Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Discours pour la séance d’installation


DISCOURS


PRONONCÉ PAR M. DE FONTANES.


VICE-PRÉSIDENT DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,


DANS LA SÉANCE D’INSTALLATION,


Le 24 avril 1816.




Messieurs,


L’Académie française, à sa naissance, n’était qu’une réunion de gens de lettres, animés d’un zèle commun pour la perfection du langage. Le nom de quelques-uns de ces hommes utiles jette aujourd’hui peu d’éclat ; mais les services importants qu’ils ont rendus ne doivent jamais être oubliés.

Notre langue était encore imparfaite et grossière. Son antique barbarie s’était même accrue dans le siècle précédent, par les folles hardiesses de Ronsard et de ses imitateurs. Malherbe, il est vrai, leur avait succédé, et, dans un petit nombre de vers, que le temps n’a point fait vieillir, il avait marqué le vrai caractère de l’harmonie poétique. Balzac avait porté dans son style, et même jusqu’à l’abus, ce nombre et cet art de flatter l’oreille, qu’on doit cultiver sans doute dans la prose comme dans la poésie, mais avec une intention moins marquée, et par des procédés tout différents.

Malgré ces premiers efforts, la langue française était loin d’avoir dépouillé toute sa rudesse. Des constructions vicieuses, des inversions bizarres, des tours obscurs, et des locutions surannées, laissaient apercevoir la grossière empreinte des âges gothiques. Toutes les nuances du style étaient confondues. Aux excès de la plus monstrueuse enflure, on mêlait à chaque instant ceux de la plus ignoble familiarité. Il fallait donc fixer les principes encore incertains de cette langue, qui cherchait son propre génie ; il fallait, avant tout, lui donner l’ordre, la justesse, et la clarté, le plus essentiel de ses caractères ; il fallait de plus l’accoutumer aux bienséances de chaque style, en distinguant l’effet des mots bas ou nobles qui la composent ; il fallait chercher enfin ses règles et ses exceptions dans la nature et dans l’usage.

Tel fut le travail que s’imposèrent, il y a près de deux cents ans, les premiers fondateurs de l’Académie. Ces mains savantes et laborieuses, qui polissaient avec tant d’effort les éléments de la langue maternelle, n’ont pas créé les chefs-d’œuvre qui l’immortalisent ; mais elles préparèrent au moins, pour le grand siècle, les matériaux et les instruments avec lesquels il put élever l’édifice immortel de sa grandeur littéraire ; et c’est assez pour obtenir de justes hommages.

Notre littérature était dans l’enfance, lorsqu’on forma le projet d’épurer et d’ennoblir le langage. On luttait alors contre la barbarie de l’ignorance ou du pédantisme. Les littératures, en vieillissant, tombent dans une barbarie souvent pire que la première. Le siècle où les vrais principes sont corrompus est-il dans un état plus favorable que le siècle où les vrais principes sont ignorés ? On peut diriger, adoucir, perfectionner la sève d’un arbre sauvage et robuste, impatient de croître et de se multiplier ; mais, s’il a dégénéré par le temps et par les mauvaises cultures, il est difficile de corriger les vices dont il a pris l’habitude, et de retarder l’épuisement qui le menace.

Quand l’Académie française reparaît, on peut donc trouver quelque rapport entre l’époque de sa naissance et celle de sa régénération. Il n’est aucun de vous, Messieurs, qui n’achève le parallèle, en voyant à la tête de cette compagnie littéraire un digne descendant du grand ministre qui la fonda. Ce nom glorieux rappelle à tous les souvenirs le génie qui raffermit les empires, et qui dissipe les factions ; il ne s’attache pas avec moins d’éclat aux progrès, au maintien de cette langue française, dont l’usage universel a peut-être aidé plus d’un fois, dans les autres cabinets, notre influence politique. La France a repris courage. Elle se confie au nom de Richelieu, à ce nom qui fut d’abord si grand parmi les hommes d’État, si respecté parmi les gens de lettres, et qui, depuis, se fit remarquer par cette valeur brillante et ces grâces aimables tant célébrées, et sur les remparts de Mahon, et dans les cercles de Paris. Il semble enfin qu’avec ce nom, d’heureux présage, vont reparaître à la fois tous les traits du caractère national.

