Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Rapport sur l’esclavage

Michel Lévy (Œuvres complètes, vol. IXp. 227-264).


RAPPORT


FAIT À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS, AU NOM DE LA COMMISSION[1] CHARGÉE D’EXAMINER LA PROPOSITION DE M. DE TRACY, RELATIVE AUX ESCLAVES DES COLONIES (23 JUILLET 1839)[2]


Messieurs,


La plupart de ceux qui, jusqu’à présent, se sont occupés de l’esclavage, ont voulu en montrer l’injustice ou en adoucir les rigueurs.

La Commission, au nom de laquelle j’ai l’honneur de parler, a reconnu, dès les premiers jours de son travail, que sa tâche était tout à la fois plus simple et plus grande.

On a quelquefois prétendu que l’esclavage des nègres avait ses fondements et sa justification dans la nature elle-même. On a dit que la traite avait été un bienfait pour la race infortunée qui l’a subie ; et que l’esclave était plus heureux dans la tranquille paix de la servitude, qu’au milieu des agitations et des efforts que l’indépendance amène. La commission n’a pas, Dieu merci, à réfuter ces fausses et odieuses doctrines. L’Europe les a depuis longtemps flétries ; elles ne peuvent servir la cause des colonies, et ne sauraient que nuire à ceux des colons qui les professeraient encore.

La Commission n’a pas non plus à établir que la servitude peut et doit avoir un jour un terme. C’est aujourd’hui une vérité universellement reconnue, et que ne nient point les possesseurs d’esclaves eux-mêmes.

La question qui nous occupe est donc sortie de la sphère des théories pour entrer enfin dans le champ de la politique pratique. Il ne s’agit point de savoir si l’esclavage est mauvais et s’il doit finir, mais quand et comment il convient qu’il cesse.

Ceux qui, tout en admettant que l’esclavage ne peut durer toujours, désirent reculer l’époque où l’émancipation doit avoir lieu, disent qu’avant de briser les fers des nègres il faut les préparer à l’indépendance. « Aujourd’hui, le noir échappe presque entièrement aux liens salutaires du mariage ; il est dissolu, paresseux, imprévoyant ; sous plus d’un rapport, il ressemble à un enfant dépravé plus qu’à un homme. Les vérités du christianisme lui sont presque inconnues, et il ne sait de la morale évangélique que le nom.

« Éclairez sa religion, régularisez ses mœurs, constituez pour lui la famille, étendez et fortifiez son intelligence, de manière à ce qu’il conçoive l’idée et qu’il acquière la prévoyance de l’avenir : après que vous aurez accompli toutes ces choses, vous pourrez sans crainte le rendre libre. »

Cela est vrai ; mais si toutes ces préparations ne peuvent se faire dans l’esclavage, exiger qu’elles aient été faites avant que la servitude finisse, n’est-ce pas, en d’autres termes, déclarer qu’elle ne doit jamais finir ? Vouloir donner à un esclave les opinions, les habitudes et les mœurs d’un homme libre, c’est le condamner à rester toujours esclave. Parce que nous l’avons rendu indigne de la liberté, pouvons-nous lui refuser éternellement, à lui et à ses descendants, le droit d’en jouir ?

Il est vrai que l’union conjugale est presque ignorée parmi les esclaves de nos colonies[3]. Il est vrai aussi que nos institutions coloniales n’ont point favorisé, autant qu’elles l’auraient dû, le mariage des noirs. Il faut dire cependant que, sur ce point, la volonté individuelle des maîtres a quelquefois essayé de faire ce que la loi ne fait pas. Mais les nègres ont, le plus souvent, échappé et échappent encore à cette influence salutaire.

Il existe, en effet, une antipathie profonde et naturelle entre l’institution du mariage et celle de l’esclavage. Un homme ne se marie point quand il est dans sa condition de ne pouvoir jamais exercer l’autorité conjugale ; quand ses fils doivent naître ses égaux, et qu’ils sont irrévocahlement destinés aux mêmes misères que leur père ; quand, ne pouvant rien sur leur sort, il ne saurait connaître ni les devoirs, ni les droits, ni les espérances, ni les soucis dont la paternité est accompagnée. Il est facile de voir que presque tout ce qui incite l’homme libre à consentir une union légitime, manque à l’esclave par le seul fait de l’esclavage. Les moyens particuliers dont peut se servir le législateur ou le maître, pour l’exciter à faire ce qu’il l’empêche de désirer, seront donc toujours inutiles.

La même remarque peut s’appliquer à tout le reste.

Comment éclairer et fortifier la raison d’un homme, tant qu’on le retient dans un état où il lui est inutile et où il pourrait lui être nuisible de raisonner ? On ne saurait sérieusement s’en flatter. De même, il est superflu de vouloir rendre actif et diligent un ouvrier qui est forcé de travailler sans salaire ; et c’est un effort puéril qu’entreprendre de donner l’esprit de conduite et les habitudes de la prévoyance à celui dont la condition est de rester étranger à son propre sort, et qui voit son avenir entre les mains d’un autre.

La religion elle-même ne peut pas tonjours pénétrer jusqu’à l’esclave ; et elle ne saurait presque jamais l’atteindre que d’une manière très-superficielle.

Tous ceux qui ont eu occasion de vivre dans nos colonies s’accordent à dire que les nègres y sont fort disposés à recevoir et à retenir les croyances religieuses, « Les nègres sont avides de religion, » dit M. le gouverneur-général de la Martinique, dans un de ses derniers rapports.

Cependant, il paraît certain que les mêmes nègres n’ont encore conçu que des idées très-obscures et à peine arrêtées en matière de religion. Cela peut être attribué, en partie, au petit nombre de prêtres qui habitent les colonies, au peu de zèle de quelques-uns d’entre eux, et à l’indifférence habituelle des maîtres sur ce point. Mais ce ne sont là, on doit le dire, que des causes secondaires ; la cause première est encore et demeure l’esclavage lui-même.

Cela se comprend sans peine et s’explique aisément par ce qui précède.

Dans plusieurs des pays où les Européens ont introduit la servitude, les maîtres se sont toujours opposés, soit ouvertement, soit en secret, à ce que la parole de l’Évangile parvînt jusqu’à l’oreille des nègres.

Le christianisme est une religion d’hommes libres ; et ils craignent qu’en la développant dans l’âme de leurs esclaves, on ne vienne à y réveiller quelques-uns des instincts de la liberté.

Lorsqu’il leur est arrivé, au contraire, d’appeler le prêtre au secours de l’ordre et de l’introduire eux-mêmes dans leurs ateliers, le prêtre a eu peu d’empire, parce qu’il n’apparaissait aux yeux de l’esclave que comme le substitut du maître et le sanctificateur de l’esclavage. Dans le premier cas, les nègres n’ont pas pu, dans le second, ils ne veulent pas s’instruire.

Comment, d’ailleurs, parvenir à élever et à épurer la volonté de celui qui ne sent pas la responsabilité de ses propres actes ? Comment donner l’idée de la dignité morale à qui n’est rien à ses propres yeux ? Il sera toujours bien difficile, quoi qu’on fasse, d’éclairer et de spiritualiser la religion d’un esclave dont des travaux grossiers et incessants remplissent la vie, et qui est naturellement et invinciblement plongé dans l’ignorance par le fait même de sa condition. On ne purifie point les mœurs d’un homme qui ne peut jamais connaître les principaux attraits de l’union conjugale, et qui ne saurait voir dans le mariage qu’un esclavage particulier au sein de la servitude. Si on y regarde avec soin, l’on se convaincra que, dans la plupart des pays à esclaves, le nègre est entièrement indifférent aux vérités religieuses, ou bien qu’il fait du christianisme une superstition ardente et grossière.

Il semble donc qu’il serait peu raisonnable de croire qu’on parvienne à détruire dans la servitude les vices que naturellement et nécessairement la servitude fait naître. La chose est sans exemple dans le monde ; l’expérience seule de la liberté, la liberté longtemps contenue et dirigée par un pouvoir énergique et modéré, peuvent suggérer et donner à l’homme les opinions, les vertus et les habitudes qui conviennent au citoyen d’un pays libre. L’époque qui suit l’abolition de la servitude a donc toujours été un temps de malaise et d’effort social. C’est là un mal inévitable : il faut se résoudre à le supporter, ou éterniser l’esclavage.

Votre Commission, messieurs, a pensé que tous les moyens qu’on pourrait employer pour préparer les nègres à l’émancipation, seraient d’un effet très-lent et n’auraient jamais qu’une utilité fort restreinte. Elle a donc jugé qu’on gagnait peu à attendre, et elle s’est demandé s’il n’y avait pas péril à le faire.

L’esclavage est une de ces institutions qui durent mille ans, si personne ne s’avise de demander pourquoi elle existe, mais qu’il est presque impossible de maintenir le jour où cette demande est faite.

Si l’on considère ce qui se passe en France, il semble évident qu’au point où en sont aujourd’hui arrivés les esprits, après que les chambres se sont occupées, à plusieurs reprises, de la question d’émancipation et l’ont mise à l’ordre du jour, suivant l’expression de l’habile rapporteur de la commission précédente, il semble évident, disons-nous, que l’administration ne pourra pas longtemps résister à la pression de l’opinion publique sur ce point, et que, dans un délai désormais très-court, elle sera forcée de détruire, soit directement, soit indirectement, l’esclavage. D’une autre part, si l’on considère l’état des colonies, on est conduit à penser que, dans leur intérêt même, la servitude doit bientôt y avoir un terme. On ne saurait étudier attentivement les documents nombreux qui ont été mis à la disposition de la Commission, sans découvrir que, dans les colonies, l’idée de l’abolition de l’esclavage est présente à tous les esprits. L’approche de ce grand changement social, les craintes naturelles et les espérances légitimes qu’il suggère, y troublent et y agitent profondément les âmes.

Ce qui arrive dans les colonies anglaises qui environnent les nôtres, ce qui se dit et ce qui se fait chaque année dans la mère-patrie, ce qui se passe dans nos îles elles-mêmes, où, depuis huit ans, trente-quatre mille noirs[4] ont été affranchis, tout annonce aux colons que la servitude va bientôt finir.

