III

LE MAHÂBHÂRATA



I


Un climat qui réunit les plus âpres rigueurs et les plus splendides magnificences ; un fleuve immense, le Gange, qui, sorti des pics neigeux de l’Himalaya, passait pour descendre du ciel même ; des forêts vierges, parfois inaccessibles et inextricables, où le soleil pénètre à peine, où les herbes valent des arbustes, où les fleurs s’entassent en buissons, où les arbres prodiguent en tous sens autour d’eux leur végétation luxuriante, où les animaux les plus terribles et les plus curieux, quadrupèdes, oiseaux, reptiles, vivent pêle-mêle sans permettre, pour ainsi dire, à l’homme d’approcher ; une société bizarre et confuse, sombre et imposante, avec des dogmes absolus, des lois sévères, des castes invariables ; une mythologie féconde en fables étranges et en types monstrueux ; une architecture sans art et sans goût, affectant les proportions les plus irrégulières, visant au grand et non pas au beau, s’étendant ou s’élevant au delà de toutes limites et faite pour écraser l’intelligence et pour lasser l’admiration par l’énormité de ses conceptions : voilà l’aspect que présente à notre imagination l’Inde ancienne. Or, tel milieu, tel peuple, telle poésie ; et le Mahâbhârata, cette épopée gigantesque et démesurée, est en conformité parfaite avec tant de caractères naturels ou historiques. On comprend donc aisément que l’érudition contemporaine s’y soit reprise bien des fois pour aborder l’étude d’une composition si complexe et si formidable, et qu’on commence seulement, à l’heure qu’il est, à en découvrir l’ensemble et à en saisir les lignes principales.

Il y a près de cent ans déjà qu’un de ses plus importants épisodes, le Bhâgavad-Gîtâ, était traduit en anglais sur le texte même et publié à Londres, en 1785, par le savant Wilkins ; c’est la première publication sanscrite qui ait eu lieu en Europe. Deux années après, Parraud faisait paraître cet épisode en français à Paris, et nous en sommes encore à souhaiter l’apparition, chez nous, d’une version fidèle du poème entier. Et pourtant, dans cet intervalle d’un siècle, que de travaux successifs, que d’essais partiels ! Bien peu d’indianistes avaient eu le loisir ou la patience de déchiffrer les manuscrits originaux et surtout d’explorer l’œuvre totale. Néanmoins, dés 1808, Frédéric Schlegel, dans son excellent livre sur la Langue et la Sagesse des Indiens ; Hamilton, en 1819, dans ses Genealogies of the Hindus ; M. Lassen, dans ses Indische Alterthumskunde ; M. Antoine Troyer, dans les notes de sa version du Râdjâtarangînî ou Histoire des rois de Kachmir ; M. Muir, dans le premier tome de ses Original sanskrit texts on the origin and progress of the religion and institutions of India, et dans son recueil tout récent de maximes et sentences tirées du Mahâbhârata ; quelques autres également ont utilisé leurs lectures en tirant de cette vaste encyclopédie une foule de renseignements, essentiels pour la connaissance d’une des sociétés les plus antiques de l’Orient. Le texte n’en fut intégralement imprimé que de 1834 à 1839, par la Société asiatique du Bengale, à Calcutta, en quatre volumes in-4o, avec l’appendice de l’Hârivansa.

Un de nos érudits les plus éminents, Eugène Burnouf, consacrait, chaque semaine, une leçon supplémentaire de son cours au collège de France à l’examen de ce monument, aussi vénérable par son ancienneté qu’intéressant par son contenu, et il recommandait à ses meilleurs élèves de le vulgariser le plus possible. Trois d’entre eux, parmi les plus distingués, ont essayé de remplir ce programme : M. Théodore Pavie qui, en 4844, en a détaché huit fragments ; M. Foucaux qui, en 1862, en a interprété onze autres ; enfin M. Hippolyte Fauche qui, en 1863, avait entrepris une traduction de tout le Mahâbhârata , traduction qui devait avoir au moins seize volumes et que sa mort a interrompue. C’était là une tâche ingrate et bien méritoire ; car, ainsi que l’indiquait (dans son ouvrage sur le grammairien Pânini, publié à Londres en 1861) l’habile sanscritiste Goldstücker, qui s’était proposé de mettre en allemand ce poëme célèbre, il ne sera possible de le comprendre à fond et de le rendre exactement que quand on aura collationné beaucoup de manuscrits et étudié les scholies et gloses indigènes qui nous manquent encore presque toutes. M. Eichoff en 1860, M. Émile Burnouf en 1801, M. Monier Williams en 1863 lui avaient fait tour à tour d’heureux emprunts. Un peintre gracieux et élégant, qui partageait son temps entre l’art et l’érudition, M. Émile Wattier, qui nous donnait, en 1864, une version française du seizième livre de cette longue épopée (le Mausala-Parva), me paraît avoir émis une opinion très-raisonnable. Le mieux, selon lui, aurait été de dégager le corps immense de l’œuvre d’une multitude d’additions et d’interpolations qui le grossissent et l’embarrassent, et de n’en livrer au public que ce fond à peu près authentique et primitif, mais en revanche de l’éclairer perpétuellement par un commentaire minutieux sur la théologie, la métaphysique et la société hindoues, commentaire sans lequel la connaissance littérale du texte serait assez peu profitable. Un tel travail reste à faire, et il serait de nature à tenter le peu de savants qui sont capables de l’exécuter.

La première singularité de ce poëme, qui en compte tant d’autres, vient de son étendue même. Le texte princeps de Calcutta, partagé en dix -huit parvas ou livres, renferme 107,389 slôkas ou distiques ; tout distique, pour chacun de ses quatre hémistiches, ayant trente-deux syllabes longues ou brèves à la manière grecque ou latine. Il est vrai que dans cette quantité énorme de vers sont compris les 16,374 slôkas de l’Hârivansa, supplément ajouté postérieurement au Mahâbhârata ; il est vrai aussi que les épisodes, qui y ont été insérés après coup et successivement, sont innombrables. Quelques-uns se rattachent étroitement au sujet : plusieurs remontent à une très-haute antiquité ; d’autres sont plus récents et beaucoup moins utiles. Mais on s’accorde généralement à croire que le centre originaire de l’épopée, autour duquel se sont peu à peu accumulés et agglomérés tant de détails plus ou moins superflus, comme des excroissances parasites sur un tronc d’arbre séculaire, représenterait seulement la somme de quarante à cinquante mille vers. Ce sont là encore des dimensions fort respectables, si l’on songe que l’Énéide n’en a environ que dix mille, l’Odyssée douze mille, l’Iliade quinze mille, le poëme sur Alexandre le Grand par les trouvères Lambert le Court et Alexandre de Bernay, un des romans rimes du moyen âge les plus étendus, à peu près vingt-trois mille. Pour trouver mieux en ce genre, il faudrait, sur la foi du voyageur Benjamin Bergmann, aller jusqu’à la Dschangariade, épopée des Kalmoucks, divisée en trois cent soixante sections, dont chacune est, dit-on, trois ou quatre fois plus longue que les chants d’Homère. Notez que les Indiens, dans ce Mahâbhârata purement humain, ne daignaient voir qu’un abrégé succinct du Mahâbhârata des dieux, qui avait (on les avait comptés, sans nul doute) tout juste douze millions de vers.

De telles proportions (pour ne parler que de l’édition des vulgaires mortels) excluent nécessairement tout de suite l’hypothèse d’un auteur unique. Si les rhapsodies homériques, les Niebelungen, le Romancero du Cid ont pu être à la rigueur assignés à une famille ou à une série de poètes, ici le doute n’est pas même permis. Il n’y a donc point à s’arrêter à la tradition fantastique, qui rend responsable d’une œuvre aussi gigantesque le mystérieux Krishna-Dvâipâyana, appelé plus communément Vyâsa (c’est-à-dire le compilateur, l’arrangeur, le rhapsode), parce qu’il aurait donné en outre leur forme actuelle aux Védas, à divers Pourânas et à d’autres ouvrages orthodoxes. Ce rishi (patriarche) ou mouni (anachorète) passait pour être né du XVe au XIIe siècle avant notre ère. Fils du savant Parasâra et de la belle Satyavati, parent du roi Sântanou, il serait venu au jour, d’après la légende, dans une île du fleuve Yamounâ et aurait été le père ou au moins le tuteur des deux princes Dhritarâchtra et Pândou, dont les enfants sont les héros de son épopée. Il y aurait parlé sans cesse de lui à la troisième personne, de même que, dans les Argonautiques, attribuées à Orphée, Orphée joue un rôle important ; ainsi Vyâsa, chargé d’années, semblait avoir vu et pouvoir raconter toutes les actions de ses descendants. Il avait appris par cœur son œuvre à son élève Vâisampâyana, qui la récita, pendant un grand sacrifice, offert par Djasnamédjaya, arrière-petit-fils d’Ardjouna, l’un des héros du poëme. Tel qu’il nous est parvenu, ce même poëme aurait été débité, une seconde fois, par Ougrasrava, fils de Lômaharchana, aux sages, rassemblés dans la forêt de Nâimisha, à l’occasion d’une solennité religieuse célébrée par le législateur Saunaka. On le fixa à jamais par l’écriture, récemment inventée, et un grand nombre d’interlocuteurs ou de narrateurs y sont mentionnés.

Un pareil tissu d’invraisemblances et d’anachronismes n’a besoin que d’être exposé pour être jugé, et il échappe à toute discussion. Il n’est nullement impossible qu’un Vyâsa quelconque ait composé sur ce sujet quelques poésies légendaires, auxquelles une foule d’imitateurs auront joint leurs propres inspirations. Ainsi certaines parties du Mahâbhârata sont d’une antiquité incontestable, tandis que d’autres ne remontent pas au delà du IIIe siècle après Jésus-Christ. Ce prodigieux monument s’est élevé pierre à pierre, étage par étage : ce fut comme une vaste collection, où l’on recueillit, où l’on entassa tous les mythes et tous les récits, qui offraient entre eux quelque filiation ou quelque analogie. On suppose que, dans les derniers siècles qui ont précédé notre ère, les Brâhmanes, ayant à lutter contre les progrès croissants des Bouddhistes, leurs rivaux, et contre les volumineux écrits que ceux-ci publiaient, s’empressèrent de réunir sans distinction en un seul ouvrage toutes les traditions qui les intéressaient et qui pouvaient leur servir au besoin.

Le savant indianiste prussien, M. Weber, qui s’attache continuellement, de crainte d’exagération, à diminuer l’ancienneté des productions de la littérature sanscrite (soit dans ses Indische Studien, soit dans son cours professé à l’Université de Berlin en 1852 et que M. Alfred Sadous a traduit en 1859), a indiqué que le premier témoignage direct, qui atteste la réalité d’une épopée sur le sujet du Mahâbhârata, se rencontre chez le rhéteur grec Dion Chrysostome, qui florissait sous les règnes de Vespasien et de Trajan. M. Weber prétend que cette connaissance devait être alors fort récente, ayant été rapportée par des navigateurs qui avaient visité les côtes méridionales de l’Inde ; et, comme Mégasthène, qui avait été envoyé en ambassade dans ce pays par le roi de Syrie, Séleucus Nicalor, et dont les renseignements nous ont été transmis par Arrien, n’a fait aucune allusion à cette épopée, il en conclut un peu vite que probablement elle avait été élaborée depuis l’époque de Mégasthène jusqu’à celle de Dion Chrysostome. Un deuxième témoignage, constatant son existence, ne se retrouve que dans les Dionysiaques de Nonnus de Panopolis, qui remontent, tout au plus, au Ve siècle après Jésus-Christ. Ce qui engage également M. Weber à lui refuser une date trop reculée, c’est que les faits et les personnages qui y figurent ne sont pas ou ne sont guère mentionnés dans les Brâhmanas véritablement anciens ; c’est qu’au contraire il y est question des peuples occidentaux, des Sakas (Saces), des Pahlavas (Pelhvis ou Perses) et des Yavanas (fils de Javan ou Ion, Grecs), avec leur roi Dattâmitra ou Démétrius ; c’est qu’on y parle des planètes et des signes du zodiaque, dont les Hindous paraissent avoir emprunté la connaissance à la Grèce ; c’est qu’enfin les dieux dont les noms y reviennent le plus souvent, Siva, Wishnou, Krishna, n’appartiennent qu’à une mythologie de seconde formation. Il ajoute qu’on a dernièrement découvert dans l’île Bali, près de Java, la traduction en langue cavi de plusieurs livres du Mahâbhârata, qui diffèrent par l’étendue et la forme du texte ordinaire. Est-ce assez de complications et de ténèbres ? Parmi les Orientalistes, les uns s’appuient sur le caractère naïf de ce texte ; ils en signalent la vétusté apparente ; ils affirment avec Wilson que tous les Pourânas en sont dérivés : d’autres n’y voient qu’une compilation déjà moderne ; on l’a tour à tour supposé antérieur et postérieur au Râmâyana. Il est aisé de comprendre que sur de semblables matières les uns et les autres ont raison, puisque le fond a une couleur tout antique, tandis que la forme semble porter la marque de plusieurs périodes différentes, puisque entre le point de départ et le point d’arrivée, il a pu, il a dû exister bien des phases successives et bien des remaniements de toute espèce.

