Garnier Frères (2p. 81-120).


VI

La Mère.


La dive continua :

« Oui, mes enfants, le mal existe. Vous savez que, dans l’ordre des choses matérielles, le langage qualifie de ce mot terrible les souffrances physiques de l’être ; mais vous ignorez que l’âme reçoit des blessures, traverse des fatigues et succombe à des maladies, aussi bien que le corps. Jusqu’à ce jour, je vous ai laissé ignorer que l’esprit pouvait être atteint par les accidents extérieurs qui menacent l’organisation. Je ne voulais pas vous faire perdre les délices de l’ignorance ; mais mon devoir est de vous donner la science complète et de vous avertir de la lutte où vous allez entrer fatalement.

» Tant que ce monde fut plongé dans des ténèbres qui l’isolaient pour ainsi dire du reste de l’univers, Dieu voulut qu’il fût éclairé, esprit et matière, d’une clarté puisée en lui-même. Aujourd’hui que l’infini s’est dévoilé aux regards du corps et à ceux de l’âme, les êtres doivent entrer dans la liberté de l’âme et du corps. La terre est livrée tout entière à ses nouveaux habitants. Elle s’est dégagée des dernières influences du chaos primitif, elle s’ouvre devant les pas humains. Les forêts s’éclaircissent, les plantes diminuent de vigueur, les animaux tendent à subir une autre domination que celle des éléments. Tout s’apprête à être possédé et modifié par l’homme. Tout, ici-bas, semble devoir être un instrument de sa vie, et rien de plus. Voici donc l’homme appelé à s’affranchir de Dieu même, dans l’apparence des choses, et là où commence la possibilité d’améliorer l’œuvre divine, commence aussi la possibilité de la détériorer. Tout ce qui sera détérioration de l’œuvre de la Providence sera donc le mal pour l’âme comme pour le corps, et tout ce qui sera développement sera le bien pour l’un et pour l’autre.

» Tu m’as dit, ô Évenor, que, chez vous autres, on connaissait déjà la différence du mal au bien, et que l’on instruisait les enfants dans le respect et l’amitié les uns des autres, pour les empêcher de se nuire mutuellement, ce qui serait le préjudice de la famille et le mal chez la race humaine. Cette notion est grande et vraie. Dans notre race angélique, elle était ignorée parce qu’elle était inutile. Nous étions sans travail et sans passions. Mais si nous eussions été investis d’une puissance complète ici-bas et d’une possession plus durable des choses de ce monde, nous eussions passé à votre état d’activité, de liberté et de moralité. Il n’en fut point ainsi. Destinés à disparaître, nous fûmes à la fois supérieurs à vous par la douceur naturelle, inférieurs par l’inaction relative. Mais moi, qui devais passer par une destinée particulière, unique peut-être dans cet âge de transition, j’ai dû connaître la liberté : le mal et le bien par conséquent.

» J’arrive, ô mes chers enfants, au récit de mes jours néfastes. Malgré les influences salutaires de leur dernière habitation près des exhalaisons volcaniques, les dives luttaient en vain contre l’alternative des saisons et contre celle des nuits et des jours. Accablés et languissants, ils ne désiraient pas se survivre les uns aux autres ; mais la croyance leur enjoignant d’attendre leur fin sans la hâter, ils se préservaient, autant qu’il leur était donné de le faire, des causes de la destruction. Mes frères et mes sœurs essayèrent encore de pâles hyménées qui ne furent point bénis ; ils s’endormirent dans le Seigneur sans laisser de postérité. Mon père et ma mère se sentant près de les suivre, joignirent la main d’Aria à la mienne. Nous étions leurs derniers enfants.

— Soyez époux, nous dirent-ils ; voici peut-être le dernier hyménée que les dives consacreront sur la terre. Si telle est la volonté de Dieu, mourez en vous aimant. Si, au contraire, vous êtes destinés à faire revivre une nouvelle famille, c’est que Dieu veut que la terre soit occupée encore par nos descendants, et que la race humaine soit une production éphémère comme tant d’autres qui n’ont peut-être fait que naître et mourir avant nous. Quoi qu’il en soit, vivez en paix avec les hommes, et s’ils viennent à vous, donnez-leur la lumière divine qu’ils ne paraissent point avoir au même degré que la lumière terrestre.

