Garnier Frères (1p. 221-275).


III

Leucippe.


Jusqu’ici, nous avons suivi pas à pas l’existence d’un être primitif dans la limite du possible, et en y cherchant avec soin le probable. Si nous avons vu des yeux de l’optimisme le bonheur relatif dont purent jouir les premières associations humaines, nous n’avons préjugé, ce nous semble, aucun développement trop fantastique de l’état intellectuel et religieux où ces sociétés avaient pu atteindre. Nous avons attribué toute la moralité, toute la pureté et toute la douce félicité dont il leur fut donné de jouir, au sentiment de l’amour restreint au lien de famille. Nous avons dit et nous sommes persuadés que l’amour fut donné à l’homme comme essence de sa vie, et que toutes les fonctions de la volonté, de l’intelligence et du raisonnement eurent en lui, pour base, le premier mobile de l’affection, si puissant déjà chez les animaux, si magnifique dans l’humanité normale.

Nous avons cru ce mobile tellement essentiel, qu’en suivant l’enfant des hommes dans la solitude, il nous est apparu aussitôt épouvanté, désespéré, malade, et, en peu de jours, descendu de tous les échelons que la vie de famille lui avait fait déjà franchir ; enfin, ramené au point de départ de la vie humaine, état de virtualité pure que l’on pourrait comparer, non à celle des animaux, qui ont en eux tout leur développement possible accompli, mais à celle de l’enfant au berceau, qui vit encore dans le chaos des facultés latentes. Je dis le chaos et non le néant. Évenor pouvait être dégagé de l’état de rêve flottant, et initié de nouveau à la vie de relation et de sentiment réfléchi.

Ce n’est pas précisément le hasard qui avait conduit Évenor vers la solitude. Une sorte de fatalité, résultat de son orgueil naissant, l’avait poussé à s’isoler quelques instants. Si la destinée ne l’eût alors saisi et entraîné comme par surprise, il est à croire que, de plus en plus porté à la rêverie mélancolique, il se fût créé lui-même un monde intérieur particulier, peut-être meilleur, peut-être pire que celui du reste des hommes ; mais toutes les légendes veulent que la première faute ait entraîné le premier châtiment, et la raison le veut aussi. Nous ne brisons rien de bien en nous-mêmes, sans que quelque chose de nécessaire à notre vie ne se brise en même temps autour de nous, et les symboles dont l’imagination revêt l’accomplissement de cette loi naturelle ont toujours un fond de réalité frappante. C’est toujours la désobéissance, c’est-à-dire l’oubli d’une loi du cœur.

Légère pourtant dans la forme dut être cette première faute ; et paternel, c’est-à-dire utile, dut être le châtiment.

Évenor avait donc expié son trop grand amour pour lui-même en se trouvant tout à coup condamné à n’avoir plus de société que lui-même, et dès lors, n’aimant plus rien autour de lui, sa propre individualité lui était devenue indifférente et comme inconnue. L’Éden (l’Atlantide, si l’on veut) lui était devenu comme cet endroit mystérieux (les limbes) où l’on dit que les âmes sans baptême errent dans les ténèbres de l’attente, et il ne pouvait rentrer moralement dans ce doux sanctuaire, où son corps se développait à l’insu de son esprit, que par un acte d’amour et de soumission.

Deux ans s’étaient écoulés depuis qu’il possédait le sublime et terrible Éden, ou plutôt depuis qu’il était possédé et terrassé par la solennité du désert. De tous les instincts qui survivent à la perte de la mémoire, celui de la liberté est le plus tenace, le plus invincible. Évenor s’agitait donc sans but défini, mais sans relâche, pour sortir de sa prison. Il s’essayait sans cesse, non à gravir les escarpements à pic du rocher, pas plus que les animaux, il ne se sentait poussé à faire l’impossible, mais à chercher, dans les masses en désordre, un escalier naturel vers les brèches du cirque volcanique. Ses forces avaient doublé, elles augmentaient chaque jour, et, un jour enfin, il parvint à escalader un bloc contre lequel il s’était longtemps épuisé en vain.