Le titre ne signifie autre chose que le Grand Bhârata, abréviation pour la Grande histoire de la ruée de Bhârata, non pas celui qui était frère du divin Râma, mais celui qui était fils de Doushmanta et de Sakountâla. Cette étymologie était trop simple pour suffire à la subtilité des Hindous ; aussi la table générale, qui est placée en tête du poëme et où on le nomme un cinquième Véda de Vyâsa, contient-elle cette explication curieuse : « Seuls d’un côté, les quatre Védas et, seul de l’autre, le Bhârata, ayant été mis dans une balance par les dieux assemblés, on reconnut alors que le dernier l’emportait sur les quatre Védas avec tous leurs mystères, et, à partir de ce moment, il est dans ce monde appelé le Mahâbhârata (grand poids). » Cette explication sophistique ne repose que sur un jeu de mots, sur la ressemblance du mot Bhârata avec le mot Bhâra (un poids d’or). Mais, quant à la valeur inestimable de l’œuvre, il n’y avait qu’une voix à cet égard ; voici ce que le prétendu Vyâsa ou un de ses continuateurs disait lui-même çà et là dans l’exorde :

La lecture du Bhârata est sainte ; tous les péchés de celui qui en lit seulement une partie sont effacés sans exception… Un vrai croyant, qui entendra réciter tout au long, depuis le début, cette section (la table des matières), ne tombera point dans l’infortune… Celui qui, entre les deux crépuscules, débite une partie de cette introduction, que ce soit le jour ou la nuit, est purifié de toute faute ; car le corps du Mahâbhârata est la vérité et l’immortalité… Celui qui en lirait cette partie aux Brâhmanes pendant une cérémonie funèbre procurerait aux mânes de ses ancêtres des offrandes inépuisables… Celui qui, rempli de foi, écouterait continuellement ce saint livre, obtiendrait une longue vie, la renommée et le chemin du ciel.

Jamais les Juifs n’ont eu pour la Bible, les chrétiens pour l’Évangile, les musulmans pour le Coran, les païens pour les doctrines de Pythagore ou de Socrate, de Platon ou d’Aristote, une vénération et une docilité plus grandes. Comment s’en étonner, puisque cette épopée était tombée du firmament et avait été octroyée aux hommes par les dieux comme un présent surnaturel ? Sur ce point, nulle incertitude : ce poëme était un don de la charité divine, et c’était faire non seulement un acte de goût, mais un acte de foi et une œuvre pie, que de le lire.

Le Mahâbhârata ressemble un peu par les légendes aux Métamorphoses d’Ovide, par les aventures romanesques à l’Odyssée, par les récits de batailles à l’Iliade, et par le sujet à la Thébaïde de Stace, vue sur une plus grande échelle. Effectivement, il s’y agit de même d’une lutte, sinon entre des frères ennemis, du moins entre les Pândavas et les Courâvas qui étaient cousins-germains, entre les deux branches rivales de la dynastie lunaire des Bhâratides, établie dans cette ville d’Hastinapoura dont les ruines se voient encore près de Dehli. Pândou et Dhritarâchtra étaient tous deux fils du poète Vyâsa : le premier eut cinq fils ; le second en eut cent. Pândou céda le trône à son frère puîné, en réservant les droits de ces cinq héritiers, personnages tellement distingués qu’on avait osé attribuer leur naissance à cinq dieux. Mais les enfants de Dhritarâchtra, surtout l’aîné Dourhyôdhana, persécutèrent de toutes façons les Pândavas, qui, après une série interminable d’incidents, de pérégrinations et de combats où dix-huit armées figurèrent, obtinrent la victoire sur la terre et la félicité suprême au ciel. Le souvenir des fils de Pândou s’est conservé, de génération en génération, si vivace et si fidèle, que les habitants de la presqu’île indienne, contrairement à toute hypothèse sérieuse, n’hésitent pas à reporter jusqu’à leur époque et à leur règne les curiosités des grottes d’Éléphanta ou de Salsette, les brillantes sculptures des temples souterrains d’Ellora, et tous ces restes d’un art grandiose et surprenant depuis longtemps évanoui. À l’horizon lointain, dans la pénombre des temps semi-historiques, ces princes apparaissent comme des êtres inférieurs sans doute à Râma, cette incarnation humaine du dieu Wishnou, et comme des créatures mobiles, inégales et pleines de passions, mais dépassant toutefois de bien haut le niveau des têtes vulgaires, comme des types de bravoure, de justice et particulièrement de piété. Ils brillaient au moment où l’âge de fer, l’âge du vice, allait commencer, au moment où la civilisation aryenne penchait vers son déclin, altérée par les effets d’un climat énervant et par le contact des populations étrangères : aussi leurs noms sont-ils mêlés, à chaque instant, aux souvenirs de la littérature brahmanique.

Le conflit de ces Pândavas avec les Courâvas : tel est donc le canevas simple et vraisemblable, qui a reçu les broderies les plus variées et les ornements les plus étranges. Sous cette guerre héroïque et merveilleuse, tout porte à croire qu’il faut reconnaître les vestiges d’une rivalité véritable qui aurait éclaté parmi des races royales, d’un sanglant antagonisme qui aurait originairement désolé la Bactriane et le nord de l’Inde. Seulement rien ne prouve que le dénoûment en ait été conforme à celui de l’épopée, et la caste sacerdotale, qui positivement a tenu la plume pour la rédiger, y a probablement faussé ou interverti bien des faits et a pu en modifier la conclusion. C’est cette masse de tableaux et d’épisodes que les rhapsodes indiens sont arrivés, siècle par siècle, à distribuer en dix-huit chants, subdivisés en sections et en lectures, et au milieu desquels il est si facile de s’égarer si on n’est conduit, de se noyer si on n’est soutenu. Nous allons tâcher, en utilisant les travaux les plus récents, de présenter à nos lecteurs une image très-abrégée, mais suffisamment exacte, d’une des compositions les plus considérables et les plus singulières qu’ait jamais enfantées l’imagination humaine.


II


Le premier livre (Adi-Parva) est un des plus développés, et il a été, de la part de Wilkins et de Bopp, de MM. Th. Pavie, Franck, Eichhoff et Foucaux, l’objet de travaux sérieux et utiles. Il débute naturellement par des invocations multiples, par des prologues assez superflus, par des généalogies, plus compliquées encore que celles de la Bible, y compris la création des dieux eux-mêmes, qui sont au nombre de 36 333 ; il abonde en digressions et en répétitions sans ordre, sans art et sans fin, que nous épargnerons le plus possible au lecteur. Ces amplifications préliminaires et une table versifiée de tout l’ouvrage forment un total de treize cents vers, absolument, dénués d’intérêt. De plus, comme si l’auteur avait craint d’arriver trop vite à son véritable sujet, il en retarde l’exposition en racontant un grand nombre de légendes mythologiques, qui n’ont avec son plan que les rapports les plus indirects, qui se reproduisent plusieurs fois, qui sont souvent postérieures à l’action dans laquelle elles sont enclavées, mais qui sont, en général, caractéristiques par leur bizarrerie même, qui nous fournissent d’amples lumières sur la théogonie et l’histoire poétique de l’Inde et dont il convient de rapporter les principales.

Celle du Kschattrya ou guerrier Paushya atteste la vénération profonde et l’incroyable docilité des monarques envers les brâhmanes et des religieux envers leurs gourous ou chefs spirituels. Il y a là des détails d’une naïveté et d’une crudité qui auraient fort diverti Voltaire, peu enclin à l’enthousiasme et très-porté à parodier les choses qu’il comprenait mal, surtout les œuvres étrangères et spécialement les traditions orientales. Que dire de l’ascète Upamanyou, que son maître accuse d’être trop gras, parce qu’il se nourrit du produit des aumônes, qui devient aveugle pour s’être permis de goûter à quelque fruit sauvage et qui, en récompense de ses austérités, recouvre la vue par l’intervention miraculeuse des deux Açwins, ces messagers et ces médecins célestes, qui répondent à la fois au Castor et au Pollux, au Mercure et à l’Esculape helléniques ? Que dire du pieux Outanka, mangeant par pénitence des excréments de taureaux, repoussant avec pudeur les avances des femmes du prêtre dont il est l’élève, mais s’en allant, pour obéir à l’une d’elles en tout ce qui ne blesse point l’honnêteté, demander à son intention les boucles d’oreilles de la femme du roi Paushya, se les voyant arracher, dès qu’il les a obtenues, par le roi des serpents Tatchaka déguisé en mendiant, descendant pour les reprendre jusqu’au fond du royaume des nagas ou reptiles, y découvrant toutes sortes de mystères et de merveilles, et en rapportant, après maintes épreuves, l’objet qui lui était demandé ? Il y a plus de grâce dans la légende de Rourou et de Pramadvarâ, dont on ne saurait contester l’analogie avec le mythe grec concernant Orphée et Eurydice. L’Apsara ou nymphe Ménaka, s’étant unie à Viçwâvasou, roi des Gandharvas ou musiciens du ciel, eut de lui une fille, qu’elle abandonna près de l’ermitage du mouni Sthoulakéça. Cet austère anachorète recueillit l’enfant, l’éleva et lui donna le nom de Pramadvarâ (excellente entre les filles), si bien que le roi Pramati sollicita sa main pour son fils Rourou ; une catastrophe subite faillit renverser tout leur bonheur :

Peu de jours avant l’époque assignée au mariage, cette vierge, belle et vertueuse, jouant au milieu de ses compagnes, n’aperçut pas un serpent profondément endormi et étendu sous ses pas ; elle posa le pied dessus, comme si, poussée par le dieu de la mort, elle eût désiré périr. Excité ainsi par ce dieu fatal, le reptile appliqua fortement ses dents, tout imprégnées de poison, sur le corps de la jeune étourdie. Ainsi mordue, elle tomba bien vite à terre, sans couleur, sans vie, privée de son éclat, délaissée par la fortune jusque-là souriante. Elle n’est plus pour les siens un objet de bonheur ; elle est là, les cheveux épars, inanimée ; ils n’osent plus la regarder, elle qui était si belle à voir ! Elle repose sur le sol, sommeillant en apparence, blessée mortellement par ce venin funeste… Les Brâhmanes étaient tous émus de compassion ; Rourou se lamentait dans la forêt impénétrable où il s’était retiré, accablé de chagrin. Désespéré, il exhale ses chagrins par des plaintes amères ; au souvenir de sa chère Pramadvarâ, il s’écrie avec tristesse : « La voilà étendue, cette jeune fille au corps délicat, qui causa ma douleur ! Quelle plus grande peine pourraient éprouver ceux qui l’aiment ? Si j’ai fait l’aumône, si je me suis mortifié par des austérités, si j’ai convenablement respecté mes maîtres, en récompense de ces bonnes actions, que ma bien-aimée revienne à la vie ! Si, depuis ma naissance, j’ai été maître de mes sens et attaché à mes principes, que Pramadvarâ se relève à l’instant ! »

Or, un envoyé des dieux lui apparaît et lui annonce que la morte ressuscitera, s’il consent à abréger de moitié sa propre vie pour allonger d’autant celle de sa fiancée. Le jeune prince n’hésite pas à accepter ce sacrifice ; il épouse Pramadvarâ, qui lui est rendue, et il fait vœu de tuer désormais tous les reptiles qui se présenteront sur sa route, jusqu’au jour où, sous la forme d’un de ces animaux maudits, il rencontra le brâhmane Doundoubha, qui avait été condamné, pour une faute légère, à subir cette métamorphose et qui est délivré de cet enchantement magique par la présence de Rourou.

