Œdipe (Voltaire)/Œdipe
ŒDIPE, roi de Thèbes.
JOCASTE, reine de Thèbes.
PHILOCTÈTE, prince d’Eubée.
LE GRAND-PRÊTRE.
ARASPE, confident d’Œdipe.
ÉGINE, confidente de Jocaste.
DIMAS, ami de Philoctète.
PHORBAS, vieillard thébain.
ICARE, vieillard de Corinthe.
CHŒUR DE THÉBAINS.
ACTE PREMIER.
Scène I.
Philoctète, est-ce vous ? Quel coup affreux du sort
Dans ces lieux empestés vous fait chercher la mort ?
Venez-vous de nos dieux affronter la colère ?
Nul mortel n’ose ici mettre un pied téméraire :
Ces climats sont remplis du céleste courroux ;
Et la mort dévorante habite parmi nous.
Thèbes, depuis longtemps aux horreurs consacrée,
Du reste des vivants semble être séparée :
Retournez……
Va, laisse-moi le soin de mes destins affreux,
Et dis-moi si des dieux la colère inhumaine,
En accablant ce peuple, a respecté la reine.
Oui, seigneur, elle vit ; mais la contagion
Jusqu’au pied de son trône apporte son poison.
Chaque instant lui dérobe un serviteur fidèle,
Et la mort par degrés semble s’approcher d’elle.
On dit qu’enfin le ciel, après tant de courroux,
Va retirer son bras appesanti sur nous :
Tant de sang, tant de morts, ont dû le satisfaire.
Eh ! Quel crime a produit un courroux si sévère ?
Depuis la mort du roi…
Qu’entends-je ? Quoi ! Laïus…
Seigneur, depuis quatre ans ce héros ne vit plus.
Il ne vit plus ! Quel mot a frappé mon oreille !
Quel espoir séduisant dans mon cœur se réveille !
Quoi ! Jocaste… les dieux me seraient-ils plus doux ?
Quoi ! Philoctète enfin pourrait-il être à vous ?
Il ne vit plus !… quel sort a terminé sa vie ?
Quatre ans sont écoulés depuis qu’en Béotie
Pour la dernière fois le sort guida vos pas.
À peine vous quittiez le sein de vos états,
À peine vous preniez le chemin de l’Asie,
Lorsque, d’un coup perfide, une main ennemie
Ravit à ses sujets ce prince infortuné.
Quoi ! Dimas, votre maître est mort assassiné ?
Ce fut de nos malheurs la première origine :
Ce crime a de l’empire entraîné la ruine.
Du bruit de son trépas mortellement frappés,
À répandre des pleurs nous étions occupés,
Quand, du courroux des dieux ministre épouvantable,
Funeste à l’innocent sans punir le coupable,
Un monstre (loin de nous que faisiez-vous alors ?),
Un monstre furieux vint ravager ces bords.
Le ciel, industrieux dans sa triste vengeance,
Avait à le former épuisé sa puissance.
Né parmi des rochers, au pied du Cithéron[3],
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme, et lion,
De la nature entière exécrable assemblage,
Unissait contre nous l’artifice à la rage.
Il n’était qu’un moyen d’en préserver ces lieux.
D’un sens embarrassé dans des mots captieux,
Le monstre, chaque jour, dans Thèbes épouvantée,
Proposait une énigme avec art concertée,
Et si quelque mortel voulait nous secourir,
Il devait voir le monstre et l’entendre, ou périr.
À cette loi terrible il nous fallut souscrire.
D’une commune voix Thèbes offrit son empire
À l’heureux interprète inspiré par les dieux
Qui nous dévoilerait ce sens mystérieux.
Nos sages, nos vieillards, séduits par l’espérance,
Osèrent, sur la foi d’une vaine science,
Du monstre impénétrable affronter le courroux :
Nul d’eux ne l’entendit ; ils expirèrent tous.
Mais Œdipe, héritier du sceptre de Corinthe,
Jeune, et dans l’âge heureux qui méconnaît la crainte,
Guidé par la fortune en ces lieux pleins d’effroi,
Vint, vit ce monstre affreux, l’entendit, et fut roi.
Il vit, il règne encor ; mais sa triste puissance
Ne voit que des mourants sous son obéissance.
Hélas ! Nous nous flattions que ses heureuses mains
Pour jamais à son trône enchaînaient les destins.
Déjà même les dieux nous semblaient plus faciles :
Le monstre en expirant laissait ces murs tranquilles ;
Mais la stérilité, sur ce funeste bord,
Bientôt avec la faim nous rapporta la mort.
Les dieux nous ont conduits de supplice en supplice ;
La famine a cessé, mais non leur injustice ;
Et la contagion, dépeuplant nos états,
Poursuit un faible reste échappé du trépas.
Tel est l’état horrible où les dieux nous réduisent.
Mais vous, heureux guerrier que ces dieux favorisent,
Qui du sein de la gloire a pu vous arracher ?
Dans ce séjour affreux que venez-vous chercher ?
J’y viens porter mes pleurs et ma douleur profonde.
Apprends mon infortune et les malheurs du monde.
Mes yeux ne verront plus ce digne fils des dieux,
Cet appui de la terre, invincible comme eux.
L’innocent opprimé perd son dieu tutélaire ;
Je pleure mon ami, le monde pleure un père.
Hercule est mort ?
Ont mis sur le bûcher le plus grand des humains ;
Je rapporte en ces lieux ses flèches invincibles,
Du fils de Jupiter présents chers et terribles ;
Je rapporte sa cendre, et viens à ce héros.
Attendant des autels, élever des tombeaux.
Crois-moi ; s’il eût vécu, si d’un présent si rare
Le ciel pour les humains eût été moins avare,
J’aurais loin de Jocaste achevé mon destin :
Et, dût ma passion renaître dans mon sein,
Tu ne me verrais point, suivant l’amour pour guide,
Pour servir une femme abandonner Alcide.
J’ai plaint longtemps ce feu si puissant et si doux ;
Il naquit dans l’enfance, il croissait avec vous ;
Jocaste, par un père à son hymen forcée,
Au trône de Laïus à regret fut placée.
Hélas ! Par cet hymen qui coûta tant de pleurs,
Les destins en secret préparaient nos malheurs.
Que j’admirais en vous cette vertu suprême,
Ce cœur digne du trône et vainqueur de soi-même !
En vain l’amour parlait à ce cœur agité,
C’est le premier tyran que vous avez dompté.
Il fallut fuir pour vaincre ; oui, je te le confesse,
Je luttai quelque temps ; je sentis ma faiblesse :
Il fallut m’arracher de ce funeste lieu,
Et je dis à Jocaste un éternel adieu.
Cependant l’univers, tremblant au nom d’Alcide,
Attendait son destin de sa valeur rapide ;
À ses divins travaux j’osai m’associer ;
Je marchai près de lui, ceint du même laurier.
C’est alors, en effet, que mon âme éclairée
Contre les passions se sentit assurée.
L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux[4] :
Je lisais mon devoir et mon sort dans ses yeux ;
Des vertus avec lui je fis l’apprentissage ;
Sans endurcir mon cœur, j’affermis mon courage :
L’inflexible vertu m’enchaîna sous sa loi.
Qu’eussé-je été sans lui ? Rien que le fils d’un roi[5],
Rien qu’un prince vulgaire, et je serais peut-être
Esclave de mes sens, dont il m’a rendu maître.
Ainsi donc désormais, sans plainte et sans courroux,
Vous reverrez Jocaste et son nouvel époux ?
Comment ! Que dites-vous ? Un nouvel hyménée…
Œdipe à cette reine a joint sa destinée.
Œdipe est trop heureux ! Je n’en suis point surpris ;
Et qui sauva son peuple est digne d’un tel prix :
Le ciel est juste.
Tout le peuple avec lui, conduit par le grand-prêtre,
Vient des dieux irrités conjurer les rigueurs.
Je me sens attendri, je partage leurs pleurs.
Ô toi, du haut des cieux, veille sur ta patrie ;
Exauce en sa faveur un ami qui te prie ;
Hercule, sois le dieu de tes concitoyens ;
Que leurs vœux jusqu’à toi montent avec les miens !
Scène II.
Esprits contagieux, tyrans de cet empire,
Qui soufflez dans ces murs la mort qu’on y respire,
Redoublez contre nous votre lente fureur,
Et d’un trépas trop long épargnez-nous l’horreur.
Frappez, dieux tout-puissants ; vos victimes sont prêtes :
Ô monts, écrasez-nous… cieux, tombez sur nos têtes !
Ô mort, nous implorons ton funeste secours !
Ô mort, viens nous sauver, viens terminer nos jours[6] !
Cessez, et retenez ces clameurs lamentables,
Faible soulagement aux maux des misérables.
Fléchissons sous un dieu qui veut nous éprouver,
Qui d’un mot peut nous perdre, et d’un mot nous sauver.
Il sait que dans ces murs la mort nous environne.
Et les cris des Thébains sont montés vers son trône.
Le roi vient. Par ma voix le ciel va lui parler ;
Les destins à ses yeux veulent se dévoiler.
Les temps sont arrivés, cette grande journée
Va du peuple et du roi changer la destinée.
Scène III.
Peuple qui, dans ce temple apportant vos douleurs,
Présentez à nos dieux des offrandes de pleurs,
Que ne puis-je, sur moi détournant leurs vengeances,
De la mort qui vous suit étouffer les semences !
Mais un roi n’est qu’un homme en ce commun danger,
Et tout ce qu’il peut faire est de le partager.
Vous, ministre des dieux que dans Thèbes on adore,
Dédaignent-ils toujours la voix qui les implore ?
Verront-ils sans pitié finir nos tristes jours ?
Ces maîtres des humains sont-ils muets et sourds ?
Roi, peuple, écoutez-moi. Cette nuit, à ma vue,
Du ciel sur nos autels la flamme est descendue ;
L’ombre du grand Laïus a paru parmi nous,
Terrible et respirant la haine et le courroux.
Une effrayante voix s’est fait alors entendre :
« Les Thébains de Laïus n’ont point vengé la cendre ;
Le meurtrier du roi respire en ces états,
Et de son souffle impur infecte vos climats.
Il faut qu’on le connaisse, il faut qu’on le punisse.
Peuple, votre salut dépend de son supplice. »
Thébains, je l’avouerai, vous souffrez justement
D’un crime inexcusable un rude châtiment.
