Garnier Frères (3p. 157-182).


La Famille.
(Suite.)


Après ces communications solennelles, les deux époux virent qu’ils n’avaient plus rien à craindre de ces hommes, et Évenor, voulant se faire connaître à eux, leur dit son nom ; alors le jeune Ops, se jetant dans ses bras :

— « Ô mon frère, s’écria-t-il, ne te souviens-tu donc pas de moi ? de moi qui, malgré mon jeune âge, avais gardé la mémoire de tes traits et m’imaginais te reconnaître sous ceux de quelque divinité bienfaisante ? Hélas ! j’ose à peine te regarder ; car, après les larmes que ta fuite a coûtées à notre mère, je suis cent fois plus coupable qu’un autre de l’avoir quittée aussi.

— Sois pardonné, ô mon frère, répondit Évenor en le serrant dans ses bras, puisque nous allons porter à ceux qui nous ont donné le jour la consolation et la joie. J’ai le droit de te promettre ce pardon de leur part, car ce n’est pas ma volonté qui m’a éloigné d’eux si longtemps. »

C’est alors qu’Évenor raconta son histoire et donna une nouvelle autorité à son enseignement en révélant l’histoire des dives. Il passa ensuite quelque temps avec Leucippe parmi les exilés ; car, malgré l’impatience qu’il éprouvait de revoir ses parents, il n’osait transporter ces fils coupables sur l’autre rive, avant de les avoir ramenés à la vie d’innocence, avec ces notions de morale et de religion sans lesquelles l’innocence ne pouvait plus suffire à la famille humaine. Les exilés acceptaient sa parole avec ardeur ; la beauté idéale du couple divin, sa douceur dans la supériorité et sa sagesse dans l’enthousiasme eussent suffi à dominer des âmes neuves, quand même la science, venue des dives, n’eût pas revêtu un caractère merveilleux et un attrait invincible pour l’imagination.

Enfin le moment vint où la barque put transporter par petits groupes les exilés à l’autre bord. Évenor leur ayant fait examiner et comprendre cette invention de l’industrie humaine, l’amarra fortement dans un endroit convenable ; puis on quitta le fleuve et on commença bientôt à remonter les versants du plateau, en évitant de s’approcher du village des libres, dont on craignait les insultes. Évenor, s’étant fait indiquer la position de cet établissement, dirigea sa troupe par le raisonnement et par l’orientation, et, en peu de jours, il revit les cabanes de sa tribu.

Le départ des hommes nouveaux avait changé l’existence des hommes anciens. Plus de la moitié des familles s’étant trouvées tout à coup privées de leurs membres les plus actifs et les plus énergiques, l’ancienne tendance à l’apathie avait repris son empire. À la douleur des mères avait succédé un redoublement d’amour pour les jeunes enfants ; mais en même temps, une vive crainte de les voir bientôt s’affranchir du joug de l’habitude pour se créer une existence à part, avait instinctivement contribué à entraver leur développement naturel. Les jeunes vierges qui avaient fui et qui étaient revenues, étaient punies et de leur départ et de leur retour. On les avait accueillies avec joie, mais on ne savait pas leur tenir assez de compte d’une faute rachetée par le repentir et fièrement expiée par le célibat, car les jeunes hommes restés dans la tribu leur avaient préféré celles de leurs compagnes qui ne l’avaient pas quittée, et leur existence était mélancolique, leur attitude chagrine et hautaine. Les jeunes parents se sentaient entraînés vers la nonchalance, lassitude de l’âme, qui s’empare d’autant plus aisément de l’homme qu’il a moins réfléchi et moins souffert. L’inexpérience a peu de force pour combattre. Les vieillards s’étaient sentis sollicités par l’égoïsme, du moment où une notable portion de leur famille, et par conséquent de leur âme, s’était séparée d’eux. Les nouveaux époux, comparant leur sort avec celui des filles vierges, privées d’avenir, et des absents privés de femmes, se disaient naïvement :

— « Nous avons bien fait de rester ici et de ne nous laisser aller à aucune nouveauté. Les autres sont à plaindre. » Et, en disant cela, ils ne songeaient pas à les plaindre réellement. Enfin, dans la tribu-mère, la virtualité humaine rétrogradait, par suite du trop rapide essor qu’elle avait voulu prendre dans les tribus nouvelles.