On sait quel rôle important jouent les serpents dans les différentes théogonies de l’Orient, comme emblème de perversité ; ils reviennent à tout propos chez les mythologues hindous ; la légende d’Astika, entre autres, leur est consacrée. Son père, Djaratkârou, était un sage adonné à une chasteté et ta des mortifications perpétuelles, riche et puissant d’ailleurs ; jeûnant sans cesse, ne vivant que d’air, errant à travers les forêts, il aperçut un jour ses aïeux suspendus, les pieds en haut et la tête en bas, au-dessus d’un grand trou où un rat menaçait de les dévorer. Il apprit d’eux qu’ils étaient dans cette triste position, parce qu’un de leurs descendants (c’était lui-même) refusait de se marier ; car, selon les idées de ce pays et de ce temps, rien n’était plus honteux et plus sacrilège que l’absence de postérité. Ému par leurs reproches, Djaratkârou se mit en quête, et il finit par trouver une épouse à sa convenance, la fille du souverain des reptiles, Vâsouki ; d’elle, il eut Astîka, qui, par ses bonnes œuvres et sa piété, racheta la malédiction, attachée à la race de sa mère. D’autres mythes, suivant, l’usage, sont enclavés dans celui-là, par exemple celui de Vinatâ et de Kadroû, les deux femmes de Kaçyapa, ayant, la première deux enfants d’une vigueur surnaturelle, la seconde mille serpents pour rejetons ; citons également celui de la création de l’ambroisie, si célèbre chez les Indiens. Il n’est pas difficile d’y reconnaître quelque allégorie, symbolisant la résistance des forces élémentaires de la matière brute aux lois régulières de la nature, la lutte de l’ordre et du désordre, et rappelant l’opposition éternelle du bien et du mal, la rivalité des enfants de Seth et des enfants de Caïn, surtout la guerre des anges et des démons, des dieux et des titans, des Amschapands et des Darwends, tels que la Bible, le Zend-Avesta, Hésiode, Ovide et Milton l’ont décrite tant de fois. Les Souras ou Dévas (bons génies) et les Asouras (Dânavas, Dityas, mauvais génies) se rassemblent sur les sommets du Mérou, et jurent de remuer l’Océan jusqu’en ses profondeurs, afin d’en extraire toutes les richesses qui y ont été enfouies sous les eaux du déluge. Ils transforment en bâton le pic du mont Mandara, y attachent, en guise de corde, le serpent royal Vâsouki, et ils s’en servent pour battre la mer, de même que des ménagères battent le lait qu’elles veulent convertir en beurre. Tous se mettent à l’œuvre et, après de longs et pénibles efforts, ils en font sortir Soma (ou la lune). Lakshmi (ou la Fortune), un joyau, un cheval et un éléphant merveilleux, et enfin l’ambroisie (amrita), qui a la vertu de rendre immortel. C’est au sujet de ce céleste breuvage que les divinités rivales s’entre-choquent dans la plus formidable des batailles :

Alors eut lieu, près de l’Océan, un grand combat, le plus terrible de tous, entre les Souras et les Asouras ; des javelots dentelés, acérés, énormes, tombèrent par milliers, ainsi que des lames aiguisées et diverses armes. Les Asouras, que mutilaient les disques d’airain, vomirent du sang en abondance ; blessés et meurtris par les glaives, les piques, les massues, ils tombèrent sur le sol ; tranchées par de redoutables haches, leurs têtes roulaient sans cesse. Tués, couverts de sang, ils gisaient, pareils à des crêtes de montagnes que rougit l’éclat des métaux. Il y eut d’innombrables cris poussés par les combattants, qui se frappaient les uns les autres ; le soleil était ensanglanté. Dans cette mêlée, où l’on s’attaquait mutuellement avec des épieux ferrés et aigus, et, de plus près, avec les poings, il s’éleva un bruit qui monta vers le firmament : « Coupe, tranche, cours, marche, avance ! » Telles sont les exclamations furieuses qu’on entend de tous les côtés.

Le bon principe triomphe, mais le mauvais n’est pas détruit : les Souras restent maîtres de l’ambroisie, qu’ils cachent avec soin et dont ils confient le dépôt à Wishnou, et les Asouras se plongent de nouveau au sein de leurs ténébreuses retraites. Des luttes du même genre, mais racontées avec une prolixité qui en rend l’analyse à peu près impossible, sont celles que Garouda, vautour d’airain, issu de Vinatâ, soutint contre Vâsouki et toute la famille des serpents, dont les noms, variés à l’infini, ne nous sont pas épargnés, et celle que le même Garouda engagea contre les dieux, afin de leur disputer à son tour l’ambroisie. Puis on revient, par plus d’un détour, à la légende d’Aslika. Un jour que le roi Parikchila, âgé de soixante ans, chassait les gazelles dans les bois, ayant perdu la trace d’une de ces bêtes, il s’adresse à un mouni, nommé Samîka, et lui demande où elle avait passé ; l’autre, qui avait fait vœu de silence, ne lui répond rien. Le prince, irrité (car il ne se doutait pas du vœu que l’anachorète avait juré d’accomplir), ramasse, du bout de son arc, un serpent mort et le jette autour du cou et sur les épaules de Samîka. Le fils de celui-ci, Sringui, ermite comme son père, mais violent et vindicatif, voue le monarque à une malédiction terrible, afin qu’il soit tué par Takchaka, un des souverains des serpents. Mais son père, dès qu’il peut rompre le silence, désapprouve sa colère en ces termes, pleins d’une résignation et d’une humilité presque chrétiennes :

Je ne suis pas content de ce que tu as fait ; ce n’est point là la conduite de ceux qui se livrent aux mortifications. Nous habitations dans le royaume de ce monarque, et nous y sommes convenablement protégés. On doit pardonner à ce roi qui, en toute occasion, obéit à nos lois. Il faut, ô mon fils, savoir supporter un affront. N’en doute pas, la justice nous tue en périssant. Si le roi cessait de nous favoriser, notre peine serait extrême ; nous ne pourrions plus pratiquer paisiblement nos devoirs… Dans un pays sans monarque, il se commet toujours des fautes graves ; le monde, perpétuellement soulevé, ainsi qu’une mer en furie, s’apaise sous le sceptre de celui qui gouverne et qui châtie. Du châtiment naît la crainte, de la crainte la tranquillité ; alors, plus d’entraves à la pratique des devoirs, plus d’obstacle à l’accomplissement des œuvres qui regardent les dieux lusqu’à ce que tu aies dompté ce penchant à la colère, tu ne seras pas réellement vertueux, car la colère détruit la justice : la colère est pour les ascètes une source abondante de malheurs, et ceux qui violent la justice suivent une mauvaise voie. Au contraire, la patience fait prospérer les ascètes qui savent souffrir un outrage ; le monde actueI et le monde à venir appartiennent aux hommes patients.

Parîkchita, ayant appris le danger auquel il était en butte, se repentit; mais l’imprécation d’un Brâhmane ne pouvait rester stérile. Aussi, des reptiles, envoyés par Takchaka sous la forme de prêtres, vinrent lui offrir, pour le tenter, de l’eau, des fleurs et des fruits, et le roi, en ayant goûté, succomba. Djanamèdjaya, héritier de ce prince, brûlant de venger sa mort, se hâta de célébrer le sacrifice des serpents ; des évocations magiques eurent lieu, et dans un bûcher enflammé ils roulèrent pêle-mêle, blancs et noirs, jaunes et rouges, jeunes ou vieux, armés de dards, gonflés de venin. Takchaka et Vâsouki échappèrent presque seuls, et le neveu de celui-ci, Aslika, par ses prières et ses austérités, arrêta les effets de ce redoutable sacrifice.

Notez bien que, si vite que nous marchions, nous n’avons point fait encore un pas dans le cercle même du sujet véritable. Il est temps d’en connaître les principaux personnages et d’indiquer leur filiation passablement miraculeuse, sans remonter tout à fait au déluge. Une apsarâ ou nymphe céleste, Adrikâ, condamnée par les dieux à revêtir pour un certain temps les apparences d’un poisson, engendra une fille, qui fut nommée Satyavatî ; celle-ci s’unit au sage Parâsara et lui donna, dans une île de la Yamounâ, un fils qui fut appelé Dvâipâyana (l’enfant de l’île), qui révéla une vertu et une science précoces et qui devait s’illustrer sous le nom de Vyâsa (le compilateur), celui (ne l’oublions jamais) qui est supposé l’auteur, du Mahâbhârata ; nous allons avec lui de merveilles en merveilles. Effectivement, Satyavatî ayant épousé en second lieu Bhîchma, fils de Santânou, roi d’Hastinapoura, eut de lui deux rejetons, Vitchitravirya et un autre, qui expirèrent jeunes et sans postérité. Désolée de voir s’éteindre la race de Santânou, elle ordonne à Vyâsa de se marier à Ambîka, fille du roi de Bénarès et veuve de son frère utérin Vitchitravîrya ; le code de Manou, semblable en cela aux vieilles lois d’Israël, ne disait-il pas ? « Lorsqu’il n’y a pas d’enfants dans une famille, la progéniture que l’on désire peut être obtenue par l’union de la femme dûment autorisée avec un frère ou tout autre parent. » Le docile Vyâsa obéit et va trouver la veuve ; tout savant et vertueux qu’il était, ses yeux étincelants, ses cheveux tressés, sa barbe longue, ses noirs et épais sourcils le rendaient peu attrayant. Ambîka eut peur et ferma les yeux ; mais elle céda. Le sage lui annonça sévèrement que, pour avoir eu peur, elle concevrait un fils aveugle. Une deuxième fois, il revint vers elle ; n’osant plus fermer les yeux, elle pâlit involontairement, et Vyâsa de lui dire que, pour avoir pâli, elle enfanterait un fils d’une blancheur maladive. Enfin, à une troisième rencontre, elle substitua à elle une de ses esclaves, qui fut moins rebelle, et le mouni trompé lui prédit la naissance d’un enfant rempli de mérite. Trois enfants vinrent donc au monde, plus ou moins rattachés à la famille de Santânou et également exposés à la déchéance : car le premier, Dhritarâchtra, était aveugle ; le second, Pândou, était affecté de la lèpre blanche, et le troisième, Vidoura, rattaché par sa mère à une caste inférieure, ne pouvait aspirer au rang des Kschattryas ; il se contentera d’être le plus habile des conseillers.

Ces frères vivent en bon accord ; c’est à la génération suivante que les haines et les luttes doivent éclater. Bhîchma, leur aïeul, fait, demander par Dhritarâchtra la main de la fille de Soubala, roi de Gândhâra ou Kandahar ; celui-ci, après quelque hésitation, accepte ce gendre, infirme, il est vrai, mais issu d’une si noble famille ; quant à la jeune fille, Gândhârî, en sachant que son fiancé est aveugle, elle prend un morceau d’étoffe, le plie en quatre, se l’applique sur les yeux comme un bandeau et jure de le garder sans cesse, en s’écriant : « Mon mari n’aura rien à m’envier ! » Exemple rare d’abnégation, digne des saints les plus purs et les plus mystiques du Christianisme ! Outre un fils né d’une servante, Dhritarâchtra eut de son héroïque compagne cent garçons et une fille, par des procédés étranges qu’il faut citer littéralement. Ayant donné au sage Vyâsa, qui entrait chez elle, accablé de faim et de fatigue, l’hospitalité la plus empressée, elle lui demanda pour récompense cent fils, pareils à son époux ; il les lui promit ; mais elle attendit deux ans avant que ce désir fût exaucé. Alors, égarée par l’impatience et sans en prévenir son mari, elle s’ouvrit le sein, et il en sortit une masse de chair fort dure. Comme elle se plaignait de cet accident, Vyâsa, dont la promesse ne pouvait avoir été vaine, fit creuser et remplir de beurre clarifié une centaine de trous, semblables à ceux où l’on dépose le feu sacré. Dans chacun d’eux, il mit un petit fragment de la masse de chair, et il partit pour la montagne, afin de s’y adonner à ses austérités ordinaires, en ordonnant de surveiller avec soin tous ces trous et de les rouvrir au moment convenable. C’est de cette façon que naquirent Douryôdhana, ses quatre-vingt-dix-neuf frères, et d’un cent unième fragment, recueilli par hasard, une fille, Douhsala, qui fut mariée plus tard à un prince des Sîndhavas.

Les aventures conjugales de Pândou ne furent pas moins bizarres ; il prit deux femmes : l’une était Kountî, qui descendait de la branche de Yadou, établie à Mathoura, et qui, antérieurement, mère sans cesser d’être vierge, avait eu un enfant, nommé Karna, du divin Aditya (le Soleil) ; l’autre était Madri, fille du roi de Madra au nord-ouest de l’Hindoustan. Une fois, à la chasse, Pândou tua par mégarde, selon les uns un brâhmane, suivant les autres deux gazelles qui s’accouplaient ; en tout cas, il fut maudit et condamné à l’impuissance. Désespéré, il se retira au fond des bois de l’Himalaya avec ses deux épouses ; mais des miracles vinrent à son aide. Kountî obtint du Soleil, son ancien amant, des formules d’incantation, par lesquelles elle pouvait à volonté faire descendre tel ou tel dieu du ciel et s’unir à lui. Trois fois elle renouvela cette singulière épreuve, et c’est ainsi qu’elle engendra : de Yama, dieu de la justice, l’honnête Youdhichthira ; d’Indra, le dieu des airs, le brave Ardjouna ; et de Vâyou, le dieu du vent, l’impétueux Bhîmaséna, surnommé Vrikodara ou Ventre de Loup. Pândou, qui ne chérissait pas moins Madrî que Kountî, sollicita pour elle l’application des mêmes formules ; elle invoqua les Açwins, et de ces deux jumeaux célestes elle eut Nakoula et Sahadèva, beaux et gracieux, légers à la course et ardents dans les combats. Bientôt après, Pândou étant mort, ses deux femmes se disputèrent l’honneur de monter sur le bûcher où l’on consumait son corps ; ce fut Madrî qui l’emporta, et elle se brûla en léguant ses deux fils à Kountî. Cette intervention des prophètes et des divinités dans ces questions de généalogie, ces incarnations fréquentes, ce commerce continuel des créatures terrestres et des habitants des cieux, ont, depuis, tenu leur place dans plus d’une théogonie, et spécialement dans la mythologie gréco-latine, qui, sur ce point comme sur tant d’autres, reproduisait les traditions aryennes.