Laïus vous était cher, et votre négligence
De ses mânes sacrés a trahi la vengeance.
Tel est souvent le sort des plus justes des rois[7] !
Tant qu’ils sont sur la terre on respecte leurs lois,
On porte jusqu’aux cieux leur justice suprême ;
Adorés de leur peuple, ils sont des dieux eux-mêmes ;
Mais après leur trépas que sont-ils à vos yeux ?
Vous éteignez l’encens que vous brûliez pour eux ;
Et, comme à l’intérêt l’âme humaine est liée,
La vertu qui n’est plus est bientôt oubliée.
Ainsi du ciel vengeur implorant le courroux,
Le sang de votre roi s’élève contre vous.
Apaisons son murmure, et qu’au lieu d’hécatombe
Le sang du meurtrier soit versé sur sa tombe.
À chercher le coupable appliquons tous nos soins.
Quoi ! De la mort du roi n’a-t-on pas de témoins ?
Et n’a-t-on jamais pu, parmi tant de prodiges,
De ce crime impuni retrouver les vestiges ?
On m’avait toujours dit que ce fut un Thébain
Qui leva sur son prince une coupable main.
Pour moi qui, de vos mains recevant sa couronne,
Deux ans après sa mort ai monté sur son trône,
Madame, jusqu’ici, respectant vos douleurs,
Je n’ai point rappelé le sujet de vos pleurs ;
Et, de vos seuls périls chaque jour alarmée,
Mon âme à d’autres soins semblait être fermée.
Seigneur, quand le destin, me réservant à vous,
Par un coup imprévu m’enleva mon époux,
Lorsque, de ses états parcourant les frontières,
Ce héros succomba sous des mains meurtrières,
Phorbas en ce voyage était seul avec lui ;
Phorbas était du roi le conseil et l’appui :
Laïus, qui connaissait son zèle et sa prudence,
Partageait avec lui le poids de sa puissance.
Ce fut lui qui du prince, à ses yeux massacré,
Rapporta dans nos murs le corps défiguré :
Percé de coups lui-même, il se traînait à peine ;
Il tomba tout sanglant aux genoux de sa reine :
« Des inconnus, dit-il, ont porté ces grands coups ;
Ils ont devant mes yeux massacré votre époux ;
Ils m’ont laissé mourant ; et le pouvoir céleste
De mes jours malheureux a ranimé le reste. »
Il ne m’en dit pas plus ; et mon cœur agité
Voyait fuir loin de lui la triste vérité ;
Et peut-être le ciel, que ce grand crime irrite,
Déroba le coupable à ma juste poursuite :
Peut-être, accomplissant ses décrets éternels,
Afin de nous punir il nous fit criminels.
Le sphinx bientôt après désola cette rive ;
À ses seules fureurs Thèbes fut attentive :
Et l’on ne pouvait guère, en un pareil effroi,
Venger la mort d’autrui quand on tremblait pour soi.
Madame, qu’a-t-on fait de ce sujet fidèle ?
Seigneur, on paya mal son service et son zèle.
Tout l’état en secret était son ennemi :
Il était trop puissant pour n’être point haï ;
Et du peuple et des grands la colère insensée
Brûlait de le punir de sa faveur passée.
On l’accusa lui-même, et d’un commun transport
Thèbes entière à grands cris me demanda sa mort :
Et moi, de tout côté redoutant l’injustice,
Je tremblai d’ordonner sa grâce ou son supplice.
Dans un château voisin conduit secrètement,
Je dérobai sa tête à leur emportement.
Là, depuis quatre hivers, ce vieillard vénérable,
De la faveur des rois exemple déplorable,
Sans se plaindre de moi ni du peuple irrité,
De sa seule innocence attend sa liberté.
Madame, c’est assez. Courez ; que l’on s’empresse ;
Qu’on ouvre sa prison, qu’il vienne, qu’il paraisse.
Moi-même devant vous je veux l’interroger.
J’ai tout mon peuple ensemble et Laïus à venger.
Il faut tout écouter, il faut d’un œil sévère
Sonder la profondeur de ce triste mystère.
Et vous, dieux des Thébains, dieux qui nous exaucez,
Punissez l’assassin, vous qui le connaissez !
Soleil, cache à ses yeux le jour qui nous éclaire !
Qu’en horreur à ses fils, exécrable à sa mère,
Errant, abandonné, proscrit dans l’univers,
Il rassemble sur lui tous les maux des enfers ;
Et que son corps sanglant, privé de sépulture,
Des vautours dévorants devienne la pâture !
À ces serments affreux nous nous unissons tous.
Dieux, que le crime seul éprouve enfin vos coups !
Ou si de vos décrets l’éternelle justice
Abandonne à mon bras le soin de son supplice,
Et si vous êtes las enfin de nous haïr,
Donnez, en commandant, le pouvoir d’obéir.
Si sur un inconnu vous poursuivez le crime,
Achevez votre ouvrage et nommez la victime.
Vous, retournez au temple ; allez, que votre voix
Interroge ces dieux une seconde fois ;
Que vos vœux parmi nous les forcent à descendre :
S’ils ont aimé Laïus, ils vengeront sa cendre ;
Et, conduisant un roi facile à se tromper,
Ils marqueront la place où mon bras doit frapper.
ACTE DEUXIÈME.
Scène I.
Oui, ce peuple expirant, dont je suis l’interprète,
D’une commune voix accuse Philoctète,
Madame ; et les destins, dans ce triste séjour,
Pour nous sauver, sans doute, ont permis son retour.
Qu’ai-je entendu, grands dieux !
Ma surprise est extrême !…
Qui ? Lui ! Qui ? Philoctète !
À quel autre, en effet, pourraient-ils imputer
Un meurtre qu’à nos yeux il sembla méditer ?
Il haïssait Laïus, on le sait ; et sa haine
Aux yeux de votre époux ne se cachait qu’à peine :
La jeunesse imprudente aisément se trahit ;
Son front mal déguisé découvrait son dépit :
J’ignore quel sujet animait sa colère ;
Mais au seul nom du roi, trop prompt et trop sincère,
Esclave d’un courroux qu’il ne pouvait dompter,
Jusques à la menace il osa s’emporter :
Il partit ; et, depuis, sa destinée errante
Ramena sur nos bords sa fortune flottante.
Même il était dans Thèbes en ces temps malheureux
Que le ciel a marqués d’un parricide affreux :
Depuis ce jour fatal, avec quelque apparence
De nos peuples sur lui tomba la défiance.
Que dis-je ? Assez longtemps les soupçons des Thébains
Entre Phorbas et lui flottèrent incertains.
Cependant ce grand nom qu’il s’acquit dans la guerre,
Ce titre si fameux de vengeur de la terre,
Ce respect qu’aux héros nous portons malgré nous,
Fit taire nos soupçons, et suspendit nos coups.
Mais les temps sont changés : Thèbes, en ce jour funeste,
D’un respect dangereux dépouillera le reste ;
En vain sa gloire parle à ces cœurs agités ;
Les dieux veulent du sang, et sont seuls écoutés.
Ô reine ! Ayez pitié d’un peuple qui vous aime ;
Imitez de ces dieux la justice suprême ;
Livrez-nous leur victime ; adressez-leur nos vœux :
Qui peut mieux les toucher qu’un cœur si digne d’eux ?
Pour fléchir leur courroux s’il ne faut que ma vie,
Hélas ! C’est sans regret que je la sacrifie.
Thébains, qui me croyez encor quelques vertus,
Je vous offre mon sang : n’exigez rien de plus.
Allez.
Scène II.
Que je vous plains !
À ceux qui dans ces murs ont terminé leur vie.
Quel état ! Quel tourment pour un cœur vertueux !
Il n’en faut point douter, votre sort est affreux !
Ces peuples, qu’un faux zèle aveuglément anime,
Vont bientôt à grands cris demander leur victime.
Je n’ose l’accuser ; mais quelle horreur pour vous
Si vous trouvez en lui l’assassin d’un époux !
Et l’on ose à tous deux faire un pareil outrage !
Le crime, la bassesse eût été son partage !
Égine, après les nœuds qu’il a fallu briser,
Il manquait à mes maux de l’entendre accuser.
Apprends que ces soupçons irritent ma colère,
Et qu’il est vertueux, puisqu’il m’avait su plaire.
Cet amour si constant…
De cet amour funeste ait pu nourrir l’ardeur ;
Je l’ai trop combattu. Cependant, chère Égine,
Quoi que fasse un grand cœur où la vertu domine,
On ne se cache point ces secrets mouvements,
De la nature en nous indomptables enfants ;
Dans les replis de l’âme ils viennent nous surprendre ;
Ces feux qu’on croit éteints renaissent de leur cendre :
Et la vertu sévère, en de si durs combats,
Résiste aux passions et ne les détruit pas.
Votre douleur est juste autant que vertueuse,
Et de tels sentiments…
Tu connais, chère Égine, et mon cœur et mes maux ;
J’ai deux fois de l’hymen allumé les flambeaux ;
Deux fois, de mon destin subissant l’injustice,
J’ai changé d’esclavage, ou plutôt de supplice ;
Et le seul des mortels dont mon cœur fut touché
À mes vœux pour jamais devait être arraché.
Pardonnez-moi, grands dieux, ce souvenir funeste ;
D’un feu que j’ai dompté c’est le malheureux reste.
Égine, tu nous vis l’un de l’autre charmés,
Tu vis nos nœuds rompus aussitôt que formés :
Mon souverain m’aima, m’obtint malgré moi-même ;
Mon front chargé d’ennuis fut ceint du diadème ;
Il fallut oublier dans ses embrassements
Et mes premiers amours, et mes premiers serments.
Tu sais qu’à mon devoir tout entière attachée,
J’étouffai de mes sens la révolte cachée ;
Que, déguisant mon trouble et dévorant mes pleurs,
Je n’osais à moi-même avouer mes douleurs…
Comment donc pouviez-vous du joug de l’hyménée
Une seconde fois tenter la destinée ?
Hélas !
M’est-il permis de ne vous rien cacher ?
Parle.
Et votre cœur, du moins sans trop de résistance,
De vos états sauvés donna la récompense.
Ah ! Grands dieux !
Ou Philoctète absent ne vous touchait-il plus ?
Entre ces deux héros étiez-vous partagée ?
Par un monstre cruel Thèbes alors ravagée
À son libérateur avait promis ma foi ;
Et le vainqueur du sphinx était digne de moi.
