Œuvre de Tchoang-tzeu/Chapitre 5. Action parfaite

- Chapitre 4. Le monde des hommes Œuvre de Tchoang-tzeu - Chapitre 6. Le Principe, premier maître


Chap. 5. Action parfaite.

A.   Dans la principauté de Lou, un certain Wang-t’ai, qui avait subi l’amputation des deux pieds (supplice commun alors), groupait autour de lui plus de disciples que Confucius. Tch’ang-ki s’en étonna, et dit au Maître : Ce Wang-t’ai ne pérore pas, ne discute pas ; et cependant, ceux qui sont allés à lui vides, reviennent de chez lui pleins. Y aurait-il une manière d’enseigner sans paroles, un procédé impalpable de former les cœurs ? D’où provient l’influence de cet homme ? — De sa transcendance, répondit Confucius. Je l’ai connu trop tard. Je devrais me mettre à son école. Tout le monde devrait le prendre pour maître. — En quoi, au juste, vous est-il supérieur ? demanda Tch’ang-ki. — En ce que, répondit Confucius, il a atteint l’impassibilité parfaite. La vie et la mort lui étant également indifférentes, l’effondrement de l’univers ne lui causerait aucune émotion. À force de scruter, il est arrivé à la vérité abstraite immobile, la connaissance du principe universel unique. Il laisse évoluer tous les êtres selon leurs destinées, et se tient, lui, au centre immobile de toutes les destinées.[1] — Je ne comprends pas, dit Tch’ang-ki. — Confucius reprit : Il y a deux manières d’envisager les êtres ; ou comme des entités distinctes, ou comme étant tous un dans le grand tout. Pour ceux qui se sont élevés à cette dernière sorte de considération, peu importe ce que leurs sens perçoivent. Leur esprit plane, toute son action étant concentrée. Dans cette vue abstraite globale, le détail des déficits disparaît. C’est en elle que consiste la transcendance de ce Wang-t’ai, que la mutilation de son corps ne saurait diminuer. — Ah ! dit Tch’ang-ki, je comprends. Ses réflexions l’ont rendu maître de ses sens, et il est ainsi parvenu à l’impassibilité. Mais y a-t-il là de quoi faire ainsi courir après lui ? — Oui, repartit Confucius ; la fixité mentale attire ceux qui cherchent la sagesse, comme l’eau immobile attire ceux qui désirent se mirer. Personne ne va se mirer dans l’eau courante. Personne ne demande à apprendre d’un esprit instable. C’est l’immuabilité qui caractérise le Sage au milieu de la foule. Tels, parmi les arbres à feuilles caduques, les pins et les cyprès toujours verts. Tels, parmi les hommes vulgaires, l’empereur Chounn, toujours droit et rectifiant les autres… Le signe extérieur de cet état intérieur, c’est l’imperturbabilité. Non pas celle du brave, qui fonce seul, pour l’amour de la gloire, sur une armée rangée en bataille. Mais celle de l’esprit qui, supérieur au ciel, à la terre, à tous les êtres, habite dans un corps auquel il ne tient pas, ne fait aucun cas des images que ses sens lui fournissent, connaît tout par connaissance globale dans son unité immobile. Cet esprit-là, absolument indépendant, est maître des hommes. S’il lui plaisait de les convoquer en masse, au jour fixé tous accourraient. Mais il ne veut pas se faire servir.


