Œuvres (Ferrandière)/Fables/Fable 063

Janet et Cotelle (Première partie : Fables — Seconde partie : Poésiesp. 71).

FABLE LXIII.

L’AVEUGLE, LE SOURD ET LE VOYAGEUR.


Dans l’orient deux amis vertueux
Au prophète qu’on y révère
De concert adressoient leurs veux.
L’un étoit sourd, l’autre privé des yeux ;
Tous deux en ressentoient une douleur amère.
L’aveugle désiroit jouir de la lumière,
Demandoit à revoir les hommes et les cieux ;
Le sourd, avec ardeur prioit pour mieux entendre.
Un marchand de Bagdad, voisin de leur réduit,
Suspend leurs pleurs en venant les surprendre,
Et pour les consoler, haussant la voix, il dit :
J’arrive depuis peu, j’ai fait le tour du monde.
Partout, pauvres humains, partout le vice abonde,
Et j’ai trouvé sur la machine ronde
Très-peu de bons et beaucoup de méchans ;
Sur ces derniers la plainte est rarement permise,
Et par eux j’ai souffert en tous lieux, en tout tems.
Je conviens que vos maux sont grands ;
Mais à votre âge enfin, au déclin de vos ans,
Il est peu de regrets, pardonnez ma franchise,
Et l’amitié pouroit adoucir vos accens :
Oh ! quand vous vous livrez à des cris impuissans,
Songez que très-souvent l’on n’entend que sottise,
Et qu’on voit peu d’honnêtes gens.