Œuvre de Tchoang-tzeu/Chapitre 22. Connaissance du Principe

- Chapitre 21. Action transcendante Œuvre de Tchoang-tzeu - Chapitre 23. Retour à la nature

Chap. 22. Connaissance du Principe.

A.   Connaissance, étant allée vers le Nord jusqu’à l’eau noire, gravit la montagne de l’obscurité, où elle rencontra Inaction. Connaissance dit à Inaction : J’ai quelque chose à vous demander. Par quelle sorte de pensées et de réflexions arrive-t-on à connaître le Principe ? Quelle position prendre, et que faire, pour le comprendre ? D’où partir, et quelle voie suivre, pour l’atteindre ?.. À ces trois questions, Inaction ne fit aucune réponse. Non qu’elle ne voulût pas répondre, mais parce que, de vrai, elle ne sut pas que répondre. — N’ayant pas obtenu de réponse, Connaissance alla jusqu’à l’eau blanche, monta sur la montagne de l’investigation, où elle vit Abstraction, et lui refit ses trois questions. Ah ! fit Abstraction, je vais vous dire cela. ... Comme elle allait parler, il se trouva qu’elle ne savait plus de quoi il s’agissait. — Désappointée, Connaissance s’en fut au palais impérial, et posa ses trois questions à Hoang-ti. Celui-ci lui dit : Pour arriver à connaître le Principe, il faut avant tout ne pas penser, ne pas réfléchir. Pour arriver à le comprendre, il faut ne prendre aucune position, ne rien faire. Pour arriver à l’atteindre, il faut ne partir d’aucun point précis, et ne suivre aucune voie déterminée. — Alors, demanda Connaissance, d’elles et de nous, qui a le mieux agi ?.. C’est Inaction, dit Hoang-ti, parce qu’elle n’a rien dit du tout. Puis Abstraction, qui a seulement failli parler. Nous deux avons eu tort de parler. L’adage dit : qui sait, ne parle pas (parce qu’il sait qu’il ne pourra pas exprimer ce qu’il sait) ; qui parle, montre qu’il ne sait pas. Le Sage ne parle pas, même pour enseigner. Le Principe ne peut pas être atteint, son action ne peut pas être saisie. Tout ce qui peut s’enseigner et s’apprendre, comme la bonté, l’équité, les rits, tout cela est postérieur et inférieur au Principe, tout cela ne fut inventé que quand les vraies notions sur le Principe et son action furent perdues, au commencement de la décadence. L’adage dit : Celui qui imite le Principe diminue son action de jour en jour, jusqu’à arriver à ne plus agir du tout. Quand il en est arrivé là (au pur laisser-faire), alors il est à la hauteur de toute tâche. Mais revenir ainsi en arrière, jusqu’à l’origine, c’est chose très difficile, à laquelle l’homme supérieur seul arrive. — La vie succède à la mort, la mort est l’origine de la vie. Le pourquoi de cette alternance est inscrutable. ... La vie d’un homme tient à une condensation de matière, dont la dissipation sera sa mort ; et ainsi de suite. Cela étant, y a-t-il lieu de se chagriner de quoi que ce soit ?.. Tous les êtres sont un tout, qui se transforme sans cesse. On appelle les uns beaux, et les autres laids. Abus de mots, car rien ne dure. À sa prochaine métamorphose, ce qui fut beau deviendra peut-être laid, ce qui fut laid deviendra peut-être beau. ... C’est ce que résume cet adage : Tout l’univers est une seule et même hypostase. Le Sage n’estimant et ne méprisant aucun être en particulier donne toute son estime à l’unité cosmique, au grand tout. — (Ce qui suit paraît être un fragment intercalé.) Résumant sa conversation avec Hoang-ti, Connaissance dit : Inaction n’a pas su que répondre ; Abstraction a oublié de répondre ; Vous avez répondu. puis avez rétracté votre réponse. ... Oui, dit Hoang-ti. On ne peut rien dire du Principe. Qui en parle, a tort. ... Inaction et Abstraction entendirent parler de cette réponse de Hoang-ti, et la jugèrent bonne.