« L’émancipation, dit le conseil privé de la Guadeloupe (26 décembre 1838), est désormais un fait inévitable, non-seulement sous le point de vue des efforts tentés par les abolitionistes, mais comme conséquence de la position topographique de nos îles et de leur voisinage des colonies anglaises[5]. »

M. le gouverneur de la Guadeloupe, dans son rapport du 25 décembre 1838, dit, en parlant de la réunion extrordinaire du conseil colonial : « Une espèce de panique s’est répandue, à cette occasion, dans la campagne ; le bruit a circulé que les esclaves étaient disposés à prendre leur liberté de vive force, si elle ne leur était pas donnée au 1er janvier. Aucun fait n’est venu à l’appui des inquiétudes qui se sont manifestées. Toutefois, il est certain que les ateliers sont travaillés par la pensée d’une prochaine émancipation. »

Il est facile de concevoir qu’une pareille situation est pleine de périls, et qu’elle fait déjà naître une partie des maux que la destruction de l’esclavage peut produire, sans amener aucun des biens qu’on doit attendre de la liberté. Déjà ce n’est plus un ordre régulier et stable, c’est un état transitoire et orageux : la révolution qu’on voudrait empêcher est commencée. Le colon, qui voit chaque jour s’avancer vers lui cette révolution inévitable, est sans avenir, partant sans prévoyance. Il ne commence pas de nouvelles entreprises, parce qu’il n’est pas certain de pouvoir en recueillir le fruit. Il n’améliore rien, parce qu’il n’est sûr de rien. Il entretient mal ce qui peut-être ne doit pas lui appartenir toujours. L’incertitude de leurs destinées prochaines pèse sur les colonies d’un poids immense ; elle comprime leur intelligence et abat leur courage.

C’est, en partie, à cette cause qu’il faut attribuer le malaise pécuniaire qui se fait sentir dans nos colonies. Les terres et les esclaves y sont sans acheteurs, parce qu’il n’y a pas d’avenir certain pour les propriétaires et pour les maîtres. Ces mêmes effets s’étaient du reste fait voir dans la plupart des colonies anglaises, durant l’époque qui a précédé immédiatement l’abolition de l’esclavage. On peut s’en convaincre en lisant les discussions du Parlement anglais, dans la session de 1858.

Si cet état se prolongeait longtemps encore, il ruinerait les blancs et laisserait peu d’espérance d’arriver jamais, d’une manière paisible et heureuse, à l'affranchissement des noirs.

Dans ce relâchement graduel et involontaire du lien de l’esclavage, le nègre s’accoutume peu à peu à l’idée d’être craint ; il attribue volontiers ce que l’humanité fait faire en sa faveur à la terreur qu’il inspire. Il devient un mauvais esclave, sans acquérir aucune des vertus de l’homme libre ; il perd les traditions d’obéissance et de respect dont le magistrat aura besoin de se servir quand l’autorité du maître sera abolie.

« Les nègres des Antilles, disent les rapports les plus récents et les plus dignes de loi, quittent presque toutes les nuits leurs cases pour aller courir au loin et se livrer à la débauche. C’est aussi pendant cette liberté des nuits qu’ils se livrent au vol, à la contrebande, et qu’ils tiennent des conciliabules. Quand le jour arrive, ils sont épuisés et peu propres au travail. Lorsque l’on demande aux colons pourquoi ils donnent cette liberté si funeste à leurs esclaves, ils répondent qu’ils sont hors d’état de la leur ôter. En effet, lorsque le maître demande à ses nègres autre chose que ce qu’ils sont acoutumés de faire, ceux-ci le combattent d’abord par la force d’inertie, et, sans qu’il insiste, ils répondent en empoisonnant les bestiaux. La terreur du poison est grande dans le pays ; par elle, l’esclave domine le maître. »

Cette terreur du poison paraît surtout répandue à la Martiniijue. La Commission a eu sous les yeux un rapport de M. le gouverneur de la Martinique, en date du 15 mars 1859, dans lequel ce fonctionnaire attribue en partie à la crainte du poison le peu d’ardeur que mettent les colons à élever des bestiaux. « L’éducation des bestiaux, dit-il, est découragée par le poison. »

L’humanité et la morale ont souvent réclamé, et quelquefois peut-être avec imprudence, l’abolition de l’esclavage. Anjourd’hui c’est la nécessité politique qui l’impose.

Il vaut mieux qu’une main ferme et prudente vienne précipiter et conduire la crise, que de laisser les sociétés coloniales s’affaiblir et se dépraver dans son attente, et devenir enfin incapables de la supporter un jour.

Votre Commission, messieurs, a été unanimement d’avis que le temps est venu de s’occuper activement de l’abolition finale de l’esclavage dans nos colonies, et elle a dû rechercher quel était le meilleur moyen de l’abolir.

Deux systèmes généraux se sont naturellement présentés à sa pensée.

Le premier ne fait arriver les esclaves à la liberté qu’individuellement, et par une suite de mesures lentes et progressives.

Le second fait cesser simultanément pour chacun d’eux la servitude.

Votre Commission, après un mûr examen, a été d’avis unanime que l’émancipation simultanée présentait moins d’inconvénients et olfrait moins de périls que l’émancipation graduelle.

Cette opinion, qui parait du reste universellement admise dans les colonies elles-mêmes, peut surprendre au premier abord. Mais un examen attentif fait bientôt découvrir qu’elle se fonde sur des raisons qui paraissent sans réplique. Ces raisons avaient déjà fort préoccupé la Commission dernière. Le système de l’émancipation simultanée, avait dit le rapporteur, a paru préférable.

Toute émancipation graduelle a, en effet, trois inconvénients très-graves

1° Lorsque la métropole fait arriver à la fois, et par l’effet direct et visible de sa seule volonté, tous les esclaves à l’indépendance, elle peut aisément, en retour de ces droits nouveaux qu’elle leur confère, imposer à chacun d’eux certaines obligations particulières et étroites, et les soumettre tous à un régime transitoire qui les habitue graduellement à faire un bon usage de leur liberté.

Comme le changement est complet, que la société entière se transforme en même temps, il n’est pas impossible d’y introduire de nouvelles maximes de gouvernement, une nouvelle police, de nouveaux fonctionnaires, de nouvelles lois. Ces lois s’appliquant à tout le monde, personne ne se sent particulièrement blessé et ne résiste. La mère-patrie est préparée à faire un pareil effort, et les colonies à le subir.

Quand, au contraire, les esclaves n’arrivent qu’un à un à la liberté par un concours de circonstances qui semblent accidentelles, le changement social qui s’opère échappe aux esprits. A chaque affranchissement individuel, la société coloniale s’altère dans son essence, sans que son apparence extérieure en paraisse changée. Les affranchis continuant à ne former qu’une classe à part, il faudrait créer pour elle une législation spéciale, des magistrats parliculiers, un gouvernement exceptionnel : entreprises toujours difficiles et souvent périlleuses. Il semble plus simple et moins gênant de s’en rapporter au droit commun.

Or le droit commum d’une société à esclaves n’est pas en tout semblable au nôtre ; ce serait une grande erreur de le croire. Tous ceux qui ont parcouru les pays ù la servitude existe ont pu remarquer que le pouvoir social s’y mêlait de beaucoup moins d’affaires et se préoccupait d’infiniment moins de soins que dans les contrées où l’esclavage est inconnu.

L’autorité n’a pas besoin d’y réprimer le vagabondage et la paresse, puisque l’ouvrier est retenu dans un certain lieu et tenu au travail. La société n’y pourvoit pas aux nécessités des enfants, des vieillards et des malades : ces charges sont attachées à la propriété servile. La plupart des lois de police sont inutiles ; la discipline du maître en tient lieu. Dans les pays à esclaves, le maître est le premier magistrat, et quand l'État a établi, maintenu et réglé l’usage de la servitude, la plus grande partie de sa tâche est remplie.

La législation d’un pays à esclaves n’a pas prévu l’existence d’un grand nombre d’hommes libres et en même temps pauvres et dépravés. Elle n’a rien préparé pour subvenir à leurs besoins, pour réprimer leurs désordres et corriger leurs vices.

L’affranchi y abuse donc aisément de son indépendance pour y mener une vie oisive et vagabonde. Ce mal est d’abord peu sensible, mais il s’accroît à mesure que le nombre des affranchissements augmente, jusqu’à ce qu’on se trouve enfin tout à coup, sans l’avoir prévu, en face de toute une population ignorante, misérable et désordonnée, dans le sein de laquelle on ne rencontre que les vices des hommes libres, et qu’il est désormais impossible de moraliser et de conduire.

2° Le système de l'émancipation graduelle, qui rend plus difficile au pouvoir social la tâche de forcer l’affranchi au travail, a de plus cet effet qu’il écarte l'affranchi de vouloir travailler. Tous ceux qui ont parcouru les pays à esclaves se sont aperçus que l’idée du travail y était indissolublement liée à l’idée de la servitude. On n’y évite pas seulement le travail comme un effort pénible, on le fuit comme un déshonneur. Et l’expérience apprend que presque partout où il y a des esclaves qui travaillent, les hommes libres restent oisifs.

Tant que l’émancipation graduelle n’est pas terminée (et son opération doit être lente, pour qu’elle puisse remplir l’objet de ceux qui la préfèrent à l’émancipation simultanée), une partie de la population noire demeure attachée au travail forcé ; le travail reste le cachet de l’esclavage, et chaque nègre, en arrivant à la liberté, est naturellement conduit à considérer l’oisiveté tout à la fois comme le plus doux et le plus glorieux privilège de son nouvel état. L’émancipation graduelle a donc pour résultat nécessaire de livrer successivement chacun de ceux auxquels elle s’applique, au vagabondage et à la misère aussi bien qu’à la liberté.

Ceci suffit pour expliquer ce qui se passe dans nos colonies.

On voit, par les dépêches de MM. les gouverneurs, que, parmi les trente-quatre mille esclaves[6] qui ont été affranchis depuis 1850, il n’y en a eu qu’un très-petit nombre qui se soient livrés au travail. Aucun ne s’est adonné aux travaux de l’agriculture, travaux particulièrement déshonorés aux yeux des noirs, parce qu’ils n’ont jamais été entrepris et ne sont encore suivis que par des esclaves. « Qui ne connaît, dit le conseil privé de la Guadeloupe, que le passé du travail a compromis son avenir ? Qui ne connaît la répugnance du travail libre pour la continuation du travail esclave ? Qui ne conçoit enfin que la mise en présence de ces deux sortes de travail est une contradiction et un obstacle au but qu’on doit se proposer, celui de réhabiliter, par la liberté, la culture de la terre, déshonorée par l’esclavage ? »

3o Toute émancipation graduelle a d’ailleurs pour effet inévitable de mener par un chemin très-court à une émancipation complète.

On en a un exemple bien récent et bien frappant dans ce qui vient de se passer dans les colonies anglaises. Une partie des nègres devait arriver à la liberté complète deux ans avant l’autre. Dès que le terme est arrivé pour les premiers, il a fallu l’avancer pour les seconds ; et tous ont pris en même temps possession de l’indépendance.

On peut affirmer sans crainte qu’il eu sera ainsi dans tous les pays qui voudront suivre cette même voie.

Lorsqu’au moyen du système de l’émancipation graduelle un grand nombre de nègres sont arrivés à la liberté, il devient comme impossible de garder les autres dans la servitude. Comment faire travailler le noir libre à côté du noir esclave ? Comment maintenir l’esclave dans l’obéissance en présence et au milieu de noirs libres ? Comment faire supporter la règle de la servitude, quand l’exception de la liberté devient très-fréquente, et que la dure loi de l’esclavage, détruite en principe pour tous, n’existe plus que temporairement et partiellement, pour quelques-uns.