III


La lutte de ces cinq enfants de Pândou contre les cent fils de Dhritarâchtra suffira, grâce aux hors-d’œuvre qui l’accompagneront, pour remplir cette incommensurable épopée. Ces derniers, les Courâvas, particulièrement l’aîné, Douryôdhana (le méchant guerrier), sont vaillants, mais orgueilleux ; ils régneront à Hastinapoura : les Pândavas, avec leur mère réelle ou adoptive Kountî, se retirent dans les solitudes auprès de pieux anachorètes. Dès qu’ils eurent atteint l’adolescence, on les ramena à Hastinapoura, où, non sans quelques doutes sur la légitimité de leur naissance, Dhritarâchtra consentit à les reconnaître pour ses neveux, et les fit élever avec ses propres fils par le brahmane Drona, également versé dans la connaissance des textes sacrés et dans l’art de la guerre. Ce Drona venait du pays septentrional de Pantchâla, où il avait été le camarade d’études du prince Draupada : celui-ci étant arrivé au trône, il avait revendiqué vis-à-vis de lui les droits de leur ancienne confraternité. Mais, hélas ! dans l’Inde comme ailleurs, jadis comme aujourd’hui, le temps effaçait bien des souvenirs, brisait bien des liens, et le monarque avait répondu fièrement aux avances du prêtre :

Non, non, Brâhmane insensé, entre les rois qui sont placés si haut et les hommes de ton espèce sans crédit et sans opulence, il n’y eut jamais d’amitié. Dans la mémoire de celui qui vieillit, les sympathies s’altèrent avec l’âge ; notre première liaison tenait à l’égalité de notre position. Ici-bas, il n’existe nulle part d’amitiés impérissables : le temps les corrompt ou la haine les détruit… Les pauvres ne sont pas des amis pour les riches, ni les ignorants pour les savants, ni les hommes faibles pour les héros ; que signifient les inclinations d’autrefois ? L’amitié, l’intimité se rencontrent entre ceux qui ont même richesse ou même instruction, et non pas entre celui qui a conquis une situation considérable et celui qui est resté à une place inférieure.

Un tel dédain de la part d’un monarque envers un Brâhmane était un vrai sacrilège et un phénomène rare dans la société hindoue. Blessé de cet accueil hautain de son compagnon d’enfance, Drona devint dès lors son ennemi personnel et alla chercher fortune à la cour d’Hastinapoura, où, en revanche, on le combla de présents et d’égards. Les nombreux élèves qui lui furent confiés accomplirent de brillants progrès en tout genre ; il eut l’idée fatale de les mettre aux prises dans un grand tournoi, qui devait donner carrière à leur courage et à leur adresse, mais qui fit éclater l’inimitié profonde dont ils étaient mutuellement animés. Là se déroule toute une série de scènes qui font songer aux descriptions homériques ou aux récits chevaleresques de notre moyen âge. Que de fois les poètes, Virgile, Stace et tant d’autres, ont renouvelé ce lieu-commun épique ! On élève un vaste amphithéâtre, dont les gradins sont envahis par une foule de prêtres et de guerriers, de marchands et de gens du peuple : le souverain aveugle Dhritarâchtra, sa fidèle Gândhârî, ses autres femmes, ses ministres et ses courtisans occupent les sièges d’honneur ; le précepteur Drona, vénérable par la blancheur de sa barbe, de sa chevelure et de ses vêtements, préside au sacrifice, sans lequel il n’y avait pas de fête possible ; à un bruit immense succède un silence religieux, et le signal est donné. Les Pândavas se présentent par rang d’âge, un arc à la main, deux carquois au dos : les acclamations populaires signalent leur arrivée, et leur mère Kountî reste muette en versant des larmes de bonheur. Leurs rivaux les suivent, et le roi et sa femme, qui ne peuvent jouir par eux-mêmes du spectacle, puisqu’il est frappé de cécité et qu’elle a toujours ses yeux cachés par un bandeau, se font expliquer par Vidoura les moindres détails du tournoi. Les héros se livrent à la course des chars, luttent au cimeterre et à l’épée, lancent des flèches dans la gueule d’un sanglier d’airain mobile ou dans une corne de bœuf, suspendue et balancée en l’air par une corde. Un duel a lieu entre Douryôdhana et Bhîmaséna et menace de devenir mortel, lorsque Drona inquiet fait séparer les combattants par son fils. Mais la lutte va recommencer avec des incidents assez curieux.

Un autre héros paraît en scène: c’est ce Karna que Kountî, mère des trois Pândavas, avait eu du Soleil, avant son mariage avec Pândou : il est valeureux et superbe ; il défie Ardjouna, imite toutes ses prouesses et s’apprête à se mesurer avec lui. Celui-ci le repousse dédaigneusement; on exige, ainsi que dans nos passes d’armes du temps de la chevalerie, qu’il fasse connaître son rang et sa naissance, ses parents et ses aïeux : l’autre rougit et penche la tête, car il est un enfant du mystère. Mais Douryôdhana, qui voit en lui un allié redoutable, dit aussitôt fièrement : « D’après les livres de la loi, il y a pour les guerriers une triple origine : une bonne famille, de grands exploits et le commandement d’une armée. Si Ardjouna refuse d’en venir aux mains avec un adversaire qui n’est pas de race royale, soit, je vais faire proclamer celui-ci roi du pays d’Anga (le Bengale actuel). » En effet, le sacre ou onction sainte conférait à celui qui en était l’objet un caractère inviolable. Ce qu’il a dit se fait : la cérémonie s’accomplit sur le champ du tournoi ; assis sur un siège d’or, Karna est sacré et béni par les prêtres ; on lui donne le parasol et le chasse-mouches, insignes de la royauté, et le nouveau prince témoigne à Douryôdhana sa reconnaissance et son amitié. Cependant on le croyait fils d’un simple cocher, et son père putatif, un vieillard, paraît précisément à l’entrée de l’arène. Quel coup de théâtre ! Quel échec pour l’orgueil de ce monarque d’une heure ! Mais Karna se croit le fils de ce serviteur vulgaire : le respect filial, si puissant dans la race hindoue d’alors, l’emporte en lui, et il s’humilie : cette scène, toutes proportions gardées, n’est pas sans rapport avec le dénouement du Don Sanche d’Aragon de notre Corneille :

Le vêtement en désordre, tremblant, ruisselant de sueur, pouvant à peine parler, parce qu’il venait de courir trop rapidement, le cocher entre dans le cirque. À son aspect, Karna jette son arc, se rappelle aussitôt la vénération qu’on doit à son père et incline devant lui sa tête, encore imprégnée de l’huile sainte. « Mon fils ! » s’écrie le cocher, vivement ému et tressaillant de bonheur. Puis, le baisant au front, doucement attendri, il semble de nouveau consacrer par ses larmes la tête du roi d’Anga, que les prêtres avaient bénie. En voyant ce tableau, le fils de Pândou, Bhîmaséna, dit d’un ton railleur : « Fils de cocher, tu ne mérites pas de mourir sous les coups du généreux Ardjouna : prends un fouet et un aiguillon ; voilà ce qui te convient. Tu n’es pas plus digne d’obtenir le trône d’Anga qu’un chien de lécher le beurre clarifié qui coule des autels. » À cette apostrophe, Karna, les lèvres crispées de colère, soupira et leva de tristes regards vers le dieu du jour, son vrai père, qui brillait au haut du firmament. Soudain, le vigoureux Douryôdhana, plein de rage, semblable à un éléphant furieux, s’élance du milieu de ses frères, groupés ensemble à l’instar d’une touffe de lotus, et il répond au formidable Bhîmaséna, debout auprès de lui : « Ventre de loup ! Tu as tort de parler ainsi… Il en est des héros comme des fleuves : leur source est obscure et difficile à connaître. »

Nous laisserons de côté une guerre que ces princes, sur l’instigation de Drona, vont déclarer à Draupada, roi de Pantchala, dont ils dévastent la ville et obtiennent de force la soumission, et toutes sortes de pièges meurtriers, tendus par les Courâvas aux Pândavas, et nous nous hâtons d’arriver à l’épisode de la maison de laque. Les Brâhmanes, les anachorètes et les gens de la campagne sont évidemment favorables à la cause des fils de Pândou, tandis que la caste des kschattryas et des habitants des villes soutiennent leurs cousins. Dhrilarâchtra, que la cécité et la vieillesse rendent faible et mobile, consent à partager le pouvoir avec Youdhichthira et à le nommer youvâradja (héritier présomptif) : il préfère ses neveux. Mais Douryôdhana fait jouer mille batteries, mille ressorts, et il n’a pas de peine à reprendre l’avantage, malgré les officieux avis que leur vertueux oncle Vidoura donne sans cesse aux jeunes gens persécutés. Dévoré de jalousie, fatigué des sympathies populaires que ses rivaux excitent, il vient trouver son père et le supplie de reléguer, au moins temporairement, les Pândavas loin d’Hastinapoura, dans la petite ville de Vâranâvata, sur les bords du Gange. On vante les délices de cette ville : les conseillers de la cour sont gagnés : le vieux roi cède à tant d’intrigues, et les fils de Pândou eux-mêmes sont forcés d’accepter cet exil déguisé. Douryôdhana, traître et hypocrite, charge un de ses complices, Pourotchana, d’élever sur cette terre de Vâranâvata, qui leur appartient, une maison magnifique et ornée de meubles précieux, mais construite avec de la laque, de la résine et plusieurs matières combustibles. Les cinq exilés y demeureront, ainsi que leur mère Kountî et leurs compagnons : on y mettra le feu, et ils disparaîtront ainsi tous, sans que personne puisse soupçonner dans leur mort autre chose qu’un accident du hasard.

Après avoir adressé des adieux touchants à leurs parents, aux grands et aux citoyens d’Hastinapoura, dont la plupart les estiment et les regrettent, les Pândavas se sont mis en route : arrivés à Vâranâvata, ils y sont traités à merveille par la population et reçoivent l’hospitalité dans l’édifice, bâti par le perfide Pourotchana. Ils s’y établissent avec leur suite, bien logés, bien meublés, bien nourris, bien servis ; mais ils ont vite reconnu les matériaux dont cette demeure est composée et le piège qui les menace. Décidés à dissimuler prudemment, ils emploient un habile mineur, que le sage Vidoura, leur fidèle protecteur, leur envoie en secret, pour creuser un conduit souterrain, communiquant avec le dehors, et une cave profonde, où ils se retirent chaque nuit, tandis que chaque jour ils parcourent les forêts voisines et chassent, affectant la sécurité et la gaîté les plus grandes. Un an s’écoule ainsi ; ils abusent complètement Pourotchana, qui se rend chez eux à un brillant festin en compagnie d’une foule de ses partisans : à la faveur de l’orgie, les fils de Pândou embrasent la maison de laque et s’esquivent furtivement avec leur mère par le souterrain. Pareil à Énée fuyant l’incendie de Troie, mais autrement robuste et dévoué, Bhîmaséna prend Kountî sur ses épaules, deux de ses frères autour de ses reins, les deux autres dans ses deux mains, et renversant les arbres au choc de sa poitrine, entr’ouvrant la terre sous ses pieds, il s’éloigne, plus rapide que les vents ; puis, montant sur une barque qu’un émissaire de Vidoura leur a préparée, ils traversent le Gange ; ils sont sauvés !

Cependant tout le monde croit que les Pândavas et Kountî ont péri dans les flammes, en même temps que leur gardien Pourotchana ; on accuse hautement Douryôdhana, son père Dhritarâchtra, et son aïeul Bhîchma, qui ont commandé, permis ou exécuté une telle trahison. La douleur n’est pas moins vive à Hastinapoura qu’à Vâranâvata ; le vieux Dhritarâchtra est le premier à pleurer et à se repentir ; il ordonne pour ses neveux des simulacres de funérailles, des sacrifices expiatoires : seul, Vidoura se tait et reste calme, parce qu’il sait tout. Quant à nos fugitifs, ils côtoient le Gange, et, craignant d’être poursuivis, ils s’enfoncent au milieu des plus sombres forêts ; c’est Bhîmaséna, espèce d’Alcide au noble cœur, aussi bon pour les siens qu’il est fort contre ses ennemis, qui veille sur eux tous ; haletant, il renverse les lianes et les arbrisseaux dans sa course.