B.   Le ciel et la terre, si majestueux, sont muets. Le cours des astres et des saisons, si régulier, n’est pas réfléchi. L’évolution des êtres suit une loi immanente, non formulée. Imitant ces modèles, le sur-homme, le Sage par excellence, n’intervient pas, n’agit pas, laisse tout suivre son cours. Le binôme transcendant ciel-terre préside à toutes les transformations, à la succession des morts et des vies, aux mutations de tous les êtres, sans qu’aucun de ces êtres ait une connaissance explicite de la cause première de tous ces mouvements, du Principe qui fait tout durer depuis le commencement. L’espace immense est l’entre-deux du ciel et de la terre. Le moindre fétu doit son existence au ciel et à la terre. Le ciel et la terre président à l’évolution continuelle des êtres, qui tour à tour s’élèvent ou s’enfoncent ; à la rotation régulière du yinn et du yang, des quatre saisons, etc. Des êtres, certains semblent disparaître, et continuent pourtant d’exister ; d’autres, pour avoir perdu leur corps, n’en deviennent que plus transcendants. Le ciel et la terre nourrissent tous les êtres, sans que ceux-ci le sachent. De cette notion de l’univers, nous pouvons remonter à la connaissance confuse de sa cause, le Principe. C’est la seule voie. On peut dire du Principe seulement qu’il est l’origine de tout, qu’il influence tout en restant indifférent.


C.   Nie-k’ue demanda à Pei-i de lui expliquer le Principe. Pei-i lui dit : Réglez vos mœurs, concentrez vos perceptions, et l’harmonie universelle se prolongera jusqu’en vous. Rentrez vos facultés, unifiez vos pensées, et l’esprit vital de l’univers habitera par un prolongement en vous. L’action du Principe se communiquant à vous, deviendra en vous le principe de vos qualités. Vous habiterez dans le Principe. Vous acquerrez la simplicité du veau qui vient de naître, et cesserez de vous préoccuper de ce que vous êtes et d’où vous êtes venu. ... Avant que Pei-i eût achevé sa tirade, Nie-k’ue se trouva profondément endormi (ravi en extase). Émerveillé, Pei-i chanta : Voilà son corps devenu comme un bois mort, et son cœur comme de la cendre éteinte. Devenue transcendante, sa vraie science n’hésite plus. Devenue aveugle, sa raison ne discute plus. Il est arrivé à l’intuition du Principe. Quel homme !


D.   Chounn demanda à son ministre Tch’eng : peut-on arriver à posséder le Principe ? — Tch’eng répondit : Ne possédant pas votre propre corps, comment prétendez-vous posséder le Principe ? — Si mon corps n’est pas à moi, à qui est-il ? demanda Chounn. — Votre corps, dit Tch’eng, est un prêt de matière grossière, que le ciel et la terre vous ont fait pour un temps. Votre vie est une combinaison transitoire de matière subtile, que vous tenez aussi du ciel et de la terre. Votre destinée, votre activité, font partie intégrante du flux des êtres, sous l’action du ciel et de la terre. Vos enfants et vos petits-enfants sont un renouveau (litt. changement de peau) que le ciel et la terre vous ont donné. Vous avancez dans la vie sans savoir ce qui vous pousse, vous stationnez sans savoir ce qui vous arrête, vous mangez sans savoir comment vous assimilez, l’action puissante mais inconnaissable du ciel et de la terre vous mouvant en tout ; et vous prétendriez vous approprier quelque chose ? !


