Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Épître I

Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 2 (p. 45-56).

ESSAI SUR L’HOMME.



ÉPÎTRE I.




 Réveille-toi, Milord ; ne livre plus les jours
À tous ces graves riens qui tourmentent les cours ;
Laisse aux clients des rois leur superbe esclavage.
Ah ! si l’être pensant n’a qu’un jour en partage,
Et vers le but fatal se hâtant de courir,
Ne peut qu’autour de soi regarder et mourir,
Que l’homme occupe au moins ce jour à se connaître,
L’homme, dédale immense, et régulier peut-être ;
Jardin où trop souvent brillent des fruits trompeurs,
Sol fécond et mêlé de ronces et de fleurs.

 Viens : de ce vaste champ parcourons l’étendue ;
Cherchons tout ce qu’il cache ou découvre à la vue.
Marquons, en l’éclairant, sages observateurs,
Ses abîmes profonds, ses sublimes hauteurs ;
Que l’homme, en m’écoutant, s’élève et s’humilie ;
Montrons-lui sa faiblesse, abaissons sa folie ;
Et, faisant taire enfin un orgueil criminel,
Osons justifier les lois de l’Éternel.

 Quels objets ! l’homme et Dieu ! comment saisir leur être ?

L’esprit ne peut juger que ce qu’il peut connaître ;
Et l’homme si borné, que connait-il, hélas !
Hors l’instant et le point qu’il occupe ici-bas ?
Il ne voit rien de plus : tout le reste est dans l’ombre ;
Quoiqu’un Dieu se révèle en des globes sans nombre,
Je le cherche en ce globe où sa main m’a jeté.

 Mortel, si ton regard, perçant l’immensité,
Pouvait de tous les cieux pénétrer la structure,
Et de leurs habitants deviner la nature ;
S’il voyait à la fois, par des retours constants,
Tous les mondes sans fin, l’un sur l’autre flottants,
Suivre autour des soleils leur marche régulière,
Tu pourrais lire au sein de la cause première !
Mais ces secrets d’un Dieu te sont-ils découverts ?
Faible atome, est-ce à toi d’embrasser l’univers ?

 Cette chaîne éternelle, inébranlable, immense,
Où tout est suspendu, par qui tout se balance,
Est-ce l’homme, est-ce Dieu qui lui sert de soutien ?
L’ordre est-il affermi par son bras ou le tien ?

 L’homme a dit : Pourquoi Dieu, me tirant de l’argile,
M’a-t-il fait si petit, si borné, si fragile ?
Hélas ! faible mortel, pourquoi n’es-tu pas né
Plus imparfait encore, plus petit, plus borné ?
Viens, enfant de la terre, ose, dans ta démence.
Demander aux vallons pourquoi l’yeuse immense,
L’yeuse au tronc robuste, aux cent bras déployés,
Protège les buissons qui rampent à ses pieds ?

Demande à Jupiter pourquoi ses satellites
Roulent autour de lui dans de moindres orbites ?

 Si du plan le plus sage, en méditant ses lois,
L’éternel Géomètre a dû faire le choix ;
S’il faut, dans le meilleur des univers possibles,
Que tout soit enchainé par des nœuds insensibles,
L’homme, esclave des sens, mais par l’âme éclairé,
De l’ange à l’animal doit remplir un degré ;
Ainsi donc, quels que soient tes vœux et ton audace,
Tout se borne à ce point : L’homme est-il à sa place !

 Le Ciel n’est point injuste, et ce qui semble un mal
Est quelquefois un bien dans le plan général.
Ta pénible industrie, en tes faibles ouvrages,
Tire à peine un effet du jeu de cent rouages,
Tandis que l’Éternel produit incessamment
Des effets infinis par un seul mouvement.
L’homme que sur ce globe il place au rang suprême,
Acteur subordonné d’un plus vaste système,
A des ressorts lointains est peut-être attaché ;
Je vois quelques rapports : le grand tout m’est caché.

 Quand le coursier fougueux saura pourquoi son guide
Presse ou retient les bonds de sa course rapide ;
Le bœuf, pour quels travaux, à ton joug enchainé,
Il te soumet son front dans Memphis couronné ;
Le sot orgueil de l’homme alors pourra connaître
Ses penchants, leur usage, et la fin de son être ;
Pourquoi Dieu mélangea ses maux et ses plaisirs ;

Pour quel but, entrainé par d’aveugles désirs,
Il les suit tour à tour, tour à tour il les brave,
Tantôt s’élève en dieu, tantôt rampe en esclave.