» Quand mon premier né vit le jour, nous étions seuls au monde, mon époux et moi. Nous avions enseveli les restes de nos parents dans ce gouffre qui gronde près de nous et où disparaissent les eaux bouillonnantes de la solfatare. Je ne vous dirai rien des formules de notre culte. Tout culte est fondé sur les origines qui doivent être celles de la race qui le pratique. Chaque race doit donc créer le sien en raison de la révélation qui lui est inspirée. Élevé dans le respect de nos coutumes, Aria n’avait point pleuré nos parents ; mais moi, chérie particulièrement de ma mère, je n’avais pu retenir mes larmes. J’avais senti, dès cet instant, que ma nature était modifiée, et que les affections terrestres avaient plus d’empire sur moi que sur mes semblables.

» Cette tendresse des entrailles se réveilla plus vive quand je fus mère pour la première fois, et à la seconde, voyant naître de moi une fille, je m’écriai, en embrassant mon époux : Voici la race des dives renouvelée. Nous avons pu vivre et donner la vie. Un couple béni nous survivra, destiné sans doute à repeupler le monde. Voici donc, non pas les derniers du passé, mais les premiers de l’avenir. Leur vie est plus précieuse qu’aucune autre, et nous devons tout faire pour la préserver.

» La vie n’est pas seulement ici, me répondait mon pieux compagnon ; elle est partout, et plus douce ailleurs pour ceux qui souffrent dans ce monde avec patience. Bénie soit l’arrivée de ces enfants dont nous ne serons jamais séparés, si nous leur enseignons la loi de l’amour divin.

» Aria parlait dignement ; mais moi, ivre d’orgueil, et en même temps accablée par ma faiblesse, je voulais le détourner du devoir d’initier nos enfants à cette sublime et terrible croyance qui, depuis longtemps portée jusqu’à l’enthousiasme chez les dives, leur inspirait le mépris de la vie et l’amour de la mort. Vois les enfants des hommes, lui disais-je, ils redoutent le mal, ils fuient le danger, ils ne savent rien de l’autre vie, ils ne connaissent pas Dieu. Et cependant Dieu les bénit et les protége ; ils vivent, ils sont joyeux, bruyants, pleins d’énergie. Leur vie semble une fête dont ils ne prévoient pas la fin. Si nous initions nos enfants, ils ne voudront plus, ils ne sauront pas vivre.

» Aria repoussait les suggestions de ma lâcheté, et moi, je lui reprochais avec amertume de ne pas aimer ses enfants pour eux-mêmes. Je l’accusais de fanatisme, et notre amour était troublé par une secrète préférence de mon cœur pour les enfants que le ciel m’avait donnés et que je ne voulais pas lui rendre. Aria s’en aperçut et me dit un jour : Je sens s’éteindre en moi le flambeau de la vie. Ton amour seul me soutenait encore ; mais depuis qu’il s’est refroidi, la volonté de vivre m’abandonne rapidement. Ô Téleïa, chasse ce vain désir de disputer la terre aux enfants des hommes. Ne vois-tu pas que les nôtres sont déjà frappés de l’esprit de langueur qui a dévoré tous ceux de notre race, et que notre seul rêve de bonheur doit être de nous réunir tous bientôt dans un autre asile, au sein du clément univers !

Je ne pouvais accepter cet ardent désir. Je ne sais quelle fibre humaine s’était développée en moi ; je me jetais aux pieds de mon époux, le suppliant de vivre et de laisser vivre nos enfants. Oublie le ciel, lui disais-je. Où puises-tu cette foi robuste ? Et si elle était une illusion ! Laisse du moins nos enfants l’ignorer. Ne vois-tu pas qu’ils sont trop jeunes pour la comprendre, et qu’entre l’attente sereine de cette vie future et la soif insensée de s’en emparer, il y a une sagesse que l’âge mûr peut seul acquérir ? Toi-même, ô mon cher Aria, tu n’as plus la patience d’attendre, je le vois bien. Tu me reproches de ne plus t’aimer, et c’est toi, cruel, qui dédaignes ma tendresse et qui parles de plier cette vie comme une tente et d’aller chercher sans moi les rivages de l’inconnu !