Vous l’aimiez ?
Mais que ce sentiment fut loin de la faiblesse !
Ce n’était point Égine, un feu tumultueux,
De mes sens enchantés enfant impétueux ;
Je ne reconnus point cette brûlante flamme
Que le seul Philoctète a fait naître en mon âme,
Et qui, sur mon esprit répandant son poison,
De son charme fatal a séduit ma raison.
Je sentais pour Œdipe une amitié sévère :
Œdipe est vertueux, sa vertu m’était chère ;
Mon cœur avec plaisir le voyait élevé
Au trône des Thébains qu’il avait conservé.
Cependant sur ses pas aux autels entraînée,
Égine, je sentis dans mon âme étonnée
Des transports inconnus que je ne conçus pas ;
Avec horreur enfin je me vis dans ses bras.
Cet hymen fut conclu sous un affreux augure :
Égine, je voyais dans une nuit obscure,
Près d’Œdipe et de moi, je voyais des enfers
Les gouffres éternels à mes pieds entr’ouverts ;
De mon premier époux l’ombre pâle et sanglante
Dans cet abîme affreux paraissait menaçante :
Il me montrait mon fils, ce fils qui dans mon flanc
Avait été formé de son malheureux sang ;
Ce fils dont ma pieuse et barbare injustice
Avait fait à nos dieux un secret sacrifice :
De les suivre tous deux ils semblaient m’ordonner ;
Tous deux dans le Tartare ils semblaient m’entraîner.
De sentiments confus mon âme possédée
Se présentait toujours cette effroyable idée ;
Et Philoctète encor trop présent dans mon cœur
De ce trouble fatal augmentait la terreur.
J’entends du bruit, on vient, je le vois qui s’avance.
C’est lui-même ; je tremble : évitons sa présence.
Scène III.
Ne fuyez point, madame, et cessez de trembler ;
Osez me voir, osez m’entendre et me parler.
Ne craignez point ici que mes jalouses larmes
De votre hymen heureux troublent les nouveaux charmes :
N’attendez point de moi des reproches honteux,
Ni de lâches soupirs indignes de tous deux.
Je ne vous tiendrai point de ces discours vulgaires
Que dicte la mollesse aux amants ordinaires.
Un cœur qui vous chérit, et, s’il faut dire plus,
S’il vous souvient des nœuds que vous avez rompus,
Un cœur pour qui le vôtre avait quelque tendresse,
N’a point appris de vous à montrer de faiblesse.
De pareils sentiments n’appartenaient qu’à nous ;
J’en dois donner l’exemple, ou le prendre de vous.
Si Jocaste avec vous n’a pu se voir unie,
Il est juste, avant tout, qu’elle s’en justifie.
Je vous aimais, seigneur : une suprême loi
Toujours malgré moi-même a disposé de moi ;
Et du sphinx et des dieux la fureur trop connue
Sans doute à votre oreille est déjà parvenue ;
Vous savez quels fléaux ont éclaté sur nous,
Et qu’Œdipe…
Je sais qu’il en est digne ; et, malgré sa jeunesse,
L’empire des Thébains sauvé par sa sagesse,
Ses exploits, ses vertus, et surtout votre choix,
Ont mis cet heureux prince au rang des plus grands rois.
Ah ! Pourquoi la fortune, à me nuire constante,
Emportait-elle ailleurs ma valeur imprudente ?
Si le vainqueur du sphinx devait vous conquérir,
Fallait-il loin de vous ne chercher qu’à périr ?
Je n’aurais point percé les ténèbres frivoles
D’un vain sens déguisé sous d’obscures paroles ;
Ce bras, que votre aspect eût encore animé,
À vaincre avec le fer était accoutumé :
Du monstre à vos genoux j’eusse apporté la tête.
D’un autre cependant Jocaste est la conquête !
Un autre a pu jouir de cet excès d’honneur !
Vous ne connaissez pas quel est votre malheur.
Je perds Alcide et vous : qu’aurais-je à craindre encore ?
Vous êtes en des lieux qu’un dieu vengeur abhorre ;
Un feu contagieux annonce son courroux,
Et le sang de Laïus est retombé sur nous.
Du ciel qui nous poursuit la justice outragée
Venge ainsi de ce roi la cendre négligée :
On doit sur nos autels immoler l’assassin ;
On le cherche, on vous nomme, on vous accuse enfin.
Madame, je me tais, une pareille offense
Étonne mon courage et me force au silence.
Qui ? Moi, de tels forfaits ! Moi, des assassinats !
Et que de votre époux… vous ne le croyez pas.
Non, je ne le crois point, et c’est vous faire injure
Que daigner un moment combattre l’imposture.
Votre cœur m’est connu, vous avez eu ma foi,
Et vous ne pouvez point être indigne de moi.
Oubliez ces Thébains que les dieux abandonnent,
Trop dignes de périr depuis qu’ils vous soupçonnent.
Fuyez-moi, c’en est fait : nous nous aimions en vain ;
Les dieux vous réservaient un plus noble destin ;
Vous étiez né pour eux : leur sagesse profonde
N’a pu fixer dans Thèbes un bras utile au monde,
Ni souffrir que l’amour, remplissant ce grand cœur,
Enchaînât près de moi votre obscure valeur.
Non, d’un lien charmant le soin tendre et timide
Ne doit point occuper le successeur d’Alcide :
De toutes vos vertus comptable à leurs besoins,
Ce n’est qu’aux malheureux que vous devez vos soins.
Déjà de tous côtés les tyrans reparaissent ;
Hercule est sous la tombe et les monstres renaissent :
Allez, libre des feux dont vous fûtes épris,
Partez, rendez Hercule à l’univers surpris.
Seigneur, mon époux vient, souffrez que je vous laisse :
Non que mon cœur troublé redoute sa faiblesse ;
Mais j’aurais trop peut-être à rougir devant vous,
Puisque je vous aimais, et qu’il est mon époux.
Scène IV.
Araspe, c’est donc là le prince Philoctète ?
Oui, c’est lui qu’en ces murs un sort aveugle jette,
Et que le ciel encore, à sa perte animé,
À souffrir des affronts n’a point accoutumé.
Je sais de quels forfaits on veut noircir ma vie ;
Seigneur, n’attendez pas que je m’en justifie ;
J’ai pour vous trop d’estime, et je ne pense pas
Que vous puissiez descendre à des soupçons si bas.
Si sur les mêmes pas nous marchons l’un et l’autre,
Ma gloire d’assez près est unie à la vôtre.
Thésée, Hercule, et moi, nous vous avons montré
Le chemin de la gloire où vous êtes entré.
Ne déshonorez point par une calomnie
La splendeur de ces noms où votre nom s’allie ;
Et soutenez surtout, par un trait généreux,
L’honneur que vous avez d’être placé près d’eux.
Être utile aux mortels, et sauver cet empire,
Voilà, seigneur, voilà l’honneur seul où j’aspire,
Et ce que m’ont appris en ces extrémités
Les héros que j’admire et que vous imitez.
Certes, je ne veux point vous imputer un crime :
Si le ciel m’eût laissé le choix de la victime,
Je n’aurais immolé de victime que moi :
Mourir pour son pays, c’est le devoir d’un roi ;
C’est un honneur trop grand pour le céder à d’autres.
J’aurais donné mes jours et défendu les vôtres ;
J’aurais sauvé mon peuple une seconde fois ;
Mais, seigneur, je n’ai point la liberté du choix.
C’est un sang criminel que nous devons répandre :
Vous êtes accusé, songez à vous défendre ;
Paraissez innocent, il me sera bien doux
D’honorer dans ma cour un héros tel que vous ;
Et je me tiens heureux s’il faut que je vous traite,
Non comme un accusé, mais comme Philoctète.
Je veux bien l’avouer ; sur la foi de mon nom
J’avais osé me croire au-dessus du soupçon.
Cette main qu’on accuse, au défaut du tonnerre,
D’infâmes assassins a délivré la terre ;
Hercule à les dompter avait instruit mon bras :
Seigneur, qui les punit ne les imite pas.
Ah ! Je ne pense point qu’aux exploits consacrées
Vos mains par des forfaits se soient déshonorées,
Seigneur, et si Laïus est tombé sous vos coups,
Sans doute avec honneur il expira sous vous :
Vous ne l’avez vaincu qu’en guerrier magnanime ;
Je vous rends trop justice.
Si ce fer chez les morts eût fait tomber Laïus,
Ce n’eût été pour moi qu’un triomphe de plus.
Un roi pour ses sujets est un dieu qu’on révère ;
Pour Hercule et pour moi, c’est un homme ordinaire.
J’ai défendu des rois ; et vous devez songer
Que j’ai pu les combattre, ayant pu les venger.
Je connais Philoctète à ces illustres marques :
Des guerriers comme vous sont égaux aux monarques ;
Je le sais : cependant, prince, n’en doutez pas,
Le vainqueur de Laïus est digne du trépas ;
Sa tête répondra des malheurs de l’empire ;
Et vous…
Seigneur, si c’était moi, j’en ferais vanité.
En vous parlant ainsi, je dois être écouté.
C’est aux hommes communs, aux âmes ordinaires
À se justifier par des moyens vulgaires ;
Mais un prince, un guerrier, tel que vous, tel que moi,
Quand il a dit un mot, en est cru sur sa foi.
Du meurtre de Laïus Œdipe me soupçonne ;
Ah ! Ce n’est point à vous d’en accuser personne :
Son sceptre et son épouse ont passé dans vos bras,
C’est vous qui recueillez le fruit de son trépas.
Ce n’est pas moi surtout de qui l’heureuse audace
Disputa sa dépouille, et demanda sa place.
Le trône est un objet qui n’a pu me tenter :
Hercule à ce haut rang dédaignait de monter.
Toujours libre avec lui, sans sujets et sans maître,
J’ai fait des souverains, et n’ai point voulu l’être[8].
Mais c’est trop me défendre et trop m’humilier :
La vertu s’avilit à se justifier.
Votre vertu m’est chère, et votre orgueil m’offense.
On vous jugera, prince ; et si votre innocence
De l’équité des lois n’a rien à redouter,
Avec plus de splendeur elle en doit éclater.
Demeurez parmi nous…
Il y va de ma gloire ; et le ciel qui m’écoute
Ne me verra partir que vengé de l’affront
Dont vos soupçons honteux ont fait rougir mon front.