 L’homme de ses défauts doit absoudre le Ciel ;
Il est aussi parfait que peut l’être un mortel ;
À son rang, à sa fin, sa force est mesurée ;
Un point est son espace, un moment sa durée.
Si tu dois être heureux dans quelque autre séjour,
Que t’importe le lieu ? que t’importe le jour ?
L’homme, heureux d’aujourd’hui, l’est depuis mille années.

 Le grand livre du Ciel contient nos destinées ;
Mais il ne montre aux yeux qu’un instant qui s’enfuit ;
Chacun y lit sa page, et non celle qui suit.
L’homme sait moins que l’ange, et sait plus que la bête.
Hélas ! s’il prévoyait son trépas qui s’apprête,
Cet innocent agneau que tu vas dévorer,
Sur l’herbe, autour de toi, viendrait-il folâtrer ?
Tranquille, et de sa mère oubliant la mamelle,
Il broute un vert gazon, il bondit auprès d’elle ;
Et quand ton bras levé tient le fer inhumain,
Il accourt à ta voix, et caresse ta main.
Trop heureuse ignorance ! Ô faveur la plus chère
De ce Dieu juste et bon qui de tous est le père,
Pour qui tous sont égaux, et dont l’œil voit en paix
Mourir le ver sous l’herbe, ou le roi sous le dais ;
Une bulle crever sur les rides de l’onde,
Ou crouler à grand bruit la machine du monde !


 Eh bien ! puisqu’à tes yeux le grand livre est scellé,
Attends que par la mort il te soit révélé.
La mort vient de la vie expliquer le mystère.
Si Dieu voila ton sort d’une ombre salutaire,
Ici-bas l’espérance est pour toi le bonheur ;
C’est un germe immortel qui fleurit dans ton cœur.
Tu n’es jamais heureux, et tu dois toujours l’être ;
L’âme inquiète, ardente, avide de connaître,
S’étend et se repose en de vastes lointains.

 Partout de l’avenir l’homme attend ses destins :
Regarde l’Indien sur sa natte sauvage,
Il voit Dieu dans la nue, et l’entend dans l’orage ;
Il n’a point dans les airs suivi ton vol savant,
Mais du moins il espère ; il se peint, en rêvant,
Par delà de grands monts une forêt paisible,
Au sein des vastes mers une île inaccessible,
Un ciel fait pour ses mœurs, où, brisant ses liens,
Loin des cruels démons, loin surtout des chrétiens,
Il ira, libre enfin des maux de l’esclavage,
De son pays natal revoir la douce image.
Le bonheur d’exister suffit seul à ses vœux.
Jamais des Séraphins il n’envia les feux,
N i le vol de l’Archange aux six ailes légères :
Plus modeste, et bercé d’innocent es chimères,
Il désire, en mourant, qu’au séjour de la paix
Son chien, fidèle ami, l’accompagne à jamais.

 Toi, qui te crois plus sage, ose, dans ta balance,
Peser insolemment l’homme et la Providence !

Nomme l’ordre un chaos ; mortel, dis à ton Dieu :
« Ici tu donnes trop, là tu donnes trop peu ;
« D’un nouvel univers amuse mon caprice :
« Si tout n’est fait pour moi, tu n’as point de justice
« Je dois arrêter seul ton regard paternel ;
« Sur la terre parfait, dans les cieux immortel. »
Va, brise la balance et le sceptre suprême !
Juge ton maître enfin, sois le Dieu de Dieu même !

 L’infatigable orgueil nous pousse vers les cieux ;
L’homme veut être un ange, et les anges des dieux :
Mais si l’ange tomba, l’homme est-il moins rebelle
Lorsqu’il ose accuser la puissance éternelle ?

 Pourquoi les feux du ciel brillent-ils ? et pourquoi
Ce monde est-il formé ? L’Orgueil dit : « C’est pour moi,
« Pour moi naît le printemps ; c’est pour moi que la terre
« Prodigue de ses fruits le luxe tributaire,
« Que mûrit le nectar dans la grappe enfermé,
« Et que la rose entr’ouvre un bouton parfumé.
« D’un or qui m’appartient la mine se féconde ;
« Ô mer ! comme ton roi porte-moi sur ton onde ;
« Soleil ! pour m’éclairer suis ton cours annuel :
« Cette terre est mon trône, et ma tente est le ciel. »

 Mais la Nature, hélas ! te déclare la guerre,
Lorsqu’elle ordonne aux feux de jaillir de la terre,
Aux vents empoisonnés de souiller le trépas,
Et dit à l’océan d’engloutir les États.
« Non, me répond l’orgueil, la Nature enchaînée

« Par le cours de ses lois est alors entraînée ;
« Hors le Dieu qui fit tout, il n’est rien de constant,
« Il n’est rien de parfait. » Tu veux l’être pourtant !
Tu dis que ton bonheur est sa fin nécessaire ;
Souvent à cette fin la nature est contraire.
Ici tout est changeant : voudrais-tu que ton cœur
Pût méconnaître seul l’inconstance et l’erreur ?
Des mobiles saisons tes désirs sont l’image ;
Un jour serein commence ; il finit par l’orage.
Le temps fuit, et ramène en ses jeux éternels
Les pestes, les beaux jours, les Titus, les Cromwelis ;
Ainsi que les volcans, les Nérons doivent naître.