» Aria hésitait alors entre mon amour et sa conscience ; mais je voyais trop que la foi triomphait de l’amour. Il avouait que la solitude le détruisait. Tant que nous avions eu une famille, il s’était imaginé que nous avions encore une nation et une patrie, et il disait une chose vraie : L’amour de deux êtres seuls au sein de l’univers n’est plus l’amour. L’amour ne peut pas être un égoïsme, ce doit être une dilatation, un éclat rayonnant de l’âme, et tous les saints amours sont les aliments nécessaires de ce foyer puissant. Enlevez au dive, fils du ciel, la famille, le culte et le temple, son amour restreint à la contemplation d’un seul être semblable à lui dévore et consume cet être et lui-même.

» — Et nos enfants, m’écriais-je ; nos enfants ne sont-ils rien ? Ne remplacent-ils pas tout ce que nous avons perdu ? Pour moi, ils sont le pays, la race, la famille, le monde. — Aria souriait tristement ; il croyait que nos enfants n’étaient pas destinés à vivre. Hélas ! il voyait dans l’avenir. Mais sa prescience m’irritait, et quelquefois exaspérée, je hâtais sa fin par de véhéments reproches. Lui, angélique essence, me pardonnait mon délire et semblait me remercier de la douleur dont je l’avais abreuvé. Il mourut en me montrant le ciel, et les dernières paroles de sa voix éteinte furent celles-ci : Crois, afin de me rejoindre !

» Je m’efforçai faiblement de lui obéir. Le mal était entré dans mon âme, et mon courage épuisé se refusait désormais à la loi divine. Je ne me souvenais plus que j’étais une dive, c’est-à-dire une idée fatiguée envoyée dans un astre réparateur pour y attendre des destinées peut-être moins douces, mais plus hautes. Je ne sentais plus en moi qu’un esprit inquiet et des entrailles dévorées d’amour pour ces deux êtres dont je chérissais l’apparence terrestre et l’image passagère plus que l’âme céleste et l’indestructible essence. Plutôt que de les rendre au ciel jaloux qui me les réclamait, j’aurais sacrifié leur immortalité et la mienne. Insensée, je m’attachais à eux d’un amour bestial et farouche, et, transgressant la loi de mes pères, je ne leur enseignais rien des mystères de la vie éternelle. Je m’étais promis d’abord de ne pas les entretenir du regret des choses passées, et j’allais au-delà de ma propre résolution en ne leur insufflant aucun espoir des choses futures. Les dives se sont trop abandonnés au destin, me disais-je. Essences trop pures, ils ne tenaient point assez à leur manifestation dans cette phase du voyage à travers l’infini, et quand la terre s’est dérobée sous leurs pieds, ils se sont envolés comme des oiseaux qui savent leur route à travers les orages. Mais ces orages ne sont-ils pas terribles, et le but est-il assuré ? Qui sait si Dieu se soucie de nous conserver la mémoire, et si, dans une autre forêt du ciel, mes enfants bien-aimés reconnaîtront les bras qui les portent et le sein qui les réchauffe maintenant ?