Au sommet de cette plate-forme, l’écartement des blocs supérieurs offrait un passage anguleux et comme enfoui à dessein dans ces brisures de couches rocheuses que l’on nomme failles, et qui sont le résultat d’un soulèvement suivi d’un affaissement de l’écorce terrestre. Ce passage ne s’était pas encore comblé de graviers et de détritus de plantes. Il était donc, sinon facile, du moins praticable, et, coupant la roche à angle droit, il aboutissait à un massif d’aloës et de cactus entrelacés que l’enfant ne put traverser. Il s’arrêta donc là à respirer un peu d’air frais qui, après sa marche pénible dans cet espace resserré, lui arrivait enfin à travers les branches.

Un raisonnement sain lui eût fait trouver, dans cette circonstance, un indice certain du succès de sa recherche. Mais, à défaut du raisonnement, l’instinct le retint en ce lieu pendant quelques heures, demandant à l’ouïe et à la respiration ce que l’épaisseur du buisson dérobait au témoignage de la vue.

Le bruit des chutes d’eaux voisines était faible, et le chant des oiseaux se taisant par intervalles, Évenor était comme enchaîné par d’autres voix d’une nature indéfinissable. C’étaient des voix humaines, d’abord confuses et enfin distinctes. Et il y en avait deux qui s’appelaient et se répondaient : l’une était comme celle d’une femme, et pourtant elle avait un timbre particulier qui résonnait à l’oreille du fils des hommes sans résonner dans son âme.

L’autre, plus claire quoique plus faible, était plus vibrante, et chaque fois qu’elle s’élevait dans l’enceinte sonore de la gorge ou de la crevasse voisine, Évenor éprouvait comme une secousse électrique. Il se glissait alors le plus avant possible dans les broussailles pour se rapprocher de cette voix, qui, à chaque vibration, semblait enlever de son âme une pesanteur et un voile. La mémoire se réveillait en lui, pâle et délicieuse d’abord, et puis frappante et cruelle, à mesure qu’il s’efforçait de se soustraire d’un bond à l’engourdissement de ses facultés. Un combat inexprimable se livrait dans son sein entre l’habitude de l’apathie et le besoin de reprendre possession de lui-même. C’est ainsi qu’au milieu d’un lourd sommeil, surpris par quelque événement, nous flottons entre l’accablement et l’émotion, accablés et comme ivres.

Les voix se rapprochaient, et celle de l’enfant, toute féminine et toute naïve, sembla s’envoler vers le ciel en un rire brillant comme un rayon de lumière. La voix humaine, le rire de l’enfance, c’était là une musique qu’Évenor n’avait jamais cessé d’entendre dans ses rêveries, et dont il avait cherché en vain à s’expliquer le charme douloureux, lorsqu’il voulait en vain penser à se souvenir. Leur effet fut magnétique et, tout aussitôt, mille images distinctes se pressèrent dans son âme. Il revit le verger et la cabane où il avait vécu ses premiers ans ; il vit sa mère et ses sœurs, son père et ses frères, et son aïeul et tous ses jeunes compagnons. Il ressaisit en un instant toute son existence jusqu’au moment où elle avait disparu comme un miroir qui se brise. Alors une incommensurable douleur réveilla toutes les fibres de cette âme engourdie, et s’efforçant contre les obstacles qui s’opposaient à son passage, Évenor s’enfonça plus avant dans les buissons en poussant des cris inarticulés qui s’étouffaient dans des sanglots.

D’abord, ils ne furent pas entendus. La voix de l’autre enfant qui semblait très-rapprochée, continuait ses gammes folâtres et couvrait celle d’Évenor ; mais tout à coup les pleurs de l’un couvrirent le rire de l’autre ; les accents de détresse effrayèrent la petite rieuse qui se tut, s’arrêta un instant et s’enfuit. Évenor entendit le sable crier faiblement sous des pieds légers, et le souffle d’une poitrine haletante passer tout près de l’endroit où il était ; et même un frôlement de feuillage l’avertit qu’il n’avait plus qu’un pas à faire pour voir l’objet de son angoisse. D’un effort désespéré, s’arrachant aux épines qui semblaient vouloir le retenir comme une proie, il s’élança dans un espace libre, et ne vit plus rien devant lui que deux êtres humains vers lesquels il se mit à courir en gémissant et en étendant des bras désespérés.