 Si des événements le Moteur et le Maitre
Suit l’ordre accoutumé, quand du plus haut des airs
Il fait partir l’orage et soulève les mers,
Interrompt-il ses lois quand, sur l’Asie en cendre,
Pour châtier le monde, il déchaîne Alexandre ?
Tes folles passions, dans leurs emportements,
Se font la guerre aussi comme les éléments.
Vois du même œil au moins et l’homme et la nature.
Tes doubles jugements flottent à l’aventure ;
Tu condamnes le Ciel, tu l’absous à ton choix :
Rougis, et sans murmure obéis à ses lois.

 Tu voudrais que le ciel fût toujours sans orages,
Et l’homme sans défauts, et la mer sans naufrages :
Insensé ! soumets-toi : ce désordre apparent
Cache un ordre réel à ton œil ignorant ;
Bénis les passions, éléments de la vie.


 De tes vœux opposés règle au moins la folie !
Tantôt au sort de l’ange on te voit aspirer ;
Tantôt, dans tes chagrins, je t’entends désirer
Et la force du bœuf, et l’épaisse fourrure
Que l’ours, enfant du Nord, oppose à la froidure.
Les animaux, dis-tu, sont soumis à ta loi ;
Ils sont nés tes sujets, ils travaillent pour toi ;
Mais as-tu besoin d’eux, si leurs dons t’appartiennent ?

 Entre tous les enfants que ses soins entretiennent,
La Nature établit des rapports mutuels ;
Elle partage entre eux ses bienfaits maternels,
À leurs divers besoins mesure sa largesse,
Donne aux uns la vigueur, aux autres la vitesse.
Les animaux heureux écoutent ses leçons ;
L’humble insecte jouit caché sous les gazons ;
Elle n’est point prodigue, elle n’est point avare :
Eh quoi ! pour l’homme seul serait-elle barbare ?
Lui, fier de sa raison, lui, né pour commander,
S’il ne possède tout, croit ne rien posséder.
Trop heureux ton destin si tu sais le connaître !
Pourquoi veux-tu franchir les homes de ton être ?
Songe qu’en obtenant des organes nouveaux,
Tu changerais sans fruit et de biens et de maux.
Que la mouche à ton œil prête son microscope,
Tu vois jusqu’au ciron qu’un brin d’herbe enveloppe ;
Mais ce vaste regard, où se peint ta fierté,
N’embrasse plus des cieux la riche immensité.
Aiguise ton toucher : des douleurs plus subtiles
Vont blesser le tissu de tes nerfs plus fragiles.

Du rapide odorat si l’aimant est plus fort,
Dans l’haleine des fleurs tu respires la mort ;
Et si tu peux entendre en leur marche infinie
Tonner des cieux roulants l’effrayante harmonie,
Ne regrettes-tu pas le doux bruit des ruisseaux,
Et le zéphyr du soir qui caresse leurs eaux ?
Fils ingrat ! de ton père adore la sagesse ;
Ses dons et ses refus te prouvent sa tendresse.

 Les êtres inégaux, s’élevant par degrés,
Reçurent avec choix des présents mesurés :
Combien de rangs divers ! quel immense intervalle
De l’insecte invisible à ta race royale !
L’œil voilé de la taupe au jour semble fermé ;
L’œil du lynx est dans l’ombre un rayon enflammé ;
L’oreille est du lion le plus sûr sentinelle,
Et le chien de l’odeur suit la trace fidèle.
Des habitants muets fendent le sein des eaux ;
La voix d’un peuple ailé réjouit les berceaux.
Vois l’abeille avec art, de l’herbe envenimée
Extraire en voltigeant sa liqueur parfumée.
Arachné tend sa toile ; elle y vit à la fois
Dans tous les fils tremblants qu’entrelacent ses doigts
Compare au vil instinct qui paît le gland du chêne,
De ce noble éléphant la raison presque humaine !
Dans les plis du cerveau quelle étroite cloison
A du grossier instinct séparé la raison !
Auprès du jugement la mémoire est placée,
Et le sentiment veille auprès de la pensée.
C’est en vain que tu vois tous ces êtres voisins

S’approcher, se toucher sur les mêmes confins ;
Chacun garde son rang, ses traits et son génie :
De l’inégalité naît entre eux l’harmonie.
À la juste distance où le Ciel les a mis,
Tous soumis l’un à l’autre, ils te sont tous soumis ;
Leurs dons sont partagés, ta raison les rassemble.