» Ainsi je blasphémais dans ma solitude, nul conseil ne me soutenant plus, nulle tendresse ne veillant plus sur moi. Et, jalouse des bêtes sauvages qui élevaient leurs petits sans autre trouble que celui de les conserver, je m’efforçais de les imiter en n’apprenant à mes enfants qu’une vaine lutte contre la mort. Quelquefois, me glissant sous les épais buissons qui entourent vos vergers, je contemplais avidement les soins que les filles des hommes prodiguaient à leurs enfants. J’admirais l’industrie des hommes, leurs cabanes habilement construites, et les mille prévoyances qu’ils savent apporter dans la conservation de leurs jours rapides. J’écoutais leurs paroles et j’en devinais le sens à l’expression de leurs visages si mobiles et de leurs mouvements si déterminés. Je voyais chez eux un amour plus ardent et plus opiniâtre que celui dont j’avais été l’objet dans ma famille ; moins de discours, moins de méditations, un travail assidu, une volonté soutenue, aucune préoccupation de la vie en Dieu, une sorte d’identification avec la nature. Et je revenais vers mes enfants en songeant : Ces hommes, nés du rocher aride, sont supérieurs aux dives, issus du chêne luxuriant. Ils adhèrent de toute leur puissance à cet héritage terrestre, tandis que nous avons élevé follement nos branches vers le ciel qui les a brisées sans pitié. Et j’essayais de bâtir une cabane pour mes enfants ; je leur choisissais les aliments que préféraient les hommes. Aux glands amers et aux baies acides des bois, je substituais les figues et le miel que je rapportais de vos prairies. J’exposais ces pauvres créatures, élancées et faibles, aux rayons du soleil, espérant qu’il les adopterait pour ses fils et leur communiquerait les effluves de sa vie. Car, faut-il vous l’avouer, ô mes enfants ! j’étais tombée au-dessous de moi-même, et craignant le Dieu implacable des intelligences, je portais mon adoration vers ses œuvres secondaires. J’adorais le feu comme l’âme du monde, et je n’adressais plus d’hommages et de supplications qu’à l’astre du jour et aux flammes des volcans.

» Et malgré tous mes soins, tous mes efforts, tous mes travaux, mes enfants dépérissaient sous mes yeux ! Mes tentatives pour les assimiler à la race humaine ne servaient qu’à précipiter leur destinée. Si, trompée par l’aspect que prennent durant la nuit les flots de la mer, et me flattant de les baigner dans une onde embrasée, je les portais au rivage, je ne trouvais là que de froides ondes et le vent qui sèche la sueur sur le front. Si, me fiant à la vertu des choses que l’homme utilise, j’essayais d’étancher la soif de mon fils avec le suc de la vigne, ou celle de ma fille avec le lait des chèvres et des brebis, je voyais cette soif devenir plus ardente, et chaque jour rapprocher celui que l’arrêt irrévocable avait marqué pour l’extinction de ma race infortunée.

» Quand je sentis, au feu de la fièvre qui les rongeait, succéder le froid de la mort prochaine, j’imaginai de réchauffer l’atmosphère ou de l’assouplir par la fumée, en mettant le feu à la forêt qui couronne la première enceinte de ce cratère. J’avais vu mes parents essayer de ce dernier moyen, à l’exemple de leurs pères, pour prolonger de quelques jours, non pas leur existence physique dont ils avaient fait le sacrifice, mais la lucidité de leur esprit aux approches de la mort. Moi, j’aurais embrasé la terre entière pour conserver mes enfants quelques jours de plus. La forêt résista à mes efforts. La séve printanière, pleurant de toutes les branches, avait humecté les feuilles sèches étendues au pied des arbres, et les oiseaux, occupés à construire leurs nids, enlevaient ou dispersaient les mousses et les broussailles que j’y avais amoncelées. Enfin, après mille essais et mille fatigues, je vis monter la flamme sur quelques points, et, amenant mes enfants au centre de l’incendie, assez loin pour n’en rien craindre, je les vis, pâles et languissants, sourire à l’aspect des lueurs rougeâtres et au pétillement des arbres résineux. Mais le vent qui promettait de propager le feu tomba tout à coup, et une pluie abondante détruisit ma dernière espérance. Alors mon fils, se traînant jusqu’à moi :

« — C’est assez lutter contre les lois de la nature, me dit-il. Mère, parle-nous du ciel qui nous réclame et dont la vision m’apparaît.

» — Le ciel ! m’écriai-je, le ciel nous abandonne et nous repousse ; la terre nous rejette et nous maudit…

» — Non, dit l’enfant sublime en couvrant ma bouche de sa main défaillante, non, mère ! rappelle-toi que nous sommes des dives ; le ciel nous redemande et la terre nous délivre. Je vais t’attendre où j’ai mérité de te retrouver, car je n’ai jamais perdu la vue de l’infini dont mon père m’entretenait avant de mourir, et dont mon âme était le sanctuaire. » En parlant ainsi, mon fils bien-aimé s’arracha de mon sein, se prosterna… et ne se releva plus.