On en arrive donc toujours à émanciper à la fois une multitude d’esclaves, mais on y arrive malgré soi, sans le savoir, sans pouvoir fixer son moment, sans préparer ses voies ; on y arrive avec une autorité affaiblie, et quand une partie de la population noire a déjà pris des habitudes d’oisiveté et de désordre qui en rendent le gouvernement difficile et la moralisation presque impraticable.

À ces difficultés premières et générales, il faut ajouter une foule de difficultés spéciales et secondaires, qui se découvrent dès qu’on vient à examiner attentivement les différents systèmes d’émancipation graduelle qui, jusqu’à présent, ont été proposés ou mis en pratique.

En 1831, une ordonnance royale vint détruire presque toutes les anciennes barrières qui entravaient le droit d’affranchir. Depuis cette époque, on a affranchi chaque année, soit par intérêt, soit par caprice, plusieurs milliers de noirs. La plupart de ces affranchis étaient des esclaves âgés ou sans valeur, ou bien des personnes jeunes et valides, que des préférences peu honorables faisaient introduire dans la société libre sans moyens assurés d’y pourvoir honnêtement à leurs besoins. Le résultat de cette ordonnance a donc été de faire arriver à la liberté la portion la moins morale et la moins valide de la population noire, tandis que la partie la plus respectable et la plus propre au travail restait dans la servitude.

L’honorable M. de Tracy a indiqué une autre voie : il propose de donner à l’esclave le droit absolu d’acheter sa liberté, moyennant un certain prix fixé d’avance par l’État.

Ce système amène naturellement des effets tout contraires à ceux qui viennent d’être signalés. Les plus forts, les plus jeunes, les plus laborieux, les plus industrieux des esclaves, arriveront assurément à la liberté ; les femmes, les enfants, les vieillards, les hommes déréglés ou paresseux resteront seuls dans les mains du maître. Ce résultat est, jusqu’à un certain point, plus moral ; mais il présente aussi de grands périls.

Il est à craindre que, réduit à des agents faibles ou impuissants, l’atelier ne soit bientôt désorganisé ; le travail forcé deviendra improductif, sans qu’on ait réhabilité et organisé le travail libre.

Il est vrai que le principe du rachat forcé existe depuis très-longtemps dans les colonies espagnoles, et qu’il ne paraît point y avoir produit de si fâcheux effets.

Mais il est de notoriété publique dans le Nouveau-Monde, que l’esclavage a toujours eu, chez les Espagnols, un caractère particulier de douceur. On peut, du reste, s’en convaincre en parcourant les ordonnances rendues par les rois d’Espagne à une époque où, chez toutes les nations de l’Europe, le code noir était encore si fortement empreint de barbarie. Les Espagnols, qui se sont montrés si cruels envers les Indiens, ont toujours conduit les nègres avec une humanité singulière. Dans leurs colonies, le noir a été beaucoup plus près du blanc que dans toutes les autres, et l’autorité du maître y a souvent ressemblé à celle du père de famille. L’esclave, mieux traité, y soupirait moins après une liberté qui devait èlre précédée de grands efforts. Le législateur lui accordait un droit dont il était peu fréquent qu’il voulût user.

Les règles dont on parle ont été d’ailleurs introduites chez les Espagnols dans un temps où l’esclavage, établi dans les lois et dans les mœurs, était le sort commun et paraissait la destinée naturelle de la race noire. La liberté n’apparaissait alors aux yeux des nègres que comme un état rare et singulier. Rien ne les sollicitait vivement de la saisir. Aujourd’hui tout les y excite : aujourd’hui que l’esclavage est frappé d’une réprobation universelle, et n’apparaît que comme un abus de la force ; qu’il est attaqué énergiquement par les mœurs et mollement défendu par les lois ; qu’il est devenu un fait transitoire et exceptionnel ; aujourd’hui que la liberté est assez générale et assez proche pour qu’à sa vue toutes les imaginations s’enflamment d’avance.

Un autre mode d’émancipation graduelle a été également proposé par l’honorable M. de Tracy.

Sans détruire l’esclavage de la génération présente, il consiste à déclarer libres tous les enfants à naître.

Ce moyen n’amène pas à sa suite les résultats fâcheux qui viennent d’être signalés ; mais il présente d’autres difficultés et d’autres périls.

Maintenant que le mariage est presque inconnu parmi les esclaves, il n’existe guère de rapport naturel et nécessaire qu’entre la mère et l’enfant. Ce dernier lien de la famille, qu’il serait si important de conserver, est rompu, si, tandis, que l’enfant est traité comme un homme libre, la mère reste dans l’esclavage ; si, par une interversion monstrueuse, l’une est placée dans l’échelle sociale plus bas que l’autre : état contre nature, et dont il ne saurait jamais sortir rien d’utile ni de bon.

Ici, d’ailleurs, se présentent, dans toute leur force, les objections générales déjà produites contre toute émancipation graduelle. Comment, au milieu des générations précédentes restées dans l’esclavage, obtenir le travail de la jeune génération affranchie ? Comment faire travailler les parents esclaves en présence de leurs enfants libres ?

Votre Commission, messieurs, étant ainsi demeurée convaincue que l’émancipation simultanée était, à tout prendre, le moyen le moins dangereux de détruire l’esclavage, ne s’est plus appliquée qu’à recbercher à quelles conditions générales et de quelle manière cette émaucipation devait avoir lieu.

Votre Commission a repoussé tout d’abord l’assimilation qu’on voudrait faire de la propriété de l’esclave aux autres propriétés que la loi protège. Elle n’admet pas que l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique soit rigoureusement applicable aux cas où l’État rend un nègre à la liberté. L’bomme n’a jamais eu le droit de posséder l’homme, et le fait de la possession a toujours été et est encore illégitime.

Alors même, d’ailleurs, que les principes en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique seraient ici applicables, il est évident que le colon ne saurait, d’après ces principes, réclamer d’avance le remboursement de la valeur totale de son esclave ; car, à la place de cet esclave qu’elle lui enlève, la loi lui offre un ouvrier libre. L’ouvrier libre ne sert, il est vrai, que moyennant salaire ; mais l’esclave ne pouvait non plus servir qu’à la condition d’être acheté, nourri, soigné et vêtu : c’était encore le salaire sous une autre forme. Le colon ne serait donc attaqué dans sa fortune par le fait de l’émancipation, et n’aurait un droit rigoureux à une indemnité que si, par le résultat encore inconnu de cette même émancipation, les nègres refusaient de travailler, ou si le salaire qu’ils demandaient pour leur travail excédait la somme pour laquelle on pouvait se procurer leur coopération forcée du temps de l’esclavage.

Toutefois, messieurs, votre Commission a unanimement pensé qu’il ne serait ni bumain, ni équitable, ni sage, de ne point venir au secours des colonies au moment où l’émancipation générale est prononcée, et pendant qu’elle s’opère.

C’est avec l’autorisation, c’est avec l’appui et le concours de la métropole, que les colons ont entrepris de cultiver la terre à l’aide d’esclaves. Dès 1679[7], un arrêt du conseil accorda une prime de 15 livres par chaque tête de nègre importée dans les colonies. Des lettres-patentes de 1696 et 1704 confirment ce privilège des vendeurs d’esclaves. Toute la législation relative aux colonies, pendant le dix-huitième siècle, est remplie d’encouragements semblables, et, cinq ans encore avant la Révolution, le 28 octobre 1784, un arrêt du conseil porte : « Les avantages faits aux armateurs qui s’occupent de la traite des nègres étant devenus insuffisants, et ces armateurs ne suivant pas le commerce de la traite avec autant d’activité que l’exigerait l’intérêt des colonies, Sa Majesté, toujours portée à donner à ses colonies et aux armateurs de son royaume des marques de protection, a bien voulu accorder de nouveaux encouragements à la traite. » Suit une longue énumération des nouveaux privilèges.

La France a donc favorisé de tout son pouvoir le trafic des esclaves pendant plus d’un siècle, et elle n’a cessé de le tolérer que depuis neuf ans ; aujourd’hui, plus éclairée et plus juste, elle veut substituer au travail forcé le travail libre. La science indique, et plusieurs expériences déjà faites dans l’intérieur même des tropique[8] semblent prouver que la culture à l’aide des nègres affranchis peut devenir plus facile, plus productive et moins onéreuse que la culture à l’aide des noirs esclaves. Il est donc permis de croire que la révolution opérée dans nos îles serait heureuse pour les colons comme pour les nègres, et qu’après qu’elle serait terminée, il en coûterait moins au propriétaire du sol pour cultiver ses champs avec un petit nombre d’ouvriers dont il payerait le salaire suivant le travail, qu’il ne lui en coûte aujourd’hui où il est obligé d’acheter et d’entretenir, toute l’année autour de lui, une multitude d’esclaves dont une partie considérable reste toujours improductive.

Mais, d’un autre côté, il faut le reconnaître, le succès d’un si grand changement social est toujours accompagné d’incertitude ; alors même que le résultat final de la grande expérience que nous allons tenter serait de nature à nous satisfaire, comme il y a tant de justes raisons de le croire, le passage d’un état à l’autre ne se fera jamais sans péril ; il sera accompagné d’un malaise inévitable ; il amènera des changements d’habitude et de méthode toujours pénibles et souvent onéreux. Il est possible, il est probable même que, pendant un certain temps, jusqu’à ce que le nègre ait été amené par une législation nouvelle à des mœurs laborieuses, l’exploitation des terres dans les colonies sera moins productive et plus chère par le travail libre qu’elle ne l’est parle travail forcé ; en d’autres termes, que les salaires s’élèveront plus haut chaque année que ne s’élèvent aujourd’hui l’achat et l’entretien des esclaves. Laisser courir aux colons seuls ces chances, serait une iniquité flagrante. Il est indigne de la grandeur et de la générosité de la France de faire triompher enlin les principes de la justice, de l’humanité et de la raison, qui ont été si longtemps méconnus par elle et par ses enfants d’outremer, aux dépens de ces derniers seulement ; de prendre pour elle seule l’honneur d’une réparation si tardive, et de n’en laisser aux colons que la charge. Une grande injustice a été commise par les uns et par les autres : il faut que les uns et les autres contribuent à la réparer.

La Commission a pensé, d’ailleurs, que, quand cette manière d’agir ne serait pas indiquée par l’équité, l’intérêt seul en ferait une loi.

Pour arriver sans trouble au résultat heureux que l’émancipation doit produire, il est nécessaire d’obtenir et de conserver l’actif concours des colons. On n’y réussirait point en les abandonnant à eux-mêmes et en ne les aidant point à traverser la crise qu’on aurait fait naître.

Il y a une vérité qu’on ne saurait méconnaître : l’émancipation sera d’autant plus facile, la transition d’un état à l’autre d’autant plus paisible et plus courte, que les propriétaires du sol seront plus riches. Tout devient difficile si l’émancipation s’opère au milieu de leur gêne ; tout devient périlleux si elle commence au milieu de leur ruine. Il n va qu’une société coloniale prospère qui puisse aisément supporter le passage de la servitude à la liberté.

