Évenor et Leucippe/Introduction/La Création

Garnier Frères (1p. 9-57).


La Création.


Au sein du puissant univers, la rencontre des nuées cométaires engendra un corps brûlant, qui roula aussitôt dans les abîmes du ciel, obéissant aux lois qu’il y rencontra, lois éternelles, dont les accidents les plus formidables à nos yeux ne sont que les conséquences nécessaires d’un ordre préétabli, infini, éternel dans son ensemble.

La suprême loi de l’univers, c’est la vie. Le dispensateur infatigable de cette vie sans repos et sans limites, c’est Dieu. Donner la vie est un acte d’amour. Dieu est donc le foyer universel de l’amour infini.

Ces dépôts, éléments ou débris de matière cosmique qu’on appelle nébuleuses, comètes, astéroïdes, etc., sont comme la poussière créatrice des mondes. Le nôtre en est une condensation et une combinaison quelconque. Leur approche épouvante les hommes, et pourtant la vie est dans le sein de ces foyers mystérieux, répandus dans l’espace.

Ce monde, un des plus petits de ceux qui peuplent l’infini, vécut donc d’une vitalité brûlante, dès l’instant où il prit une marche régulière dans ces champs de l’Éther où sa route venait de lui être imposée. Une masse de substances en fusion s’éteignant et se dévorant sans cesse, tel fut le théâtre du gigantesque incendie qui, durant des chaînes de siècles véritablement démesurées, apparut dans les plaines du ciel, comme un imperceptible flambeau, étoile ou comète, pour les habitants des autres mondes.

Révélation ou induction, les mythes des anciens ont une grande profondeur. La vision de l’enfer a eu sa réalité ici-bas. Le règne de Pluton n’est pas un vain rêve. Relégué au fond des entrailles de la terre, le sombre esprit du feu rugit encore par la bouche des volcans ; mais il a possédé l’empire de notre monde, il a plané à sa surface, il a fait corps avec lui ; il y a versé des torrents de flammes, il y a promené ses torches fumantes et soufflé ses gaz méphitiques. Soufre et bitume, foudres et brasiers, amalgame ou liquéfaction de métaux, tonnerres effroyables, essor de nuées ténébreuses chassées au loin par les flammes dévorantes, effervescence sans frein du principe chimique, voilà ce qu’attestent les vestiges de ce premier âge de la terre.

Était-ce donc là la vie ? C’était la vitalité minérale, la création de la charpente osseuse d’un monde destiné à appeler la vie dans son sein : donc c’était déjà la vie.

Un second âge transforme radicalement en apparence le destin de cette planète ; mais il ne fait réellement que le modifier. Le principe chimique va être refréné fatalement par ses propres résultats. Ainsi que le combustible se vitrifie dans la fournaise, la masse incandescente s’est solidifiée et un peu refroidie à la surface, et les incommensurables masses de fumée que l’ardeur du feu refoulait dans les zones supérieures de l’atmosphère, vont s’épancher en pluies diluviennes sur le sol encore brûlant.

C’est le règne de Neptune, c’est la lutte prodigieuse des océans qui se forment avec les forces plutoniennes qui se débattent et se tordent, en proie à une longue agonie, une agonie de plusieurs centaines de mille ans. C’est l’époque de ces volcans sous-marins dont notre sol porte encore des traces si frappantes, l’époque des flots bouillonnants précipités sur le brasier qui siffle en s’éteignant peu à peu. Longtemps encore l’eau est ardente et les bassins des mers ne sont que d’immenses bouilloires. La terre tremble sous des chocs prodigieux, se fend, s’éclate et vomit ses entrailles.

Qu’est-ce donc que cet épouvantable combat de deux éléments en apparence acharnés à la destruction l’un de l’autre ? Est-ce la lutte parricide de l’esprit des eaux né de l’esprit du feu, et de l’esprit du feu refusant l’empire de la terre à cette puissance nouvelle échappée de son propre sein ?