B.   Chennt’ou-kia avait aussi subi l’amputation des pieds, pour une faute vraie ou supposée. Dans la principauté de Tcheng il suivait, avec Tzeu-tch’an, les leçons de Pai-hounn-ou-jenn. Tzeu-tch’an méprisant ce mutilé, exigea qu’il lui cédât le pas… Il n’y a pas de rangs, dans l’école de notre maître, dit Chennt’ou-kia. Si vous tenez à l’étiquette, allez ailleurs. À un miroir parfaitement net, la poussière n’adhère pas ; si elle adhère, c’est que le miroir est humide ou gras. Votre exigence en matière rituelle, prouve que vous n’êtes pas encore sans défauts. — Vous, un mutilé, dit Tzeu-tch’an, vous me faites l’effet de vouloir poser en Yao. Si vous vous examiniez, vous trouveriez peut-être des raisons de vous taire. — Vous faites allusion, dit Chennt’ou-kia, à la peine que j’ai subie, et pensez que je l’ai méritée pour quelque faute grave. La plupart de ceux qui sont dans mon cas, disent très haut que cela n’aurait pas dû leur arriver. Plus sage qu’eux, je ne dis rien, et me résigne en paix à mon destin. Quiconque passait dans le champ visuel du fameux archer I, devait être percé d’une flèche ; s’il ne l’était pas, c’est que le destin ne le voulait pas. Le destin voulut que moi je perdisse mes pieds, et que d’autres gardassent les leurs. Les hommes qui ont leurs pieds se moquent de moi qui ai perdu les miens. Jadis cela m’affectait. Maintenant je suis corrigé de cette faiblesse. Voilà dix-neuf années que j’étudie sous notre maître, lequel très attentif sur mon intérieur, n’a jamais fait aucune allusion à mon extérieur. Vous, son disciple, faites tout le contraire. N’auriez-vous pas tort ? — Tzeu tch’an[2] sentit la réprimande, changea de visage et dit : Qu’il n’en soit plus question.


C.   Dans la principauté de Lou, un certain Chou-chan qui avait subi l’amputation des orteils, alla demander à Confucius de l’instruire. — À quoi bon ? lui dit celui-ci, puisque vous n’avez pas su conserver votre intégrité corporelle. — Je voulais, pour compenser cette perte, apprendre de vous à préserver mon intégrité mentale, dit Chou-chan. Le ciel et la terre se prodiguent à tous les êtres, quels qu’ils soient, sans distinction. Je croyais que vous leur ressembliez. Je ne m’attendais pas à être rebuté par vous. — Pardonnez mon incivilité, veuillez entrer, dit Confucius ; je vous dirai ce que je sais. — Après l’entrevue, Chou-chan s’en étant retourné, Confucius dit à ses disciples : que cet exemple vous anime au bien, enfants ! Voyez, ce mutilé cherche à réparer ses fautes passées. Vous, ne commettez pas de fautes. — Cependant Chou-chan, mal content de Confucius, s’était adressé à Lao-tan. Ce K’oung-ni, lui dit-il, n’est pas un sur-homme. Il s’attire des disciples, pose en maître, et cherche visiblement la réputation. Or le sur-homme considère les préoccupations comme des menottes et des entraves. — Pourquoi, dit Lao-tan, n’avez-vous pas profité de votre entrevue avec lui, pour lui dire sans ambages, que la vie et la mort sont une seule et même chose ; qu’il n’y a aucune distinction entre oui et non ? Vous l’auriez peut être délivré de ses menottes et de ses entraves. — Impossible, dit Chou-chan. Cet homme est trop plein de lui même. Le Ciel l’a puni en l’aveuglant. Personne ne le fera plus voir clair. D.   Le duc Nai de Lou dit à Confucius : Dans le pays de Wei vivait un homme nommé T’ouo le laid. Il était de fait la laideur même, un véritable épouvantail. Et cependant ses femmes, ses concitoyens, tous ceux qui le connaissaient, raffolaient de lui. Pourquoi cela ? Pas pour son génie, car il était toujours de l’avis des autres. Pas pour sa noblesse, car il était du commun. Pas pour sa richesse, car il était pauvre. Pas pour son savoir, car il ne connaissait du monde que son village… Je voulus le voir. Certes il était laid à faire peur. Malgré cela il me charma, car il charmait tout le monde. Après quelques mois, j’étais son ami. Avant un an, il eut toute ma confiance. Je lui offris d’être mon ministre. Il accepta avec répugnance et me quitta bientôt. Je ne puis me consoler de l’avoir perdu. À quoi attribuer la fascination que cet homme exerce ? — Jadis, dit Confucius, dans le pays de Tch’ou, je vis la scène suivante. Une truie venait de mourir. Ses petits suçaient encore ses mamelles. Tout à coup ils se débandèrent effrayés. Ils s’étaient aperçus que leur mère ne les regardait plus, que ce n’était plus leur mère. Ce qu’ils avaient aimé en elle d’amour filial, ce n’était pas son corps, c’est ce qui animait son corps et qui venait de disparaître, la vertu maternelle résidant en elle… Dans le corps de T’ouo le laid, habitait une vertu latente parfaite. C’est cette vertu qui attirait à lui, malgré la forme répugnante de son corps. — Et qu’est-ce, demanda le duc Nai, que la vertu parfaite ? — C’est, répondit Confucius, l’impassibilité affable. La mort et la vie, la prospérité et la décadence, le succès et l’insuccès, la pauvreté et la richesse, la supériorité et l’infériorité, le blâme et l’éloge, la faim et la soif, le froid et le chaud, voilà les vicissitudes alternantes dont est fait le destin. Elles se succèdent, imprévisibles, sans cause connue. Il faut négliger ces choses ; ne pas les laisser pénétrer dans le palais de l’esprit, dont elles troubleraient la calme paix. Conserver cette paix d’une manière stable, sans la laisser troubler même par la joie ; faire à tout bon visage, s’accommoder de tout ; voilà, dit Confucius, la vertu parfaite. — Pourquoi, demanda le duc Nai, l’appelez-vous latente ? — Parce que, dit Confucius, elle est impalpable, comme le calme qui attire dans l’eau d’un étang. Ainsi la calme paix du caractère, non autrement définissable, attire tout à soi. — À quelques jours de là, le duc Nai, converti au taoïsme par Confucius, confia à Maître Minn l’impression que lui avait faite cette conversation. Jusqu’ici, dit il, j’avais cru que gouverner, contrôler les statistiques et protéger la vie de mes sujets était mon devoir d’état. Mais depuis que j’ai entendu parler un sur-homme (Confucius), je crois bien que je me suis trompé. Je me suis nui à moi-même en m’agitant trop, et à ma principauté en m’occupant trop d’elle. Désormais Koung K’iou n’est plus mon sujet mais mon ami, pour le service qu’il m’a rendu de m’ouvrir les yeux.