Dans une gorge étroite et verdoyante, à vingt pas du massif épineux franchi par Évenor, une femme étrange était debout, incertaine, inquiète du mouvement d’effroi de la petite fille qui revenait vers elle et qui, en se jetant dans son sein, osa enfin tourner la tête et regarder l’objet de sa terreur. Celle qui semblait être sa mère la reçut avec amour dans ses bras, et s’avança vers Évenor avec un geste de menace ; car Évenor, ensanglanté par les ronces, les cheveux longs et comme hérissés, le corps à peine protégé par quelques haillons de la tunique de peau de chevreau blanc, autrefois préparée avec tant de luxe naïf par sa mère, n’était plus, au premier abord, semblable à lui-même ; on l’eût plutôt pris pour quelque noble animal ressemblant à l’homme, mais incapable de soigner et de préserver son corps et indifférent à la souffrance. Pourtant, lorsque cette femme vit son regard suppliant, son agitation et ses pleurs, elle approcha de lui sans crainte, écarta ses cheveux, regarda son front, et, saisie de compassion, lui dit : « D’où viens-tu, fils des prairies, et que peux-tu demander aux dives du rocher ? Les hommes abandonnent-ils donc leurs enfants, ou les chassent-ils de leurs demeures ? Ou bien es-tu né seul sur le sein nu de la terre, comme on croit que vous pouvez naître ? Réponds-moi donc, si tu peux répondre, si tu as le don de la parole, et si la langue que je te parle a un sens pour ton esprit. »

La dive troglodyte interrogeait vainement le fils des hommes. Il riait au milieu de ses larmes, satisfait d’entendre une voix compatissante et de regarder des traits qui ressemblaient aux traits humains. Mais les paroles étaient inintelligibles pour son esprit : ce n’était pas le langage de sa race.

La dive se retournant alors vers la petite fille qui s’était cachée derrière elle : « Enfant, ne crains rien, lui dit-elle ; celui-ci est ton frère et tu peux lui parler. Essaie de lui demander d’où il vient et ce que nous pouvons faire pour lui. »

Alors, des plis de la robe de la dive, Évenor vit sortir le visage de Leucippe. Leucippe avait sept ans. Elle était petite et mignonne pour son âge ; mais ses membres, souples et charmants, avaient la force de la grâce, car la grâce est une élégance et une solidité de l’organisation. Sa tête fine était inondée de cheveux ondés et brillants, la blancheur de sa peau était un peu dorée par le soleil, et ses yeux, doux et vifs, répandaient comme une lumière divine autour d’elle. Gaie comme un oiseau, souriante comme l’aurore, heureuse, épanouie, elle ne pouvait ressentir la méfiance que comme la surprise d’un instant : mais elle était si émerveillée de voir un enfant de sa race, qu’elle ne pouvait trouver un mot à lui dire et qu’elle le regardait avec une fixité intelligente, moitié charmée, moitié railleuse, que la dive étudiait avec une sorte de crainte. « Pourquoi ne lui parles-tu pas ? reprit cette mère adoptive de la fille des hommes. N’est-il pas semblable à toi, et ne vois-tu pas que ses yeux veulent répondre aux tiens ? »

Leucippe, comme absorbée dans un de ces problèmes dont l’enfance ne sait pas révéler la profondeur, prit doucement la main d’Évenor et regarda le sang dont elle était tachée. La dive, qui suivait ses mouvements d’un œil jaloux, soupira et lui dit : « Cet enfant est seul sur la terre, je le vois bien. Veux-tu l’avoir pour ton frère ? » Leucippe garda encore le silence et resta pensive à regarder Évenor qui bondissait autour d’elle avec une grâce sauvage, ivre de joie de voir un être de son espèce, et imitant les ébats d’un jeune faon qui en invite un autre à la course. Ces transports étranges l’étonnaient sans lui déplaire, mais je ne sais quelle hésitation, peut-être un grand instinct de fierté non raisonnée, l’empêchait d’y répondre, bien qu’elle fût vivement tentée de partager cette joie innocente et folle.

La dive Téleïa la prit alors dans ses bras et lui dit en l’emportant :

« Cet enfant des hommes n’a ni raison ni parole. Laissons-le s’en aller. Tu aimes bien mieux ne plus le voir. »

Et elle marcha vers une grotte qui était sa demeure et celle de Leucippe.