Non, ce cataclysme, dont l’imagination de l’homme ne peut embrasser l’horreur et la durée (à peine perceptible peut-être dans les archives du ciel), ce n’est ni un chaos ni une destruction, c’est un hyménée, c’est un acte de l’amour divin, et le rugissement qui plane sur cette couche brûlante, c’est l’hymne nuptial de la matière qui émet et reçoit le principe d’un nouvel élément de vie.

Oui, c’est la vie organique qui s’élabore et qui lentement surgit sur la terre nouvelle. Les protubérances volcaniques que les eaux n’ont pu engloutir, se dégagent peu à peu à mesure que les cataractes du ciel s’épuisent. Les mers tendent à s’asseoir dans leurs bassins refroidis, les continents futurs apparaissent à la surface des eaux comme des îles dont chaque heure de la création voit agrandir imperceptiblement la surface.

La cendre et la fange, toutes les substances en dissolution, longtemps agitées et promenées dans les flots troubles, se précipitent ou adhèrent. La végétation s’éveille, d’abord muette et mystérieuse au sein des mers, seul réceptacle assez refroidi pour la favoriser, insensiblement épanouie à la surface de la terre.

Au règne des plantes aquatiques, « des lichens, des mousses, des fucoïdes et des autres végétaux des prairies de l’Océan, » succède le règne des fougères « et de toutes les fastueuses arborescences » que brise aujourd’hui la pioche du mineur.

En même temps que la plante, l’animal commence à respirer. Un même principe, principe dès lors nouveau sur la terre, puisqu’il est la combinaison et comme l’enfantement de ceux qui l’ont précédé, appelle le développement des divers modes de la vie. Les premiers êtres « flottent entre la végétation et l’animalité. » Ébauche primitive de la création organique, les zoophytes et les mollusques voient peu à peu surgir autour d’eux les premiers poissons, et au-dessus des poissons, les premiers ovipares « vont vivre à découvert sous le ciel. »

L’embryon est formé, un âge nouveau se prépare ; des types élémentaires s’agitent déjà dans l’humide et dans le sec. Par une progression continue, le règne de Pan s’établit sur la terre, devenue non pas le plus vaste, mais le plus intéressant réceptacle de la vie perfectible ici-bas.

Durant ce troisième âge, les mammifères paraissent, « ils animent par leurs ébats les savanes et les immenses forêts des deux mondes. » Une multitude de types, de mieux en mieux organisés, s’enchaînent dans une échelle de combinaisons progressives, depuis l’animalcule impétueux et vorace qui s’agite dans la goutte d’eau, jusqu’à l’éléphant dont le large et paisible front abrite des instincts merveilleux, peut-être des rudiments de pensée, de mémoire et de prévoyance.

Avant d’assister par l’imagination (elle seule peut éclairer pour nous une pareille scène) à l’éclosion de la vie humaine sur notre planète, tâchons de nous faire une idée de cette opération de la nature qui transforme le principe vital de type en type, comme l’alchimiste transmuait les métaux de creuset en creuset.

Je dis tâchons de nous en faire une idée ; je ne dis pas tâchons d’en surprendre le spectacle. Il échappera toujours à l’appréciation de nos sens, car c’est un mystère complétement divin, un de ces mystères, dont la vraie religion nous permet de rechercher les causes et les fins, mais dont l’athéisme le plus froidement attentif ne surprendra jamais le fait palpable.

Le croyant ne l’expliquera pas davantage ; mais le croyant aveugle n’y regardera même pas, tandis que le croyant qui veut croire davantage y regardera de tous ses yeux ; car plus il y regardera, plus il se convaincra que si tout miracle n’est qu’un fait naturel, par la même raison, le moindre des faits de la nature est un miracle sublime de l’auteur de la nature.

Prenez une de ces fleurs que l’on appelle papillonacées, et regardez un papillon. N’est-ce pas le même plan qui a présidé à la structure de ces deux êtres ? Regardez vingt ou trente fleurs au hasard, vous trouverez vingt ou trente insectes qui leur ressemblent comme couleur ou comme forme. Certains rapprochements seront même si frappants, l’ophrys-mouche, la mouche-feuille, etc., que vous hésiterez entre l’animal et le végétal.