L’élégance et la pureté du langage ne sont point inutiles à ce renouvellement du caractère français. La politesse des expressions et celle des mœurs ont plus d’une analogie ; et travailler sur une langue, c’est travailler plus qu’on ne croit sur les sentiments du peuple qui la parle et qui l’écrit.

Toutefois l’Académie n’ignore pas que des esprits superficiels, et que même de graves philosophes, qui ne le sont pas assez, traitent quelquefois avec un dédain superbe ce premier objet de ses occupations : elle ne répondra point aux premiers ; ils ne pourraient l’entendre : mais elle invite les seconds à l’écouter. S’ils sont philosophes, comme ils le disent, ils doivent avoir médité sur la relation des signes et des idées. En y réfléchissant mieux, ils verront peut-être que cette science des mots (je m’énonce ici comme eux) n’est bien souvent que la science des choses.

En effet, Messieurs, celui qui peint la pensée a dû penser longtemps pour l’exprimer dans toute son énergie. Or, la parole est une peinture, et le style n’est que la parole écrite. Quel est tout le secret du style ? C’est de reproduire au dehors, avec un art fidèle, tout ce qu’on a conçu, dans le secret de la méditation, au dedans de soi-même. L’écrivain porte en son esprit un modèle intérieur dont il veut représenter l’image. Des expressions diverses tour à tour se présentent : une analyse rapide en décompose les nuances fortes ou délicates, élevées ou profondes. Que de vues perçantes et variées pour comparer et pour choisir ! Ces expressions elles-mêmes amènent d’autres idées, car elles en sont à la fois l’effet et la cause. Si la conception est pauvre, incomplète et languissante, le style, qui en est l’image, aura nécessairement le même caractère. Alors une voix secrète semble dire à l’écrivain : Médite davantage, pénètre plus avant dans ta pensée, c’est de sa substance même, pour ainsi dire, qu’il faut tirer sa forme et sa ressemblance. L’expression et la pensée ont donc une commune origine qui se décèle dans la conformité de leurs traits. Des rapports intimes et mystérieux les attachent l’une à l’autre, comme l’âme au corps, et le principe à ses conséquences.

J’en atteste ici, Messieurs, non-seulement les poëtes et les orateurs, mais ces hommes qui sont l’honneur des sciences, et qui, dans un langage digne d’elles, nous racontent les révolutions de la terre ou du ciel, et ceux qui embellissent d’une sage élégance les recherches de l’érudition ou les théories des beaux-arts ; je les atteste tous sans crainte : ils vous diront mieux que moi combien ce travail est utile et fécond ; ils vous diront qu’en perfectionnant le goût, on perfectionne aussi l’intelligence : oui, le choix d’un seul mot, qui doit donner plus de force ou de grâce au discours, occupe souvent l’esprit tout entier ; et l’esprit en augmente de souplesse et d’énergie. Quoi ! s’écriera l’ignorance, un mot vaut-il tant d’efforts ? Mais ce mot nécessaire avait fui longtemps ; mais, quand il est saisi dans un moment favorable, il développe, il achève, il éclaire, il embellit la pensée. C’est par lui qu’elle est vivante ; que dis-je ? il la perpétue pour jamais, il va la rendre universelle. Ôtez ce mot, changez-le seulement de place, et ce que vous admiriez n’existe plus.