Mais Évenor les suivait en sautant et en riant toujours, et Leucippe le regardait par-dessus l’épaule de la dive.

Quand elles furent à l’entrée de la grotte, la dive n’ayant pu faire rompre le mystérieux silence de Leucippe, lui dit en la posant sur ses pieds :

« Cet être sans raison nous suit toujours, je vais le chasser. »

Et elle menaça Évenor, qui, sans faire attention à elle, cherchait toujours à se rapprocher de Leucippe. Alors Téleïa feignit de vouloir frapper le jeune garçon, qui cessa ses jeux et s’arrêta effrayé et comme désespéré, se coucha par terre et se remit à pleurer.

La dive, regardant Leucippe, vit de grosses larmes tomber sur ses joues rondes et fraîches ; c’étaient les premières de sa vie. Téleïa releva Évenor, et l’emmenant au fond de la grotte où coulait une source, elle le lava, lissa sa chevelure et le revêtit d’un tissu de feuilles de palmiers, ouvrage de ses mains, comme celui dont Leucippe et elle étaient protégées contre l’ardeur du soleil.

Évenor, surpris, cherchait à se rappeler tout ce qu’il avait ressaisi de son passé, rêve incertain qui, tour à tour, l’éclairait et le troublait de ses lueurs fugitives. Il s’abandonnait aux soins maternels de la dive, qui lui retraçaient vaguement ceux dont il avait été l’objet autrefois, et il regardait cette femme grande et pâle dans laquelle il se reprochait de ne pas reconnaître sa mère.

La dive, le ramenant à l’entrée de la grotte, chercha Leucippe qui était sortie sans rien dire et qui revint alors, cachant mal sous le voile de ses longs cheveux une couronne de sauge bleue qu’elle venait de tresser, et qu’après une timide hésitation, elle pria la dive de mettre sur les cheveux de son frère.

— Il est donc ton frère ? dit Téleïa en couronnant Évenor qui respirait le parfum des fleurs avec l’étonnement d’une découverte, toutes les sensations lui revenant à la fois. Leucippe était toujours muette et son furtif sourire était plus sérieux qu’enjoué. La dive, s’asseyant alors, prit Évenor entre ses genoux et lui ajustant sa couronne, l’examina avec un profond recueillement. Peu à peu son sein se gonfla, et des torrents de pleurs coulèrent sur la tête d’Évenor qu’elle couvrait de baisers.

« Dieu bon ! disait-elle dans cette langue étrangère aux oreilles du fils des hommes, c’est lui, c’est mon fils que tu me rends sous cette nouvelle apparence ! Ce ne sont plus ses traits, mais voilà son regard, et je vois bien que son âme est entrée dans ce beau corps pour revenir me consoler, comme l’âme de ma fille est passée dans le beau corps de Leucippe. Viens, Leucippe, et vois : Ne te souviens-tu pas ? Voici ton frère qui est mort le même jour que toi, et qui est revenu du ciel comme toi-même. »

Quoique Leucippe comprît le langage de la dive (elle n’en parlait point d’autre), ses paroles étaient pleines de mystères qu’elle ne saisissait qu’à travers le voile de l’enfance et celui de l’humanité. Sa nature, moins subtile que celle de Téléïa, ne se prêtait qu’à demi à l’initiation qu’elle commençait à recevoir : mais l’amour qu’elle lui portait était si absolu et si croyant, qu’elle interrogeait peu et acceptait sans chercher le doute. Elle répondit naïvement :

« Je tâcherai de me souvenir ; mais, puisque tu le dis, cela est. Faut-il que j’embrasse mon frère ? »

Téleïa mit Leucippe dans les bras d’Évenor, qui, recevant les caresses de ces deux êtres aimants, voulut crier avec ivresse les noms de sœur et de mère ; mais il ne put qu’exhaler une tendre plainte, et, retombant accablé sur lui-même, il se rendit enfin compte de l’oubli qui s’était fait en lui de tout langage.