Les ailes supérieures et les pattes d’une sauterelle sont des feuilles de blé et des brins d’herbe ajustés sur un corps qui, lui-même, ressemble à un épi de graminée. Les observateurs sont souvent frappés de ces analogies, et les naturalistes aiment à se persuader que la nature a revêtu certains êtres d’une livrée semblable à celle des milieux qu’ils habitent pour les aider à se dérober à l’œil perçant de leurs ennemis.

Cette explication est naïve, mais n’y en a-t-il pas une plus profonde qui se présente à la pensée ? Ces formes et ces couleurs qui se sont imprimées à la substance universelle, pour faire d’abord une plante organisée et ensuite un être mieux organisé encore qui se nourrit dans son sein ou qui voltige dans l’air avec ses parfums, n’est-ce pas une idée produisant une idée plus parfaite, un résultat intellectuel se complétant dans un résultat intellectuel plus complet ?

Pourtant ce papillon, qui semble s’être détaché de la branche comme une fleur tout à coup animée et prenant son vol, n’a pas été engendré par cette fleur qui reste à jamais immobile sur sa tige. L’un est bien la conséquence de l’autre, mais il n’en est pas le produit. Ce n’est pas le pollen de la plante qui a donné naissance à cet être découpé comme sa feuille ou nuancé comme sa corolle. La semence du végétal ne s’est pas convertie en œuf d’insecte que le soleil s’est chargé de faire éclore. Cela n’est pas, cela ne se peut pas, cela ne s’est jamais produit.

Il faut donc se garder de croire qu’aucun type soit le moule palpable d’un autre type. Le seul moule, c’est celui où la nature, c’est-à-dire la substance, mise en mouvement par la pensée divine, a jeté successivement toutes ses épreuves, modifiant le moule même après chaque type, mais d’une manière si délicatement progressive que, d’un type à l’autre, on suit l’enchaînement de l’idée, bien que, du point de départ, un caillou, je suppose, jusqu’au point du dernier résultat, l’homme, il y ait un abîme de siècles et un abîme de dissemblances.

Tel est le divin procédé de la nature. La Genèse nous dit que Dieu opéra autrement, et qu’en six jours il fit l’univers ; les jours de la Genèse sont de vastes allégories pour quiconque veut conserver le respect qu’inspire un monument de la foi de nos pères. Mais Dieu, qui ne nous a pas révélé l’âge de l’univers, a du moins écrit lui-même la Genèse de notre planète, dans les entrailles de cette même planète et, à cette lettre morte, celui qui ne se repose jamais, parce que l’amour infini ne connaît point la lassitude, a fait succéder sans lacune la lettre vivante de la création vivante.

Les philosophes du siècle dernier, repoussant à la fois la superstition folle et la foi sérieuse, se sont demandé avec quoi Dieu avait créé le monde, disant qu’avec rien Dieu même ne pouvait pas faire quelque chose. Ils avaient raison : Dieu ne fait pas l’impossible, parce que devant celui qui sait tout, l’impossible n’existe pas.

Dieu n’a pas fait quelque chose avec rien, parce que le rien des philosophes railleurs n’existe pas. Quel est donc le coin grand comme l’ongle dans ce vaste univers où il n’y ait rien ? Ouvrez le champ de l’infini à la science, ou seulement à la poésie, à la rêverie de l’homme, et elles y chercheront en vain le vide et le néant. Ces trois mots : vide, néant, rien, ne sont que des mots destinés dans la langue de l’homme à exprimer les bornes relatives de son savoir et de sa puissance. Quand vous croyez avoir la main vide, elle est encore pleine d’atomes insaisissables dont chacun est un monde. Lorsque, dans le sommeil, votre cerveau est vide de jugement, il est encore rempli de songes et d’images.