Avec bien de la peine, à travers les rochers et les précipices, il emporte sur son dos sa glorieuse mère au corps si délicat ; le soir, ils parvinrent à un fourré, où il n’y avait ni eau, ni racines, lieu horrible, rempli de bêtes fauves et d’oiseaux de proie. Le crépuscule y était sombre : les volatiles et les quadrupèdes y faisaient peur : de tous les côtés, l’horizon était obscurci par des vents furieux qui arrachaient les feuilles et les fruits des arbres, arbres nombreux, touffus, serrés, tortueux, recourbés, dont les branches s’agitaient çà et là. Tourmentés par le besoin et la fatigue, ils ne pouvaient s’avancer davantage, car le sommeil les pressait de plus en plus. Ils pénétraient tous ensemble au fond de cette forêt désolée, et Kountî, la mère des cinq Pândavas, faible et épuisée, répéta plusieurs fois à ses enfants qui l’environnaient : « Je suis vaincue par la soif ! »

Alors le vaillant Bhîmaséna dépose sa mère et ses quatre frères à l’ombre d’un immense figuier, suit le vol des grues dont la présence indique le voisinage des étangs et rapporte dans un pan de son écharpe une eau bienfaisante pour ces êtres chéris. Mais il les retrouve à terre, tous endormis par la lassitude, et les plaintes qu’il exale vers le ciel à la vue d’un tel abattement après tant de courage, et d’une telle misère après tant de splendeur, ont quelque chose de touchant dans ce héros terrible, qui n’a qu’à paraître pour effrayer, qu’à frapper pour vaincre. Comme toujours, l’infortune achève et couronne la gloire : maintenant qu’ils sont malheureux et proscrits, tout l’intérêt se porte décidément sur eux. Semblables à Hercule et au Thésée, au Persée et à l’Œdipe de la tradition hellénique, aux chevaliers errants de nos romans de geste, ils vont errer dans l’Inde en la délivrant des monstres qui l’infestent, renouveler les exploits merveilleux de Râma, s’élever presque au-dessus du niveau de l’Humanité. Les voilà revenus aux bois sacrés où avait été cachée leur enfance ; une Odyssée véritable commence pour eux : ils courent les aventures, affrontent les dangers, subissent les épreuves réservées aux créatures prédestinées ; l’horrible et le grotesque même se mêleront au grandiose. Au fond de ces solitudes inhabitées qu’ils traversent vit un de ces râkchâsas, si communs dans la mythologie hindoue, et dont le Polyphême d’Homère et d’Euripide, les Harpies d’Apollonius de Rhodes et de Virgile, ou les ogres de nos contes et de nos féeries ne sont que de pâles copies. Celui-ci se nomme Hidimba : il est très-vigoureux et très-cruel ; le corps difforme, l’œil fauve, la bouche énorme, les dents aiguës, le visage noir, la barbe et les cheveux rouges, les oreilles en pointe, les hanches pendantes, le ventre lourd, les doigts crochus, il remplit les conditions du genre monstrueux ; tourmenté par une faim perpétuelle, il flaire la chair humaine et ne se repaît que d’os, de cervelles et de sang.

Mais, ainsi que dans un des récits les plus populaires de notre Perrault, pendant qu’il contemple avec convoitise ces corps bien gras et bien tendres qui ne sauraient lui échapper, sa sœur, espèce d’ogresse ou de fée qui porte le même nom que lui, a pitié de ces nobles victimes ou, pour mieux dire, devient éprise de l’une d’elles, le brave et gigantesque Bhîmaséna. L’amour, qui dompte les bêtes féroces, assouplit ce cœur farouche : elle prend la forme de la jeune fille la plus séduisante ; elle cache soigneusement son nom et son naturel ; elle se présente au héros, lui avoue sa passion avec moins de pudeur que de vivacité et lui propose de fuir avec elle. Elle le sauvera des coups du redoutable râkchâsa : elle l’emportera à travers les airs, lui, ses frères et sa mère ; car elle connaît tous les secrets de la magie. Il refuse : il ne veut pas devoir son salut à la faiblesse d’une femme ; il se sent de taille et de force à repousser Hidimba. Celui-ci accourt furieux et lutte corps à corps contre Bhîmaséna ; les autres fils de Pândou dorment si profondément qu’ils n’entendent pas d’abord les arbres se briser, les pierres voler sous le choc effroyable de ces deux géants : à la longue, ils se réveillent et s’empressent d’accourir à l’aide de leur frère. Il repousse leur assistance, de même qu’il a repoussé les secours mystérieux de la fée ; non pas trois fois, comme dans la fable d’Alcide et d’Anlée, mais jusqu’à cent fois de suite, il terrasse Hidimba ; puis, malgré ses rugissements, il saisit entre ses bras ce nouveau Cacus et le déchire par le milieu du corps. Les Pândavas reprennent leur chemin, délivrés et triomphants ; la sœur du monstre qui vient d’être immolé s’attache à leurs pas. Le rude Bhîmaséna, insensible à son ardeur et à son dévoûment, ne songe qu’à la renvoyer ; l’équitable Youdhichthira intercède en sa faveur ; elle-même adresse à la mère des Pândavas ces paroles, empreintes d’une sensibilité dont nous n’aurions jamais cru les ogresses capables :

Vénérable femme, tu sais combien ici-bas l’amour tourmente notre sexe : j’en suis là vis-à-vis de Bhîmaséna. Espérant un temps meilleur, je me suis résignée à ces tourments : voici l’heure où mes rêves pourraient s’accomplir ! J’ai trahi mes parents, mes amis, mes devoirs ; j’ai choisi pour époux ce héros qui est ton fils ; si je suis rebutée par lui ou par toi, glorieuse mère, assurément je ne pourrai survivre. Aie compassion de moi. Je suis insensée peut-être ; mais, fallût- il être ta suivante, ta servante, bienheureuse Kountî, laisse-moi l’emmener où je voudrai, ce guerrier aussi beau que les dieux, et je le ramènerai vers vous ; crois-en mes serments. De cœur et de pensée, je vous suivrai toujours et partout ; dans les moments difficiles, dans les chances les plus diverses, je veillerai sur vous.

Un daigne conclure avec elle un pacte ; à condition qu’elle ramènera son amant dans un court délai, on lui permet de partir avec lui, et le bouillant Bhîmaséna, non sans résistance, la suit derrière les montagnes, au sein d’une retraite délicieuse où elle jouit rapidement d’un bonheur bien éphémère, où elle épouse son esclave indocile, où elle lui donne un enfant, Ghadôtkatcha. À l’instant fixé, la fée abandonne en gémissant sa douce paix et le guerrier, semblant sortir d’un songe, revient en toute hâte vers les siens. Que de fois elle fut contée par les poètes, cette histoire de magie et d’amour ! Les îles de Circé et de Calypso ; le séjour de Jason et des Argonautes à Lemnos chez Hypsipyle ou à Colchos chez Médée ; les épisodes de Thésée à Naxos près d’Ariane, d’Énée à Carthage près de Didon ; les jardins d’Alcine ou d’Armide ; les entrevues du Tannhaûser et de Vénus sur les sommets du Hartz sont autant de reproductions, idéalisées par l’art, de ce canevas primitif au dessin incorrect et aux naïves couleurs. En outre, sous ces ornements bizarres et sous ces formes surnaturelles, il n’est pas malaisé de retrouver les traces d’une légende semi-historique sur quelques femmes des tribus sauvages et cannibales, qui se seraient enflammées pour des chefs aryens majestueux et intrépides. De ces unions inégales sera sortie une race mélangée, à la figure brunie, aux passions ardentes, et trahissant sa double origine par l’alliance de la valeur la plus brillante à la violence la plus brutale. En dépit des fables au moyen desquelles toutes leurs actions sont déguisées, les héros du Mahâbhârata sont des hommes supérieurs ; mais ce ne sont que des hommes.


IV


Accompagnés de leur mère, les cinq voyageurs continuent leurs courses de bois en bois ; ils s’arrêtent pieusement dans les ermitages, où les anachorètes et les brahmanes les reçoivent avec honneur. En revanche, ils les affranchissent par leur bravoure des attaques de plusieurs râkchâsas ; c’est ainsi que, non loin de la cité d’Ekatchakra, Bhîmaséna aux grands bras et au ventre de loup extermine l’anthropophage Vaka. Cependant leur exil est interrompu par une importante nouvelle, celle d’un swayambara : on appelait de ce nom la cérémonie par laquelle, à la suite de maintes épreuves, une jeune princesse désignait publiquement celui qu’elle agréait pour fiancé ; car les filles de rois étaient, alors du moins, libres de se choisir un époux à leur gré. Cette cérémonie, qui est également décrite dans le Raghouvansa de Kâlidâsa et dans d’autres poëmes sanscrits, donne ici lieu à de longs détails. C’est le monarque des Pântchâliens, Draupadâ, qui, étant remonté sur son trône d’où l’avait précipité son ancien condisciple Drona, fait annoncer partout que sa fille, la belle Draupadî, surnommé Krishnâ (la noire), est nubile, et que tous les princes et guerriers d’alentour peuvent venir dans sa capitale prendre part à une joute, où le vainqueur obtiendra la main de la princesse. Les Pândavas, lassés de leur obscurité et de leurs pérégrinations, se décident à tenter la fortune et, sous le déguisement de brahmatchâris (étudiants religieux), ils partent pour Pântchâla ; ils rencontrent en chemin force brahmanes qui se rendent en caravane à la même destination et qui leur racontent toutes sortes de merveilles sur la fête solennelle qui se prépare. Les concurrents vont y affluer en armes, afin de participer aux tournois ; les maîtres du pays distribueront aux prêtres l’or, l’argent, les vaches, les mets exquis ; les chanteurs, les bardes, les danseurs, les mimes, les lutteurs rivaliseront d’adresse ; mille spectacles variés attireront la foule.

Les Pândavas arrivent au but de leur voyage : pour dissimuler leur rang, ils se logent, dans les environs de la ville, chez un pauvre potier, où ils mendient leur pain, et personne ne les reconnaît, pas même leurs cousins, les Courâvas, qui, conduits par Douryôdhana, et suivis par Kansa, n’ont pas été moins fidèles au rendez-vous. La cérémonie est célébrée, devant une assistance de rois, avec une magnificence, qui nous donne une haute idée du luxe et de l’éclat de l’antique civilisation de l’Inde : c’est un singulier mélange de barbarie dans les idées et de raffinement dans les usages qu’on rencontre pareillement en plus d’un endroit des rhapsodies homériques. L’enceinte réservée, entourée de palais, défendue par des fossés et des barrières, ornée d’arcs de triomphe, retentit du bruit de cent instruments ; parfumée d’huile d’aloès noir et d’eau de santal, parée de festons et de guirlandes, remplie de tentures éclatantes, de gradins commodes, de sièges dorés, de trônes splendides, elle s’ouvre à cette foule de souverains, semblables par la puissance et la bravoure et mutuellement animés par la jalousie : les Pândavas s’y asseient à l’écart. Au bout de seize jours de réjouissances, Draupadî apparaît, sortant du bain, vêtue pompeusement, couverte de pierreries, ayant sur la tête un diadème d’or ; un sacrifice est offert, suivant les rites, par le pourohita ou chapelain de la famille royale ; la musique joue ; les tambours battent : puis le frère de la princesse, le vaillant Drichtadyoumna, indique l’épreuve proposée. Il montre un but placé assez haut, des flèches, un arc si dur qu’il est presque impossible de le ployer ; il s’agit de percer ce but de cinq traits acérés : celui qui, d’ailleurs, noble, beau et fort, aura réussi à le faire, obtiendra immédiatement la main de Draupadî. Ensuite il énumère à sa sœur tous les chefs qui sont assis dans cette assemblée, avec leur généalogie et leurs exploits ; c’est un dénombrement digne de l’Iliade, de même que l’épreuve de l’arc rappelle un des incidents les plus fameux de l’Odyssée.

Les rivaux se lèvent, se groupent, s’empressent : tous les dieux du ciel sortent de leur demeure pour assister à la lutte ; car, chez Vyâsa comme chez Homère, le monde divin et le monde humain sont en communication perpétuelle ; Krishna et Râma sont dans le nombre et regardent d’un œil favorable les descendants de Yadou, les héritiers de Pândou. L’épreuve commence : tous les chefs, décorés de tiares et de colliers, de bracelets et de ceintures, pleins d’adresse et d’énergie, s’épuisent en vains efforts et sont obligés de s’arrêter hors d’haleine. Seul, Karna, l’enfant de Kounti et du Soleil, allait triompher sans doute, lorsque la fière Draupadî s’écrie : « Je ne choisirai jamais cet homme de naissance équivoque ! » Karna, une seconde fois outragé, laisse échapper l’arc de ses mains ; les princes de Tchêdi, de Magadha, de Madra échouent également et cèdent la place : c’est alors que paraît Ardjouna, sous un costume de novice, lui si beau et si brave, lui qui résume à peu près les types d’Achille et d’Hector. À sa vue, les brahmanes s’agitent sur les peaux d’antilopes qui leur servent de sièges ; ils poussent des cris d’allégresse ; ils se consultent entre eux : quelques-uns doutent et s’inquiètent. Ce jeune homme ignoré semble appartenir à leur caste ; il va les représenter dans la lice : pourvu que son honneur réponde à son audace, pourvu qu’il ne les compromette pas par sa présomption et qu’il ne les livre point tous à la risée publique ! Mais non ; il vaincra, et sa renommée rejaillira sur eux. On reconnaît là, à travers les siècles, la prudence consommée, l’esprit de corps et la solidarité de vues qui ont toujours caractérisé les classes sacerdotales ; on voit aussi que ce sont les prêtres qui tiennent ici la plume d’après les éloges qu’ils prodiguent à leur noble représentant. Écoutez-les :

Il l’emportera ; s’il était incapable de réussir, il ne se présenterait pas ; il n’existe point au monde une œuvre, quelle qu’elle soit, qui puisse être au-dessus des forces d’un brahmane, même quand les autres mortels y ont renoncé. Se privant de nourriture, ne se nourrissant que d’air, recueillant les fruits de leurs austérités, liés par des vœux sévères, les brahmanes les plus faibles ont par leur propre éclat une puissance formidable. Qu’ils pratiquent le bien ou le mal, qu’ils accomplissent des actes grands ou petits, fâcheux ou agréables, jamais ils ne doivent être méprisés.