Or, il paraît certain que dans nos colonies, surtout dans les colonies des Antilles, la situation pécuniaire des propriétaires est depuis longtemps fort gênée.

Des renseignements que la Commission a lieu de croire dignes de foi portent les seules dettes hypothécaires contractées et non acquittées depuis dix ans, à la Guadeloupe et à la Martinique, à 130 millions ; c’est à peu près le quart du capital représenté par toutes les propriétés rurales de ces deux îles[9]. L’intérêt de l’argent est à 16 pour 100 environ[10].

Avant de retirer au colon le travail forcé de ses esclaves, il est prudent de le mettre en état d’acheter le travail libre des ouvriers.

Votre Commission a pensé que ces considérations seraient suffisantes pour déterminer la Chambre à la dépense qui sera nécessaire.

La France, messieurs, ne veut pas détruire l’esclavage pour avoir la douleur de voir les blancs ruinés quitter le sol des colonies, et les noirs retomber dans la barbarie. Elle n’entend pas seulement donner la liberté à des hommes qui en sont privés, mais constituer des sociétés civilisées, industrieuses et paisibles. Elle ne refusera pas à son gouvernement les moyens d’y parvenir.

La France n’oubliera point qu’il s’agit ici de la liberté, du bonheur, de la vie de trois cent mille de nos semblables, qui tous parlent notre langue, obéissent à nos lois et tournent en ce moment vers nous leurs regards, comme vers leurs libérateurs ou leurs pères. Si la France croit que le moment est arrivé de régénérer et de sauver ces sociétés lointaines qui sont son ouvrage et dont elle a exposé l’avenir en introduisant dans leur sein la servitude, elle ne jugera pas qu’il convienne au rang qu’elle occupe dans le monde, de compromettre le succès d’une si glorieuse et si sainte entreprise par économie.

La Commission, d’ailleurs, a pensé que l'émancipation pouvait être conduite de telle manière et accompagnée de telle mesure, que le trésor ne fût appelé à faire qu’une avance, et que la nation pût se couvrir, par le produit du travail des affranchis, d’une portion des frais que l’émancipation aurait amenés. Ceci sera expliqué plus loin. La Commission, messieurs, a donc été d’avis unanime qu’on devait accorder aux colons une indemnité dont, quant à présent, le montant n’a pu être évalué par elle, mais dont la plus grande partie serait payée avant que l’émancipation ne fût accomplie.

La Commission ne regarde pas, du reste, l’indemnité comme la seule condition nécessaire au succès de l’entreprise ; il y en a plusieurs autres qui lui restent à indiquer.

Il importe d’abord de se fixer sur l’espèce de péril qui est à craindre.

Beaucoup de personnes, préoccupées des souvenirs de Saint-Domingue, sont portées à croire que l’émancipation des esclaves fera naître prochainement entre les deux races qui habitent nos colonies des collisions sanglantes, d’où l’expulsion, le massacre des blancs doivent bientôt sortir. Tout porte à penser que ces craintes sont entièrement imaginaires, ou du moins fort exagérées. La Commission a examiné avec le plus grand soin tous les documents relatifs à l’affranchissement des esclaves dans les colonies anglaises, et elle croit devoir déclarer que rien de ce qui s’est passé dans ces colonies ne lui a donné lieu de croire que l’émancipation dût être accompagnée des désastres que l'on redoute.

L’Angleterre possédait dix-neuf colonies à esclaves ; ces colonies contenaient en tout, environ neuf cent mille noirs on mulâtres, et seulement deux cent trente mille blancs, en à peu près. Parmi ces colonies, l’une d’elles, la Jamaïque, comptait à elle seule trois cent vingt-deux mille esclaves et trente-cinq mille blancs ; une autre, Demerari, est placée sur le continent et environnée de pays inhabités, où les nègres peuvent aisément se réunir loin de la puissance des blancs. L’émancipation a causé et cause encore du malaise dans les colonies anglaises ; mais nulle part elle n’a donné lieu à de graves désordres ni à des tentatives d’insurrection. L’Angleterre entretient cependant peu de troupes dans ses colonies, et l’émancipation y a été accompagnée de circonstances qui pouvaient aisément servir de cause aux désordres et à la violence.

Les colonies de la France ne sont qu’au nombre de quatre[11] ; trois d’entre elles sont des îles qui n’offrent qu’une petite surface, et la quatrième est presque inhabitée[12]. Sur ces îles, la population tout entière est sans cesse placée sous la main du gouvernement ; elle ne peut se soustraire à son action journalière. L’impossibilité où seraient les nègres de résister doit leur en ôter toujours le désir. L’esclavage, d’ailleurs, devenu assez doux depuis longtemps dans les colonies françaises, ne saurait appeler la vengeance des noirs sur leurs anciens maîtres.

Ce qui est à craindre de l’émancipation, ce n’est pas la mort violente de nos colonies, c’est leur dépérissement graduel et la ruine de leur industrie, par la cessation, la diminution considérable ou le haut prix du travail. On n’a pas à redouter que les noirs massacrent les blancs ; mais il faut appréhender qu’ils ne se refusent à travailler avec eux et pour eux, ou qu’ils se bornent à quelques efforts passagers, qui, sous le ciel des tropiques, peuvent suffire à satisfaire les premiers besoins de l’homme.

C’est là le seul péril qui paraisse à craindre : mais il est grave, et il faut le conjurer à tout prix ; car la France travaille à faire des sociétés civilisées et non des hordes de sauvages. Il faut donc que la métropole, après avoir agi sur le colon par l’indemnité, agisse à son tour, sur l’esclave, par une législation ferme et prudente, qui le familiarise d’abord et le plie ensuite, s’il en est besoin, aux habitudes laborieuses et viriles de la liberté.

La Chambre pensera, sans doute, qu’arrivé à ce point, et pour achever d’éclairer le côté pratique de la question, il convient de considérer ici de quelle manière l’émancipation a été opérée dans les colonies anglaises.

En 1832, la Chambre des communes déclara par une résolution que, dans dix ans, l’esclavage devait être aboli.

Rien n’indique que, durant les dix ans qui s’écoulèrent, en effet, à partir de cette époque, sans que la liberté des noirs fût proclamée, les colonies aient fait aucun effort pour se préparer au changement qui leur était annoncé. La plupart d’entre elles résistèrent, même opiniâtrement, aux tentatives que fit la mère-patrie pour les amener à prendre des mesures préparatoires. Dans plusieurs d’entre elles, principalement à la Jamaïque, une grande gêne régnait depuis longtemps dans la plupart des fortunes particulières.

C’est dans ces circonstances qu’en 1833 intervint le bill d’émancipation.

Personne n’ignore que les colonies anglaises ne sont pas toutes soumises au même régime.

Les plus anciennes, comme la Jamaïque, forment presque des États indépendants ; elles ont des assemblées politiques, qui s’attribuent le droit exclusif de faire des lois, et qui prétendent ne point relever du Parlement anglais, mais seulement du roi d’Angleterre. Les plus récentes, telles que la Guyane, n’ont point de corps représentatif proprement dit, et le pouvoir royal les administre à peu près sans conirôle.

Il était nécessaire de rappeler ces faits pour bien comprendre ce qui va suivre.

Le bill déclarait qu’à partir du 1er août 1854 la servitude serait abolie dans toutes les colonies anglaises[13] ; l’esclave échappait alors pour toujours à l’arbitraire du maître, pour n’être plus soumis qu’à l’action de la loi.

Cependant le législateur ne lui accordait pas immédiatement tous les droits de l’homme libre.

Les esclaves âgés de plus de six ans au 1er août 1834 étaient forcés de demeurer, pendant un certain nombre d’années, près de leurs anciens maîtres, et de les servir comme apprentis. Le terme de l’apprentissage fut fixé au 1er août 1838 pour les esclaves attachés à la personne, et, pour ceux en bien plus grand nombre qui étaient occupés à la culture de la terre, au 1er août 1840[14].

L’apprenti agriculteur ou predial, suivant l’expression du bill, conservait de l’esclavage l’obligation de servir, sans salaire, pour le compte d’un maître qu’il ne pouvait quitter à volonté. Mais le maître ne pouvait plus arbitrairement le forcer au travail. Entre ces deux hommes venait s’interposer, pour la première fois, un magistrat chargé de veiller à ce qu’aucun des deux n’échappât aux obligations qui leur étaient imposées.

Le maître devait à l’affranchi la nourriture, le logement, l’entretien, comme au temps de l’esclavage.

L’affranchi devait au maître quarante-cinq heures de travail par semaine, ou cinq jours de travail à neuf heures par jour. Le reste du temps lui appartenait. L’espérance du législateur était que l’apprenti emploierait au service de son maître, et moyennant salaire, la plus grande partie du temps qu’on laissait chaque semaine à sa disposition.

Le maître était privé du pouvoir qu’il avait eu jusque-là d’infliger des punitions arbitraires. Le magistrat seul pouvait punir. Mais le magistrat restait armé de la faculté d’infliger des peines corporelles, dont les femmes seules étaient exemptes.

Dans les colonies anglaises, et particulièrement dans les colonies anciennes, la presque totalité des fonctionnaires publics étaient pris parmi les planteurs. La police était dans les seules mains des juges de paix, c’est-à-dire des propriétaires. Ces magistrats, suivant la coutume de la mère-patrie, n’étaient point payés.

Le Parlement jugea que, pour régler les obligations nouvelles et nombreuses que le bill imposait aux maîtres et aux ouvriers, il fallait introduire dans les colonies une magistrature rétribuée.

Le bill qui abolissait l’esclavage créait un certain nombre de magistrats salariés[15]. Ces magistrats, qui furent la plupart choisis dans la mère-patrie, avaient une compétence exclusive, mais circonscrite et temporaire.

Ils ne devaient juger que les contestations entre les apprentis et les maîtres, et leur pouvoir devait expirer avec le terme de l’apprentissage, c’est-à-dire au 1er août 1840.

Dans tout ce qui précède, le Parlement se borna à faire connaître ses volontés générales. Quant aux règles secondaires et aux détails des moyens d’exécution, il s’en rapporta aux législations locales, pour les colonies qui avaient une représentation, et au gouvernement métropolitain pour les autres.

Ainsi, ce fut le pouvoir exécutif de la mère-patrie, ou les pouvoirs législatifs des colonies, qui durent promulguer tous les règlements relatifs au vagabondage, à la police, à la discipline, ainsi qu’au détail journalier des obligations respectives des ouvriers et des maîtres.

À ces premières mesures qui’on vient d’indiquer, !e Parlement anglais en ajouta une dernière, qui devait faciliter leur succès. Il accorda aux colons une indemnité qui fut fixée à la somme de 20 millions de livres sterling, ou 500 millions de francs, pour les dix-neuf colonies.