Scène V.
Je l’avouerai, j’ai peine à le croire coupable.
D’un cœur tel que le sien l’audace inébranlable
Ne sait point s’abaisser à des déguisements :
Le mensonge n’a point de si hauts sentiments.
Je ne puis voir en lui cette bassesse infâme.
Je te dirai bien plus ; je rougissais dans l’âme
De me voir obligé d’accuser ce grand cœur :
Je me plaignais à moi de mon trop de rigueur.
Nécessité cruelle attachée à l’empire !
Dans le cœur des humains les rois ne peuvent lire ;
Souvent sur l’innocence ils font tomber leurs coups,
Et nous sommes, Araspe, injustes malgré nous.
Mais que Phorbas est lent pour mon impatience !
C’est sur lui seul enfin que j’ai quelque espérance ;
Car les dieux irrités ne nous répondent plus :
Ils ont par leur silence expliqué leur refus.
Tandis que par vos soins vous pouvez tout apprendre,
Quel besoin que le ciel ici se fasse entendre ?
Ces dieux dont le pontife a promis le secours,
Dans leurs temples, seigneur, n’habitent pas toujours.
On ne voit point leur bras si prodigue en miracles :
Ces antres, ces trépieds, qui rendent leurs oracles,
Ces organes d’airain que nos mains ont formés,
Toujours d’un souffle pur ne sont pas animés.
Ne nous endormons point sur la foi de leurs prêtres ;
Au pied du sanctuaire il est souvent des traîtres,
Qui, nous asservissant sous un pouvoir sacré,
Font parler les destins, les font taire à leur gré.
Voyez, examinez avec un soin extrême
Philoctète, Phorbas, et Jocaste elle-même.
Ne nous fions qu’à nous ; voyons tout par nos yeux :
Ce sont là nos trépieds, nos oracles, nos dieux.
Serait-il dans le temple un cœur assez perfide ?…
Non, si le ciel enfin de nos destins décide,
On ne le verra point mettre en d’indignes mains
Le dépôt précieux du salut des Thébains.
Je vais, je vais moi-même, accusant leur silence,
Par mes vœux redoublés fléchir leur inclémence.
Toi, si pour me servir tu montres quelque ardeur,
De Phorbas que j’attends cours hâter la lenteur :
Dans l’état déplorable où tu vois que nous sommes,
Je veux interroger et les dieux et les hommes.
ACTE TROISIÈME.
Scène I.
Oui, j’attends Philoctète, et je veux qu’en ces lieux
Pour la dernière fois il paraisse à mes yeux.
Madame, vous savez jusqu’à quelle insolence
Le peuple a de ses cris fait monter la licence :
Ces Thébains, que la mort assiége à tout moment,
N’attendent leur salut que de son châtiment ;
Vieillards, femmes, enfants, que leur malheur accable,
Tous sont intéressés à le trouver coupable.
Vous entendez d’ici leurs cris séditieux ;
Ils demandent son sang de la part de nos dieux.
Pourrez-vous résister à tant de violence ?
Pourrez-vous le servir et prendre sa défense ?
Moi ! Si je la prendrai ? Dussent tous les Thébains
Porter jusque sur moi leurs parricides mains,
Sous ces murs tout fumants dussé-je être écrasée,
Je ne trahirai point l’innocence accusée.
Mais une juste crainte occupe mes esprits :
Mon cœur de ce héros fut autrefois épris ;
On le sait : on dira que je lui sacrifie
Ma gloire, mes époux, mes dieux, et ma patrie ;
Que mon cœur brûle encore.
Cet amour malheureux n’eut de témoin que moi ;
Et jamais…
Puisse jamais cacher sa haine ou sa tendresse ?
Des courtisans sur nous les inquiets regards
Avec avidité tombent de toutes parts ;
À travers les respects leurs trompeuses souplesses
Pénètrent dans nos cœurs et cherchent nos faiblesses ;
À leur malignité rien n’échappe et ne fuit ;
Un seul mot, un soupir, un coup d’œil nous trahit ;
Tout parle contre nous, jusqu’à notre silence ;
Et quand leur artifice et leur persévérance
Ont enfin, malgré nous, arraché nos secrets,
Alors avec éclat leurs discours indiscrets,
Portant sur notre vie une triste lumière,
Vont de nos passions remplir la terre entière.
Eh ! Qu’avez-vous, madame, à craindre de leurs coups ?
Quels regards si perçants sont dangereux pour vous ?
Quel secret pénétré peut flétrir votre gloire ?
Si l’on sait votre amour, on sait votre victoire :
On sait que la vertu fut toujours votre appui.
Et c’est cette vertu qui me trouble aujourd’hui.
Peut-être, à m’accuser toujours prompte et sévère,
Je porte sur moi-même un regard trop austère ;
Peut-être je me juge avec trop de rigueur :
Mais enfin Philoctète a régné sur mon cœur ;
Dans ce cœur malheureux son image est tracée,
La vertu ni le temps ne l’ont point effacée :
Que dis-je ? Je ne sais, quand je sauve ses jours,
Si la seule équité m’appelle à son secours ;
Ma pitié me paraît trop sensible et trop tendre ;
Je sens trembler mon bras tout prêt à le défendre ;
Je me reproche enfin mes bontés et mes soins :
Je le servirais mieux si je l’eusse aimé moins.
Mais voulez-vous qu’il parte ?
C’est ma seule espérance ; et pour peu qu’il m’écoute,
Pour peu que ma prière ait sur lui de pouvoir,
Il faut qu’il se prépare à ne plus me revoir.
De ces funestes lieux qu’il s’écarte, qu’il fuie,
Qu’il sauve en s’éloignant et ma gloire et sa vie.
Mais qui peut l’arrêter ? Il devrait être ici.
Chère Égine, va, cours.
Scène II.
Dans le mortel effroi dont mon âme est émue,
Je ne m’excuse point de chercher votre vue :
Mon devoir, il est vrai, m’ordonne de vous fuir ;
Je dois vous oublier, et non pas vous trahir :
Je crois que vous savez le sort qu’on vous apprête.
Un vain peuple en tumulte a demandé ma tête :
Il souffre, il est injuste, il faut lui pardonner.
Gardez à ses fureurs de vous abandonner.
Partez ; de votre sort vous êtes encor maître ;
Mais ce moment, seigneur, est le dernier peut-être
Où je puis vous sauver d’un indigne trépas.
Fuyez ; et loin de moi précipitant vos pas,
Pour prix de votre vie heureusement sauvée,
Oubliez que c’est moi qui vous l’ai conservée.
Daignez montrer, madame, à mon cœur agité
Moins de compassion et plus de fermeté ;
Préférez, comme moi, mon honneur à ma vie ;
Commandez que je meure, et non pas que je fuie ;
Et ne me forcez point, quand je suis innocent,
À devenir coupable en vous obéissant.
Des biens que m’a ravis la colère céleste,
Ma gloire, mon honneur est le seul qui me reste ;
Ne m’ôtez pas ce bien dont je suis si jaloux,
Et ne m’ordonnez pas d’être indigne de vous.
J’ai vécu, j’ai rempli ma triste destinée,
Madame : à votre époux ma parole est donnée ;
Quelque indigne soupçon qu’il ait conçu de moi,
Je ne sais point encor comme on manque de foi.
Seigneur, au nom des dieux, au nom de cette flamme
Dont la triste Jocaste avait touché votre âme,
Si d’une si parfaite et si tendre amitié
Vous conservez encore un reste de pitié,
Enfin, s’il vous souvient que, promis l’un à l’autre,
Autrefois mon bonheur a dépendu du vôtre,
Daignez sauver des jours de gloire environnés,
Des jours à qui les miens ont été destinés.
Je vous les consacrai ; je veux que leur carrière
De vous, de vos vertus, soit digne tout entière.
J’ai vécu loin de vous ; mais mon sort est trop beau
Si j’emporte en mourant votre estime au tombeau.
Qui sait même, qui sait si d’un regard propice
Le ciel ne verra point ce sanglant sacrifice ?
Qui sait si sa clémence, au sein de vos états,
Pour m’immoler à vous n’a point conduit mes pas ?
Peut-être il me devait cette grâce infinie
De conserver vos jours aux dépens de ma vie ;
Peut-être d’un sang pur il peut se contenter,
Et le mien vaut du moins qu’il daigne l’accepter.
Scène III.
Prince, ne craignez point l’impétueux caprice
D’un peuple dont la voix presse votre supplice :
J’ai calmé son tumulte, et même contre lui
Je vous viens, s’il le faut, présenter mon appui.
On vous a soupçonné ; le peuple a dû le faire.
Moi qui ne juge point ainsi que le vulgaire,
Je voudrais que, perçant un nuage odieux,
Déjà votre innocence éclatât à leurs yeux.
Mon esprit incertain, que rien n’a pu résoudre,
N’ose vous condamner, mais ne peut vous absoudre.
C’est au ciel que j’implore à me déterminer.
Ce ciel enfin s’apaise, il veut nous pardonner ;
Et bientôt, retirant la main qui nous opprime,
Par la voix du grand-prêtre il nomme la victime ;
Et je laisse à nos dieux, plus éclairés que nous,
Le soin de décider entre mon peuple et vous.
Votre équité, seigneur, est inflexible et pure ;
Mais l’extrême justice est une extrême injure :
Il n’en faut pas toujours écouter la rigueur.
Des lois que nous suivons la première est l’honneur,
Je me suis vu réduit à l’affront de répondre
À de vils délateurs que j’ai trop su confondre.
Ah ! Sans vous abaisser à cet indigne soin,
Seigneur, il suffisait de moi seul pour témoin :
C’était, c’était assez d’examiner ma vie ;
Hercule appui des dieux, et vainqueur de l’Asie,
Les monstres, les tyrans, qu’il m’apprit à dompter,
Ce sont là les témoins qu’il me faut confronter.
De vos dieux cependant interrogez l’organe :
Nous apprendrons de lui si leur voix me condamne.
Je n’ai pas besoin d’eux, et j’attends leur arrêt
Par pitié pour ce peuple, et non par intérêt.
Scène IV.
Eh bien ! Les dieux, touchés des vœux qu’on leur adresse,
Suspendent-ils enfin leur fureur vengeresse ?
Quelle main parricide a pu les offenser ?
Parlez, quel est le sang que nous devons verser ?