E.   Confucius dit à Lao-tan : Comme aujourd’hui j’ai quelque loisir, je voudrais bien vous entendre parler sur l’essence du Principe. — Lao-tan dit : Vous auriez dû d’abord éclairer votre cœur par l’abstinence, purifier votre esprit vital, et vous défaire de vos idées préconçues. Car le sujet est abstrus, difficile à énoncer et à entendre. Je vais toutefois essayer de vous en dire quelque chose. ... Le lumineux naquit de l’obscur, les formes naquirent de l’amorphe. L’esprit vital (universel, dont les esprits vitaux particuliers sont des participations,) naquit du Principe ; la matière première naquit du sperme (universel, dont le sperme particulier est une participation). Puis les êtres s’engendrèrent mutuellement, par communication de leur matière, soit par voie de gestation utérine, soit par production d’œufs. Leur entrée sur la scène de la vie n’est pas remarquée, leur sortie ne fait aucun bruit. Pas de porte visible, pas de logis déterminés. Ils viennent de tous les côtés, et remplissent l’immensité du monde, êtres contingents et éphémères. ... Ceux qui, sachant cela, ne se préoccupent de rien, ceux-là se portent bien, ont l’esprit libre, conservent leurs organes des sens en parfait état[1]. Sans fatiguer leur intelligence, ils sont capables de toute tâche. Car ils agissent (ou plutôt n’agissent pas, laissent faire,) spontanément, naturellement, comme le ciel est élevé par nature, comme la terre est étendue par nature, comme le soleil et la lune sont lumineux par nature, comme les êtres pullulent naturellement... L’étude, la discussion, n’en apprennent pas plus long sur le Principe, aussi les Sages s’abstiennent-ils d’étudier et de discuter. Sachant que le Principe est une infinité que rien ne peut augmenter ni diminuer, les Sages se contentent de l’embrasser dans son ensemble... Oui, il est immense comme l’océan. Quelle majesté dans cette révolution incessante, dans laquelle le recommencement suit immédiatement la cessation... Suivre le flux des êtres en faisant du bien à tous, voilà la voie des Sages ordinaires (confucéistes). Mais avoir pris position en dehors de ce flux, et faire du bien à ceux qu’il entraîne, voilà la voie du Sage supérieur (taoïste, qui agit à l’instar du Principe). — Considérons un être humain, à l’état d’embryon à peine conçu, dont le sexe n’est même pas encore déterminé. Il est devenu, entre le ciel et la terre. À peine devenu, il se peut qu’il retourne à son origine (mort-né). Considéré dans ce commencement, qu’est-il autre chose qu’un mélange de souffle et de sperme ? Et s’il survit, ce ne sera que pour peu d’années. La différence est si petite, entre ce qu’on appelle une vie longue et une vie courte ! Somme toute, c’est un moment, dans le cours infini des temps. Beaucoup n’ont même pas le loisir de montrer s’ils ont l’esprit d’un Yao (empereur vertueux) ou d’un Kie (tyran vicieux). — L’évolution de chaque individu du règne végétal suit une loi déterminée. De même la loi qui préside à l’évolution humaine est comme un engrenage. Le Sage suit le mouvement, sans regimber, sans s’accrocher. Prévoir et calculer, c’est artifice ; se laisser faire, c’est suivre le Principe. C’est en laissant faire que les empereurs et les rois de la haute antiquité se sont élevés et rendus célèbres. — Le passage de l’homme, entre le ciel et la terre, de la vie à la mort, est comme le saut du coursier blanc, qui franchit un ravin d’un bord à l’autre ; l’affaire d’un instant. Comme par l’effet d’un bouillonnement, les êtres entrent dans la vie ; comme par l’effet d’un écoulement, ils rentrent dans la mort. Une transformation les a faits vivants, une transformation les fait morts. La mort, tous les vivants la trouvent déplaisante, les hommes la pleurent. Et cependant, qu’est-elle autre chose que le débandage de l’arc, et sa remise au fourreau ; que le vidage du sac corporel, et la remise en liberté des deux âmes qu’il emprisonnait ? Après les embarras et les vicissitudes de la vie, les deux âmes partent, le corps les suit dans le repos. C’est là le grand retour (âmes et corps retournant dans le tout). — Que l’incorporel a produit le corporel, que le corps retourne à l’incorporéité, cette notion de la giration perpétuelle est connue de bien des hommes, mais l’élite seule en tire les conséquences pratiques. Le vulgaire disserte volontiers sur ce sujet, tandis que le sur-homme garde un profond silence. S’il essayait d’en parler, il aurait forfait à sa science, par laquelle il sait qu’en parler est impossible, et qu’on ne peut que le méditer. Avoir compris qu’on ne gagne rien à interroger sur le Principe, mais qu’il faut le contempler en silence, voilà ce qu’on appelle avoir obtenu le grand résultat (avoir atteint le but)[2].