Le premier objet de cette indemnité était de réparer les torts qu’on supposait que l’émancipation devait causer aux propriétaires des esclaves.

Le second était de s’assurer le concours des pouvoirs coloniaux. Dans cette intention, le bill déclara que l’indemnité ne serait payée qu’après que chaque colonie se serait soumise aux volontés de la métropole, et aurait pris, de concert avec elle, les mesures que le gouvernement jugerait nécessaires pour que le bill ressortît son plein et entier effet.

Cette clause eut le résultat qu’on en attendait. Toutes les colonies, même celles qui avaient accueilli avec le plus de clameurs la première annonce de l’émancipation, se soumirent alors ; et chaque législature, après plus ou moins d’hésitation, fit les lois et prit les mesures que le gouvernement avait indiquées comme le complément nécessaire de l’émancipation.

Le Parlement avait déclaré que l’apprentissage ne pouvait durer au delà du 1er août 1840 ; mais les colonies étaient restées libres de le faire finir plus tôt, ou même de ne le point admettre.

Toutes les colonies anglaises admirent avec empressement le système de l’apprentissage, excepté dans une seule, Antigue, qui, profitant de la permission accordée par le bill, déclara au contraire que, dès le 1er août 1834, les esclaves seraient admis, sans transition, à tous les droits civils des hommes libres. On dira plus loin quel a été le résultat de cette tentative isolée d’Antigue. Il est convenable de ne s’occuper en ce moment que des colonies où l’apprentissage a été établi.

Dans toutes les colonies, et en Angleterre même, on craignait que de grands désordres, et peut-être de grands désastres, ne suivissent immédiatement la proclamation de la liberté. Ces craintes lurent trompées. Le 1eraoût 1854, sept cent mille noirs sortirent en même temps de l’esclavage, sans qu’il en résultât aucune perturbation profonde. Il n’y eut pas une goutte de sang répandue, ni une propriété détruite, dans toute la vaste étendue des colonies anglaises. Jamais événement plus considérable ne s’était accompli avec un calme et une facilité si extraordinaires.

Le même spectacle s’est continué jusqu’à ce jour ; et si l’on en croit les nombreux documents qui ont passé sous les yeux de la Commission, il est permis de dire que le nombre des crimes et des délits n’a pas augmenté dans les colonies anglaises depuis que l’esclavage y est aboli. « Il n’y a pas sur tous les domaines de Sa Majesté, dit le gouverneur de la Guyane, une province plus tranquille et mieux réglée que cette colonie. Cependant, sur chaque propriété, on ne compte que deux ou trois blancs. Nous n’avons, en tout, que trente gendarmes (policemen), qui, au besoin, se font assister par des affranchis, lesquels remplissent souvent, et sans rétribution, l’office de constables. Ces constables sont sans armes. Les policemen ont des épées ; mais mon intention est de la leur ôter bientôt, afin de faire disparaître la trace extérieure de l’obéissance forcée[16], »

Ceci était écrit en 1835, et à la date du 1er septembre 1836, on trouve dans une autre dépêche du même gouverneur : « Il y a déjà trois mois que j’ai remplacé par des bâtons les épées des policemen[17]. La Guyane comptait en ce moment quatre-vingt-un mille affranchis, répandus sur un territoire immense.

L’expérience, du reste, a prouvé que la difficulté n’était pas d’empêcher les affranchis de se révolter, ni de punir ou de prévenir leurs crimes, mais de les plier à des habitudes laborieuses. Dans toutes les colonies, les commencements de l’apprentissage furent assez pénibles. Les nègres, sans se refuser au travail, travaillaient mal ou d’une manière incomplète. Sans être jamais rebelles, ils se montraient souvent indisciplinés.

Dans le principe, les magistrats salariés durent recourir contre eux à des punitions nombreuses et rigoureuses, qui devinrent de plus en plus douces et plus rares, à mesure que les esprits se familiarsaient avec le nouveau système du travail.

Dans la première année de l’apprentissage, c’est-à-dire du 1er août 1834 au 31 juillet 1835, les magistrats salariés ont infligé aux alTrancliis de la Barbade sept mille sept cent quatre-vingt-six punitions, dont mille sept cent quarante-deux cbàtiments corporels[18]. Les affranchis de la Barbade étaient au nombre de trente mille à peu près.

Cette répression paraîtra moins sévère si on la rapproche d’un fait cité par le gouverneur de la Guyane, dans une dépêche du 20 juin 1835, relative à ce qui se passait du temps de l’esclavage[19].

« A la propriété de V…, dit-il, sur trois cent quinze esclaves, cent quarante-huit ont été fouettés en six mois, et sur la propriété de P… sur cent vingt-neuf esclaves, soixante-quatorze ont été également fouettés dans le même espace de temps. Ainsi, deux cent vingt-deux nègres sur quatre cent quarante-quatre ont été punis corporellement en six mois, c’est-à-dire que personne n’a échappé au fouet durant l’année. » Le gouverneur ajoute avec laison : « Si les esclaves ont mérité ces terribles châtiments, il fallait qu’ils fussent de grands misérables, et s’ils ne les ont pas mérités, on doit reconnaître que le système sous lequel ces châtiments ont été administrés était bien cruel et bien oppressif. » Ce qu’il y a de particulier, c’est que ces mêmes esclaves, devenus des affranchis et traités avec douceur, se firent remarquer par leur bonne conduite[20].

Du reste, ainsi que je l’ai dit plus haut, on voit, dans la plupart des colonies, le nombre des châtiments, et surtout des châtiments corporels, diminuer rapidement à mesure que l’apprentissage dure. Les punitions corporelles qui[21], à la Guyane, s’étaient élevées, en 1835, à cinq cent trente-neuf, ne s’élevaient qu’à quatre-vingt-trois en 1837.

Il est permis de croire que, dans plusieurs des colonies, et peut-être dans la plupart d’entre elles, l’apprentissage rencontra plus d’obstacles encore dans les dispositions des maîtres que dans celles des anciens esclaves. On ne peut guère douter, en lisant les documents qui ont été fournis à la commission, et particulièrement les règlements, les enquêtes, les mémoires et les journaux des colons, eux-mêmes, que ceux-ci, mécontents d’un changement qui leur avait été imposé par la mère-patrie, n’aient d’abord essayé de conduire les nègres affranchis de la même manière dont ils les conduisaient esclaves, et qu’ils n’aient ensuite cherché à se venger des résistances que ces façons d’agir faisaient naître. Cela paraît surtout sensible dans les colonies que leurs institutions rendaient le plus indépendantes de la métropole. Il est peu de lois coloniales rendues à la Jamaïque[22] depuis le bill d’émancipation, qui ne paraissent avoir pour but de retirer aux nègres quelques-unes des garanties ou des avantages que ce bill leur avait assurés.

Lorsque les colons furent chargés de mettre eux-mêmes à exécution une mesure indiquée par le bill, il arriva souvent qu’ils le firent avec une rigueur très-contraire à l’esprit de cette loi et très-préjudiciable à l’intérêt bien entendu des colonies elles-mêmes.

C'étaient les magistrats salariés qui condamnaient les affranchis à la prison, mais c’étaient les autorités coloniales qui avaient seules le droit de gouverner les détenus. Il parait qu’on exerçait souvent sur les noirs que renfermaient les prisons les traitements les plus cruels et les plus opposés à l’esprit du bill d’émancipation.

Le Parlement avait établi que les affranchis pourraient se libérer de leurs obligations moyennant un prix ; mais il avait abandonné aux pouvoirs coloniaux le droit de déterminer les formes de l’arbitrage et de désigner les arbitres. Ces arbitres fixaient presque toujours un prix si élevé à la liberté, qui’il était impossible d’y atteindre. Les exemples de ceci se trouvent répandus en grand nombre dans tous les documents législatifs présentés à la commission.

Le bill avait fixé le temps du travail forcé à quarante-cinq heures par semaine, et le minimum du travail de chaque jour à neuf heures. Le désir du législateur était que les noirs travaillassent en effet neuf heures pendant les cinq premiers jours de la semaine, ce qui leur laissait entièrement libre l’usage du septième. Dans plusieurs colonies, les blancs, malgré les prières des nègres et les conseils des gouverneurs, s’obstinèrent à ne faire travailler leurs apprentis que sept heures par jour, ce qui enlevait à ceux-ci tous les bénéfices que le travail libre du samedi pouvait leur promettre.

Dans la plupart des colonies, mais particulièrement à la Jamaïque, la discorde et la défiance ne tardèrent donc pas à s’introduire entre les anciens maîtres et les nouveaux affranchis ; une lutte cachée, mais continuelle, s’établit entre eux. Dans presque toutes les colonies un double effet se fit voir : les noirs montrèrent bientôt une grande confiance dans les autorités métropolitaines et dans les magistrats salariés. Ces mêmes magistrats furent souvent, au contraire, en butte au mépris et à l’animadversion des colons. Plusieurs fois les cours coloniales infligèrent à ceux-ci des amendes que le trésor de la métropole acquitta[23].

Malgré ces circonstances fâcheuses, il faut reconnaître que l’apprentissage n’a pas produit le plus grand mal qu’en attendaient les colons, c’est-à-dire la cessation du travail.

On voit, dans les documents anglais, qu’au commencement de l’apprentissage, la plupart des planteurs répétaient sans cesse que la culture du sucre allait être abandonnée.

Il est certain que, pendant les années que dura l’apprentissage, la production du sucre ne diminua pas d’une manière sensible dans les colonies anglaises. Dans plusieurs d’entre elles elle augmenta considérablement.

A la Guyane, le produit de 1856 excéda en valeur celui de 1855 de 12 millions environ[24]. Le gouverneur annonçait, le 17 septembre 1856, que, « depuis l’abolition de l’esclavage, la valeur des propriétés s’était prodigieusement accrue dans la colonie[25]. »

On trouve également dans les mêmes documents relatifs à cette colonie, que dans le cours de 1836 et de 1837, le nombre des mariages a été, par trimestre, d’environ 500, et que celui des adultes ou des enfants fréquentant les écoles s’est élevé à 9 ou 10,000[26]. Ces faits sont d’autant plus à remarquer, qu’à la Guyane plus du quart des affrancbis étaient nés en Afrique et provenaient de la traite.

Des résultats plus satisfaisants encore furent obtenus dans l’île d’Antigue, où la liberté complète avait été accordée dès 1854 par les maîtres eux-mêmes. La transition du travail forcé au travail libre se fit dans cette colonie avec une facilité vraiment surprenante. Le bon accord n’ayant pas cessé de régner entre les blancs et les noirs, ceux-ci restèrent volontairement près de leurs anciens maîtres, dont ils ne cherchèrent pas à obtenir des salaires exagérés.