» J’étais égarée ; je ne pleurai point, je me pris à maudire le fils ingrat qui m’abandonnait. J’accablai de reproches l’ange qui ne m’entendait plus, et mon cher Aria qui l’avait initié aux mystères du ciel. — Va-t-en donc, lui disais-je, toi qui n’aimes point ta mère : que m’importe ? Ta sœur me reste. Celle-là n’est point une dive initiée ; elle deviendra semblable aux filles des hommes. Elle n’aura pas l’orgueil de s’élever à Dieu. Elle vivra pour sa mère, parce qu’elle sait bien que sa mère ne peut pas rester seule dans l’univers. Dis, ô ma fille, ô mon seul bien, mon unique amour, tu vivras de mon souffle, tu ne pleureras pas ton frère, tu ne songeras point à Dieu… Tu n’aimeras et ne connaîtras que moi…

» L’enfant ne me comprenait pas ; elle me rendait faiblement mes baisers et souriait d’une façon étrange. J’appelai cent fois mon fils ; je ne pouvais pas me persuader qu’il fût mort ; je voulais qu’il se relevât pour me suivre dans la grotte. Je le soulevai avec une sorte de colère, et, comme j’étais embarrassée de ma fille qui, depuis quelques jours, n’avait plus la force de marcher, je le lâchai un instant pour la poser près de moi. En ce moment, je le vis retomber inerte et lourd sur la terre retentissante. Oh ! je vivrais mille ans, que j’entendrais toujours le bruit de ce corps sur les graviers ! Alors, je poussai des cris horribles et j’emportai ma fille dans une course impétueuse. Je fuyais je ne sais quels fantômes qui me semblaient la poursuivre et vouloir me l’arracher. Enfin, je la déposai dans la caverne, et, songeant que ma démence avait dû l’effrayer, je me mis à genoux auprès d’elle comme pour lui demander grâce. Mais elle, d’une voix douce et tranquille, — Voici mon frère qui vient me chercher, dit-elle.

» Je me retournai pleine d’une joie délirante, n’ayant plus conscience d’aucune chose réelle et croyant qu’en effet mon fils avait pu s’arracher des bras de la mort. Mais hélas ! c’était une vision de sa sœur, une de ces visions qu’à l’heure de leur mort bénie les dives ont toujours reçue du ciel. — Adieu, mère, me dit l’enfant ; mon frère m’appelle dans la belle forêt du ciel, toute remplie de mousse et de lierre… — Ne va pas dans cette forêt, m’écriai-je ; reste, reste avec moi… Ma fille ne m’entendait plus : elle était morte aussi, j’étais seule sur la terre !

» Je ne sais rien des jours qui suivirent. Je donnai la sépulture à mes enfants sans savoir ce que je faisais. Ensuite… je ne me souviens que vaguement de mon mal. Je me calmai, car je crus que j’allais mourir aussi, et dans cette attente, je sentis renaître mon âme. Je me rappelai mon égarement et mes blasphèmes. Je me repentis, et, m’anéantissant devant Dieu, je lui offris, en expiation, le déchirement de mes entrailles et l’horreur de ma solitude.

» J’attendais, résignée, le moment qui devait me réunir à mes enfants, et je combattais mon impatience, sentant que chaque jour qui retardait notre réunion était un châtiment de ma révolte. Mais je n’avais pas mérité de mourir si vite, et je sentis avec effroi mes forces renaître et mon organisation se plier, jusqu’à un certain point, aux conditions de la vie du rocher. Mon épouvante fut horrible. Serais-je donc punie et maudite à ce point, me disais-je, que l’immortalité sur la terre m’eût été imposée ? Eh quoi, je survivrais à jamais à ma race, et je ne reverrais plus ni mes enfants, ni mon époux, ni aucun des êtres que j’ai aimés !

» Je retombai dans le désespoir, et j’eus la pensée de mettre fin à ma propre vie. Mais, après bien des jours et bien des nuits d’une lutte effroyable, je me soumis de nouveau, et je lavai ma faute dans mes larmes. »