Fatal présent du ciel ! Science malheureuse !
Qu’aux mortels curieux vous êtes dangereuse !
Plût aux cruels destins qui pour moi sont ouverts,
Que d’un voile éternel mes yeux fussent couverts !
Eh bien ! Que venez-vous annoncer de sinistre ?
D’une haine éternelle êtes-vous le ministre ?
Ne craignez rien.
Les dieux veulent-ils mon trépas ?
Ah ! Si vous m’en croyez, ne m’interrogez pas.
Quel que soit le destin que le ciel nous annonce,
Le salut des Thébains dépend de sa réponse.
Parlez.
Songez qu’Œdipe…
Œdipe est plus à plaindre qu’eux.
Œdipe a pour son peuple une amour paternelle ;
Nous joignons à sa voix notre plainte éternelle.
Vous à qui le ciel parle, entendez nos clameurs.
Nous mourons, sauvez-nous, détournez ses fureurs ;
Nommez cet assassin, ce monstre, ce perfide.
Nos bras vont dans son sang laver son parricide.
Peuples infortunés, que me demandez-vous ?
Dites un mot, il meurt, et vous nous sauvez tous.
Quand vous serez instruits du destin qui l’accable,
Vous frémirez d’horreur au seul nom du coupable.
Le dieu qui par ma voix vous parle en ce moment
Commande que l’exil soit son seul châtiment ;
Mais bientôt éprouvant un désespoir funeste,
Ses mains ajouteront à la rigueur céleste.
De son supplice affreux vos yeux seront surpris,
Et vous croirez vos jours trop payés à ce prix.
Obéissez.
Parlez.
C’est trop de résistance.
C’est vous qui me forcez à rompre le silence.
Que ces retardements allument mon courroux !
Vous le voulez… eh bien !… c’est…
Achève : qui ?
Vous.
Moi ?
Vous, malheureux prince !
Ah ! Que viens-je d’entendre !
Interprète des dieux, qu’osez-vous nous apprendre ?
Qui, vous ! De mon époux vous seriez l’assassin ?
Vous à qui j’ai donné ma couronne et ma main ?
Non, seigneur, non : des dieux l’oracle nous abuse ;
Votre vertu dément la voix qui vous accuse.
Ô ciel, dont le pouvoir préside à notre sort,
Nommez une autre tête, ou rendez-nous la mort.
N’attendez point, seigneur, outrage pour outrage ;
Je ne tirerai point un indigne avantage
Du revers inouï qui vous presse à mes yeux :
Je vous crois innocent malgré la voix des dieux.
Je vous rends la justice enfin qui vous est due,
Et que ce peuple et vous ne m’avez point rendue.
Contre vos ennemis je vous offre mon bras ;
Entre un pontife et vous je ne balance pas.
Un prêtre, quel qu’il soit, quelque dieu qui l’inspire,
Doit prier pour ses rois, et non pas les maudire.
Quel excès de vertu ! Mais quel comble d’horreur !
L’un parle en demi-dieu, l’autre en prêtre imposteur.
Voilà donc des autels quel est le privilége !
Grâce à l’impunité, ta bouche sacrilége,
Pour accuser ton roi d’un forfait odieux,
Abuse insolemment du commerce des dieux !
Tu crois que mon courroux doit respecter encore
Le ministère saint que ta main déshonore.
Traître, au pied des autels il faudrait t’immoler,
À l’aspect de tes dieux que ta voix fait parler.
Ma vie est en vos mains, vous en êtes le maître :
Profitez des moments que vous avez à l’être ;
Aujourd’hui votre arrêt vous sera prononcé[10].
Tremblez, malheureux roi, votre règne est passé ;
Une invisible main suspend sur votre tête
Le glaive menaçant que la vengeance apprête ;
Bientôt, de vos forfaits vous-même épouvanté,
Fuyant loin de ce trône où vous êtes monté,
Privé des feux sacrés et des eaux salutaires,
Remplissant de vos cris les antres solitaires,
Partout d’un dieu vengeur vous sentirez les coups :
Vous chercherez la mort : la mort fuira de vous.
Le ciel, ce ciel témoin de tant d’objets funèbres,
N’aura plus pour vos yeux que d’horribles ténèbres :
Au crime, au châtiment, malgré vous destiné,
Vous seriez trop heureux de n’être jamais né.
J’ai forcé jusqu’ici ma colère à t’entendre ;
Si ton sang méritait qu’on daignât le répandre,
De ton juste trépas mes regards satisfaits
De ta prédiction préviendraient les effets.
Va, fuis, n’excite plus le transport qui m’agite,
Et respecte un courroux que ta présence irrite ;
Fuis, d’un mensonge indigne abominable auteur.
Vous me traitez toujours de traître et d’imposteur :
Votre père autrefois me croyait plus sincère.
Arrête : que dis-tu ? Qui ? Polybe mon père…
Vous apprendrez trop tôt votre funeste sort ;
Ce jour va vous donner la naissance et la mort.
Vos destins sont comblés, vous allez vous connaître.
Malheureux ! Savez-vous quel sang vous donna l’être ?
Entouré de forfaits à vous seul réservés,
Savez-vous seulement avec qui vous vivez ?
Ô Corinthe ! ô Phocide ! Exécrable hyménée !
Je vois naître une race impie, infortunée,
Digne de sa naissance, et de qui la fureur
Remplira l’univers d’épouvante et d’horreur.
Sortons.
Scène V.
Je ne sais où je suis ; ma fureur est tranquille :
Il me semble qu’un dieu descendu parmi nous,
Maître de mes transports, enchaîne mon courroux,
Et, prêtant au pontife une force divine,
Par sa terrible voix m’annonce ma ruine.
Si vous n’aviez, seigneur, à craindre que des rois,
Philoctète avec vous combattrait sous vos lois ;
Mais un prêtre est ici d’autant plus redoutable
Qu’il vous perce à nos yeux par un trait respectable.
Fortement appuyé sur des oracles vains,
Un pontife est souvent terrible aux souverains ;
Et, dans son zèle aveugle, un peuple opiniâtre,
De ses liens sacrés imbécile idolâtre,
Foulant par piété les plus saintes des lois,
Croit honorer les dieux en trahissant ses rois ;
Surtout quand l’intérêt, père de la licence,
Vient de leur zèle impie enhardir l’insolence.
Ah ! Seigneur, vos vertus redoublent mes douleurs :
La grandeur de votre âme égale mes malheurs ;
Accablé sous le poids du soin qui me dévore,
Vouloir me soulager, c’est m’accabler encore.
Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur ?
Quel crime ai-je commis ? Est-il vrai, dieu vengeur ?
Seigneur, c’en est assez, ne parlons plus de crime ;
À ce peuple expirant il faut une victime ;
Il faut sauver l’état, et c’est trop différer.
Épouse de Laïus, c’est à moi d’expirer ;
C’est à moi de chercher sur l’infernale rive
D’un malheureux époux l’ombre errante et plaintive ;
De ses mânes sanglants j’apaiserai les cris ;
J’irai… puissent les dieux, satisfaits à ce prix,
Contents de mon trépas, n’en point exiger d’autre,
Et que mon sang versé puisse épargner le vôtre !
Vous, mourir ! Vous, madame ! Ah ! N’est-ce point assez
De tant de maux affreux sur ma tête amassés ?
Quittez, reine, quittez ce langage terrible ;
Le sort de votre époux est déjà trop horrible,
Sans que, de nouveaux traits venant me déchirer,
Vous me donniez encor votre mort à pleurer.
Suivez mes pas, rentrons ; il faut que j’éclaircisse
Un soupçon que je forme avec trop de justice.
Venez.
Comment, seigneur, vous pourriez…
Et venez dissiper ou combler mon effroi.
ACTE QUATRIÈME.
Scène I.
Non, quoi que vous disiez, mon âme inquiétée
De soupçons importuns n’est pas moins agitée.
Le grand-prêtre me gêne, et, prêt à l’excuser,
Je commence en secret moi-même à m’accuser.
Sur tout ce qu’il m’a dit, plein d’une horreur extrême,
Je me suis en secret interrogé moi-même ;
Et mille événements de mon âme effacés
Se sont offerts en foule à mes esprits glacés.
Le passé m’interdit, et le présent m’accable ;
Je lis dans l’avenir un sort épouvantable :
Et le crime partout semble suivre mes pas.
Eh quoi ! Votre vertu ne vous rassure pas !
N’êtes-vous pas enfin sûr de votre innocence ?
On est plus criminel quelquefois qu’on ne pense.
Ah ! D’un prêtre indiscret dédaignant les fureurs,
Cessez de l’excuser par ces lâches terreurs.
Au nom du grand Laïus et du courroux céleste,
Quand Laïus entreprit ce voyage funeste,
Avait-il près de lui des gardes, des soldats ?
Je vous l’ai déjà dit, un seul suivait ses pas.
Un seul homme ?
[12],
Dédaignait comme vous une pompe importune ;
On ne voyait jamais marcher devant son char[13]
D’un bataillon nombreux le fastueux rempart ;
Au milieu des sujets soumis à sa puissance,
Comme il était sans crainte, il marchait sans défense ;
Par l’amour de son peuple il se croyait gardé.
Ô héros ! Par le ciel aux mortels accordé,
Des véritables rois exemple auguste et rare !
Œdipe a-t-il sur toi porté sa main barbare ?
Dépeignez-moi du moins ce prince malheureux.
Puisque vous rappelez un souvenir fâcheux,
Malgré le froid des ans, dans sa mâle vieillesse,
Ses yeux brillaient encor du feu de la jeunesse ;
Son front cicatrisé sous ses cheveux blanchis[14]
Imprimait le respect aux mortels interdits ;
Et si j’ose, seigneur, dire ce que j’en pense,
Laïus eut avec vous assez de ressemblance ;
Et je m’applaudissais de retrouver en vous,
Ainsi que les vertus, les traits de mon époux.
Seigneur, qu’a ce discours qui doive vous surprendre ?
J’entrevois des malheurs que je ne puis comprendre :
Je crains que par les dieux le pontife inspiré
Sur mes destins affreux ne soit trop éclairé.
Moi, j’aurais massacré !… dieux ! Serait-il possible ?
Cet organe des dieux est-il donc infaillible ?
Un ministère saint les attache aux autels ;
Ils approchent des dieux, mais ils sont des mortels.
