Œuvre de Tchoang-tzeu/Chapitre 16. Nature et convention

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Chap. 16. Nature et convention.

A.   Prétendre amender la nature en la ramenant à son état original, par le moyen des études qui se font dans les écoles actuelles ; vouloir régler les penchants en les éclairant par les raisonnements classiques, c’est faire montre d’un bien grand aveuglement. Les anciens Sages ne connaissaient de science que celle qui émanait spontanément du calme de leur nature, la simple appréhension des choses, qui ne les troublait pas. Leur raison naturelle dérivée du Principe fonctionnait normalement dans leur paix intérieure. Ainsi, naquirent ces notions toutes simples : bonté, tout supporter ; équité, être raisonnable. À l’équité répondit la loyauté ; la franche vérité produisit la joie et son expression la musique ; la confiance mutuelle produisit la politesse et son expression les rites. Plus tard, ayant été faussés, les rites et la musique devinrent un élément de perversion, comme il arrive de tout ce qui n’est plus conforme à la nature. — Tout au commencement, les hommes étaient simples, comme la nature à ses débuts. Alors aucun trouble dans les mouvements naturels, aucun désordre venant des forces physiques. Le cours des saisons était régulier, aucun être ne souffrait, pas de morts prématurées, ni théories ni sciences. Ce fut l’âge de la parfaite unité et union, de l’homme avec la nature et des hommes entre eux. Personne n’intervenait dans l’ordre naturel. Tout suivait son cours spontanément. — Cependant la décadence vint. Elle commença par les institutions de Soei-jenn et de Fou-hi (production artificielle du feu, lois du mariage et de la famille), qui parurent un progrès, mais inaugurèrent la ruine de la simplicité et de la promiscuité premières. La décadence s’accentua au temps de Chenn-noung et de Hoang-ti (abandon de la vie nomade, agriculture, formation de l’État), le bien-être augmentant, mais aux dépens de la spontanéité ancienne. Elle s’accentua bien davantage, quand Yao et Chounn, régnant, introduisirent l’amendement systématique (par les lois et les écoles), la pratique obligatoire d’un soi-disant bien conventionnel. C’en fut fait des mœurs primitives. Depuis lors les hommes substituèrent leurs théories à l’instinct inné, et la paix disparut de l’empire. Enfin le progrès des lettres et des sciences, acheva d’éteindre ce qui restait de la simplicité naturelle, et remplit les esprits de distractions. Aussi tout n’est plus que désordre et perversion.


B.   De cette revue historique, il résulte que l’adoption de mœurs conventionnelles a été la ruine des mœurs primitives, et que cette ruine de la nature première a été la ruine du monde. Nature et convention sont deux contradictoires inconciliables. Les sectateurs de ces deux voies ne peuvent faire ménage ensemble. Ils ne peuvent même pas se comprendre, ne pensant et ne parlant pas de même. Un Sage du parti de la nature (taoïste) n’aura pas besoin d’aller se cacher dans les monts et les bois ; vivant au milieu de ses concitoyens, il sera inconnu, parce que incompris. Cet état de choses n’est pas récent ; il date d’assez loin. Les Sages anciens qu’on appelle communément les Cachés ne se rendaient pas invisibles, ne tenaient pas leur bouche close, ne dissimulaient pas leur sagesse délibérément. Ils ne se cachaient pas. C’est leur opposition complète à leur temps qui les cacha, qui les fit passer inaperçus, inconnus et incompris. En des temps favorables, ils auraient peut-être réformé le monde, en le ramenant à la simplicité perdue. Mais les temps défavorables les empêchant de ce faire, ils passèrent leur vie à garder pour eux la notion de la perfection primitive, et à attendre dans la paix. — Ces hommes là ne recherchaient pas des connaissances variées par des discussions subtiles, comme font les sophistes actuels ; ils ne voulaient pas tout savoir ni tout pouvoir. Plutôt réservés, presque timides, ils restaient à leur place, méditant sur leur nature. Le sujet est d’ailleurs assez vaste pour occuper un homme, et assez difficile pour commander la réserve. Se donner pour maître de la doctrine du Principe, avec une science et une conduite imparfaites, serait nuire à la doctrine, non la servir. Ils travaillaient donc leur propre personne, faisant tout leur bonheur de leur tendance au but. Ils ne rêvaient pas, comme les ambitieux de nos jours (Confucéistes), de grades et de distinctions. Que peuvent ces choses artificielles, pour la perfection de la nature ? Rien du tout ! Elles sont même une pauvre satisfaction, car bien précaire, qui les a obtenues ne pouvant être sûr qu’il les conservera. Les Sages sont également indifférents dans la fortune et la détresse, ne se réjouissant ni ne s’affligeant de rien. Quand un gain réjouit, quand une perte afflige, c’est signe qu’on aimait l’objet ; affection et affliction, deux désordres. Ceux qui donnent leur affection à des êtres quelconques, qui font violence à leur instinct naturel pour n’importe quelle convention, ceux-là font le contraire de ce qu’ils devraient faire. Ils devraient ne suivre que leur instinct, et vivre absolument détachés.