F.   Tong-kouo-tzeu demanda à Tchoang-tzeu : Où est ce qu’on appelle le Principe ? — Partout, dit Tchoang-tzeu. — Par exemple ? demanda Tong-kouo-tzeu. — Par exemple dans cette fourmi, dit Tchoang-tzeu. — Et plus bas ? demanda Tong-kouo-tzeu. — Par exemple dans ce brin d’herbe. — Et plus bas ? — Dans ce fragment de tuile. — Et plus bas ? — Dans ce fumier, dans ce purin, dit Tchoang-tzeu. — Tong-kouo-tzeu ne demanda plus rien. — Alors Tchoang-tzeu prenant la parole, lui dit : Maître, interroger comme vous venez de faire ne vous mènera à rien. Ce procédé est trop imparfait. Il ressemble à celui de ces experts de marché, lesquels jugent sommairement de l’engraissage d’un cochon, en appuyant leur pied dessus (le pied faisant une empreinte plus ou moins profonde, selon que le porc est plus ou moins gras). Ne demandez pas si le Principe est dans ceci ou dans cela. Il est dans tous les êtres. C’est pour cela qu’on lui donne les épithètes de grand, de suprême, d’entier, d’universel, de total. Tous ces termes différents s’appliquent à une seule et même réalité, à l’unité cosmique. — Transportons nous en esprit, en dehors de cet univers des dimensions et des localisations, et il n’y aura plus lieu de vouloir situer le Principe. Transportons nous en dehors du monde de l’activité, dans le règne de l’inaction, de l’indifférence, du repos, du vague, de la simplicité, du loisir, de l’harmonie, et il n’y aura plus lieu de vouloir qualifier le Principe. Il est l’infini indéterminé. C’est peine perdue que de vouloir l’atteindre, que de vouloir le situer, que de vouloir étudier ses mouvements. Aucune science n’atteint là. Celui (le Principe) qui a fait que les êtres fussent des êtres n’est pas lui même soumis aux mêmes lois que les êtres. Celui (le Principe) qui a fait que tous les êtres fussent limités est lui même illimité, infini. Il est donc oiseux de demander où il se trouve. — Pour ce qui est de l’évolution et de ses phases, plénitude et vacuité, prospérité et décadence, le Principe produit cette succession, mais n’est pas cette succession. Il est l’auteur des causes et des effets (la cause première), mais n’est pas les causes et les effets. Il est l’auteur des condensations et des dissipations (naissances et morts), mais n’est pas lui même condensation ou dissipation. Tout procède de lui, et évolue par et sous son influence. Il est dans tous les êtres, par une terminaison de norme ; mais il n’est pas identique aux êtres, n’étant ni différencié ni limité.


G.   A-ho-kan et le futur empereur Chenn-noung étudiaient sous Lao-loung-ki. Assis sur un tabouret, Chenn-noung faisait la sieste, porte close. A-ho-kan poussa la porte, et lui annonça à brûle-pourpoint que leur maître venait de mourir. Chenn-noung se leva tout d’une pièce, laissa tomber sa canne, éclata de rire et dit : Serait-il mort de désespoir de mon incapacité, pour n’avoir pas pu me soulever avec ses grandes phrases ?.. Le taoïste Yen-kang, venu pour faire ses condoléances, ayant entendu ces paroles, dit à Chenn-noung : L’étude du Principe attire les meilleurs sujets de l’empire. Vous avez ce qu’il faut pour vous y appliquer. Car, sans en avoir rien appris, vous avez trouvé tout seul, comme votre boutade sur la mort de votre maître le prouve, que ce ne sont pas les grandes phrases qui donnent l’intelligence, ce qui est un axiome taoïste fondamental. Le Principe n’est atteint ni par la vue, ni par l’ouïe. On ne peut en dire que ceci, qu’il est mystère. Qui en parle, montre qu’il ne le comprend pas.