Leucippe lui parla alors avec de charmantes prévenances, que la dive ne pouvait observer sans un sourire attendri. La petite fille, obéissant à un instinct profond de fierté maternelle, invitait cet autre enfant qui avait le double de son âge, à ne pas la craindre, à prendre confiance en elle, et à compter sur sa protection. Elle ne lui offrait pas l’abri et la nourriture, ne supposant pas qu’un être, quel qu’il fût, pût manquer du nécessaire ici-bas. Élevant plus haut ses idées et ses promesses, par la force naturelle d’une situation qui n’aurait point d’analogue aujourd’hui, elle lui offrait ce qu’elle concevait et ce qu’il y avait réellement alors de précieux sur la terre, l’amour et les caresses de la famille.

Évenor l’écoutait avec admiration. Les douces inflexions de sa voix le charmaient, l’angélique lucidité de son regard lui traduisait les sentiments naïfs qui lui étaient offerts. Il voulait répondre, mais ne savait former que des bégaiements sauvages, et se dépitant de ne pouvoir mieux dire, il sentait une sorte de honte et de douleur au milieu de sa joie.

« Ce fils des hommes, dit Téleïa à Leucippe, qui lui demandait la cause des réponses inintelligibles de son frère, est fâché de ne pouvoir te parler. Je t’ai dit que les hommes, tes frères, avaient une autre manière de s’entendre que celle que je t’ai donnée. Je ne sais pas si je pourrai la donner à celui-ci. Nous essaierons, et s’il s’y prête, bientôt, à nous trois, nous ne ferons plus qu’une âme. »

Dès ce moment, Évenor ne quitta plus Leucippe d’un instant. La dive veillait sur eux, absorbée en eux seuls et semblant ne vivre que de leur vie. Ce qu’elle enseignait à Évenor passait toujours par l’intermédiaire du langage et de la pantomime de Leucippe, et la dive s’étonnait de la promptitude des communications que le geste, le regard et l’inflexion de la voix établissaient entre ces deux enfants des hommes. Téleïa appartenait à une race qui, surtout dans les dernières phases de son existence, avait été plus préoccupée des choses intellectuelles que des relations de la vie pratique ; race d’anachorètes, forcément isolés par l’extinction rapide de leur type, et que l’antiquité confondit avec certaines peuplades sauvages, sous la dénomination de troglodytes, habitants des creux. La tendance de la nouvelle race humaine à s’emparer avidement et ingénieusement du monde réel, dédaigné ou redouté des premiers occupants depuis le nouvel aspect revêtu par la terre, était pour la dive un sujet d’étonnement et de méditation, Nous verrons bientôt combien Téleïa était transformée, eu égard à ceux qui l’avaient précédée dans la vie terrestre ; mais elle était encore loin de pouvoir se plier entièrement à l’esprit d’investigation et d’invention qui porte notre famille humaine à poursuivre le rêve du bonheur en ce monde. Élevée dans une admirable croyance qui, sous diverses formes, s’est répandue comme une céleste lueur sur toutes les religions naissantes de notre antiquité historique, elle pensait avoir retrouvé dans Évenor et Leucippe les âmes des deux enfants qu’elle avait tant pleurés. Mais cette consolation n’était pas sans mélange de douleur. Elle craignait que le rôle de l’humanité nouvelle ne fût une déchéance, et, tourmentée d’un doute secret, elle contemplait ces deux êtres tour à tour avec admiration et pitié, s’effrayant de leur ignorance naturelle à certains égards et jouissant de leur intelligence innée à certains autres.

Éducatrice inspirée de l’enfance de Leucippe, elle lui avait donné déjà des notions d’une sublimité qui faisaient de cet être primitif, comparé aux enfants de nos jours, une sorte d’intermédiaire entre la terre et le ciel. Pourtant Leucippe appartenait corporellement à l’humanité, et, par là, elle ne pouvait s’assimiler à la nature plus contemplative et plus austère de la dive. L’impérieux besoin de la joie, cette faculté sainte qui avait été, chez les dives, une aspiration intérieure vers l’idéal, et qui, chez les hommes, était comme une ivresse de l’âme et du corps suscitée par la possession du réel, avait été une condition d’existence pour Leucippe, et Téleïa avait respecté en elle ce besoin d’animation extérieure qui était l’expression, souvent bruyante et emportée, du ravissement intellectuel. Les chants folâtres, les monologues animés et les rires, sans motif apparent, de Leucippe, avaient donc réveillé, par leurs mystérieuses harmonies, les mornes échos des antres habités par la dive, tandis que les sables arides de la grève étaient sillonnés des folles spirales de sa course légère et fantasque au bord des flots. Peut-être les sons lointains de cette voix enivrée d’innocence avaient-ils vibré quelquefois faiblement dans l’air que, sur le revers de la montagne, respirait le solitaire Évenor. Il ne les avait pas distingués des autres souffles de l’universelle harmonie ; mais peut-être leur avait-il dû les rêves confus par lesquels son imagination avait préservé sa raison d’un complet anéantissement.