Ainsi donc l’art d’écrire et l’art de penser sont inséparables. L’étude approfondie d’une langue, si cette étude cet dirigée par le goût, est une des occupations les plus propres à former le jugement. Et remarquez, Messieurs, le bon sens de nos pères : un instinct sûr leur avait appris cette vérité. La jeunesse élevée dans les anciennes écoles étudiait d’abord les langues classiques, pour mieux apprendre la sienne. Les sciences avaient leur tour ; mais les connaissances littéraires étaient la base de toutes les autres. Elles étaient communes aux Bacon, aux Descartes, aux Leibnitz, aux Galilée, aux Pascal, comme aux Milton, aux Tasse, aux Corneille, et aux Bossuet. Ces savants illustres pensaient comme ceux qui m’environnent. Ils aimaient et cultivaient les lettres ; et, si plusieurs d’entre eux furent surpassés par le progrès naturel des sciences de calcul et d’observation, quelques-uns laissèrent après eux des écrits dont l’éloquence durable ne sera point effacée. Les sciences physiques et mathématiques ont sans doute la plus haute importance. La société s’enrichit tous les jours de leurs travaux. C’est à leur application que l’industrie, le commerce et les arts mécaniques sont redevables de tant de machines ingénieuses ; mais ces arts, comme le dit énergiquement Bacon, sont enracinés dans les besoins de l’homme, et se développent successivement par les efforts de l’intérêt et de la cupidité. L’accroissement des richesses et des commodités de la vie est un grand bienfait, on ne peut le nier ; cependant notre cœur a de plus nobles instincts qu’il faut aussi satisfaire. Les lettres, envisagées dans leurs rapports généraux, ont une influence plus directe sur la partie morale et sensible de l’homme. Je ne crains donc point de le dire, et je m’appuie en ce moment sur l’autorité de ces grands hommes qui portèrent une haute philosophie dans la culture des sciences, je ne crains point de le dire : un peuple qui ne serait que savant pourrait demeurer barbare, un peuple de lettrés est nécessairement sociable et poli. Quoi qu’il en soit, tous nos grands écrivains ont commencé par ces études classiques. Ils tenaient, dès leur jeune âge, entre leurs mains, Homère et Virgile, Cicéron et Démosthène. Leur imagination, fécondée par la lecture de ces grands originaux, a transporté dans la langue française des richesses qu’elle ne connaissait pas. C’est par cette raison qu’il s’exhale de leurs écrits je ne sais quel parfum d’antiquité dont la douceur est si pure, et qui semble venir jusqu’à nous des beaux cieux de l’Italie et de la Grèce. Ceux à qui manqua le premier bienfait de cette éducation littéraire n’ont pu même y suppléer par les plus heureux dons de la nature.

Il faut toujours se rappeler l’origine de l’Académie, pour bien connaître sa destination et le choix des éléments qui doivent la composer. Ceux qui savent à fond leur langue, et qui l’écrivent avec pureté, ont à ses yeux des titres incontestables. Elle a droit même de s’associer quelques-uns de ces hommes aimables doués d’un goût naturel, et qui trouvèrent dans leur berceau ces élégantes traditions de l’art de vivre et de l’art de parler, dont les exemples, autrefois si communs, firent longtemps du peuple français le plus sociable de tous les peuples. Si quelque talent nouveau s’annonce à la renommée par des qualités prédominantes, alors la foule s’écarte devant lui. Eh ! qu’importerait même qu’il eût commis quelques fautes, s’il venait s’offrir avec une production vraiment originale ? Les barrières de cette enceinte, n’en doutons point, s’ouvriraient en sa présence, et tout le corps brillerait de l’éclat apporté par un seul homme. Mais les talents supérieurs n’apparaissent qu’à de longs intervalles : les plus beaux siècles en furent avares. Au défaut de ces esprits du premier ordre, choisissons ces esprits justes qu’une critique saine, une littérature variée, un goût délicat, recommandent à l’estime. Ces derniers même ne sont pas communs. Songeons que déjà Racine et Boileau se plaignaient de leur rareté. Ils les recherchaient avec soin, ils les consultaient avec déférence. Boileau, le législateur du goût, ne dédaigna point les observations du sage Patru. Voltaire (car les mêmes principes se retrouvent dans les hommes dignes de se ressembler), Voltaire consulta plus d’une fois le docte abbé d’Olivet, et lui fit l’honneur de le nommer son maître.

Un tribunal de la langue et du goût est essentiel au maintien de toute littérature : il faut une autorité suprême pour réprimer les hérésies de tous les genres. On ne peut nier qu’à l’aide de ces traditions fidèles et respectées chez les écrivains français pendant un siècle et demi, la langue et le goût ont moins éprouvé de variations en France que chez la plupart des peuples voisins. À cent ans de distance, Boileau retrouverait l’art de sa versification dans le traducteur des Géorgiques ; l’âme de Fénelon se reconnaîtrait dans quelques pages de Bernardin de Saint-Pierre. Et qu’on ne croie pas, Messieurs, que la constance et la sévérité des principes arrête l’essor et l’originalité des talents. Les productions successives de l’esprit, durant ce long intervalle, furent variées comme les fruits de chaque saison. Toutes ont aussi leur forme, et leur éclat et leur goût divers ; mais toutes ont heureusement mûri dans la même terre et sous le même soleil.