 Contemple au loin le ciel, l’onde et la terre ensemble ;
Tout s’y meut, tout y vit, et, prompte à s’animer,
La matière en travail se hâte d’y germer.
Autant que peut l’espace autour de toi s’étendre,
Et sur toi remonter, et sous toi redescendre,
Des bouts de la nature embrasse et réunis
Tous les êtres divers, et comme elle infinis ;
Ceux qui volent dans l’air, ceux dont l’onde est peuplée,
Ceux que le verre atteint sur la voûte étoilée,
Et dans l’herbe invisible où s’impriment tes pas,
Ceux que voit ton regard, et ceux qu’il ne voit pas ;
Les esprits fils du ciel, les corps nés de la fange,
La mousse et les soleils, et l’insecte et l’archange,
Vaste chaîne dont l’homme occupe le milieu,
Qui, d’anneaux en anneaux, unit l’atome à Dieu,
Et, toujours descendant et s’élevant sans cesse,
Croît jusqu’à l’infini, jusqu’au néant s’abaisse.
Qu’au rang des esprits plus l’homme veuille arriver,
La brute au rang de l’homme osera s’élever ;
Plus de lois, plus d’accord, le grand tout se divise
Qu’un anneau se détache, et la chaîne se brise.

 S’il est diverses lois pour les globes divers,

Un seul, en s’écroulant, fait crouler l’univers.
Que la terre un moment s’éloigne de sa route,
La lune et le soleil, abandonnant leur voûte,
S’égarent en désordre, et, comme eux détrôné,
L’ange qui les conduit, dans leur chute entrainé,
Laisse échapper d’effroi leurs rênes vagabondes,
Et les mondes brisés retombent sur les mondes.
Faut-il donc qu’à grand bruit le choc des éléments,
Arrachant l’univers à ses vieux fondements,
Porte au trône de Dieu l’épouvante et la guerre ?
Et pour qui ? pour toi seul, ver obscur de la terre !
Vain mortel ! ô démence ! ô trop coupable orgueil !

 Si tout à coup l’oreille, envieuse de l’œil,
Pour juger les couleurs croyait être formée ;
Si la main, dédaignant sa tache accoutumée,
Si le pied qui chemine, oubliant d’avancer.
Comme la tête humaine aspiraient à penser ;
Si chaque membre enfin, si la tête en délire
De l’âme souveraine osaient braver l’empire,
Quel désordre ! et pourtant n’es-tu pas aussi vain
Quand tu veux pour toi seul changer Perdre divin ?

 Tout ce qui fut créé ne fait qu’un grand système :
La nature est un corps qui pour âme a Dieu même ;
La matière et l’esprit, tout existe dans Dieu ;
Comme la vie et l’air, il circule en tout lieu,
Nulle part divisé, s’étend dans chaque espace,
Donne et produit sans cesse, et jamais ne se lasse ;
Dans les feux il échauffe, et dans l’onde il nourrit ;

Souffle dans le zéphire, et sur l’arbre fleurit ;
Il agit dans nos corps, dans nos âmes il pense :
Rien n’est grand ni petit pour sa toute-puissance ;
Il n’est pas moins parfait et moins prodigieux
Dans l’œil du moucheron que dans l’astre des cieux,
Dans le moindre cheveu que dans le cœur du sage,
Et dans le vil mortel qui rampe et qui l’outrage,
Qu’en ces fiers Séraphins aux rayons enflammés,
D’un amour immortel devant lui consumés.
Il est partout divers, et partout se ressemble,
Égale et remplit tout, borne et joint tout ensemble.

 Ah ! n’accuse donc point ce grand Législateur ;
Sur tes maux prétendus il fonda ton bonheur.
Tes destins sont bornés ; mais ta propre fiai blesse
Est un don que du Ciel t’accorda la sagesse.
Sur toi du Tout-Puissant l’œil repose toujours ;
Remis sous sa tutelle au premier de tes jours,
Tu dois rejoindre encore, à ton heure suprême,
Ce Père universel t’attend et qui t’aime.
La nature est pour nous un art mystérieux,
Le hasard, une fin qui se cache à nos yeux.
Sur un trouble apparent le grand ordre se fonde ;
Des maux particuliers nait le bonheur du monde.
Dieu commande, obéis, et, ne blâmant plus rien,
Dis en le bénissant : Tout ce qu’il fit est bien.