M. Halley, commandant le brick de l’État le Bisson, ayant été envoyé, en décembre 1838, pour constater l’état d’Antigue, faisait le rapport suivant :

« A Antigue, le prix de la journée est assez modique ; il est à peu près en rapport avec l’entretien de l’esclave autrefois. Les propriétaires sont dans une situation satisfaisante ; ils sont unanimes sur les bons effets qui résultent de l’émancipation, et ils se félicitent de l’avoir hâtée. Depuis cette époque, les plantations et les terres sont recherchées ; elles ont en quelque sorte doublé de valeur, puisqu’elles pourraient être vendues plus cher que lorsque les esclaves y étaient attachés. »

Ce sont là des résultats admirables, mais qu’il serait dangereux, on doit le dire, d’attendre ailleurs ; car Antigue est dans une situation toute particulière.

L’île d’Antigue ne contenait, lors de l’émancipation, que vingt-neuf mille trois cent soixante-dix esclaves, quatre mille soixante-six noirs libres et deux mille blancs ; en tout trente cinq mille quatre cent trente-six habitants. Cette population, quelque minime qu’elle soit, couvrait toute la surface du pays ; presque toutes les terres d’Antigue étaient occupées, toutes étaient possédées : on y était presque aussi serré qu’en Europe. Le nègre se trouva donc placé dans cette alternative de mourir de faim ou de travailler, A Antigue, d’ailleurs, et cette cause est plus puissante encore que la première aux yeux de tout homme qui sent et qui raisonne, l’esclavage a toujours été d’une mansuétude toute particulière, et les maîtres y ont fait d’eux-mêmes, depuis très-longtemps, les plus grands efforts pour améliorer les mœurs des nègres et se concilier leur affection. On se rappelle que ce sont eux seuls qui, en 1834, ont voulu faire passer leurs esclaves de la servitude à la liberté complète, sacrifiant ainsi le travail gratuit que le bill d’émancipation leur permettait d’exiger pendant six ans. Ce fait suffit pour expliquer tout ce qui la précédé et suivi. Des hommes qui sont capables d’en agir ainsi vis-à-vis de leurs esclaves, montrent qu’ils ont été des maîtres pleins de douceur et de miséricorde et l’on conçoit aisément qu’ils n’aient pas rencontré d’affranchis rebelles.

Les choses étaient en cet état, dans les colonies anglaises, an commencement de 1838.

À cette époque, l’opinion publique s’émut de nouveau en Angleterre ; de nombreuses réunions populaires eurent lieu ; diverses propositions lurent faites au Parement dans le but d’adoucir le sort des apprentis et de les soustraire aux violences dont on accusait quelques colons, surtout ceux de la Jamaïque, d’user à leur égard. Cela donna naissance au bill du 18 avril 1838, dont l’objet était d’accorder des garanties nouvelles aux affranchis. Mais on alla plus loin.

L’apprentissage devait finir, pour les nègres artisans ou domestiques, le ler août 1838 ; pour les autres, le bill avait fixé deux ans de plus.

On propsa dans le sein du Parlement et on fut prêt de faire adopter une loi qui donnait la liberté complète à tous les nègres, le 1er août 1838.

Les efforts du ministère empêchèrent que cette loi ne passât ; mais l’effet moral était produit ; et il devint dès lors impossible de prolonger l’apprentissage. Le gouvernement anglais crut devoir mettre cette nécessité nouvelle sous les yeux des autorités coloniales et les inviter à s’y soumettre d’elles-mêmes.

Ces événements émurent la population noire des colonies, et produisirent chez la plupait des colons une surprise fort grande et une irritation très-profonde.

Beaucoup de transactions avaient en lieu dans les colonies anglaises, dans la prévision que l’apprentissage durerait jusqu’en 1840, et sa destruction prématurée lésait des intérêts considérables.

D’une autre part cependant, les colonies sentirent qu’en présence des manifestations de la mère-patrie, il serait désormais très-dangereux de refuser à une partie de leurs noirs la liberté, tandis qu’ils l’accordaient à l’autre. Cela eût été difficile, si on avait pu s’appuyer sur l’opinion publique de la métropole ; il était impossible de le tenter après ce qui venait de se passer en Angleterre.

Toutes les colonies consentirent donc, mais de mauvaise grâce et à regret, à abolir dans leur sein l’apprentissage, à partir du 1er août. Plusieurs ne se déterminèrent à cette mesure que très-tard : à la Trinité, ce ne fut que le 25 juillet 1838 que les colons purent s’y résoudre.

La liberté complète fut donc [iroclamée dans toutes les colonies anglaises le 1er août de la même année. Il est presque inutile de faire remarquer qu’elle le fut dans les circonstances les plus défavorables qui se puissent imaginer.

Elle apparut tout à coup un milieu de l’irritation et des embarras des maîtres. Les nègres devenaient entièrement libres au moment même où les griefs qu’ils pouvaient avoir contre les blancs venaient d’être exposés, et quelquefois exagérés, dans les assemblées politiques de la mère-patrie. Rien n’était préparé pour cette liberté nouvelle. Les instructions du gouvernement anglais n’arrivèrent, dans plusieurs des colonies, que plusieurs mois après que l’apprentissage eut été aboli[27]. Ce furent les autorités coloniales qui, livrées à elles-mêmes, prirent à la hâte les premières mesures nécessaires. Près d’un an s’est déjà écoulé depuis que cette grande et redoutable expérience a été faite. Le résultat de dix mois seulement est déjà connu.

Ce temps est trop court pour qu’il soit permis de porter un jugement assuré. Déjà, cependant, quelques vérités sont acquises.

Il est certain que, dans toutes les colonies anglaises, la liberté complète a été reçue, comme l’apprentissage, avec joie, mais sans désordre. Il est également certain que les nègres devenus libres n’ont nulle part fait voir le goût de la vie sauvage et errante qu’ils devaient, disait-on, manifester. Ils se sont, au contraire, montrés très-altachés aux lieux dans lesquels ils avaient vécu et aux habitudes de la civilisation qu’ils avaient déjà contractées. « Une chose remarquable, dit le capitaine Halley, dans un rapport déjà cité, à la date du 3 décembre 1838, c’est qu’à la Jamaïque (celle de toutes les colonies qui était la plus exposée), l’émancipation s’est opérée sans désordres et sans que la tranquillité de l’île ait été troublée. Les nègres n’ont pas manifesté l’intention de fuir la civilisation ni de se retirer dans l'intérieur ou dans les bois. Ils sont restés, en général, sur les habitations où ils vivaient. »

Quant à la nature et à la durée de leur travail, la commission a eu sous les yeux des documents si contraires, elle a vu se reproduire des assertions si opposées, qu’elle ne peut s’arrêter dans une entière certitude[28]. Voici pourtant le spectacle spécial que lui semblent présenter en ce moment les colonies anglaises[29].

Dans les colonies où la population est considérable relativement au territoire, comme aux Barbades, à Antigue, à Saint-Christophe, les nègres, n’ayant d’autre ressource que le travail, travaillent bien et à un prix peu élevé.

Dans les colonies qui n’ont point cet avantage, mais où la terre est très-fertile et son exploitation facile, comme à la Guyane et à la Trinité, les nègres ont demandé des salaires exagérés, et souvent n’ont pas mis de continuité dans leurs travaux ; cependant les propriétaires continuent à pouvoir cultiver le sol avec profit.

Mais à la Jamaïque, où la culture de la canne est naturellement coûteuse, à cause de l’épuisement des terres ou de la difficulté qu’on éprouve à transporter leurs produits au marcbé, où les nègres peuvent facilement vivre sans travailler pour les blancs ; à la Jamaique ou dans les îles placées dans des circonstances analogues, les noirs travaillent moins bien et beaucoup moins constamment depuis que l’esclavage a cessé qu’avant cette époque, et l’avenir de la production du sucre est compromis.

Cette situation fâcheuse paraît tenir à plusieurs causes qui auraient pu être évitées. Il faut l’attribuer d’abord aux mauvais rapports qui se sont établis, durant l’apprentissage, entre les maîtres et les affranchis, dans la plupart des colonies. La défiance et la haine qui ont pris naissance alors rendent très-difficile anjourd’hui la fixation équitable des salaires. Il est évident que presque toujours le colon veut faire travailler le nègre à trop bas prix, et que celui-ci demande un prix beaucoup trop haut. Comme ces deux hommes ne sont pas seulement opposés d’intérêts, mais secrètement ennemis, il est presque impossible qu’ils arrivent jamais à bien s’entendre.

On peut expliquer également le peu de penchant que montrent les noirs dans quelques colonies pour travailler d’une manière continue au service des grands propriétaires du sol, par cette circonstance qu’ils sont eux-mêmes de petits propriétaires.

Presque tous les anciens affranchis des colonies anglaises ont conservé la jouissance gratuite de la cabane qu’ils habitaient pendant l’esclavage et du jardin dont ils avaient alors l’usage. Ce champ, que chacun d’eux possède, occupe une partie de son temps, et suffit à presque tous ses besoins. Le nègre préfère, en le cultivant, travailler pour lui-même, que d’aller servir chez autrui. Cela est d’autant plus facile à comprendre, que quelque chose d’analogue se fait voir dans les pays de l’Europe où la terre est très-partagée. Le petit propriétaire, occupé sur son propre fonds, ne consent qu’avec peine à louer ses services au riche fermier son voisin. C’est ainsi que, dans plusieurs de nos provinces, le nombre des ouvriers devient chaque jour plus restreint et leur assistance plus précaire.

Si l’on jugeait qu’il était nécessaire à l’exploitation des denrées coloniales et à la permanence de la race blanche dans les Antilles que le nègre affranchi louât ses services d’une manière permanente aux grands propriétaires du sol, il est évident qu’il ne fallait pas lui créer un domaine où il pût vivre avec aisance en ne travaillant que pour lui.

La commission manquerait à son devoir si, après avoir fait connaître, avec quelques détails, à la chambre, de quelle manière le gouvernement anglais a conduit l’émancipation, et quel a été, jusqu’à présent, le résultat de son entreprise, elle ne cherchait à tirer de ces faits les lumières qui pourraient nous guider nous-mêmes.

On a vu que le Parlement britannique avait voulu que le montant intégral de l’indemnité fût versé dans les mains des planteurs le jour où les colonies auraient acquiescé au principe de l’émancipation, et avant que l’émancipation ne fût accomplie.

Cette dernière disposition de la loi a été plusieurs fois critiquée en Angleterre. On a dit qu’il eût été plus prudent et plus sage de retenir pendant un certain temps, dans les mains de l’État, une portion du capital accordé, et qu’en le distribuant d’avance aux colons, la métropole s’était ôtée, dès l’abord, un puissant moyen de tenir ceux-ci dans sa dépendance et de s’assurer leur concours.

Il est permis de croire qu’il en est ainsi, si l’on considère qu’à partir de l’époque où l’indemnité a été soldée, une lutte sourde, mais incessante, s’est établie entre toutes les colonies où il existait des législatures et la métropole : lutte qui, en ce moment même, n’est point encore terminée.

