Œuvre de Tchoang-tzeu/Chapitre 9. Chevaux dressés

- Chapitre 8. Pieds palmés Œuvre de Tchoang-tzeu Chapitre. 10 Voleurs petits et grands


Chap. 9. Chevaux dressés.

A.   Les chevaux ont naturellement des sabots capables de fouler la neige, et un poil impénétrable à la bise. Ils broutent l’herbe, boivent de l’eau, courent et sautent. Voilà leur véritable nature. Ils n’ont que faire de palais et de dortoirs. ... Quand Pai-lao, le premier écuyer, eut déclaré que lui seul s’entendait à traiter les chevaux ; quand il eut appris aux hommes à marquer au fer, à tondre, à ferrer, à brider, à entraver, à parquer ces pauvres bêtes, alors deux ou trois chevaux sur dix moururent prématurément, par suite de ces violences faites à leur nature. Quand, l’art du dressage progressant toujours, on leur fit souffrir la faim et la soif pour les endurcir ; quand on les contraignit à galoper par escadrons, en ordre et en mesure, pour les aguerrir ; quand le mors tourmenta leur bouche, quand la cravache cingla leur croupe ; alors, sur dix chevaux, cinq moururent prématurément, par suite de ces violences contre nature. — Quand le premier potier eut annoncé qu’il s’entendait à traiter l’argile, on fit de cette matière des vases ronds sur la roue et des briques rectangulaires au moule. — Quand le premier charpentier eut déclaré qu’il s’entendait à traiter le bois, on donna à cette matière des formes courbes ou droites, au moyen du pistolet et du cordeau. — Est ce là vraiment traiter les chevaux, l’argile et le bois, d’après leur nature ? Certes non ! Et cependant, d’âge en âge, les hommes ont loué le premier écuyer, le premier potier et le premier charpentier, pour leur génie et leurs inventions.

B.   On loue de même, pour leur génie et leurs inventions, ceux qui imaginèrent la forme de gouvernement moderne. C’est là une erreur, à mon sens. La condition des hommes fut tout autre, sous les bons souverains de l’antiquité. Leur peuple suivait sa nature, et rien que sa nature. Tous les hommes, uniformément, se procuraient leurs vêtements par le tissage et leurs aliments par le labourage. Ils formaient un tout sans divisions, régi par la seule loi naturelle. En ces temps de naturalisme parfait, les hommes marchaient comme il leur plaisait et laissaient errer leurs yeux en toute liberté, aucun rituel ne réglementant la démarche et les regards. Dans les montagnes, il n’y avait ni sentiers ni tranchées ; sur les eaux, il n’y avait ni bateaux ni barrages. Tous les êtres naissaient et habitaient en commun. Volatiles et quadrupèdes vivaient de l’herbe qui croissait spontanément. L’homme ne leur faisant pas de mal, les animaux se laissaient conduire par lui sans défiance, les oiseaux ne s’inquiétaient pas qu’on regardât dans leur nid. Oui, en ces temps de naturalisme parfait, l’homme vivait en frère avec les animaux, sur le pied d’égalité avec tous les êtres. On ignorait alors heureusement la distinction rendue si fameuse par Confucius, entre le Sage et le vulgaire. Également dépourvus de science, les hommes agissaient tous selon leur nature. Également sans ambition, tous agissaient simplement. En tout la nature s’épanouissait librement.

C.   C’en fut fait, quand parut le premier Sage. À le voir se guinder et se tortiller rituellement, à l’entendre pérorer sur la bonté et l’équité, étonnés, les hommes se demandèrent s’ils ne s’étaient pas trompés jusque-là. Puis vinrent l’enivrement de la musique, l’entichement des cérémonies. Hélas ! l’artificiel l’emporta sur le naturel. Par suite, la paix et la charité disparurent du monde. L’homme fit la guerre aux animaux, sacrifiés à son luxe. Pour faire ses vases à offrandes, il mit le bois à la torture. Pour faire les sceptres rituels, il infligea la taille au jade. Sous prétexte de bonté et d’équité, il violenta la nature. Les rites et la musique ruinèrent le naturel des mouvements. Les règles de la peinture mirent le désordre dans les couleurs. La gamme officielle mit le désordre dans les tons. En résumé, les artistes sont coupables d’avoir tourmenté la matière pour exécuter leurs œuvres d’art, et les Sages sont exécrables pour avoir substitué au naturel la bonté et l’équité factices. — Jadis, dans l’état de nature, les chevaux broutaient de l’herbe et buvaient de l’eau. Quand ils étaient contents, ils frottaient leur cou l’un contre l’autre. Quand ils étaient fâchés, ils faisaient demi-tour et se donnaient des ruades. N’en sachant pas plus long, ils étaient parfaitement simples et naturels. Mais quand Pai-lao les eut attelés et harnachés, ils devinrent fourbes et malins, par haine du mors et de la bride. Cet homme est coupable du crime d’avoir perverti les chevaux. — Au temps du vieil empereur Ho-su, les hommes restaient dans leurs habitations à ne rien faire, ou se promenaient sans savoir où ils allaient. Quand leur bouche était bien pleine, ils se tapaient sur le ventre en signe de contentement. N’en sachant pas plus long, ils étaient parfaitement simples et naturels. Mais quand le premier Sage leur eut appris à faire les courbettes rituelles au son de la musique, et des contorsions sentimentales au nom de la bonté et de l’équité, alors commencèrent les compétitions pour le savoir et pour la richesse, les prétentions démesurées et les ambitions insatiables. C’est le crime du Sage, d’avoir ainsi désorienté l’humanité.