Heureux celui que de tels protecteurs soutiennent ! Ardjouna s’avance donc, invoque les dieux, salue respectueusement l’arc enchanté, le tend sans beaucoup de peine, saisit les cinq flèches et atteint le but. Les brahmanes émus et charmés déchirent leurs vêtements ; les musiciens et les bardes célèbrent cette victoire inattendue ; le royaume céleste s’entrouvre, et une pluie de fleurs tombe du haut des airs. Draupadî s’approche en souriant du vainqueur ; elle pose sur son front une guirlande, et, dès qu’il se retire, elle le suit. Les autres rois sont furieux et se concertent ; ces kschattryas se croient battus par un obscur disciple des prêtres : ils ne parlent de rien moins que de se venger de leur affront, en tuant leur hôte, le monarque des Pântchâliens, en égorgeant son fils, en jetant même sa fille dans les flammes ; la férocité en eux s’allie aisément à l’amour. Un combat s’engage, qui fait songer à celui des Centaures et des Lapithes dans Ovide. Les Courâvas, entre autres, et les Pândavas y sont aux prises ensemble : ceux-ci, soutenus par Krishna et par Râma et applaudis par les Brâhmanes, demeurent supérieurs à leurs cousins surtout, qui ne les reconnaissent pas. Karna lui-même lâche pied devant Ardjouna ; Bhîmaséna renverse Salya, et le poète remarque, comme une chose rare, qu’il lui fait grâce : les princes coalisés confessent leur défaite et rentrent tristement dans leurs états.

Pendant ce temps-là, Kountî, la mère des héros, troublée par leur longue absence et redoutant pour eux les conséquences d’un combat, les attendait, sombre et muette ; quelle est sa joie, en les revoyant sans blessures et pleins de gloire ! Et quelle étrangeté dans la scène qui va suivre ! C’était l’heure où, chaque soir, ses fils, ces faux mendiants, lui rapportaient le produit de leur quête de la journée. Les voici qui entrent et qui en badinant disent : « Recevez notre aumône d’aujourd’hui. » Kountî, sans retourner la tête, leur cria : « Tous réunis, partagez-vous-la. » Or, cette aumône précieuse, c’était la charmante Draupadî qu’ils conduisaient par la main ; et comme pour de tels gens nulle parole n’était vaine, les cinq frères voient dans celle-ci une sorte d’augure et d’oracle ; ils s’inclinent, et tous ils seront, à titre égal, les époux de cette noire beauté. Quelques critiques modernes ont prétendu que ce mariage en communauté n’avait rien de choquant, en ce que les Pândavas sont autant de répétitions du même type héroïque ; il n’y a aucun besoin d’une semblable hypothèse pour expliquer un fait, fort bizarre à nos yeux, mais que l’histoire nous montre très-fréquemment dans l’antiquité. Si la polygamie a été et est encore une des lois sociales d’une partie de l’univers, la coutume de la polyandrie nous est indiquée chez les Scythes nomades par Hérodote ; chez les tribus de l’Arabie-Heureuse par Strabon, chez les Spartiates par Xénophon et Polybe, chez les Bretons d’Angleterre par Jules-César, chez les Naïrs du Malabar par Camoëns, chez les habitants du Décan, du Boutan, des montagnes de Kachmir et de l’Himalaya, ou même aux îles Canaries au XVe siècle, par divers voyageurs. Aucune défaveur ne doit en résulter pour l’héroïne qui, docile et soumise, quoique fille de roi, ne soupçonnant pas la haute origine de ces inconnus, partage leur humble chaumière, leur frugale nourriture, et dort à terre sur une couche d’herbes, entre sa belle-mère Kountî et ses cinq fiancés, qui ne sauraient être pourtant des personnages vulgaires, puisqu’ils ne s’entretiennent que de chars et d’éléphants, de haches et de massues, de batailles et de conquêtes. Le dieu Krishna lui-même vient les visiter et leur promettre mille grâces, et le prince Dhrichtadyoumna, qui les a suivis et épiés, se hâte d’aller raconter à son père Draupadâ que sa sœur est en de dignes mains, qu’elle a cinq époux, évidemment de bonne souche et d’un rare mérite, et qu’il n’a plus à gémir de l’avoir vue emmener par des étrangers sans naissance et sans renom.

Nous avons resserré à dessein dans des limites étroites l’action de ce chant si long et si compliqué : nous y avons néanmoins puisé de nombreux détails, parce qu’en outre de la richesse des tableaux qu’il renferme, il constitue l’exposition développée de tout le poëme, la base solide de ce monument colossal. Encore a-t-il fallu sacrifier plus d’une scène accessoire, plus d’une légende épisodique ; telle est celle de Sunda et Upasunda, qui a passé dans les apologues de l’Hitopadésa. C’étaient deux daïtyas ou démons jumeaux, unis fraternellement ; leur vie de mortification plut tellement à Brahma, qu’il déclara qu’ils seraient invincibles tant que durerait leur union. Dès lors, ils combattent, ils soumettent, ils détruisent tout ce qui leur résiste ; la nature leur obéit, et le maître des cieux, Indra, près de perdre son trône, se sauve en produisant une créature merveilleuse, la séduisante Tilottamâ, que les diverses divinités comblent à l’envi de leurs dons, et en l’envoyant sur la terre. Les deux frères l’ont à peine aperçue qu’une aveugle passion s’empare d’eux : ils se la disputent et s’entretuent pour elle. C’est toujours là le pouvoir funeste de la femme, égarant et divisant l’Humanité ! Comment ne pas reconnaître ici la fable d’Épiméthée et de Prométhée, ces deux Titans hostiles à Jupiter, fascinés et subjugués par la dangereuse Pandore ? Une autre légende bien plus fameuse, enclavée dans ce premier livre, est celle de Sakountâla, l’Andromaque des Hindous, qui a inspiré le drame de Kâlidâsa, rendu relativement populaire en Angleterre et en France par les traductions de William Jones, de Chézy et de M. Fauche.

Elle devait le jour au guerrier Wiçwâmitra et à la nymphe Menakâ, accoutumée à de pareilles faiblesses : ils la déposent sur un lit de verdure et la confient à la garde de plusieurs sakountas, oiseaux familiers, qui lui donnent son nom ; un pieux ermite, Kanva, un des principaux hymnographes des Védas, la trouve, la recueille et l’élève. Elle grandit ; elle resplendit de grâce et de beauté : un jour, dans une chasse, Doushmanta, prince de la dynastie lunaire, la rencontre, l’aime et se fait aimer d’elle, de l’aveu de son tuteur, et lui jure de l’épouser. Bientôt elle met au monde un fils, destiné au sort le plus éclatant ; dès qu’il a cinq ou six ans, elle part avec lui pour la cour, se présente à Doushmanta, environné de ses conseillers et de ses ministres, et lui demande l’exécution de sa promesse. Le prince, non pas dans un accès de folie, comme dans le drame, mais afin d’éprouver la foi et de faire éclater l’innocence de Sakountalâ, feint de la méconnaître et la repousse avec dureté et dédain. Alors, exaltée par la douleur et l’indignation, la jeune fille lui adresse un discours pathétique, dont nous citerons quelques lignes :

Grand roi, tu sais la vérité ; pourquoi dis-tu donc : « Je ne sais rien de tout cela ? » Pourquoi recourir à la ruse, à la façon d’un homme vulgaire ? Quiconque fait le mal dit : « Personne ne me voit ! » et cependant il est vu par l’œil de sa conscience… Cet enfant qui s’attache à toi, qui te sourit, qui fixe sur toi ses regards, oses-tu le renier ? Les fourmis elles-mêmes ramassent leurs œufs, loin de les briser ; et toi, qui es le dispensateur de la justice, tu hésiterais à protéger ton fils !… As-tu oublié le précepte des Védas que les Brahmanes prononcent à la naissance d’un fils ? « Ton corps est né de mon corps ; tu es issu de mon propre cœur ; tu es mon enfant bien-aimé ; puisses-tu vivre cent ans ! » Quelle faute ai-je commise au milieu de quelque existence antérieure, puisque je suis ainsi délaissée par ma famille et par toi, mon époux ? Dans mon abandon, je consens à regagner ma solitude : mais ce fils, cet autre toi-même, tu dois le reconnaître !

Voilà un langage vrai, naturel, touchant ; il est à noter dans des textes si antiques, et Euripide ou Virgile ne l’auraient pas désavoué. La reconnaissance a lieu enfin, non pas, ainsi que chez Kâlidâsa, grâce à l’incident, déjà traditionnel, d’un anneau perdu et retrouvé, mais par la volonté seule du monarque. Sensible à tant de vertu, il épouse Sakountala, dont le vaillant fils, Bharata, deviendra illustre par ses prouesses et sera précisément la tige d’où sortiront les Pândavas, les héros de cette épopée.


V


De peur de nous égarer en des longueurs infinies, nous glisserons plus rapidement sur le reste de cette incommensurable composition qui embrasse toutes les légendes et tous les souvenirs de la race aryenne. Le second chant (Sabhâ-Parva) est fertile en péripéties nouvelles : il s’ouvre sur les succès des Pâadavas ; il se terme sur leur disgrâce. Unis désormais à Draupadi, ils sont de plus alliés par le sang au roi de Mathoura, Krishna, souvent confondu avec le dieu Khrisna lui-même, cette incarnation de Wishnou, et qui, en tout cas, passait pour un des princes les plus valeureux et les plus habiles de l’époque. Dhritaràchtra, monarque débile et crédule, se décide à partager ses États entre les deux branches rivales : procédé ambigu qui ne satisfera personne et accroîtra les inimitiés au lieu de les éteindre. Ses fils, les cent Gôurâvas, garderont le royaume d’IIastinapoura près du Gange ; ses cinq neveux occuperont un autre royaume, dont la capitale sera Indrapràstha sur les rives de la Yamounà ; ceux-ci étendent autour d’eux leurs conquêtes. Nakoula est vainqueur au nord, Sahadêva au sud ; Bhîmaséna triomphe à l’est et étouffe entre ses bras Djaràsandha, roi de Magadha. Quant à Ardjouna, il soumet l’ouest, immole Sisoupâla, roi de Tchêdi, enlève et épouse Soubhadrâ aux yeux de lotus, la plus jeune des filles de Khrisna. Dans la forêt de Kbândava, il offre des sacrifices à Agni, dieu du feu, et reçoit de lui l’arc Gândîva, deux carquois, des flèches, un char, toutes sortes d’armes magiques ; il délivre, par sa bravoure, un mauvais génie du nom de Maya, un Vulcain infernal, charpentier ou architecte du monde surnaturel. Les souverains d’Indraprâstha vivaient justes et braves, heureux et respectés ; leur aîné, Youdhichthira, non par vanité personnelle, mais pour l’honneur de sa famille, annonce un Râdjasoûya, sacrifice solennel et royal, où un suzerain exigeait les serments de vasselage de tous les princes tributaires. L’assemblée est nombreuse, la cérémonie magnifique, et Douryôdhana, qui y assiste, devient pâle de jalousie, à la vue de tant de chefs soumis, de tant de joyaux étalés, des chevaux, des éléphants, des vaches, des vêtements et des fourrures, qui abondaient de toutes parts. Il en perd la joie et le sommeil ; il voit ses émules couronnés, obéis dans toute l’Inde centrale, redoutés d’une mer à l’autre, salués avec sympathie par deux cent mille brahmanes. Comme l’envie et le dépit éclatent dans le langage qu’il tient, à son retour, à son conseiller Sakouni !