Ce n’est donc pas de rien et avec rien, c’est avec tout, puisque c’est avec la substance universelle animée par l’amour infini, que Dieu, passant d’un type à l’autre, a créé tous les types s’enchaînant les uns aux autres, sans pour cela émaner les uns des autres par la génération. Chaque espèce créée doit se reproduire dans son espèce, dit la Genèse. Si c’est ainsi que l’on veut entendre ce texte, il est formel, il est absolu, et c’est ainsi, pour notre part, que nous l’entendons.

On verra tout à l’heure pourquoi nous insistons nous-même de tout notre pouvoir sur ce procédé du divin artiste ; procédé mystérieux, il est vrai, et dont l’opération est tout à fait inconnue à l’homme, mais qui n’en est pas moins inébranlable, comme l’homme peut s’en convaincre par lui-même.

En effet, l’homme essaie à son tour de créer des êtres nouveaux en modifiant ceux qui servent à ses besoins ou à ses plaisirs. L’industrie humaine fait éclore, par la greffe et le croisement, des variétés de fruits, de fleurs ou d’animaux que le jardin de l’Éden n’a point offerts aux regards des premiers hommes ; mais ces résultats de l’art sont éphémères. Il faut les entretenir par les soins de la vie domestique, sinon la nature reprend ses droits ; la plante et le bétail dégénèrent rapidement, la variété artificielle s’efface et le type sauvage reparaît dans toute sa puissance. Le procédé de l’homme, pour ingénieux et savant qu’il soit, n’atteint donc jamais les sources du grand fleuve de la vie, et s’il en détourne un instant de légers filets, pour peu qu’il cesse de les contenir dans sa main, il les voit retourner avidement à leur lit naturel. Que l’homme ne se demande donc pas comment de rien Dieu fait quelque chose ; qu’il se demande plutôt comment de quelque chose l’homme ne peut rien faire qui ait le cachet ineffaçable de l’œuvre de Dieu.

Disons quelle est l’importante conséquence de ce principe, car, bien que l’apparition de l’homme sur la terre caractérise, après de nouvelles chaînes de siècles incommensurables, un âge nouveau, l’âge que le philosophe[1] dont nous adoptons la division, nomme l’âge de Jupiter père des humains ; bien que l’apparition de ce nouvel être tende à modifier la face des choses d’ici-bas, la gradation a été si peu sensible que c’est dans le même regard, étendu sur la chaîne entière des êtres, que nous devons apprécier la perfection de ses derniers résultats. Disons donc à quoi nous avons voulu répondre en distinguant l’enchaînement de la création de celui de la génération.

L’homme n’est-il pas le fils du singe ? Voilà ce que les esprits un peu initiés aux nouveaux systèmes de l’histoire naturelle demandent avec une inquiète ironie aux experts dans cette science. Et certains de ces experts hésitent à répondre, entraînés par le réalisme de leurs observations à dire oui, mais attristés, effrayés de la conséquence ignoble et révoltante de leur assertion.

Eh bien ! ce n’est pas aux naturalistes proprement dits à résoudre la question horrible ; c’est aux savants qui ont étudié la nature en observateurs, en anatomistes, en philosophes, en artistes, en métaphysiciens et en moralistes. Écoutez ces grands esprits : ils vous diront que l’homme est vraiment le fils de Dieu, tandis que toutes les créatures inférieures ne sont que son ouvrage[2].

Voyons quelle serait la genèse des naturalistes réalistes proprement dits. Un couple d’animaux cyniques, malfaisants, hideux, perdu dans quelque forêt éloignée de son domicile accoutumé, aurait été surpris par une de ces grandes évolutions de la nature qui transforment matériellement les êtres, ou seulement dans un milieu déjà existant, mais non encore pratiqué par l’espèce en question. Voyons ce qu’il en advient.