Depuis que cette voix parlait de plus près à son oreille, elle pénétrait pleinement dans son cœur. Une fascination non moins régénératrice, celle du regard de la face humaine, lui parlait aussi un langage dont l’âme humaine a besoin. Évenor ne voyait presque pas la dive, bien qu’il fût toujours à ses pieds ou dans ses bras, jouant, riant et essayant de parler avec Leucippe. Il avait besoin d’un effort de sa mémoire et de sa volonté pour se manifester à elle ; et pourtant, il s’habituait, comme Leucippe, à ne plus s’éloigner d’elle, ou à y revenir avec empressement, au moindre appel de sa voix. Un moment devait venir où Téleïa serait ardemment interrogée par son intelligence inquiète, mais il ne pouvait être initié au retour de la vie de sentiment que par la fille des hommes.

Les premiers jours qu’il passa dans la région des grottes habitées par sa nouvelle famille, furent agités de grands efforts pour comprendre ce qu’il voyait. Il s’était habitué à la beauté de l’Éden sans se la définir, et le nouveau séjour qui lui faisait déjà oublier les délices de la vallée voisine, l’impressionnait profondément. Il y était souvent dominé par de secrètes terreurs qu’il ne savait pas s’expliquer à lui-même, et qui le rendaient plus docile à réprimer les effervescences sauvages de son activité. L’austérité de cette nature lui fut intelligible plus tard. Nous devancerons sa lucidité et nous décrirons le désert terrible où, comme une fleur insouciante, Leucippe croissait au seuil des abîmes béants.

Pas plus que l’Éden, ce lieu n’offrait d’issue aux pas humains. C’était un cratère touchant à un autre cratère et dont l’enceinte basaltique s’était soudée à l’enceinte voisine comme deux anneaux d’une chaîne. Si l’on pouvait embrasser de l’œil le plan en relief de certains rivages maritimes, ou de certaines chaînes volcaniques, on se représenterait, par la pensée, l’époque où ces larges coupes creusées dans le roc, les unes qui sont aujourd’hui pleines de végétation, les autres de débris encore intacts, furent comme les pierreries ardentes d’un collier de feu jeté dans un certain ordre fatal sur la face de la terre, ou jaillissant du sein des mers. Ces explosions souterraines portent souvent la date de différents âges, l’incandescence des unes ayant succédé ou survécu de beaucoup à l’épuisement des autres. Quelques-unes, même dans les régions refroidies depuis de longs siècles, conservent encore un foyer de chaleur très-sensible, des sources bouillantes, des étangs bitumineux, des exhalaisons sulfureuses et un sol brûlant que rasent des lueurs sinistres. Ce sont les solfatares, qu’en divers lieux de la terre nos aïeux ont appelées Ténares, et où, à côté de zones d’une éternelle stérilité, s’élèvent des végétations luxuriantes qui semblent braver ces fureurs plus ou moins bien endormies.

C’était sur un de ces foyers mal éteints que la dive avait fixé son autel solitaire. Ignorant le voisinage de l’Éden, dont l’accès facile pouvait échapper à de longues explorations et n’être découvert que par une circonstance fortuite, elle avait préféré aux divers anneaux de la longue chaîne volcanique rivée depuis des siècles autour des débris de sa race infortunée, celui qui lui rappelait ses dernières affections et ses dernières joies. Plus tard elle révéla à Évenor comment ses pères avaient subi l’attrait de circonstances locales qui leur retraçaient l’aspect de la terre au temps d’une occupation plus générale et plus heureuse, et aussi comment le même ébranlement souterrain qui avait fermé pour lui le chemin de l’Éden vers sa terre natale avait détruit le passage de la solfatare aux autres vallées, le long de la plage maritime maintenant envahie par les flots.