E.   Un cul-de-jatte gagna tellement la confiance du duc Ling de Wei, que celui-ci le préféra aux hommes les mieux faits. Un autre, affligé d’un goître énorme, fut le conseiller préféré du duc Hoan de Ts’i. Le nimbe d’une capacité supérieure éclipse les formes corporelles auxquelles elle adhère. Faire cas du corps et ne pas faire cas de la vertu, c’est la pire des erreurs. — Se tenant dans son champ de la science globale, le Sage méprise la connaissance des détails, toute convention, toute affection, tout art. Libre de ces choses artificielles et distrayantes, il nourrit son être de l’aliment céleste (pure raison, dit la glose), indifférent aux affaires humaines. Dans le corps d’un homme, il n’est plus un homme. Il vit avec les hommes, mais absolument indifférent à leur approbation et à leur désapprobation, parce qu’il n’a plus leurs sentiments. Infiniment petit est ce par quoi il est encore un homme (son corps) ; infiniment grand est ce par quoi il est un avec le ciel (sa raison).


F.   Hoei-tzeu (musicien et sophiste) objecta : Un homme ne peut pas arriver à être, comme vous dites, sans affections. — Il le peut, répliqua Tchoang-tzeu. — Alors, dit Hoei-tzeu, ce n’est plus un homme. — C’est encore un homme, dit Tchoang-tzeu ; car le Principe et le ciel lui ont donné ce qui fait l’homme. — S’il a perdu le sentiment, repartit Hoei-tzeu, il a cessé d’être un homme. — S’il en avait perdu jusqu’à la puissance, peut-être, dit Tchoang-tzeu, (car cette puissance se confond avec la nature) ; mais il n’en est pas ainsi. La puissance lui reste, mais il n’en use pas pour distinguer, pour prendre parti, pour aimer ou haïr. Et par suite il n’use pas en vain le corps, que le Principe et le ciel lui ont donné. Ce n’est pas votre cas, à vous qui vous tuez à faire de la musique et à inventer des sophismes.


  1. Comparez chap. 2 C.
  2. Le Tseu-tch’an mis ici en mauvaise posture, est un parangon confucéiste. Prince de Tcheng, du sixième siècle, célèbre à divers titres ; surtout comme administrateur. Confucius pleura amèrement sa mort.