Ces animaux essaient en vain de vivre dans ces conditions anormales ; ils s’y reproduisent dans l’accablement ou dans l’excitation d’un état maladif ; puis ils meurent, ils disparaissent, laissant à la face du ciel un autre couple d’êtres modifiés qui participent de leur nature et d’une nature nouvelle. Ce couple, soumis à des hasards du même genre que ceux du couple qui l’a produit, peut, au bout de quelques générations, faire apparaître la race humaine. Quels sont ces couples intermédiaires ? Nous les supposons ici pour rendre l’hypothèse plus admissible, bien que la science ne les connaisse pas et n’en ait retrouvé aucune trace matérielle. Quels qu’ils soient, pour être logique, le naturaliste réaliste doit voir le premier être qui, par le don de la parole, mérite le nom d’homme sous l’aspect de l’homme qui rappelle le mieux le type du singe ; par conséquent, l’Adam de cette Genèse est un de ces effroyables sauvages des mers du Sud qui outrage toute femme qu’il rencontre, après l’avoir à moitié tuée[3].

Détournons nos regards de cette origine. Admettons, puisqu’il le faut, qu’il y a des races, soit dégradées par l’isolement de la vie sauvage, soit placées moins favorablement, dès leurs premiers pas dans la vie, pour acquérir, à moins de longues épreuves, le degré d’intelligence qui caractérise l’homme complet ; mais ne nous laissons pas imposer les premières ébauches de la création humaine pour les ancêtres directs de nos races perfectibles ; repoussons l’idée étroite et fataliste de la création continue par voie de génération continue.

Quant à la chute de l’homme, qui aurait fait descendre fatalement certains membres de sa postérité à l’état de dégradation où nous voyons aujourd’hui certaines peuplades sauvages, ne prenons point le mythe d’Adam pour un récit à la lettre. De même que chaque strate de pierre est un feuillet de la Genèse par rapport à l’ordre et à la durée de la création antérieure à l’homme, de même chaque progrès de l’esprit humain, soit dans la voie du mal, soit dans celle du bien, embrasse probablement des périodes de siècles que ne comporte pas la courte existence d’un seul couple d’individus. Rassurons-nous, d’ailleurs : le fruit de l’arbre de la Science n’a pas encore été cueilli, et la pauvre Ève n’a pu qu’en respirer avec ardeur le mystérieux parfum. Si ce fruit merveilleux n’était pas encore à l’arbre du paradis, gardé par le dragon de l’ignorance, si nous avions reçu de notre première mère la connaissance nette et durable du bien et du mal, le mal serait détruit, et le serpent aurait depuis longtemps la tête écrasée. C’est notre ignorance à tant d’égards qui perpétue sur la terre le règne de Satan, car le mal relatif n’est que l’ignorance du bien absolu.

Pourtant, s’il nous fallait choisir, pour comprendre l’existence de l’homme, entre cette Genèse de Moïse, avec sa riante poésie et sa sombre fatalité, et celle que nous venons d’ébaucher, nous préférerions de beaucoup la première. Si elle fait Dieu injuste et cruel, du moins elle le laisse à l’état de Dieu tout-puissant, en relations avec l’œuvre de ses mains, tandis que l’autre hypothèse ne fait de lui qu’une loi active de la matière, livrée à ses propres caprices de reproduction.

Maintenant que nous avons écarté, non par la force de nos raisonnements, mais par la protestation de notre âme, la filiation génératrice de l’animalité, nous pouvons envisager l’homme, sorti à son heure de l’action fécondante de l’amour divin avec la substance universelle. Certes, entre ce nouvel être et ceux qui ont précédé sa venue, il s’est manifesté des types qui sont comme des images inachevées de sa structure générale ; mais, par la raison qu’elles sont restées vivantes, et à jamais inachevées, ces ébauches n’ont pu engendrer l’image complète et achevée de l’homme. Le singe est resté singe, selon l’ordre de Dieu : Croissez et multipliez chacun selon votre espèce.

Quels sont les traits essentiellement distinctifs entre l’homme et les derniers anneaux de la chaîne de créatures qui l’ont devancé ? Les métaphysiciens nous disent : L’homme est l’être qui pense, c’est-à-dire celui qui se connaît, celui qui peut dire moi. Les philosophes ajoutent : C’est celui qui cherche, c’est-à-dire celui qui a l’inquiétude et le besoin du progrès, en attendant qu’il en ait le désir et la notion. Les naturalistes disent : C’est celui qui parle, c’est-à-dire celui qui sait exprimer ses idées et ses volontés.