Le bill d’émancipation n’avait soumis à l’apprentissage que les enfants âgés de plus de six ans. Ceux qui se trouvaient au-dessous de cet âge étaient sur-le-champ classés au nombre des personnes libres.

Il ne paraît pas qu’aucune mesure ait été prise pour procurer à ces derniers une éducation convenable. Ce fut là, on doit le dire, une grande erreur. Il fallait ou laisser ces enfants dans la condition de leurs pères, ou charger l’État de les diriger et de les instruire. En les livrant à eux-mêmes et en les abandonnant au hasard, on s’est créé de grands embarras dans le présent, et on a peut-être préparé de grands dangers pour l’avenir.

La mesure de l’apprentissage a été aussi, en Angleterre, l’objet de très-vives critiques ; des hommes d’État éminents ont condamné le principe même de la mesure[30] ; ils ont dit qu’un travail forcé, quel qu’il fut, ne préparait pas l’homme à un travail volontaire, et qu’on ne pouvait apprendre que dans la liberté à être libre. D’autres ont combattu le système d’apprentissage qui avait été adopté, tout en admettant qu’un apprentissage était nécessaire.

Votre commission a partagé ce dernier sentiment.

Elle a pensé qu’un temps d’épreuve, pendant lequel les nègres, déjà pourvus de plusieurs droits de l’homme libre, sont encore forcés au travail, était indispensable pour familiariser les colons aux effets de l’émancipation, et pour leur permettre d’introduire dans leurs habitudes et dans leur méthode de culture les divers changements que l’émancipation doit amener.

Cet état intermédiaire, entre la servitude et l’indépendance , ne lui a pas paru moins nécessaire pour préparer l’éducation de la population noire, et la mettre en état de supporter la liberté.

Tant que la servitude existe en son entier, le maître ne souffre pas que la puissance publique intervienne entre lui et son esclave. Lui seul le dirige, et l’esclave ne connaît que lui. Cela est de l’essence même de l’esclavage. On peut prévoir que, tant que l’esclavage n’est pas aboli, le gouvernement doit trouver mille difficultés à arriver jusqu’au noir et à le préparer à la liberté. Les mêmes obstacles n’existent plus lorsque le nègre, cessant d’appartenir au blanc, n’est plus qu’un ouvrier temporairement obligé à travailler pour le compte de celui-ci.

D’un autre côté, lorsque les dernières traces de la servitude sont enfin effacées et que le nègre est élevé au rang d’homme libre ; quand il a déjà goûté l’indépendance complète, et qu’il croit n’avoir plus rien à attendre du magistrat et peu à en craindre, le pouvoir social n’a presque plus de prise sur sa volonté, sur ses opinions et sur ses mœurs.

Mais durant le temps où la liberté déjà promise n’est pas encore entièrement donnée ; où les habitudes de respect et d’obéissance qu’avait fait naître l’esclavage sont encore entretenues par le travail forcé, mais où cependant l’àme de l’esclave se relève déjà à rapproche de l’indépendance ; dans ce temps intermédiaire, l’action du pouvoir est facile et efficace. Le colon n’écarte plus la main du gouvernement, et le nègre s’y livre de lui-même sans regret et sans peine. Il ne voit pas encore dans le magistrat un maître, mais un guide et un libérateur. C’est le moment où il est le plus aisé au gouvernement de fonder son empire sur l’esprit et les habitudes de la population noire, et d’acquérir l’influence salutaire dont il aura bientôt besoin de se servir pour la diriger dans la liberté complète.

Votre commission, messieurs, a donc été unanimement d’avis qu’il était nécessaire de placer un état intermédiaire et transitoire entre l’esclavage et la liberté, et cle s’est appliquée à rechercher quel il devait être.

Il semble qu’en établissant l’apprentissage, les Anglais n’aient eu en vue que le maintien du travail : intérêt immense, sans doute, mais non pas unique. Le bill d’émancipation n’a pris aucune mesure générale et efficace pour favoriser l’éducation des jeunes apprentis et la moralisation des adultes. Il n’a rien établi pour faire naître l’émulation entre eux, ni pour les amener graduellement en les faisant passer par des états successifs jusqu’à l’usage de l’indépendance complète.

L’apprentissage devait durer jusqu’à la fin, tel qu’il avait été établi le premier jour. Au bout de six ans, comme durant la première année, l’apprenti ne pouvait avoir le libre emploi de son travail et la jouissance d’un salaire que pendant un seul jour de la semaine au plus.

Dans le système d’apprentissage des Anglais, la priorité du colon sur le noir n’est pas, à vrai dire, entièrement abolie ; l’État en a seulement réglé et limité l’usage. Le nègre est toujours forcé de travailler sans salaire pour le compte du même homme qui l’a tenu en esclavage. L’aspect de la servitude est changé plutôt que détruit.

La commission, messieurs, a pensé que l’apprentissage pouvait être conçu dans un autre esprit et mis en pratique d’une autre manière qu’il ne l’a été par les Anglais.

Un plan a été produit dans son sein : le moment n’est pas venu de le discuter , mais elle doit du moins en faire connaître les traits principaux à la chambre.

Aussitôt après que l’esclavage serait aboli, toutes les anciennes relations entre les blancs et les noirs seraient substantiellement changées. Le lien qui existait entre l’un et l’autre serait entièrement détruit.

L’État seul deviendrait le tuteur de la population affranchie, et c’est lui qui concéderait suivant sa volonté, et à des conditions qu’il fixerait, les services des noirs aux colons : l’usage des moyens disciplinaires restant en ses mains.

Ce travail ne serait plus gratuit.

Il y a environ deux cent cinquante mille esclaves dans les colonies. Les deux tiers, ou cent soixante-six mille, à peu près, sont âgés de quatorze à soixante ans, c’est-à-dire capables d’efforts habituels et productifs.

Les documents qui ont été soumis et les renseignements recueillis permettent de croire qu’en n’exigeant pour le travail de ces cent soixante-six mille ouvriers qu’un salaire modéré, l’État pourrait, non-seulement couvrir l’intérêt de l’indemnité et faire un fonds pour l’amortissement de son capital, mais abandonner chaque jour une portion du salaire au travailleur.

Celui-ci aurait, en outre, pendant l’apprentissage, l’usage du samedi et la possession d’une quantité de terre suffisante pour se nourrir ; il vivrait à ces conditions avec aisance.

Quant aux enfants, le propriétaire continuerait à s’en charger moyennant un contrat d’apprentissage qui lui assurerait les services de celui-ci jusqu’à l’âge de vingt et un ans.

Il aurait aussi le soin des vieillards et de ceux des ouvriers qui seraient malades. Des règlements établiraient sur ce point des habitudes uniformes[31].

Ces mesures, qui satisferaient l’humanité, seraient favorables aux colons eux-mêmes ; il est à croire qu’ils gagneraient en travail, en sécurité et en avenir, beaucoup plus qu’ils ne perdraient en argent.

La commission n’est point appelée à discuter les détails de ce plan ni à en proposer l’adoption à la chambre ; mais son devoir est de dire qu’elle en a unanimement approuvé les idées mères.

Dans le système anglais, c’était la loi qui avait fait de l’esclave l’apprenti de son ancien maî(re. Le maître perdait une partie de sa puissance, il conservait l’autre. Son pouvoir n’était pas emprunté, il continuait à l’exercer directement en vertu de son même droit ; le gouvernement n’intervenait que pour régler l’usage et empêcher l’abus de ce droit.

Une partie des embarras qu’a rencontrés l’apprentissage est sortie de cette source.

La commission a pensé qu’il serait infiniment plus conforme à l’intérêt des nègres, aussi bien qu’à celui des colons, de détruire d’un seul coup tous les anciens rapports qui existaient entre le maître et son esclave, et de transporter à l’État la tutelle de toute la population afiranchie. Cette manière d’agir a plusieurs avantages considérables.

Des gênes inévitables accompagnent le passage de l’esclavage à la liberté. Il faut éviter, autant que possible, qu’elles soient ou qu’elles paraissent imposées au nouvel affranchi par son ancien maître. En pareille matière, il est sage de laisser au gouvernement toute la responsabilité, avec le pouvoir.

L’État devenant ainsi le tuteur des anciens esclaves, il se trouve en pleine liberté de prendre tous les moyens qui peuvent le mieux et le plus vite préparer ceux-ci à l’entier usage de l’indépendance. Il peut leur imposer les conditions qu’il juge indispensables, et leur faire subir les épreuves nécessaires avant d’achever de les livrer à eux-mêmes. Il est libre de prendre, suivant les cas, toutes les mesures qui doivent répandre l’instruction parmi eux, y régler les mœurs, y favoriser efficacement le mariage. Ces mesures, émanant de l’État et non de l’ancien maître, ne feraient pas naître entre les deux races ces sentiments de défiance et de haine dont on a vu les funestes effets dans les colonies britanniques ; imposées au blanc comme condition du travail, au noir comme prix de l’indépendance, elles seraient facilement admises et exactement exécutées.

La commission a également approuvé l’idée du salaire.

Le salaire est une juste indemnité des sacrifices de l’État.

Il est utile au noir, car, indépendamment de l’aisance qu’il lui donne, il lui fait sentir les avantages du travail, il réhabilite le travail à ses yeux. L’absence du salaire est le cachet de l’esclavage. Le salaire, enfin, a cet avantage qu’il ôte tout prétexte aux défiances injustes que les colons ont quelquefois entretenues contre le gouvernement de la métropole.

Par le salaire, l’intérêt pécuniaire de l’État est visiblement lié au maintien d’un travail productif dans les colonies, et le salaire forme, par conséquent, aux yeux de ces colonies, la plus puissante garantie des efforts que fera la métropole pour maintenir le travail.

La commission, messieurs, est donc convaincue qu’un système d’apprentissage fondé sur les bases qu’on vient d’indiquer, pourrait concilier tout à la fois les droits du Trésor et les intérêts des colons. Elle y a vu surtout la plus heureuse combinaison qui se put adopter en faveur des noirs, de cette race opprimée et dégradée par l’esclavage, qu’il est de l’honneur et du devoir de la France de régler, d’éclairer et de moraliser, aussi bien que d’affranchir.

Sur tous les points principaux qui viennent d’être successivement exposés aux yeux de la Chambre, la commission a été unanime ; elle ne s’est divisée que sur la forme qu’il convenait de donner à ses opinions.

Plusieurs membres pensaient que la commission, après avoir écarté le projet de loi présenté par l’honorable M. de Tracy, devait se borner à exprimer son propre sentiment, quant à ce qu’il convenait de mettre à la place, mais sans chercher à attirer le gouvernement et les chambres dans une autre voie.

La majorité n’a point été de cet avis : elle a pensé que la discussion et l’examen auxquels la commission s’était livrée avait amené k découverte ou fourni la preuve de plusieurs vérités importantes. qu’il convenait de revêtir, dès à présent, des formes de la loi.

La nécessité de faire une émancipation simultanée, la nécessité de i’indemnité, de l’apprentissage et du règlement de travail, ont paru tellement démontrées à la commission, qu’elle n’a pas hésité à faire, dès aujourd’hui, de ces mesures, les hases de la loi future.