Pensez-vous qu’en effet, au gré de leur demande,
Du vol de leurs oiseaux la vérité dépende ?
Que sous un fer sacré des taureaux gémissants
Dévoilent l’avenir à leurs regards perçants,
Et que de leurs festons ces victimes ornées
Des humains dans leurs flancs portent les destinées[15] ?
Non, non : chercher ainsi l’obscure vérité,
C’est usurper les droits de la divinité.
Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science[16].
Ah dieux ! S’il était vrai, quel serait mon bonheur !
Seigneur, il est trop vrai ; croyez-en ma douleur.
Comme vous autrefois pour eux préoccupée,
Hélas ! Pour mon malheur je suis bien détrompée,
Et le ciel me punit d’avoir trop écouté
D’un oracle imposteur la fausse obscurité.
Il m’en coûta mon fils. Oracles que j’abhorre !
Sans vos ordres, sans vous, mon fils vivrait encore.
Votre fils ! Par quel coup l’avez-vous donc perdu ?
Quel oracle sur vous les dieux ont-ils rendu ?
Apprenez, apprenez, dans ce péril extrême,
Ce que j’aurais voulu me cacher à moi-même ;
Et d’un oracle faux ne vous alarmez plus.
Seigneur, vous le savez, j’eus un fils de Laïus.
Sur le sort de mon fils ma tendresse inquiète
Consulta de nos dieux la fameuse interprète.
Quelle fureur, hélas ! De vouloir arracher
Des secrets que le sort a voulu nous cacher !
Mais enfin j’étais mère, et pleine de faiblesse ;
Je me jetai craintive aux pieds de la prêtresse :
Voici ses propres mots, j’ai dû les retenir :
Pardonnez si je tremble à ce seul souvenir.
« Ton fils tuera son père, et ce fils sacrilége,
Inceste et parricide… » ô dieux ! Achèverai-je ?
Eh bien ! Madame ?
Que mon fils, que ce monstre entrerait dans mon lit :
Que je le recevrais, moi, seigneur, moi sa mère,
Dégouttant dans mes bras du meurtre de son père ;
Et que, tous deux unis par ces liens affreux,
Je donnerais des fils à mon fils malheureux.
Vous vous troublez, seigneur, à ce récit funeste ;
Vous craignez de m’entendre et d’écouter le reste.
Ah ! Madame, achevez : dites, que fîtes-vous
De cet enfant, l’objet du céleste courroux ?
Je crus les dieux, seigneur ; et, saintement cruelle,
J’étouffai pour mon fils mon amour maternelle.
En vain de cet amour l’impérieuse voix
S’opposait à nos dieux, et condamnait leurs lois ;
Il fallut dérober cette tendre victime
Au fatal ascendant qui l’entraînait au crime,
Et, pensant triompher des horreurs de son sort,
J’ordonnai par pitié qu’on lui donnât la mort.
Ô pitié criminelle autant que malheureuse !
Ô d’un oracle faux obscurité trompeuse !
Quel fruit me revient-il de mes barbares soins
Mon malheureux époux n’en expira pas moins ;
Dans le cours triomphant de ses destins prospères
Il fut assassiné par des mains étrangères :
Ce ne fut point son fils qui lui porta ces coups ;
Et j’ai perdu mon fils sans sauver mon époux !
Que cet exemple affreux puisse au moins vous instruire !
Bannissez cet effroi qu’un prêtre vous inspire ;
Profitez de ma faute, et calmez vos esprits.
Après le grand secret que vous m’avez appris,
Il est juste à mon tour que ma reconnaissance
Fasse de mes destins l’horrible confidence.
Lorsque vous aurez su, par ce triste entretien,
Le rapport effrayant de votre sort au mien,
Peut-être, ainsi que moi, frémirez-vous de crainte.
Le destin m’a fait naître au trône de Corinthe :
Cependant de Corinthe et du trône éloigné,
Je vois avec horreur les lieux où je suis né.
Un jour, ce jour affreux, présent à ma pensée,
Jette encor la terreur dans mon âme glacée ;
Pour la première fois, par un don solennel,
Mes mains jeunes encor enrichissaient l’autel :
Du temple tout à coup les combles s’entr’ouvrirent ;
De traits affreux de sang les marbres se couvrirent ;
De l’autel ébranlé par de longs tremblements
Une invisible main repoussait mes présents ;
Et les vents, au milieu de la foudre éclatante,
Portèrent jusqu’à moi cette voix effrayante :
« Ne viens plus des lieux saints souiller la pureté ;
Du nombre des vivants les dieux t’ont rejeté ;
Ils ne reçoivent point tes offrandes impies ;
Va porter tes présents aux autels des furies ;
Conjure leurs serpents prêts à te déchirer ;
Va, ce sont là les dieux que tu dois implorer. »
Tandis qu’à la frayeur j’abandonnais mon âme,
Cette voix m’annonça, le croirez-vous, madame ?
Tout l’assemblage affreux des forfaits inouïs
Dont le ciel autrefois menaça votre fils,
Me dit que je serais l’assassin de mon père.
Ah dieux !
Que je serais le mari de ma mère.
Où suis-je ? Quel démon en unissant nos cœurs,
Cher prince, a pu dans nous rassembler tant d’horreurs ?
Il n’est pas encor temps de répandre des larmes ;
Vous apprendrez bientôt d’autres sujets d’alarmes.
Écoutez-moi, madame, et vous allez trembler.
Du sein de ma patrie il fallut m’exiler.
Je craignis que ma main, malgré moi criminelle,
Aux destins ennemis ne fût un jour fidèle ;
Et, suspect à moi-même, à moi-même odieux,
Ma vertu n’osa point lutter contre les dieux.
Je m’arrachai des bras d’une mère éplorée ;
Je partis, je courus de contrée en contrée ;
Je déguisai partout ma naissance et mon nom :
Un ami de mes pas fut le seul compagnon.
Dans plus d’une aventure, en ce fatal voyage,
Le dieu qui me guidait seconda mon courage :
Heureux si j’avais pu, dans l’un de ces combats,
Prévenir mon destin par un noble trépas !
Mais je suis réservé sans doute au parricide.
Enfin je me souviens qu’aux champs de la Phocide
(et je ne conçois pas par quel enchantement
J’oubliais jusqu’ici ce grand événement ;
La main des dieux sur moi si longtemps suspendue
Semble ôter le bandeau qu’ils mettaient sur ma vue),
Dans un chemin étroit je trouvai deux guerriers
Sur un char éclatant que traînaient deux coursiers ;
Il fallut disputer, dans cet étroit passage,
Des vains honneurs du pas le frivole avantage.
J’étais jeune et superbe, et nourri dans un rang
Où l’on puisa toujours l’orgueil avec le sang.
Inconnu, dans le sein d’une terre étrangère,
Je me croyais encore au trône de mon père ;
Et tous ceux qu’à mes yeux le sort venait offrir
Me semblaient mes sujets, et faits pour m’obéir :
Je marche donc vers eux, et ma main furieuse
Arrête des coursiers la fougue impétueuse ;
Loin du char à l’instant ces guerriers élancés
Avec fureur sur moi fondent à coups pressés.
La victoire entre nous ne fut point incertaine :
Dieux puissants, je ne sais si c’est faveur ou haine,
Mais sans doute pour moi contre eux vous combattiez ;
Et l’un et l’autre enfin tombèrent à mes pieds.
L’un d’eux, il m’en souvient, déjà glacé par l’âge,
Couché sur la poussière, observait mon visage ;
Il me tendit les bras, il voulut me parler ;
De ses yeux expirants je vis des pleurs couler ;
Moi-même en le perçant, je sentis dans mon âme,
Tout vainqueur que j’étais… vous frémissez, madame.
Seigneur, voici Phorbas ; on le conduit ici.
Hélas ! Mon doute affreux va donc être éclairci !
Scène II.
Viens, malheureux vieillard, viens, approche… À sa vue
D’un trouble renaissant je sens mon âme émue ;
Un confus souvenir vient encor m’affliger :
Je tremble de le voir et de l’interroger.
Eh bien ! Est-ce aujourd’hui qu’il faut que je périsse ?
Grande reine, avez-vous ordonné mon supplice ?
Vous ne fûtes jamais injuste que pour moi.
Rassurez-vous, Phorbas, et répondez au roi.
Au roi !
C’est devant lui que je vous fais paraître.
Ô dieux ! Laïus est mort, et vous êtes mon maître !
Vous, seigneur ?
Tu fus le seul témoin du meurtre de Laïus ;
Tu fus blessé, dit-on, en voulant le défendre.
Seigneur, Laïus est mort, laissez en paix sa cendre ;
N’insultez pas du moins au malheureux destin
D’un fidèle sujet blessé de votre main.
Je t’ai blessé ? Qui, moi ?
Contentez votre envie ;
Achevez de m’ôter une importune vie ;
Seigneur, que votre bras, que les dieux ont trompé,
Verse un reste de sang qui vous est échappé ;
Et puisqu’il vous souvient de ce sentier funeste
Où mon roi…
J’ai tout fait, je le vois, c’en est assez. Ô dieux !
Enfin après quatre ans vous dessillez mes yeux.
Hélas ! Il est donc vrai !
Attaqua vers Daulis en cet étroit passage !
Oui, c’est toi : vainement je cherche à m’abuser ;
Tout parle contre moi, tout sert à m’accuser ;
Et mon œil étonné ne peut te méconnaître.
Il est vrai, sous vos coups j’ai vu tomber mon maître ;
Vous avez fait le crime, et j’en fus soupçonné ;
J’ai vécu dans les fers, et vous avez régné.
Va, bientôt à mon tour je me rendrai justice ;
Va, laisse-moi du moins le soin de mon supplice :
Laisse-moi, sauve-moi de l’affront douloureux
De voir un innocent que j’ai fait malheureux.
Scène III.
Jocaste… car enfin la fortune jalouse
M’interdit à jamais le tendre nom d’épouse ;
Vous voyez mes forfaits : libre de votre foi,
Frappez, délivrez-vous de l’horreur d’être à moi.
Hélas !
Prenez ce fer, instrument de ma rage ;
Qu’il vous serve aujourd’hui pour un plus juste usage ;
Plongez-le dans mon sein.
Que faites-vous, seigneur ?
Arrêtez ; modérez cette aveugle douleur ;
Vivez.
Je dois mourir.
Écoutez ma prière.
Ah ! Je n’écoute rien ;
J’ai tué votre époux.
