Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Stances à M. de Châteaubriand


STANCES

ADRESSÉES À M. DE CHÂTEAUBRIAND


Après les Martyrs.


1810.


Le Tasse, errant de ville en ville,
Un jour, accablé de ses maux,
S’assit près du laurier fertile
Qui, sur la tombe de Virgile,
Étend toujours ses verts rameaux.

En contemplant l’urne sacrée,
Ses yeux de larmes sont couverts ;
Et là, d’une voix éplorée,
Il raconte à l’ombre adorée
Les longs tourments qu’il a soufferts.

Il veut fuir l’ingrate Ausonie ;
Des talents il maudit le don,
Quand, touché des pleurs du génie,
Devant le chantre d’Herminie
Paraît le chantre de Didon.


« Eh quoi ? dit-il, tu fis Armide
« Et tu peux accuser ton sort !
« Souviens-toi que le Méonide,
« Notre modèle et notre guide,
« Ne devint grand qu’après sa mort.

« L’Infortune, en sa coupe amère,
« L’abreuva d’affronts et de pleurs ;
« Et quelque jour un autre Homère
« Doit, au fond d’une île étrangère,
« Mourir aveugle et sans honneurs.

« Plus heureux, je passai ma vie
« Près d’Horace et de Varius ;
« Pollion, Auguste et Livie
« Me protégeaient contre l’envie,
« Et faisaient taire Mévius.

« Mais Énée aux champs de Laurence
« Attendait mes derniers tableaux,
« Quand près de moi la mort errante
« Vint glacer ma main expirante,
« Et fit échapper mes pinceaux.

« De l’indigence et du naufrage
« Camoëns connut les tourments ;
« Naguère les nymphes du Tage,
« Sur leur mélodieux rivage,
« Ont redit ses gémissements.

« Ainsi, les maîtres de la lyre
« Partout exhalent leurs chagrins ;
« Vivants, la haine les déchire,
« Et ces dieux que la terre admire
« Ont peu compté de jours sereins.

« Longtemps la gloire fugitive
« Semble tromper leur noble orgueil ;
« La gloire enfin pour eux arrive,
« Et toujours sa palme tardive
« Croît plus belle au pied d’un cercueil.

« Torquato, d’asile en asile
« L’envie ose en vain t’outrager ;
« Enfant des Muses, sois tranquille,
« Ton Renaud vivra comme Achille :
« L’arrêt du temps doit te venger.

« Le bruit confus de la cabale
« À tes pieds va bientôt mourir ;
« Bientôt à moi-même on t’égale,
« Et pour ta pompe triomphale
« Le Capitole va s’ouvrir. »

Virgile a dit. Ô doux présage !
À peine il rentre en son tombeau,
Et le vieux laurier qui l’ombrage,
Trois fois inclinant son feuillage,
Refleurit plus fier et plus beau.


Les derniers mots que l’ombre achève,
Du Tasse ont calmé les regrets ;
Plein de courage il se relève,
Et tenant sa lyre et son glaive,
Du destin brave tous les traits.

Châteaubriand, le sort du Tasse
Doit t’instruire et te consoler ;
Trop heureux qui, suivant sa trace,
Au prix de la même disgrâce,
Dans l’avenir peut l’égaler !

Contre toi, du peuple critique
Que peut l’injuste opinion ?
Tu retrouvas la Muse antique
Sous la poussière poétique
Et de Solime et d’Ilion.

Du grand peintre de l’Odyssée
Tous les trésors te sont ouverts ;
Et dans ta prose cadencée,
Les soupirs de Cymodocée
Ont la douceur des plus beaux vers.

Aux regrets d’Eudore coupable,
Je trouve un charme différent ;
Et tu joins, dans la même fable,
Ce qu’Athène a de plus aimable,
Ce que Sion a de plus grand !