Une seule femme avait gardé l’énergie de son cœur : c’était Aïs, la mère d’Évenor. La première parmi celles de sa race, elle avait souffert et elle avait agi. Pendant des années, elle avait pleuré et cherché son enfant. La fuite de son second fils avait ravivé ses douleurs et elle avait essayé aussi de retrouver celui-là. Elle avait couru après lui, elle avait essayé de franchir le fleuve, elle avait failli y périr. Elle y était retournée déjà deux fois, et elle s’était promis d’y retourner jusqu’à ce qu’elle pût le traverser.

Quand la caravane des exilés parut dans la plaine, aux rouges clartés du soir, il y eut un cri de surprise dans la tribu. Ce fut une des filles vierges qui l’aperçut la première et qui s’écria :

— « Voici ceux qui ont voulu nous commander et qui, las de vivre sans nous, reviennent maintenant nous parler avec douceur. Mais, si vous m’en croyez, nous n’irons point avec eux une autre fois, et nous les obligerons de demeurer ici avec nous.

Quelques-unes se réjouirent, d’autres s’effrayèrent. Peut-être, disaient-elles, le méchant Sath est-il à leur tête, et ferions-nous bien de nous cacher, pour qu’on ne nous emmène pas malgré nous.

Mais il y en eut qui, ne pouvant tenir à leur curiosité ou à l’impatience d’assurer leur union retardée, coururent ingénûment, quoique tremblantes, à la rencontre des arrivants.

Cependant une femme les devança, une femme encore belle et agile, quoique ses cheveux eussent prématurément blanchi et qu’elle eût affronté de grandes fatigues. C’était Aïs, qui n’avait jamais passé un jour sans promener, par une douloureuse habitude mêlée d’espoir, ses regards inquiets sur la plaine, avant de rentrer dans sa cabane. Dès qu’elle avait vu paraître la tribu voyageuse, elle s’était élancée, et la voilà qui courait au devant d’Évenor, comme si elle eût été assurée de son approche.

Comme un berger qui ramène son troupeau vers le bercail, Évenor marchait le premier, prêtant l’appui de son épaule et de son bras à sa chère Leucippe, un peu fatiguée et penchée sur lui.

Dès qu’il vit accourir sa mère, il la reconnut, non pas à ses traits qui avaient changé et qu’il se rappelait faiblement, mais à l’émotion qu’elle laissait paraître et à celle qu’il éprouvait lui-même ; et avant qu’Ops, qui marchait à ses côtés, lui eût dit :

« C’est elle ! » il s’était écrié en entraînant Leucippe à sa rencontre : « La voilà ! »

Aïs cherchait des yeux son jeune fils, et dès qu’elle le vit, elle ne vit plus que lui. Elle croyait qu’Évenor n’était plus, et elle ne pouvait pas compter sur une double joie, mais dès qu’elle tint Ops serré contre sa poitrine, elle leva les yeux sur le beau couple qui réclamait ses caresses, et, saisie d’admiration et de respect, elle dit : « Voici deux envoyés du ciel qui me ramènent mon fils ; qu’ils soient bénis ! »

Aïs avait trouvé en elle-même la notion de Dieu, sans autre révélation que celle de la douleur.