C’était surtout le voisinage et l’aspect découvert de ces flots immenses brisant avec fureur contre des masses de rochers jetées çà et là comme des ruines gigantesques, qui frappaient Évenor d’une muette stupeur. Des collines de l’Éden, il avait aperçu la mer, mais séparée de la vallée par un vaste massif de rochers qui protégeait sa pensée et qui éloignait de sa vue et de son audition le mouvement et le bruit du formidable élément. Dans les jours d’orage, il avait confondu sa voix avec celle du tonnerre ; dans les jours paisibles, son murmure s’était perdu avec celui des cascades de la montagne. Vue et entendue de près, la mer lui semblait brutale et menaçante, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’il s’habitua à suivre Leucippe sans terreur jusqu’au bord des premières ondes, où la rieuse fille aimait à tremper ses petits pieds dans l’écume jaillissante et à ramasser les coquillages étincelants abandonnés par la vague.

La solfatare, plus inclinée vers la mer et plus rapprochée de la grève que l’Éden, n’offrait pas la même forme dans toute son enceinte ; c’était un hémicycle plutôt qu’un cirque. Le fond de l’excavation centrale n’était pas un beau lac bordé de fleurs, mais un gouffre où bouillonnaient d’invisibles eaux chaudes et d’où s’exhalait une chaleur suffocante. La dive seule approchait de ce lieu redoutable, dont de grandes masses de roches ponceuses, d’une forme bizarre, masquaient les abords effrayants. Elle en éloignait les enfants et se tenait habituellement avec eux au flanc de la montagne, que couvrait une épaisse forêt de pins énormes et de chênes séculaires. Là, dans une gorge étroite et ombragée où régnait une chaleur uniforme, elle avait gardé pour retraite une caverne où le travail des dives avait laissé ses traces à côté de celui de la nature. Les voûtes, creusées dans la roche friable, étaient revêtues de peaux d’animaux et de palmes séchées assujéties avec une solidité barbare, qui ne rappelait en rien l’élégante et fragile commodité des cabanes où Évenor avait passé son enfance. Plus durables et plus austères étaient les établissements dans le rocher. On y sentait l’amour du recueillement plus que celui du bien-être, et l’absence de ce besoin inné dans l’homme, de changer ses habitudes et de recommencer son ouvrage pour l’embellir autant que pour l’améliorer. Évenor voyait, dans cette grotte, la dépouille superbe d’animaux inconnus, des vases de métal, des armes et des outils dont il ignorait l’usage, des vêtements, des bandelettes, et, sur tous ces objets, des caractères hiéroglyphiques qu’il prenait pour des ornements, et qu’il se croyait capable d’imiter sans les comprendre. Il s’étonnait de voir Leucippe lire, avec l’aide de la dive, quelques-uns des caractères, et longtemps il crut qu’elle parlait à ces objets inanimés, et qu’elle attendait d’eux une réponse qu’il s’efforçait en vain d’entendre.

Cette étrange demeure était vaste et se composait de plusieurs salles communiquant par des galeries. Le soir, la dive allumait une torche de résine qu’elle avait recueillie elle-même aux pins de la forêt, et qu’elle laissait brûler toute la nuit à l’entrée principale des grottes. Avant de s’endormir sur sa natte, Évenor la voyait aller et venir mystérieusement à la lueur bleuâtre de ce flambeau, comme une ombre inquiète. Quelquefois, elle semblait irritée, menaçante, et alors elle sortait brusquement. Quand il s’éveillait, il la voyait revenir plus pâle que de coutume, l’œil éteint et la démarche brisée. Il commençait à s’interroger sur toutes choses et à connaître la peur ou la méfiance ; mais, dès que Leucippe ouvrait ses beaux yeux à l’aube nouvelle, son sourire éclairait, comme un rayon matinal, la sombre grotte, la sombre forêt et jusqu’au sombre visage de la dive, attendrie et comme vaincue. Évenor se sentait rassuré, et il lui tardait de savoir parler pour interroger Leucippe sur toutes ces choses mystérieuses de sa nouvelle existence.