Mais vous êtes le mien.
Je le suis par le crime.
Il est involontaire.
N’importe, il est commis.
Ô comble de misère !
Ô trop funeste hymen ! ô feux jadis si doux !
Ils ne sont point éteints ; vous êtes mon époux.
Non, je ne le suis plus ; et ma main ennemie
N’a que trop bien rompu le saint nœud qui nous lie.
Je remplis ces climats du malheur qui me suit.
Redoutez-moi, craignez le dieu qui me poursuit ;
Ma timide vertu ne sert qu’à me confondre,
Et de moi désormais je ne puis plus répondre.
Peut-être de ce dieu partageant le courroux,
L’horreur de mon destin s’étendrait jusqu’à vous :
Ayez du moins pitié de tant d’autres victimes ;
Frappez, ne craignez rien, vous m’épargnez des crimes.
Ne vous accusez point d’un destin si cruel ;
Vous êtes malheureux, et non pas criminel :
Dans ce fatal combat que Daulis vous vit rendre,
Vous ignoriez quel sang vos mains allaient répandre ;
Et, sans trop rappeler cet affreux souvenir,
Je ne puis que me plaindre, et non pas vous punir.
Vivez…
Moi, que je vive ! Il faut que je vous fuie.
Hélas ! Où traînerai-je une mourante vie ?
Sur quels bords malheureux, en quels tristes climats,
Ensevelir l’horreur qui s’attache à mes pas ?
Irai-je, errant encore, et me fuyant moi-même,
Mériter par le meurtre un nouveau diadème ?
Irai-je dans Corinthe, où mon triste destin
À des crimes plus grands réserve encor ma main ?
Corinthe ! Que jamais ta détestable rive…
Scène IV.
Seigneur, en ce moment un étranger arrive :
Il se dit de Corinthe, et demande à vous voir.
Allons, dans un moment je vais le recevoir.
Adieu : que de vos pleurs la source se dissipe.
Vous ne reverrez plus l’inconsolable Œdipe :
C’en est fait, j’ai régné, vous n’avez plus d’époux ;
En cessant d’être roi, je cesse d’être à vous.
Je pars : je vais chercher, dans ma douleur mortelle,
Des pays où ma main ne soit point criminelle ;
Et vivant loin de vous, sans états, mais en roi,
Justifier les pleurs que vous versez pour moi.
ACTE CINQUIÈME.
Scène I.
Finissez vos regrets, et retenez vos larmes :
Vous plaignez mon exil, il a pour moi des charmes ;
Ma fuite à vos malheurs assure un prompt secours ;
En perdant votre roi vous conservez vos jours.
Du sort de tout ce peuple il est temps que j’ordonne.
J’ai sauvé cet empire en arrivant au trône :
J’en descendrai du moins comme j’y suis monté ;
Ma gloire me suivra dans mon adversité.
Mon destin fut toujours de vous rendre la vie ;
Je quitte mes enfants, mon trône, ma patrie :
Écoutez-moi du moins pour la dernière fois ;
Puisqu’il vous faut un roi, consultez-en mon choix.
Philoctète est puissant, vertueux, intrépide :
Un monarque est son père[17], il fut l’ami d’Alcide ;
Que je parte, et qu’il règne. Allez chercher Phorbas,
Qu’il paraisse à mes yeux, qu’il ne me craigne pas ;
Il faut de mes bontés lui laisser quelque marque,
Et quitter mes sujets et le trône en monarque.
Que l’on fasse approcher l’étranger devant moi.
Vous, demeurez.
Scène II.
vois ?
Icare, est-ce vous que jeVous, de mes premiers ans sage dépositaire,
Vous, digne favori de Polybe mon père ?
Quel sujet important vous conduit parmi nous ?
Seigneur, Polybe est mort.
Mon père…
Dans la nuit du tombeau les ans l’ont fait descendre ;
Ses jours étaient remplis, il est mort à mes yeux.
Qu’êtes-vous devenus, oracles de nos dieux ?
Vous qui faisiez trembler ma vertu trop timide,
Vous qui me prépariez l’horreur d’un parricide.
Mon père est chez les morts, et vous m’avez trompé ;
Malgré vous dans son sang mes mains n’ont point trempé.
Ainsi de mon erreur esclave volontaire,
Occupé d’écarter un mal imaginaire,
J’abandonnais ma vie à des malheurs certains,
Trop crédule artisan de mes tristes destins !
Ô ciel ! Et quel est donc l’excès de ma misère
Si le trépas des miens me devient nécessaire ?
Si, trouvant dans leur perte un bonheur odieux,
Pour moi la mort d’un père est un bienfait des dieux ?
Allons, il faut partir ; il faut que je m’acquitte
Des funèbres tributs que sa cendre mérite.
Partons. Vous vous taisez, je vois vos pleurs couler :
Que ce silence…
Ô ciel ! Oserai-je parler ?
Vous reste-t-il encor des malheurs à m’apprendre ?
Un moment sans témoin daignerez-vous m’entendre ?
Allez, retirez-vous. Que va-t-il m’annoncer ?
À Corinthe, seigneur, il ne faut plus penser :
Si vous y paraissez, votre mort est jurée.
Eh ! Qui de mes états me défendrait l’entrée ?
Du sceptre de Polybe un autre est l’héritier.
Est-ce assez ? Et ce trait sera-t-il le dernier ?
Poursuis, destin, poursuis, tu ne pourras m’abattre.
Eh bien ! J’allais régner ; Icare, allons combattre :
À mes lâches sujets courons me présenter.
Parmi ces malheureux, prompts à se révolter,
Je puis trouver du moins un trépas honorable :
Mourant chez les Thébains, je mourrais en coupable ;
Je dois périr en roi. Quels sont mes ennemis ?
Parle, quel étranger sur mon trône est assis ?
Le gendre de Polybe ; et Polybe lui-même
Sur son front en mourant a mis le diadème.
À son maître nouveau tout le peuple obéit.
Eh quoi ! Mon père aussi, mon père me trahit ?
De la rebellion mon père est le complice ?
Il me chasse du trône !
Vous n’étiez point son fils.
Icare !…
Je révèle en tremblant ce terrible secret ;
Mais il le faut, seigneur ; et toute la province…
Je ne suis point son fils !
A tout dit en mourant. De ses remords pressé,
Pour le sang de nos rois il vous a renoncé ;
Et moi, de son secret confident et complice,
Craignant du nouveau roi la sévère justice,
Je venais implorer votre appui dans ces lieux.
Je n’étais point son fils ! Et qui suis-je, grands dieux[18] ?
Le ciel, qui dans mes mains a remis votre enfance,
D’une profonde nuit couvre votre naissance ;
Et je sais seulement qu’en naissant condamné,
Et sur un mont désert à périr destiné,
La lumière sans moi vous eût été ravie.
Ainsi donc mon malheur commence avec ma vie ;
J’étais dès le berceau l’horreur de ma maison.
Où tombai-je en vos mains ?
Sur le mont Cithéron.
Près de Thèbes ?
Exposa votre enfance en ce lieu solitaire.
Quelque dieu bienfaisant guida vers vous mes pas :
La pitié me saisit, je vous pris dans mes bras ;
Je ranimai dans vous la chaleur presque éteinte.
Vous viviez ; aussitôt je vous porte à Corinthe ;
Je vous présente au prince : admirez votre sort !
Le prince vous adopte au lieu de son fils mort ;
Et par ce coup adroit, sa politique heureuse
Affermit pour jamais sa puissance douteuse.
Sous le nom de son fils vous fûtes élevé
Par cette même main qui vous avait sauvé.
Mais le trône en effet n’était point votre place ;
L’intérêt vous y mit, le remords vous en chasse.
Ô vous qui présidez aux fortunes des rois,
Dieux ! Faut-il en un jour m’accabler tant de fois,
Et, préparant vos coups par vos trompeurs oracles,
Contre un faible mortel épuiser les miracles ?
Mais ce vieillard, ami, de qui tu m’as reçu,
Depuis ce temps fatal ne l’as-tu jamais vu ?
Jamais ; et le trépas vous a ravi peut-être
Le seul qui vous eût dit quel sang vous a fait naître.
Mais longtemps de ses traits mon esprit occupé
De son image encore est tellement frappé
Que je le connaîtrais s’il venait à paraître.
Malheureux ! Eh ! Pourquoi chercher à le connaître ?
Je devrais bien plutôt, d’accord avec les dieux,
Chérir l’heureux bandeau qui me couvre les yeux.
J’entrevois mon destin ; ces recherches cruelles
Ne me découvriront que des horreurs nouvelles.
Je le sais ; mais, malgré les maux que je prévois,
Un désir curieux m’entraîne loin de moi.
Je ne puis demeurer dans cette incertitude ;
Le doute en mon malheur est un tourment trop rude ;
J’abhorre le flambeau dont je veux m’éclairer ;
Je crains de me connaître, et ne puis m’ignorer.
Scène III.
Ah ! Phorbas, approchez !
Plus je le vois, et plus… ah !
Seigneur, c’est lui-même ;
C’est lui.
Pardonnez-moi si vos traits inconnus…
Quoi ! Du mont Cithéron ne vous souvient-il plus ?
Comment ?
Cet enfant qu’au trépas…
Et de quel souvenir venez-vous m’accabler ?
Allez, ne craignez rien, cessez de vous troubler ;
Vous n’avez en ces lieux que des sujets de joie.
Œdipe est cet enfant.
Malheureux ! Qu’as-tu dit ?
Quoi que ce Thébain dise, il vous mit dans mes bras :
Vos destins sont connus, et voilà votre père…
Ô sort qui me confond ! ô comble de misère !
Je serais né de vous ? Le ciel aurait permis
Que votre sang versé…
Vous n’êtes point mon fils.
Eh quoi ! N’avez-vous point exposé mon enfance ?
Seigneur, permettez-moi de fuir votre présence,
Et de vous épargner cet horrible entretien.
Phorbas, au nom des dieux, ne me déguise rien.
Partez, seigneur, fuyez vos enfants et la reine.
Réponds-moi seulement ; la résistance est vaine.
Cet enfant, par toi-même à la mort destiné,
Le mis-tu dans ses bras ?
Que ce jour ne fût-il le dernier de ma vie !
Quel était son pays ?
Thèbes était sa patrie.
Tu n’étais point son père ?
D’un sang plus glorieux et plus infortuné.