H.   La Pureté demanda à l’Infini[3]  : Connaissez-vous le Principe ? — Je ne le connais pas, dit l’Infini. — Alors la Pureté demanda à l’Inaction : — Connaissez-vous le Principe ? — Je le connais, dit l’Inaction. — Par réflexion, ou par intuition ? demanda la Pureté. — Par réflexion, dit l’Inaction. — Expliquez-vous, fit la Pureté. — Voici, dit l’Inaction : Je pense du Principe, qu’il est le confluent des contrastes, noblesse et vulgarité, collection et dispersion ; je le connais donc par réflexion. — Pureté s’en fut consulter l’État primordial. Lequel, demanda-t-elle, a bien répondu ? Qui a raison, et qui a tort ? — L’État primordial dit : L’Infini a dit, je ne connais pas le Principe ; cette réponse est profonde. L’Inaction a dit, je connais le Principe ; cette réponse est superficielle. (L’Infini a eu raison de dire qu’il ne savait rien de l’essence du Principe. L’Inaction a pu dire qu’elle le connaissait, quant à ses manifestations extérieures). — Frappée de cette réponse, Pureté dit : Ah ! alors, ne pas le connaître c’est le connaître (son essence), le connaître (ses manifestations) c’est ne pas le connaître (tel qu’il est en réalité). Mais comment comprendre cela, que c’est en ne le connaissant pas qu’on le connaît ? — Voici comment, dit l’État primordial. Le Principe ne peut pas être entendu ; ce qui s’entend, ce n’est pas lui. Le Principe ne peut pas être vu ; ce qui se voit, ce n’est pas lui. Le Principe ne peut pas être énoncé ; ce qui s’énonce, ce n’est pas lui. Peut on concevoir autrement que par la raison (pas par l’imagination) l’être non sensible qui a produit tous les êtres sensibles ? Non sans doute ! Par conséquent le Principe, qui est cet être non sensible, ne pouvant être imaginé, ne peut pas non plus être décrit. Retenez bien ceci : celui qui pose des questions sur le Principe, et celui qui y répond, montrent tous deux qu’ils ignorent ce qu’est le Principe. On ne peut, du Principe, demander ni répondre ce qu’il est. Questions vaines, réponses ineptes, qui supposent, chez ceux qui les font, l’ignorance de ce qu’est l’univers et de ce que fut la grande origine. Ceux là ne s’élèveront pas au dessus des hauteurs terrestres (le mont K’ounn-lunn). Ils n’atteindront pas le vide absolu de l’abstraction parfaite.


I.   La lumière diffuse demanda au néant de forme (l’être infini indéterminé, le Principe) : existez-vous, ou n’existez-vous pas ?.. Elle n’entendit aucune réponse. L’ayant longuement fixé, elle ne vit qu’un vide obscur, dans lequel, malgré tous ses efforts, elle ne put rien distinguer, rien percevoir, rien saisir. — Voilà l’apogée, dit elle ; impossible d’enchérir sur cet état. Les notions de l’être et du néant sont courantes. Le néant d’être ne peut être conçu comme existant. Mais voici, existant, le néant de forme (l’être infini indéterminé). C’est là l’apogée, c’est le Principe !


J.   A l’âge de quatre-vingts ans, l’homme qui forgeait les épées pour le compte du ministre de la guerre, n’avait encore rien perdu de sa dextérité[4]. Le ministre lui dit : Vous êtes habile ; dites-moi votre secret. — Il consiste uniquement en ce que j’ai fait toujours le même travail, répondit le forgeron. A vingt ans, le goût de forger des épées me vint. Je n’eus plus d’yeux que pour cet objet-là. Je ne m’appliquai plus qu’à cela. A force de forger des épées, je finis par les forger sans y penser. Quoi qu’on fasse, quand on le fait sans cesse, cela finit par devenir irréfléchi, naturel, spontané, (et par conséquent conforme à l’influx irréfléchi et spontané du Principe) ; alors cela réussit toujours.