— « Ô ma mère, dit Évenor, tu as deviné le ciel, et voilà qu’il nous réunit parce que tu n’as pas douté ! »

Aïs tomba sur ses genoux, et, dans une sorte de délire, elle embrassa la terre, disant :

« — Ô heureux ceux qui naissent et ceux qui meurent ici-bas, puisque des enfants leur sont donnés ! »

Puis, elle contempla Évenor avec ivresse et Leucippe avec adoration, et elle ne pouvait ni leur parler ni les écouter. Elle questionnait Ops sur leur compte, comme si elle les eût pris pour les images d’un rêve, et elle n’entendait aucune réponse. Elle parlait au hasard et disait des mots qu’elle n’entendait pas elle-même. Puis, tout à coup, elle les quitta pour aller chercher son mari et ses filles qui approchaient plus lentement, et, voulant leur dire quelle joie leur arrivait, elle ne put que pleurer.

Pendant qu’Évenor savourait les caresses et les transports de sa famille, les exilés n’étaient pas accueillis par les leurs avec une joie sans mélange. Leur maigreur et leur pâleur que l’on ne s’expliquait point, car, dans cette heureuse région, nul n’avait jamais souffert de la faim et de la fatigue, inspiraient une sorte de crainte, et leurs mères elles-mêmes hésitaient à les reconnaître. Les vieillards s’inquiétaient davantage de leur aspect et se disaient tout bas entre eux :

« Voici du trouble et des agitations qui nous avaient quittés et qui nous reviennent, quand on commençait à oublier le mal et la peine. »

Évenor vit bien que ces enfants prodigues ne savaient pas expliquer leur repentir, et qu’il fallait les aider à reconquérir l’amour de leurs parents. Il parla en leur nom ; il raconta non pas tous leurs égarements, mais toutes leurs douleurs, et Leucippe, parlant à son tour, acheva d’attendrir les cœurs et de ramener la confiance.

Dans sa propre tribu, malgré sa longue absence et les lumières qu’il y avait puisées, Évenor n’inspira cependant pas l’enthousiasme qui l’avait accueilli chez les exilés. Les imaginations étaient plus froides et l’abondance des biens de la vie ne prédispose pas aux affections exaltées. Excepté dans le cœur de son père et de sa mère, il ne rencontra chez personne une docilité aussi soudaine que celle qui s’était offerte à ses enseignements dans la forêt des sacrifices.

Sans Leucippe, il est à croire qu’il n’eût acquis aucune influence chez les anciens, enclins, comme tous les hommes sédentaires et satisfaits, à nier ce qu’ils n’avaient pas éprouvé. Mais Leucippe, d’origine inconnue, Leucippe, plus dive que femme par sa beauté particulière, par le don du chant et par le don du langage élevé et attendri, par son ignorance même des réalités de la vie pratique telle que les hommes l’entendaient, Leucippe enfin, traitée par Évenor avec une adoration respectueuse dont les hommes n’avaient aucune idée dans leurs faciles rapports avec leurs compagnes, revêtit subitement à leurs yeux un caractère exceptionnel, et quand, pour la première fois, Évenor leur parla des choses divines, ils voulurent adorer Leucippe comme une divinité : « Ne nous trompe pas, disaient-ils ; ta Leucippe n’est point de la même nature que nous. Elle connaît les secrets du ciel, et elle n’est pas née comme toi d’un homme et d’une femme, mais de cette écume des eaux où tu dis qu’une géante l’a trouvée. »

Il fallut bien des jours avant que la révélation de Téleïa fût acceptée et comprise d’une partie de la tribu sédentaire. Cette notion se répandit plus facilement dans la jeunesse que chez les esprits refroidis par l’âge. Elle était d’ailleurs présentée avec trop d’élévation et de candeur pour s’emparer d’une situation tranquille et d’une ignorance paresseuse. Si Leucippe eût voulu exploiter le prestige qu’elle exerçait, si elle eût consenti à personnifier la puissance suprême et à s’attribuer le don des miracles, elle eût pu en faire ; mais sa modestie repoussait toute imposture, et quand on vit qu’elle ne procédait que par la vérité, on retomba dans l’indifférence.