L’influence de ces principes conservateurs du bon goût n’est pas uniquement renfermée dans la littérature. Elle agit, plus ou moins, sur la nation tout entière ; elle y développe le sentiment de toutes les bienséances : l’esprit des classes les plus cultivées parvient insensiblement jusqu’aux classes inférieures, et donne avec le temps ses modifications particulières aux habitudes générales. C’est à ce goût épuré, n’en doutons pas, que le siècle de Louis XIV a dû tant de gloire ; c’est à lui que la France a dû longtemps tous les charmes de la vie sociale.

Il fut un temps, et notre jeunesse en a vu tout l’éclat, il fut un temps où la société française était le modèle des sociétés polies. Là, dans un même cercle, on voyait se confondre les dignités et les talents. Toute grandeur, dit-on, effarouche un peu la liberté ; mais les distinctions du rang et même celles du génie n’avaient rien d’incommode en ces lieux où l’art de plaire était le premier de tous les titres. On a peint la fortune distribuant les places au hasard et sans choix : le goût, qui présidait ces assemblées d’élite, était moins aveugle que la fortune, il laissait la prééminence au plus aimable. C’est là qu’au milieu des inégalités naturelles et sociales se trouvait une parfaite égalité, mais sans désordre et sans licence. L’amour-propre lui-même avait caché ses prétentions, et la dispute bruyante n’osait élever sa voix. Une bienveillance mutuelle respirait sur tous les visages, et s’exprimait dans tous les discours. La conversation était tour à tour légère et instructive, jamais trop libre, et jamais pesante. On venait de toutes parts chercher dans cette capitale, comme autrefois dans Athènes, tous les plaisirs de la société. La ressemblance était exacte, car on trouvait surtout dans ces réunions que je regrette, des femmes aimables et éclairées, dignes également de sentir et les grâces d’Alcibiade et la dignité de Platon. Oh ! que les temps sont changés ! Elles ne sont plus ces réunions où chaque heure en fuyant laissait un plaisir, où l’heure du départ arrivait trop vite après la plus longue soirée. S’il est encore quelques lieux où l’on se rassemble, on y va par bienséance, on y reste avec ennui, on en sort avec promptitude. Les femmes sont à part, comme si nous étions restés Gaulois, et si nous n’étions pas devenus Français. Quelques-unes, à la vérité, se mêlent à la conversation ; mais ce n’est plus pour apaiser la haine des partis, c’est pour entretenir des controverses souvent obscures, toujours hasardeuses ; et ne devraient-elles pas bien plutôt se le liciter du bonheur de ne pas les comprendre ?

Vous connaissez, Messieurs, les causes de ce changement. Elles sont trop déplorables pour les rappeler. Puissent enfin les esprits divisés par tant de partis contraires depuis vingt-cinq ans, se réunir dans les jouissances littéraires ! Celles-là sont amies de la paix. Elles doivent même intéresser ceux qui méditent sur les intérêts politiques. Jadis, à l’avenue du temple des lois, le législateur avait placé toutes les Muses, filles de la Mémoire qui donne les prudents conseils, et mères de la Persuasion qui réunit tous les cœurs.

Il est temps que les Muses rappelées adoucissent les blessures de la patrie. Elles reviennent à la suite d’un Roi dont elles firent la consolation dans ces jours d’absence et de deuil que ses sujets ont plus déplorés que lui-même. Louis XIV protégeait les lettres pour la grandeur de son règne, plus qu’il ne les aimait pour elles-mêmes. Son successeur les aime autant qu’il les protége. Je disais naguère, Messieurs, que les expressions étaient toujours empreintes des vrais sentiments de l’âme ; j’ai fait, sans m’en apercevoir, l’éloge de notre auguste protecteur. Toutes les paroles tombées du haut du trône n’ont-elles pas ce caractère de modération et de magnanimité qu’on admira toujours dans la race de ces grands rois, de ces bons rois qui règnent sur nous depuis neuf cents ans. La postérité recueillera ces paroles mémorables. La France et l’Europe y reconnaissent à chaque instant la sagesse d’un législateur, la bonté d’un père, et la dignité d’un monarque.