À nos yeux, ces trois points essentiels en appellent un quatrième. L’homme se connaît par l’intelligence ; il peut ne chercher le progrès que par un besoin d’intelligence ; il peut n’avoir trouvé la parole que par un effort de l’intelligence. Cette triple faculté de penser, d’agir et de parler peut partir d’un même foyer, l’amour de soi, l’intérêt personnel, l’égoïsme. J’oserai donc ajouter : l’homme est celui qui peut aimer, car il me faut l’homme complet, tel qu’il a été conçu par la pensée divine.

D’ailleurs, j’oserai encore dire que la différence de la pensée, de l’action et du langage de l’homme, avec la pensée, l’action et le langage des animaux, ne me paraît pas établir une distinction assez tranchée entre l’homme et l’animal. L’animal, dans les espèces qui approchent le plus de l’organisation humaine, pense, agit et parle jusqu’à un certain point ; et, dans les espèces les plus intimes, il y a encore des instincts de prévoyance et des codes d’association qui entraînent impérieusement la faculté de s’entendre par un langage quelconque. Le monde des fourmis et celui des abeilles ne nous ont pas révélé le mystère de leurs manifestations individuelles. Là, l’industrie et l’activité règnent avec un ordre et une persistance dont le genre humain n’offre aucun exemple. L’instinct me paraît un mot bien vague pour expliquer cette uniformité de destinées providentielles des êtres non progressifs. Entend-on par là une loi fatale, résultat matériel de l’organisation ? Il n’y a, dans aucune organisation, des résultats purement matériels. Toute action, tout vouloir vient de l’esprit commandant à la matière. Je ne puis donc voir, entre l’industrie du castor et celle de l’homme qu’une différence du plus au moins ; par conséquent, entre le langage de l’homme et celui du castor que la différence d’une grande extension d’idées à une extension plus limitée.

Et qui osera nous dire qu’aucune langue humaine soit aussi belle, aussi étendue, aussi variée que le chant mystérieux du rossignol ? Si l’on considère ce chant comme une simple expression de joie et d’amour, où trouver une expression plus complète et plus pénétrante ? Si ce n’est qu’une délectation musicale, l’oiseau est un grand artiste ; si c’est un langage, l’oiseau est bien éloquent. L’homme l’écoute avec ravissement, et cette mélodie le transporte véritablement dans les rêves de l’Éden.

Si certains animaux nous paraissent muets, c’est que, ou nos perceptions ne sont pas assez fines pour saisir leur voix, ou ils s’entendent au moyen d’une pantomime encore plus insaisissable. Si d’autres nous paraissent répéter à satiété un cri ou un râle monotone, indice d’une volonté ou d’un besoin toujours les mêmes, c’est peut-être que nous ne savons pas l’écouter avec assez de délicatesse ou d’attention pour reconnaître une infinité d’inflexions différentes dans le son de cet instrument monocorde. Tout est mystère dans ce monde où nous ne pouvons pénétrer que par l’observation des faits extérieurs. Aussi les traits d’intelligence extraordinaire de certains animaux nous jettent-ils dans une grande stupeur ; et certains naturalistes, habitués à surprendre ces phénomènes, arrivent-ils insensiblement à mettre l’instinct de la brute au-dessus de l’intelligence humaine.

Pour moi, j’avoue que cela me paraît jouer sur les mots. Il n’y a pas de brute dans le monde organique un peu développé. Tout instinct est une part plus ou moins restreinte de l’intelligence émanée du même principe divin. Cette intelligence, admirablement départie à chaque espèce dans la mesure de ses besoins, produit dans la pensée, dans l’activité, dans le langage de chacune, des résultats analogues en ce qui touche aux instincts de conservation et de reproduction de l’espèce et de l’individu. Toutes, jusqu’à un certain point, savent dire moi, puisque toutes savent chercher, saisir ou persuader, enfin posséder leur non-moi. Toutes savent conserver avec des soins infinis le germe de leur reproduction, soit en lui préparant des demeures d’une solidité et d’une commodité admirables, soit en le déposant dans des retraites et dans des conditions essentiellement favorables à son éclosion[4].