Quel était-il enfin ?
Seigneur, qu’allez-vous faire ?
Achève, je le veux.
Jocaste était sa mère.
Et voilà donc le fruit de mes généreux soins ?
Qu’avons-nous fait tous deux ?
Je n’attendais pas moins.
Seigneur…
De vos affreux bienfaits craignez la récompense :
Fuyez ; à tant d’horreurs par vous seuls réservé,
Je vous punirais trop de m’avoir conservé.
Scène IV.
Le voilà donc rempli cet oracle exécrable
Dont ma crainte a pressé l’effet inévitable[19] !
Et je me vois enfin, par un mélange affreux,
Inceste et parricide, et pourtant vertueux.
Misérable vertu, nom stérile et funeste,
Toi par qui j’ai réglé des jours que je déteste,
À mon noir ascendant tu n’as pu résister :
Je tombais dans le piége en voulant l’éviter.
Un dieu plus fort que toi m’entraînait vers le crime ;
Sous mes pas fugitifs il creusait un abîme ;
Et j’étais, malgré moi, dans mon aveuglement,
D’un pouvoir inconnu l’esclave et l’instrument.
Voilà tous mes forfaits ; je n’en connais point d’autres.
Impitoyables dieux, mes crimes sont les vôtres,
Et vous m’en punissez !… où suis-je ? Quelle nuit
Couvre d’un voile affreux la clarté qui nous luit ?
Ces murs sont teints de sang ; je vois les Euménides
Secouer leurs flambeaux vengeurs des parricides ;
Le tonnerre en éclats semble fondre sur moi ;
L’enfer s’ouvre… ô Laïus, ô mon père ! Est-ce toi ?
Je vois, je reconnais la blessure mortelle
Que te fit dans le flanc cette main criminelle.
Punis-moi, venge-toi d’un monstre détesté,
D’un monstre qui souilla les flancs qui l’ont porté.
Approche, entraîne-moi dans les demeures sombres ;
J’irai de mon supplice épouvanter les ombres.
Viens, je te suis[20].
Scène V.
Vos redoutables cris sont venus jusqu’à moi.
Terre, pour m’engloutir entr’ouvre tes abîmes !
Quel malheur imprévu vous accable ?
Mes crimes.
Seigneur…
Fuyez, Jocaste.
Ah ! Trop cruel époux !
Malheureuse ! Arrêtez ; quel nom prononcez-vous ?
Moi, votre époux ! Quittez ce titre abominable,
Qui nous rend l’un à l’autre un objet exécrable.
Qu’entends-je ?
Laïus était mon père, et je suis votre fils.
Ô crime !
Ô jour affreux ! Jour à jamais terrible !
Égine, arrache-moi de ce palais horrible.
Hélas !
Si ta main, sans frémir, peut encor m’approcher,
Aide-moi, soutiens-moi, prends pitié de ta reine.
Dieux ! Est-ce donc ainsi que finit votre haine ?
Reprenez, reprenez vos funestes bienfaits ;
Cruels ! Il valait mieux nous punir à jamais.
Scène VI.
Peuples, un calme heureux écarte les tempêtes ;
Un soleil plus serein se lève sur vos têtes ;
Les feux contagieux ne sont plus allumés ;
Vos tombeaux qui s’ouvraient sont déjà refermés ;
La mort fuit, et le dieu du ciel et de la terre
Annonce ses bontés par la voix du tonnerre.
Quels éclats ! Ciel ! Où suis-je ? Et qu’est-ce que j’entends ?
Barbares !…
Laïus du sein des morts cesse de vous poursuivre ;
Il vous permet encor de régner et de vivre ;
Le sang d’Œdipe enfin suffit à son courroux.
Dieux !
Ô des noms les plus chers assemblage effroyable !
Il est donc mort ?
Des morts et des vivants semble le séparer :
Il s’est privé du jour avant que d’expirer.
Je l’ai vu dans ses yeux enfoncer cette épée
Qui du sang de son père avait été trempée ;
Il a rempli son sort ; et ce moment fatal
Du salut des Thébains est le premier signal.
Tel est l’ordre du ciel, dont la fureur se lasse ;
Comme il veut, aux mortels il fait justice ou grâce ;
Ses traits sont épuisés sur ce malheureux fils.
Vivez, il vous pardonne.
Par un pouvoir affreux réservée à l’inceste,
La mort est le seul bien, le seul dieu qui me reste.
Laïus, reçois mon sang, je te suis chez les morts :
J’ai vécu vertueuse, et je meurs sans remords.
Ô malheureuse reine ! ô destin que j’abhorre !
Ne plaignez que mon fils, puisqu’il respire encore.
Prêtres, et vous Thébains, qui fûtes mes sujets,
Honorez mon bûcher, et songez à jamais
Qu’au milieu des horreurs du destin qui m’opprime,
J’ai fait rougir les dieux qui m’ont forcée au crime.
- ↑ Noms des acteurs : La Thorillière, Lavoy, Legrand, Du Boccage, Dangeville, Quinault (Philoctète), Fontenay, Dufresne (Œdipe), Poisson le fils, Duchemin ; Mmes Fonpré, Champvallon, Desmares (Jocaste), Salley, Gautier. — Recette : 2,743 livres. — Dans sa nouveauté, Œdipe eut quarante-cinq représentations. (G. A.)
- ↑ L’édition de Dresde, 1748, est la première qui porte Araspe. Dans les précédentes éditions, au lieu d’Araspe, on lisait Hidaspe. La Grange Chancel le reproche à Voltaire dans une épître dont j’ai rapporté le titre dans ma note ci-dessus, page 9. (B.)
- ↑ Il y a dans l’Œdipe de Corneille :
Ce monstre à voix humaine, aigle, femme, lion,
Se campait fièrement sur le mont Cithéron. (K.) - ↑ On sait qu’en 1807, pendant les fêtes de l’entrevue de Tilsitt, l’empereur de Russie Alexandre, en entendant ce vers à une représentation d’Œdipe, serra la main de son nouvel ami Napoléon, s’inclina, et dit : « Je ne l’ai jamais mieux senti. » Napoléon accepta la flatterie avec le même sérieux qu’Alexandre la lui adressait. (G. A.) »
- ↑ À la première représentation ce vers fut applaudi avec transport.
- ↑ Ces vers furent accueillis par un éclat de rire. « Le parterre, dit Voltaire lui-même, ne sentit d’abord que le prétendu ridicule d’avoir mis ces vers dans la bouche d’acteurs peu accoutumés. » (G. A.)
- ↑ Aux premières représentations, on appliqua ces vers à Louis XIV, dont la mémoire avait été outragée par les Parisiens, mais que déjà ils commençaient à regretter. (K.)
- ↑ Le 29 mai 1801, sous le consulat de Bonaparte, le roi d’Étrurie, Louis Ier, qui lui devait sa couronne, assistait à une représentation d’Œdipe, au Théâtre Français. On y applaudit, à plusieurs reprises, le vers :
J’ai fait des souverains, et n’ai point voulu l’être.
- ↑ C’est à cette scène, sans doute, que Voltaire s’avisa de paraître en portant la queue du grand-prêtre. La maréchale de Villars, qui assistait à la représentation, demanda quel était ce jeune homme qui voulait faire tomber la pièce. C’est l’auteur, lui répondit-on. Émerveillée de tant d’audace, elle se le fit présenter, et lui fit le plus charmant accueil.
- ↑ Racine a dit dans Esther (act. III, sc. v) :
Bientôt ton juste arrêt te sera prononcé
(B.) - ↑ Les acteurs, et surtout Quinault-Dufresne, ne voulaient pas du tout de ce quatrième acte, parce que, appartenant à Sophocle, il devait être insipide. La scène de la double confidence entre Œdipe et Jocaste fut pourtant la plus applaudie. (G. A.)
- ↑ La première fois que l’empereur Joseph II parut la Comédie-Française, à Paris en 1777, on donnait Œdipe, et le public lui appliqua ce vers. (K.)
- ↑ La Grange-Chancel, dans son Épître à Voltaire, dit sur cette rime :
Jamais un écrivain habile dans son art
Ne fit rimer les mots de char et de rempart. (B.) - ↑ Toutes les éditions portent cicatrisé ; mais on n’a pas pris garde que cicatrisé se dit d’une plaie qui commence à se fermer, au lieu que cicatricé signifie couvert de cicatrices. C’est dans ce sens que Boileau a dit dans son Épître IV :
Son front cicatricé rend son air furieux.
Voyez à cet égard, dans les éditions de Boileau de 1747, 1772 et 1812, les remarques judicieuses des éditeurs MM. Brossette, de Saint-Marc et Daunou. (Note de M. Miger.) — Cette observation est très-bonne ; mais chargé de reproduire Voltaire et non de le corriger, j’ai conservé le mot qu’il a employé. (B.) Le mot cicatricé est inusité.
- ↑ On lit dans le Scévole de Du Ryer :
Donc vous vous figurez qu’une bête assommée
Tienne notre fortune en son sein enfermée ;
Et que des animaux les sales intestins
Soient un temple adorable où parlent les destins. (K.) - ↑ « Un comédien disait un jour dans une bonne compagnie, raconte le jésuite Nonnotte, qu’il avait toujours remarqué, lorsqu’on prononçait ces vers sur la scène, l’application qu’en faisaient en même temps les spectateurs. Sans doute que le poëte l’a également remarquée, et s’en est applaudi. »
- ↑ Il était fils du roi d’Eubée, aujourd’hui Négrepont.
- ↑ Corneille a dit dans son Œdipe (acte V, scène IX) :
Je ne suis point son fils ? Et qui suis-je, Iphicrate ?
Ce vers de Corneille est traduit de Sénèque (acte V, v. 950.) (B.) - ↑ Ce vers raconte tout Œdipe. On lit dans l’Œdipe de Corneille (acte V, scène V) :
Cependant je me trouve inceste et parricide. - ↑ L’acteur qui, au dix-huitième siècle, remplit le rôle d’Œdipe avec autant de succès que Quinault-Dufresne, fut Larive. Un jour, à Lyon, après une représentation de cette tragédie, on lui jeta une couronne avec un compliment, dont quatre vers :
Œdipe, de ton être agitant les ressorts,
De la nuit du tombeau t’inspire ses remords.
Tremblant, saisi d’horreur, je vois tes pas timides
Reculer à l’aspect des fières Euménides. (G. A.)