K.   Jan-k’iou demanda à Confucius : peut-on savoir ce qui fut alors que le ciel et la terre n’étaient pas encore ? — Oui, dit Confucius ; ce qui est maintenant (le Principe éternel immuable). — Jan-k’iou se retira sans en demander davantage. Le lendemain, ayant revu Confucius, il lui dit : Hier je vous ai demandé ce qui fut avant le ciel et la terre, et vous m’avez répondu, ce qui est maintenant. J’ai d’abord cru comprendre ; mais depuis, plus j’y pense, moins je comprends. Veuillez m’expliquer, s’il vous plaît, le sens de votre réponse. — C’est que, dit Confucius, hier vous avez usé de votre faculté d’appréhension naturelle (intuition qui jaillit dans le vide du cœur, dit la glose), et par suite vous avez saisi la vérité de ma proposition. Mais, depuis, vous avez raisonné avec votre logique artificielle, ce qui a obscurci l’évidence de votre intuition première. Je vous ai dit, ce qui fut, c’est ce qui est. Car il n’y a pas de passé et de présent, de commencement et de fin, par rapport au Principe, lequel est toujours, au présent… Mais, à mon tour, je vais vous poser une question. Dites-moi, peut il y avoir des enfants et des petits-enfants qui n’aient pas de parents, pas d’aïeux ?.. Comme Jan-k’iou restait bouche bée, Confucius lui dit : Parmi les hommes, non. Le mode d’engendrer humain consiste en ce que des êtres déterminés communiquent leur principe de vie à des rejetons de même nature. Tout autre fut la genèse du ciel et de la terre (pseudo enfants), de tous les êtres (pseudo petits-enfants du Principe). Ce qui fut avant le ciel et la terre (le Principe), fut-ce un être déterminé, ayant forme et figure ? Non !.. Celui qui détermina tous les êtres (le Principe), ne fut pas lui-même un être déterminé. Ce fut l’être primordial indéterminé, duquel j’ai dit que ce qui fut est ce qui est. Il répugne logiquement que les êtres sensibles aient été produits par d’autres êtres sensibles en chaîne infinie. (Cette chaîne eut un commencement, le Principe, l’être non sensible, dont l’influx s’étend depuis à son dévidage.)


L.   Yen-yuan dit à Confucius : Maître je vous ai entendu dire bien souvent, qu’on ne devrait pas tant s’occuper des rapports, pas tant s’inquiéter des relations. Qu’est-ce à dire ? — Confucius répondit : Les anciens restaient impassibles parmi les vicissitudes des événements, parce qu’ils se tenaient en dehors de ce flux. Les modernes au contraire suivent le flux, et sont par conséquent tourmentés par des intérêts divers. Il est, au dessus des transformations, une unité (le Principe), qui reste immobile, indifférente, non différenciée, non multipliée. C’est sur cette Unité que les anciens, les vrais Sages, prenaient modèle. C’est d’elle qu’on s’entretenait, dans le parc de Hi-wei, dans le jardin de Hoang-ti, dans le palais de Chounn, dans les résidences des empereurs T’ang et Ou. [Interpolation… Plus tard, ceux qu’on appelle les savants, les maîtres parmi les disciples de Confucius et de Mei-tzeu, se mirent à disputer sur le oui et le non. Maintenant les discussions sont générales. Les anciens ne faisaient pas ainsi.] A l’instar de l’Unité, les anciens étaient calmes et neutres. Comme ils ne blessaient personne, personne ne leur voulait de mal. Cette unique règle de ne pas se faire d’ennemis suffit en matière de rapports et de relations.


M.   Fragment additionnel, probablement déplacé… Quand je me réjouis, à la vue des montagnes boisées, des hauts plateaux, soudain la tristesse vient troubler ma joie. La tristesse et la joie vont et viennent dans mon cœur, sans que je puisse les gouverner. Je ne puis, ni retenir l’une, ni me préserver de l’autre. Hélas ! faut-il que le cœur de l’homme soit ainsi comme une auberge ouverte à tout venant. On peut prévoir certaines rencontres, mais d’autres sont imprévisibles. On peut empêcher certaines choses, mais d’autres ne peuvent être empêchées. L’imprévu, la fatalité, pas de remède contre ces deux maux. Quiconque voudrait lutter contre eux se rendrait encore plus malheureux, l’insuccès étant certain dans la lutte pour l’impossible. Il n’y a donc qu’à se soumettre au destin, qui dérive du Principe. Se taire est le meilleur usage qu’on puisse faire de la faculté de parler. Ne rien faire est le meilleur usage qu’on puisse faire de la faculté d’agir. Ne rien apprendre est le meilleur usage qu’on puisse faire de son intelligence. Vouloir beaucoup apprendre, vouloir tout savoir (Confucius), c’est la pire des erreurs.



  1. La cécité, la surdité, sont, pour les taoïstes, des usures prématurées, par usage immodéré de la force vitale.
  2. Ainsi Confucius est débouté de ses interrogations, et renvoyé à la contemplation, dont sa vie affairée de politicien le rend incapable.
  3. Comparez ci dessus A. Morceau analogue.
  4. Comparez chapitre 3 B.