La majorité a été surtout vivement et profondément frappée des dangers que faisait courir l’état actuel, et du péril auquel on s’exposait en remettant à un autre temps pour prendre un parti.

Dans cette situation, elle a cru qu’elle serait infidèle à son devoir si, dès à présent, elle ne proposait pas à la chambre de fixer, non point le terme de l’esclavage, mais le moment où l’on s’occuperait définitivement de le fixer. Elle a pensé que l’époque la mieux choisie et la plus naturellement indiquée était la session de 1841. Elle vous propose donc de déclarer que, dans la session de 1841, il sera proposé un projet de loi qui fixera l’époque de l’abolition de l’esclavage.

Cette rédaction, il est nécessaire de le dire à la Chambre, n’a point été admise de l’avis unanime des memhres dont la commission se compose.

Un membre a fait observer qu’il ne reconnaissait ni à la commission ni à la Chambre le droit d’imposer au gouvernement l’obligation de présenter un projet de loi ; qu’une semblable manière de procéder intervertissait l’ordre naturel des pouvoirs constitutionnels et portait atteinte à leur indépendance.

Ces raisons, quelque puissantes qu’elles puissent paraître, n’ont pas semblé suffisantes à la majorité de votre commission.

La majorité a d’abord fait observer que la rédaction attaquée n’était point nouvelle ; qu’on en trouvait la trace dans plusieurs lois antérieures rendues depuis le commencement du régime représentatif en France ; que notamment les lois de finances en offraient de fréquents exemples.

Elle a fait observer de plus que ceux de MM. les ministres qui se sont rendus dans le sein de la commission avaient paru désirer eux-mêmes, dans l’intérêt de la mesure, que l’époque où la prochaine loi d’émancipation serait présentée et les principales dispositions qu’elle devait contenir fussent dès à présent arrêtées ; qu’ainsi l’apparence même de la violence faite au pouvoir exécutif disparaissait, et qu’il ne fallait voir, au contraire, dans ce que proposait la commission, qu’une résolution prise de concert par le gouvernement et les chambres.

La majorité de la commission a jugé qu’il y aurait de la précipitation et du danger à annoncer, dès aujourd’hui, le moment précis où l’esclavage devait cesser dans nos colonies ; mais elle a cru, au contraire, qu’il était très-prudent de fixer le moment où il faudrait lui donner un terme, et d’indiquer en même temps, d’une façon générale, de quelle manière il finirait. Elle a pensé qu’en agissant ainsi on donnerait aux esprits le calme qui leur est nécessaire ; qu’on arrêterait l’élan de craintes et d’espérances exagérées, et qu’on fournirait enfin au gouvernement une grande force pour préparer d’avance et assurer une révolution que, désormais, il n’est ni désirable ni possible d’empêcher.

En conséquence, messieurs, la commission m’a chargé de vous soumettre les résolutions suivantes :


CONCLUSIONS DE LA COMMISSION


1° Dans la session de 1841, il sera proposé un projet de loi qui fixera l’époque de l’abolition générale et simultanée de l’esclavage dans les colonies françaises ;

2° Ce projet de loi déterminera quelles seront les indemnités qui seront dues en conséquence de cette mesure, et en assurera le remboursement à l’État, au moyen d’un prélèvement sur le salaire des nouveaux affranchis ;

3° Le même projet posera les bases d’un règlement destiné à assurer le travail, à éclairer et à moraliser les affranchis, et à les préparer aux habitudes du travail libre.

  1. Cette commission était composée de MM. le baron Roger, de Tocqueville, le comte de Sade, Wustemberg, de Rémusat, Cadeau-d’Acy, Dugabé, Odilon Barrot, le vicomte de Panat.
  2. Sur les travaux de Tocqueville relatifs à l’abolition de l’esclavage, voir la préface mise en tête du tome I, p. 38 et 39.
  3. Voyez les statistiques du mariage, dans les documents imprimés par ordre du ministre de la marine.
  4. Voyez les notices statistiques publiées par le ministre de la marine.
  5. La Martinique et la Guadeloupe ne sont séparées que par des bras de mer très-étroits de Sainte-Lucie, de la Dominique, de Montserrat et d’Antigue. Toutes ces îles se voient. Sainte-Lucie et la Dominique ayant été françaises, l’exemple de ce qui s’y passe est encore plus contagieux pour nos îles.
  6. Voyez aussi les Considérans de l’ordonnance du 11 juin 1839.
  7. Arrêt du 25 mars 1679.
  8. Voyez notamment ce que dit Flinter sur la colonie espagnole de Porto-Rico.
  9. La valeur des terres à la Martinique est évaluée à 330,385,450 fr. ; la valeur des terres de la Guadeloupe à 268,371,925 fr. Voyez Documents statistiques publiés par le ministre de la marine.
  10. La Commission a reconnu que cette situation fâcheuse était due en partie à ce que, dans les colonies des Antilles, l’expropriation forcée n’existait pas, et elle a accueilli avec reconnaissance l’assurance que lui ont donnée MM. les ministres qu’à la session de 1840 un projet de loi avant pour objet d’introduire la saisie immobilière dans nos Antilles, serait présenté en temps utile.
  11. En mettant à part le Sénégal, qui n’est qu’un comptoir.
  12. La plus grande longueur de la Martinique est 16 lieues et sa largeur 7 lieues. Les deux îles de la Guadeloupe, mises ensemble, présentent une longueur de 22 à 23 lieues, et une largeur moyenne de 5 à 7 lieues.
    Bourbon a 14 lieues de long sur 9 à 10 de large.
    La surface de la Guyane est évaluée à 18,000 lieues carrées, mais cette colonie ne compte encore que 5,000 habitants libres et 16,000 esclaves. Voyez les notices statistiques publiées par le ministre de la marine.
  13. Excepté à l’île de France, où elle devait durer six mois de plus, et au cap de Bonne-Espérance, où l’époque de l’abolition était retardée de quatre mois.
  14. La raison de cette différence est celle-ci : le législateur n’avait imposé que certaines heures de travail au nègre cultivateur, tandis qu’il avait été obligé de laisser constamment le nègre domestique à la disposition du maître. Il paraissait donc juste que l’apprentissage du second finit plus fût que celui du premier.
  15. On en plaça soixante dans la seule colonie de la Jamaïque, qui comptait 522,000 esclaves ; c’était à peu près un magistrat pour 5,000 affranchis. A la Guyane, il y en eut quinze pour 80,000 esclaves, ou environ un magistrat pour 5,500 noirs.
  16. Parliamentary papers, publiés en 1836. p. 26.
  17. Parliamentary papers, publiés en 1836. p. 475.
  18. Parliamentary papers, II, part. iii, p. 6.
  19. Id., p. 24.
  20. Id.
  21. Id., XXI part. v, p. 205.
  22. Il serait, du reste, très-injuste de juger toutes les colonies anglaises à esclaves par la Jamaïque. Non-seulement la Jamaïque est une île très-grande et très-peuplée, puisqu’elle a environ 64 lieues de long sur 25 lieues de large, et 427,000 habitants, dont 592,000 nègres ; mais la population y présente un caractère particulier, qui ne se trouve nulle part au même degré.
    Presque tous les propriétaires de la Jamaïque sont absents. La direction de leurs biens est livrée à des gens d’affaires qui ne restent sur les lieux qu’autant de temps qu’il faut pour s’enrichir. Le même agent est communément chargé de la direction de plusieurs propriétés. On en voit, dans les documents parlementaires, qui ont jusqu’à 10,000 nègres sous leurs ordres. L’administration de ces agents était en général très-dure : ils ne pouvaient surveiller la conduite de leurs inférieurs, et ils ne prenaient aucun intérêt à la population noire qui leur était confiée. Il parait certain que presque partout où les propriétaires habitaient eux-mêmes, la transition de l’esclavage à l’apprentissage a été facile ; ce qui semble bien indiquer que les plus grands obstacles sont venus des blancs et non des noirs. Cette même idée se trouve, du reste, reproduite très-souvent dans la correspondance des gouverneurs anglais, et surtout dans celle des gouverneurs de la Guyane et de la Jamaïque. On trouve notamment cette phrase dans une dépêche du gouverneur de la Guyane, à la date du 18 novembre 1855 : « Sur toutes les propriétés où on a eu à se plaindre des apprentis, il a été invariablement reconnu, après examen, que les gérants ou gens d’affaires avaient tué les porcs des nègres ou avaient détruit leurs jardins ; que les heures de travail avaient été divisées par eux de manière à ce que les noirs ne gagnassent pas au change ; partout quelques autres actes imprudents de la même nature avaient été commis, et avaient eu pour résultat d’enlever aux blancs la confiance de leurs apprentis et de créer le mécontentement et la colère, etc. ». Voyez Documents parlementaires publiés en 1836, p.99.
  23. Voyez le discours de lord Glenelg, prononcé en 1858, et le bill du 18 avril de la même année, qui eut pour objet d’apporter un remède à ces abus.
  24. Voyez Rapport des douanes. Documents parlementaires publiés en 1836, p. 135.
  25. Id., p. 475.
  26. Voyez Documents parlementaires publiés en 1838.
  27. La liberté avait été donnée le 1er août, et ce ne fut que dans le mois de septembre qu’on transmit aux colonies dépendantes de la couronne les ordres du Conseil destinés à régler l’état des pauvres, à organiser la police, à réprimer le vagabondage, à fixer les rapports entre l’ouvrier et le maître. Voyez Parliamenlary papers publiés en 1839, p. 4 et suiv.
  28. On voit, il vrai, par les rapports officiels, qu’en 1838 la récolte du sucre a été plus abondante qu’en 1836 et 1837. Elle avait été de 4,699,695 cwts en 1836, de 3,844,863 en 1837, et de 4,124,162 en 1858. Mais il est difficile de tirer une conclusion de ces chiffres, la canne récoltée en 1838 ayant été plantée et cultivée lorsque l’apprentissage existait encore.
  29. Il serait d’une très-grande importance pour la France d’obtenir des notions plus précises qu’on ne les possède sur l’état réel des colonies anglaises où l’esclavage a été aboli. La Commission a appris avec une grande satisfaction, de MM. les ministres, que l’intention du gouvernement était d’envoyer prendre sur les lieux des renseignements exacts.
  30. Voyez, entre autres, le discours prononcé par lord Howich, le 30 mars 1830.
  31. Cette même obligation a été imposée aux maîtres par les règlements locaux d’Antigue. « Le gouvernement local d’Antigue, dit M. le capitaine Halley, dans son rapport du 15 décembre 1858, a adopté des mesures sages dictées par une humanité fort louable, relativement aux vieillards et à tous les gens infirmes qui sont dans l’impossibité de pourvoir à leur subsistance. Il a arrêté que tous les individus placés dans ces catégories resteraient à la charge des anciens propriétaires. »