Le bruit des conques résonnait là sans cesse ; ce bruit retentissant s’obstinait à me déchirer les oreilles, et ma chevelure se hérissait sur mon front. Des princes curieux se pressaient en foule… Ils avaient mis sur eux tous les ornements et, dans le sacrifice offert par cet illustre fils de Pàndou, ils avaient l’air d’hommes de la dernière caste, s’inclinant devant les prêtres, ces maîtres du monde. Depuis que j’ai contemplé l’opulence de cet héritier de Pândou, opulence excessive et pareille à celle du roi des dieux, il n’y a plus un moment de repos pour moi ; mon âme est consumée de rage.

L’hypocrite Sakouni lui répond, comme Narcisse à Néron chez Racine, comme Iago à Othello chez Shakespeare, comme Méphistophélès à Faust chez Gœthe, en lui prêchant le mal auquel ce prince n’est que trop bien disposé :

Incomparable héros, apprends le moyen de renverser cet immense prospérité que tu as vue. Mon habileté au jeu de dés est fameuse au loin ; les règles et les chances du jeu, les passions humaines, je connais tout. Youdhichthira aime à jouer, mais il n’a pas d’expérience : provoque-le à une partie ; il l’acceptera, de même qu’il eût accepté une bataille. Dès qu’il sera au jeu, j’emploierai la ruse, et ses trésors énormes lui seront enlevés ; tu n’as qu’à le défier.

Dhritarâchtra l’aveugle s’inquiète pourtant de ce défi astucieux ; son noble frère Vidoura, les vieillards les plus sages s’y opposent également. Mais les funestes conseils de Sakouni, de Karna et de Sambala l’emportent, et la partie s’engage. Un démon semble s’emparer de Youdhichthira, et il tente le hasard avec une imprudence qui va jusqu’à la frénésie. Selon l’usage, ses adversaires le stimulent et l’égarent ; il perd successivement ses bracelets, ses anneaux, toutes ses parures, ses richesses, son palais, puis des enjeux plus étranges et réellement inestimables : ses deux demi-frères, Bhîmaséna et Ardjouna, enfin sa propre liberté. Toute cette scène est dépeinte de la façon la plus pittoresque et la plus expressive. Sakouni lui fait remarquer froidement qu’il lui reste un objet précieux à risquer : la princesse de Pantchâla, la belle Draupadi, son épouse ; et il joue son épouse, et il la perd, et les anciens du peuple se voilent la face en murmurant devant un acte si sacrilège. Draupadi appartenait dès lors à Douryôdhana, qui l’envoie prendre par son cocher : ce n’est plus une femme, c’est une chose qui revient à quiconque l’a gagnée. Les cheveux épars, à demi-vètue, les yeux pleins de larmes, frémissant de colère et de honte, elle paraît au milieu de la salle ; traînée de force, elle se débat contre Douçâsana, le second des cent Courâvas, qui la pousse durement et veut lui arracher ses derniers voiles. Encore un effort, et elle va être exposée nue aux regards et aux affronts de la multitude. Sa pudeur indignée sollicite et obtient du ciel un miracle : elle invoque tous les dieux, et les dieux l’enveloppent aussitôt d’un vêtement cent fois replié, qui s’allonge à mesure qu’on le déroule, à mesure que l’infâme tente de l’arracher. La plupart des assistants tressaillent d’admiration et de joie, et Bhimaséna, cet autre Ajax, qui a même parfois le farouche emportement des Huns ou des Vandales, médite une légitime vengeance :

Soudain, ce héros à la voix terrible maudit le coupable au sein de cette réunion royale ; les lèvres crispées de rage et choquant avec force ses deux mains ensemble, il s’écria : « Guerriers de ce pays, souvenez-vous bien de mes paroles ; si, les ayant prononcées, je ne les accomplissais point, je consens à n’aller jamais rejoindre mes ancêtres : ce criminel, ce fou, ce méchant, qui souille notre race, je lui fracasserai la poitrine dans les combats, et je m’enivrerai de son sang ! »

Tableau imposant, qui associe la pudique Draupadi au violent Bhimaséna et tous les charmes de l’innocence à tous les excès de la barbarie ! Quel dommage que cette poésie soit sans frein et sans mesure ! Par endroits et par éclairs, elle s’élève à des hauteurs qu’Homère et Virgile, Dante et Milton ont pu seuls atteindre. Effrayé par les malédictions de son neveu et peut-être plus encore par l’attentat coupable de son fils, le vieux roi Dhritarâchtra accorde à l’héroïne toutes les compensations qu’elle exigera ; elle se borne à demander sa liberté et celle de ses cinq époux. Pauvres, dépouillés, ne conservant que leurs chariots et leurs armes, ils s’éloigneront, ils seront réduits à eux-mêmes ; mais c’est assez. Malheureusement, espérant prendre leur revanche, ils proposent une deuxième partie de dés : d’autant plus aisément battus qu’ils sont plus honnêtes, ils perdent encore et, cette fois, définitivement. On leur impose et ils acceptent la loi de quitter la contrée, de s’exiler pendant douze ans et de demeurer une treizième année sans se faire reconnaître de personne : les voilà de nouveau proscrits et fugitifs !

Le troisième livre, celui de la forêt (Vana-Parva), forme un long hors-d’œuvre dans l’ensemble du poème ; mais il est un des plus intéressants à lire, à cause des innombrables récits dont il est parsemé. Les cinq héros, errant à travers les bois avec leur mère et leur femme, avec mille brahmanes qui les suivent en les faisant vivre de leurs aumônes, paraissent n’avoir d’autre souci que de visiter les lieux de pèlerinage les plus vénérés et que d’entendre raconter par de pieux anachorètes ou même par des créatures surhumaines des histoires miraculeuses et des légendes. Une des principales est d’abord ce qu’on nomme l’épisode du Montagnard, qui a fourni depuis au poète indien Bhâravi le sujet d’une épopée sanscrite intitulée : Kirâtardjounîya et dont le docteur C. Schutz (à Bielefeld, en 1845) a traduit les deux premiers chants. Ardjouna, le plus brave des cinq frères, comme Voudhichthira en est le plus vertueux, comme Bhimaséna en est le plus robuste, dans le but d’accomplir des vœux et des sacrifices religieux, se dirige au nord vers les sommets de l’Himavat et parcourt des bois sombres, hérissés de ronces, remplis de fruits variés, peuplés d’oiseaux et d’animaux de toutes sortes, fréquentés même par une foule de génies. À peine y est-il entré qu’un bruit de conques et de tambours retentit dans le ciel ; une pluie de fleurs en tombe ; un rideau de nuages s’étend au sein des airs ; les arbres s’inclinent ; les ruisseaux murmurent ; les cygnes, les hérons et les paons le saluent de leurs cris joyeux. Devant ce magnifique paysage, il se livre à des austérités d’autant plus grandes. À demi-couvert par un vêtement de lianes tressées, portant le bâton et la peau de gazelle des ascètes, il se nourrit de feuilles sèches tombées à terre : puis il mange des fruits le premier mois, toutes les trois nuits ; le second mois, tous les six jours ; le troisième mois, une fois par quinzaine ; le quatrième mois, il n’avait plus que l’air pour aliment ; et, mettant le comble à sa piété, les bras levés en haut, il se tenait sans appui debout sur la pointe du pouce de ses pieds. Jamais les anachorètes de la Thébaïde n’allèrent aussi loin ; Siméon le Stylite aurait trouvé là son maître ; la Légende dorée était dépassée par avance.

Mais, attendu que, d’après la théologie aryenne, les mortifications d’un homme suffisaient, quand elles parvenaient à un certain degré, pour faire déchoir de son rang un saint ou même un dieu et pour y faire monter cet homme, beaucoup d’entre eux adressent leurs plaintes à celui qui agite le trident, à Siva dont on devait faire dans la suite une des trois personnes de la trimurti hindoue, et celui-ci promet de leur venir en aide. Il descend sur la terre, déguisé en chasseur des montagnes, suivi de son épouse Uma, de compagnons joyeux et de femmes par milliers. Justement, Ardjouna poursuivait de ses traits un démon appelé Moûka, qui était entré, afin de lui nuire, dans le corps d’un sanglier ; Siva, de son côté, perce l’animal. De là une contestation, de vives paroles, des menaces mutuelles : à qui reviendra la proie ? Enfin le faux chasseur et le prince errant en viennent aux mains ; le mortel et le dieu joutent ensemble, ainsi que le font chez Homère les héros et les Olympiens, ainsi que le font dans la Bible l’ange et Jacob. Ce duel merveilleux est décrit avec une remarquable énergie. Ardjouna accable Siva de ses flèches ; il le frappe avec l’extrémité de son arc ; il brise son glaive sur les membres de son adversaire, comme sur une muraille d’airain ; il l’attaque à coups de poing ; il l’étreint entre ses bras. Vains efforts ! Sa force et son courage s’épuisent sans résultats, et il chancelle, abattu, sanglant, au désespoir. Une heure entière, il sommeille sur le sol ; mais en se réveillant, il aperçoit son vainqueur, le montagnard, glorieusement transfiguré. Il reconnaît au milieu de son cortège le divin Siva, qui le loue, le caresse et lui fait cadeau de son propre trident ; et bientôt d’autres divinités, Varouna, le dieu des eaux, Couvéra, le dieu des richesses, Yama, le dieu des morts, Indra, le dieu du ciel, lui apparaissent également et lui donnent l’une après l’autre des armes magiques, qui lui assureront la victoire dans la guerre des Pândavas contre les Courâvas. Cette lutte inégale, que couronne une splendide apothéose, n’était-elle pas comme une mystique allégorie, qui représentait la foi ou l’inspiration, longuement exercée par une suite de rudes épreuves et triomphant à force d’ardeur et de constance ?

Un épisode analogue, que l’illustre philologue Bopp a traduit en latin et en allemand, est le voyage du même Ardjouna dans les demeures éthérées : il y a là encore des tableaux dont Homère et Virgile, Stace et Silius Italicus, Dante et Milton, Fénelon et Chateaubriand nous offriraient les équivalents. Il est curieux de retrouver à cette distance des pointures si pures et si élevées du monde surnaturel : il n’y a aucune exagération à affirmer que ni le onzième livre de l’Odyssée, ni le sixième chant de l’Énéide, ni même le dix-neuvième livre de Télémaque n’ont placé plus haut l’idéal poétique et moral. On sait quel rôle jouaient les montagnes dans les religions antiques, un rôle plus important encore que celui des fleuves ; ce que le Liban, l’Horeb, le Nébo furent pour les Hébreux, le Golgotha et le Thabor pour les chrétiens, l’Olympe, le Pinde ou le Parnasse pour les Grecs, l’Himâlaya et les autres pics de cette chaîne immense l’étaient pour les Indiens. Ces monts dont la tête était couronnée de neiges éternelles, dont les flancs étaient parés d’une éclatante verdure, ces monts qui servaient d’habitation ordinaire aux ermites, de retraite momentanée aux prêtres en méditation et aux rois en disgrâce, fascinaient l’imagination populaire : ils avaient été l’asile sacré des ancêtres ; ils étaient le but des pieuses visites et des ferventes prières. On croyait que, dans leur purification graduelle et leurs diverses pérégrinations, les âmes humaines partaient de là pour arriver successivement aux sphères de la lune, du soleil, de l’Être suprême, dernier terme de leur béatitude. Aussi, quand le tout-puissant Indra envoie à son favori Ardjouna son cocher Mâtali pour le transporter au firmament, est-ce des cimes du Mandara qu’ils prennent leur essor :

Après avoir fait ses adieux à la montagne, Ardjouna, rayonnant de joie, s’élance dans l’équipage divin qui remonte à travers les airs ; ainsi parvenu à ces régions qui sont inaccessibles aux enfants de la terre, il y rencontre des myriades de chars étincelants. Ils ne sont illuminés ni par le soleil, ni par la lune, ni par aucune flamme : ces corps aériens brillent de leur propre éclat ; beaucoup trop éloignés pour que nous mesurions leur grandeur, ils semblent à nos regards n’être que des lampes pâlissantes. Mais le héros, libre des liens terrestres, put admirer de près leur éblouissante splendeur, leur sublime harmonie. Devant lui passaient par centaines les rois équitables, les vrais sages, les victimes de la guerre, les solitaires qui ont conquis les cieux… Il aperçut enfin le séjour délicieux des saints et des pénitents, semé de fleurs aux nuances délicates, d’où s’exhale, soulevé par la brise, le parfum des plus douces vertus. Il vit la forêt Mandana, où les chœurs des nymphes se déroulent à l’ombre d’arbustes toujours verts : abri réservé aux cœurs fidèles, où jamais ne pénétreront ceux qui ignorent le repentir, qui négligent les offrandes, qui fuient lâchement le champ de bataille, qui se dispensent des sacrifices, des abstinences, de la récitation des Védas ; empire que ne contempleront jamais ceux qui ne fréquentent point les lieux saints, ceux qui dédaignent les ablutions et les aumônes, les impies, les profanateurs du culte, ceux qui s’enivrent, ceux qui se gorgent de viandes, les adultères. Il fallut traverser cette radieuse forêt, résonnant d’une divine mélodie, pour entrer dans la cité d’Indra (Amaravati), où des milliers de chars animés s’élançaient ou s’arrêtaient devant lui, où ses louanges étaient répétées par la voix des chantres et des nymphes, tandis qu’un ravissant zéphir l’inondait de senteurs embaumées. Là, les divinités et les bienheureux accueillirent avec allégresse ce guerrier aux bras athlétiques ; salué par leurs bénédictions mêlées au bruit des instruments célestes, aux sons des conques et des cymbales, il suivit la route étoilée, le lumineux sentier des soleils : entouré des génies du ciel, de la terre et de l’air, de l’élite des brahmanes et des rois, il arriva, comblé d’honneurs, en présence du souverain des dieux.