La véritable supériorité de l’homme n’est donc pas seulement dans son intelligence, car on pourrait combattre les avantages de cette supériorité à un point de vue matériel, il est vrai, mais avec des raisons fort spécieuses. À un point de vue moral, la pureté et la simplicité des grandes âmes peuvent encore plaindre les faux besoins du luxe orgueilleux de l’homme plutôt que de les admirer. C’est cette pensée qui faisait dire à Jésus cette sublime chose : « Voyez les lis des champs ! Ils ne travaillent ni ne filent, et pourtant, je vous le dis, Salomon, dans sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux ! »

Mais, pour que l’excellence de l’homme au faîte de la création soit sensible et indiscutable, il faut le prendre au point de vue complet, il faut regarder dans son cœur autant que dans sa tête et dans tous ses organes ; il faut le vouloir tel que Dieu l’a fait ou l’a destiné à devenir, c’est-à-dire plus aimant, plus parfait dans l’amour que tous les autres êtres du monde qu’il habite.

En ceci, l’homme est vraiment plus que l’ouvrage de Dieu, il est le fils de Dieu. L’essence du principe créateur étant amour, depuis la formation brûlante du roc que nous habitons jusqu’à notre apparition sur ce globe transformé peu à peu en paradis terrestre, nous n’y avons été appelés que par l’amour et pour l’amour. La création matérielle s’étant reposée à cette heure-là sur la terre, un autre mode d’activité devait continuer l’activité éternelle. Dieu ne pouvait nous abandonner à nos penchants dans la somme de liberté dont il nous dotait, sans nous munir d’une somme équivalente d’idéal divin. Il nous mit donc l’amour au cœur, non plus seulement la passion instinctive qui préside à la génération des êtres, mais un amour d’une nature plus exquise, aspirant à l’infini et par cela même émanant de l’amour divin.

L’homme, né sociable, devait aspirer à la société dès ses premières manifestations dans la vie : mais les sociétés devaient-elles réaliser l’association d’intérêts positifs d’une ruche ou d’une fourmilière ? Non ; l’homme devait faire entrer rapidement dans ses premiers besoins d’association l’amour étendu à tous les objets de sa vie : Dieu, la famille, la patrie, l’humanité.

Ces divers amours n’en font qu’un dans l’âme complète. Ils s’alimentent les uns par les autres, et quand l’âme en laisse périr un seul, tous les autres en sont mortellement atteints. Cet amour complet était donc en germe dans le sein du premier homme, autrement il n’eût pas été homme.

  1. Jean Reynaud. Voyez Ciel et Terre.
  2. Un jeune poëte a résumé ces interrogations, que son espoir domine, par des vers simples et forts :

    Je cherche vainement le sein
    D’où découle notre origine.
    Je vois l’arbre, — mais la racine ?
    Mais la souche du genre humain ?

    Le singe fut-il notre ancêtre ?

    Rude coup frappé sur l’orgueil !
    Soit ! mais je trouve cet écueil :
    Homme ou singe, qui le fit naître ?
          (Le Banquet, poëme, par Henri Brissac.)

  3. Un historien très-savant arrive à de pareilles conclusions par une voie toute opposée. À force d’expliquer les mythes anciens, il voit la première postérité d’Adam, les peuples primitifs, violant leurs propres filles et mangeant leurs enfants. Ô Jean-Jacques, qu’aurais-tu pensé de cette forêt primitive !
  4. Personne ne croit à l’amour maternel de la femelle du papillon, qui doit mourir avant de voir éclore ses pontes. Pourquoi, dans certaines espèces, se dépouille-t-elle le ventre, pour que cette ouate protége ses œufs contre le froid ?