’établissement d’un comptoir de la Banque. On ne saurait nier que tous ces faits n’aient exercé une influence considérable sur l'événement ; mais la cause principale qui l'a fait naître est plus générale et plus simple. Il ne faut la chercher que dans l’excès de la spéculation, et dans la création d’une masse énorme de valeurs fictives ou très-exagérées, que le temps a enfin réduites à leur proportion véritable. Il serait difficile de peindre à quels emportements se sont livrés les spéculateurs d’Alger et de Blidah, en matière de maisons. A peine ce qui s’est passé en France en 1825 peut-il en donner une idée. Des terrains qui, jusque-là, ne pouvaient trouver d’acquéreurs, se sont tout à coup vendus presque aussi cher que ceux qu’on achète dans les quartiers les plus riches et les plus populeux de Paris. Sur ce sol nu se sont élevées des maisons magnifiques. Ces terrains étaient achetés non en capital, mais en rentes ; ces maisons étaient bâties, non par la richesse acquise, mais par le crédit. Sur le rez-de-chaussée, on empruntait de quoi élever le premier étage, et ainsi de suite. Les maisons passaient en plusieurs mains avant d’être achevées, le prix en doublait ou en triplait d’un jour à l’autre ; elles se louaient avant qu’on en eût posé le faîte. Quand on n’avait point de gages à donner, on se soumettait à un intérêt prodigieusement usuraire. Comme on voyait dans ces deux villes le nombre des habitants s’accroître sans cesse, on croyait à une prospérité sans limites ; on n’apercevait pas que la plupart des nouveaux arrivants étaient attirés par ce grand mouvement industriel lui-même. La population occupée à bâtir les maisons nouvelles s’installait dans les maisons anciennement bâties et faisait augmenter tous les jours le prix des loyers. Le moment est arrivé où cette prospérité illusoire s’est dissipée, où il a fallu reconnaître la proportion exacte qui se rencontrait entre le capital ainsi engagé et le revenu produit. De ce moment la crise a commencé, et on peut croire qu’elle durera jusqu’à ce que le prix des maisons soit arrivé à représenter exactement, non la valeur fictive et passagère que la spéculation avait donnée aux immeubles, mais leur valeur réelle et constante. Ces maux sont grands, sans doute, mais ils apportent avec eux un enseignement qui est utile. Au lieu de s’occuper à cultiver les terres, la plupart des colons d’Alger, ou de ceux qui sont venus avec quelques capitaux dans ce centre de nos établissements en Afrique, n’ont songé qu’à spéculer dans l’intérieur des villes. La crise actuelle apprendra à ceux qui voudraient imiter leur exemple que, dans un pays nouveau, il n’y a qu’un moyen efficace de s’enrichir, c’est de produire ; que c’est sur l’agriculture environnante que s’asseoit la véritable prospérité des populations urbaines, et qu’il ne saurait y avoir de villes grandes et riches qu’au milieu d’un territoire cultivé et civilisé.
  17. Dans les environs d’Oran, 2,000 hectares ont ainsi été distribués en concessions de 4 à 100 hectares
  18. Dans les colonies militaires de l'Autriche, par exemple , telles que les décrit un Mémoire très-curieux, adressé à l'empereur Napoléon en 1809, et dont la Commission a reçu la communication, la propriété foncière est inaliénable, et appartient non aux individus, mais aux familles. Chaque famille mange en commun ; tous ses membres sont habillés de la même manière ; le colonel est tout à la fois 'l'administrateur et le juge. Le paysan ne peut disposer des fruits de sa terre ; il lui faut une permission pour vendre un veau ou un mouton ; il n’est pas maître d’ensemencer ses champs ou de les laisser en friche ; il ne peut sortir des limites de la colonie sans y être autorisé. Cette discipline est rigoureusement maintenue à l’aide du bâton .
  19. Voir la loi du 1° floréal an XI, les arrêtés des 20 prairial an XI, 30 nivôse et 15 floréal an XII.
  20. Ce Mémoire, écrit le 28 avril 1099, est intitulé ; Moyen d' établir nos colonies d' Amérique, et de les accroître en peu de temps . Rien n’égale le soin minutieux avec lequel Vauban, suivant son usage, entre dans les moindres détails d’exécution que son plan comporte. Il prend le soldat au régiment, le conduit au port d’embarquement, et indique tous les approvisionnements dont il conviendra de le pourvoir, opération très-essentielle, dit-il, à laquelle devra présider an commissaire du roi qui ne soit pas un fripon. Il suit de là les bataillons en Amérique, et décrit très au long toutes les transformations à travers lesquelles les soldats doivent passer avant de se dépouiller de tout caractère militaire et de devenu-, comme il le dit, des bourgeois.
  21. En présence du rapport qui précède, le ministère retira son projet.
  22. Ce rapport sur l’Algérie du 2 juin 1847, ainsi que le précédent sur le même sujet du 24 mai 1847, sont extraits textuellement du Moniteur. Voir pour celui-ci le Moniteur du l° juin 1847, page 1379, et pour l’autre le Moniteur du 6 juin 1847. page 1446.