Pendant ce temps-là, le prêtre Lômaça racontait à Youdhichtira des histoires merveilleuses, qui ont été traduites par MM. Th. Pavie et Foucaux : entre autres, celle d’Ilvala et Vâtâpi, qui est indiquée par allusion dans un hymne du Rig-Véda, mentionnée dans le Vishnou-Pourâna, narrée au quatrième chant du Râmâyana ; M. Albrecht Weber, dans ses Indische studien, a tenté de l’expliquer, sous sa forme passablement singulière qui rappelle tout ce que les Métamorphoses d’Ovide ou nos contes de fées offrent de plus surprenant ; elle cachait sans doute quelque souvenir local et antique. Cet Ilvala et ce Vâtâpi étaient deux mauvais génies, habitant la ville de Manimati. Ilvala désirait un fils ; un brahmane, par sa malédiction, l’empêcha d’en avoir un : de là, une violente rancune du démon contre tous les brahmanes en général, et voici de quelle étrange façon il se vengea d’eux. Comme il était magicien, il changeait son frère en bélier, le faisait manger à tel ou tel de ses ennemis qu’il invitait, puis le rappelait à la vie, si bien que Vâtâpi, sortant brusquement du corps de l’invité, le déchirait en lambeaux. La caste sacerdotale se serait vite éteinte sans un sauveur tiré d’elle-même, sans Agastya, ce bienheureux qui tient une si grande place dans la vie de Râma et dans les œuvres les plus anciennes de l’Inde. Il voulait aussi un fils ; car le plus grand malheur pour un Indien était de mourir sans laisser un rejeton mâle : seulement, ne trouvant pas sur la terre une seule femme digne de lui, il en fabrique une, en prenant à chacune de celles qui existaient ce qu’elle avait de meilleur. Par une finesse assez subtile, il la fait naître chez un roi de Vidarbha, qui était également impatient d’avoir une postérité, et, dès qu’elle est suffisamment grande, il va lui demander en mariage l’œuvre de ses mains. Le roi hésitait ; mais la jeune fille, Lôpâmoudrâ, n’accepte pas d’autre époux que l’austère anachorète : elle quitte ses riches habits de princesse pour le costume d’écorces et la peau d’antilope des ermites ; elle suit Agastya dans un vallon de l’Himalaya et vit près de lui, heureuse et pure. Longtemps après leur union, il la presse de céder à ses désirs ; mais la capricieuse créature exige préalablement qu’il lui apporte des trésors. L’excellent mari se met aussitôt en route : il va trouver successivement trois princes, qui le reçoivent à merveille, ainsi que tout roi doit recevoir un prêtre, et il leur demande des richesses. Les trois monarques, remplis de bonne volonté, lui montrent l’état de leurs finances, leurs dépenses et leurs recettes et (comme les budgets de ce temps-là n’étaient pas plus en équilibre que les nôtres) l’impossibilité réelle de le satisfaire. Ils conviennent tous alors de se rendre chez Ilvala, qui était plus riche que personne : il les accueille sournoisement et compte bien se débarrasser d’eux ; il transforme son frère en bélier, le sert à table à Agastya et, dès que celui-ci l’a avalé, prononce la formule sacramentelle : « Vâtâpi, sors ! » Mais Vâtâpi ne sortit plus.

À trompeur trompeur et demi : Agastya prévenu avait pris ses précautions et avait broyé à belles dents les membres du faux bélier ; même dans les temps mythologiques, l’adresse vaut la force. Ilvala vaincu est obligé d’abandonner une partie de ses immenses richesses aux trois princes et surtout à Agastya, qui revient vers sa femme, charmée de son obéissance. Il lui offre de lui donner mille fils, ou cent, ou dix qui en égaleraient cent, ou un seul qui en surpasserait mille, sous le prétexte naïf qu’un bon est préférable à plusieurs mauvais. « Qu’il en soit ainsi ! » s’écrie le saint ; et, au jour et à l’heure convenables, d’après les prescriptions des lois de Manou, plein de foi, il s’approche d’elle qui est pleine de foi ; la voilà enfin mère ! Le fruit qu’elle porte dans ses entrailles y croît pendant sept ans ; quand il s’en échappe, c’est un fils, Dridhasyou, qui devient un ascète de premier ordre : à partir de ce moment l’ermitage d’Agastya fut célèbre par toute la terre. Son nom revient souvent dans les poèmes hindous ; il passait pour le guide et le conseiller de Râma, pour le chef des religieux du sud. Ainsi que l’a fait observer M. Lassen, le midi de l’Inde n’était primitivement qu’une immense forêt ; les brahmanes furent les premiers des Aryens à l’envahir et à la défricher, absolument comme, au moyen âge, nos moines occupèrent et cultivèrent tant de solitudes ; les rakchâsas et dânavas (ogres et démons), qu’on montre toujours troublant les sacrifices et dévorant les prêtres, représentent les tribus d’indigènes, sauvages et cannibales, qui résistèrent à outrance à la civilisation, apportée par les brahmanes, et qui ne reculèrent que lentement devant eux. C’est cette lutte qui est symbolisée par la rencontre d’Agastya et d’Ilvala.

Une autre lutte, non moins fameuse, est décrite par Lômaca à Youdhichtira ; c’est celle qui est exposée aussi tout au long dans l’épopée de Valmîkî ; c’est celle de l’illustre Râma, fils de Dasarâtha, et du terrible Paraçou-Râma (Râma à la hache), fils de Djamadagni, figurant : l’un la classe des guerriers, l’autre l’ordre des prêtres, deux castes ordinairement unies, mais qui se combattaient violemment, toutes les fois que les guerriers s’avisaient de résister en quoi que ce fût aux prêtres. Ce qui est fort bizarre et aussi inexplicable qu’aucun mystère théogonique, c’est que ces deux Râmas, qui en viennent aux mains ensemble, sont, au même titre, des incarnations du dieu Wishnou, lequel, par conséquent, a communiqué sa nature à l’un et à l’autre, tout en la gardant pour lui. L’orgueil d’un des héros contraste avec la gravité de l’autre : par une permission divine, le fils de Dasarâtha se montre au fils de Djamadagni tel qu’il est réellement, et Paraçou-Râma aperçoit dans le corps transparent de son rival toutes les catégories de dieux et de demi-dieux, les vents, les esprits célestes, les esprits malins, jusqu’aux Bâlakhylias (ces sages, au nombre de soixante mille, qui ne sont pas plus hauts que le pouce et qui sont nés des pores du corps de Brâhma), en somme un résumé de l’univers entier. À la vue de tant de splendeurs, il s’humilie et se retire.

Puis, vient la légende de l’asoura Vritra, tué par le dieu Indra, une de ces innombrables images du conflit entre le bien et le mal, entre le ciel et l’enfer, qui ne manquent à aucune poésie religieuse. Elle était déjà citée dans bien des hymnes védiques ; mais elle n’y avait qu’un sens purement allégorique et avait trait simplement à la production de la pluie, phénomène des plus importants sous un climat aussi sec et aussi ardent que celui de l’Inde. Ainsi que l’a fait remarquer le savant Wilson, Vritra, c’était la vapeur condensée en l’air et emprisonnée sous les nuages, purifiant l’air et faisant ruisseler l’eau sur la terre en rosées bienfaisantes. Dans le Mahâbhârata, où il est répété deux fois, ce mythe naturaliste emprunte à l’anthropomorphisme des couleurs toutes nouvelles. Vritra est ici un démon, entouré de ses satellites, les Kâlakêyas : il fait trembler les divinités sur leurs sièges ; Brâhma leur donne le conseil de demander secours à l’ermite Dadhîtcha ; car, selon la mythologie hindoue, les dieux ont besoin des hommes aussi fréquemment que les hommes ont besoin des dieux. Les Souras rendent donc visite en corps à Dadhîtcha, qui résidait près de Sarasvati, au fond d’un bois rempli d’abeilles, ayant pour unique société les buffles et les sangliers, les lions et les tigres, les éléphants et les daims, les coucous et les faisans qui vivaient tous ensemble fraternellement comme dans le Paradis biblique. Ils demandent à l’ermite le sacrifice de ses os, qui doivent leur servir d’arme invisible : il ne balance pas un instant ; il retient son souffle, meurt, leur abandonne son corps et ses os ; le Vulcain brahmanique, Twachtri, en tire un foudre puissant qu’il remet à Indra. Le combat a lieu ; les dieux et les démons se heurtent, se pressent, se renversent ; les têtes tombent d’en haut sur le sol, semblables à des palmes détachées de leurs tiges. Vritra pousse des cris qui font résonner les quatre coins du monde ; enfin, Indra est si effrayé qu’il lâche, sans s’en apercevoir, le foudre magique, qui va de lui-même renverser et anéantir Vritra. Les acolytes de celui-ci s’enfuient en désordre et se cachent au milieu des gouffres de la mer ; tout le jour, ils y restaient ; la nuit, ils venaient guetter les solitaires dans leurs retraites et les dévorer par vingtaines et par centaines ; la désolation était générale :

Le matin, on découvrit les ermites, arrachés à leurs pieux exercices et étendus à terre : sous ces corps amaigris, privés de sang et de vie, de moelle et d’entrailles, déchirés et dispersés, le sol brillait, comme s’il eût été couvert de fragments de coquillages. Ce n’étaient partout qu’armes brisées, ustensiles rompus, débris des feux des sacrifices. Plus de récitation de prières, plus de fêtes, plus de bonnes œuvres : le monde était perdu, épouvanté par les méchants génies. Menacés de la mort, ne songeant qu’à se sauver, harcelés par la crainte, les hommes parcouraient le pays, envahissant les cavernes, franchissant les torrents, mourant de peur. Quelques guerriers magnanimes, quelques héros firent de suprêmes efforts pour vaincre les Dânavas ; mais ceux-ci se dérobaient sous les flots de l’Océan, et on expirait de fatigue avant de les rencontrer.

Le récit suivant où Agastya reparaît avec un rôle important se rapporte à la descente du Gange, tombant du ciel sur la terre, événement miraculeux, qui est également développé au premier chant du Râmâyana : voici comment Lômaça le raconte. Les austérités d’un saint ont le pouvoir de bouleverser toute la nature : c’est ainsi qu’Agastya, le d’Ilvala, a pu arrêter le mont Vindhya, qui, par jalousie pour le mont Mérou, se gonflait jusqu’à cacher la vue du soleil et de la lune. Maintenant que les Dânavas se sont réfugiés au fond de l’Océan, afin de les atteindre il faudrait que l’Océan fut desséché ; les dieux viennent demander ce service à Agastya, qui aussitôt se rend, en leur compagnie, sur les bords de la mer et l’absorbe d’une gorgée : les démons, étant mis à découvert, sont exterminés par les dieux. Là se présente un autre inconvénient : comment remplacer cette mer, si prestement avalée et pourtant si utile ? Ce sera la tâche d’un autre mortel vertueux, de Baguîratha, descendant d’un roi du nom de Sagara qui mérite une mention spéciale. Ce Sagara avait deux femmes : l’une lui donna un enfant, plus beau que le jour et appelé Asamandja ; l’autre mit au monde une courge, dont les graines, remuées avec soin, produisirent soixante mille fils. Ces fils, très-impétueux et très-violents du reste, coururent çà et là à la recherche d’un cheval que leur père avait laissé échapper : ils explorèrent le globe en tous sens, mais en vain ; dans leurs courses, ils manquèrent de respect à l’anachorète Kapila, qui, fronçant le sourcil, d’un seul coup d’œil, les réduisit tous en cendres. Grâce à Kapila devenu plus clément, le cheval fut retrouvé, et Sagara mourut content ; mais ses soixante mille rejetons n’avaient pas eu d’honneurs funèbres, pas même les ablutions ordinaires ; un grand miracle devait les leur rendre. L’arrière-petit-fils d’Asamandja, Baguîratha, réussit à l’accomplir. Il dépose le fardeau de la royauté, gravit les crêtes de l’Himalaya dont on nous fait une éblouissante peinture, y passe mille années de suite en proie aux mortifications les plus sévères, subsistant d’eau, de fruits et de racines, et invoque Gangâ, la nymphe des eaux célestes, sœur d’Uma, la nymphe des montagnes, Gangâ qui, au firmament, baigne les corps des bienheureux. Il la prie de descendre sur la terre pour y arroser les restes de ses aïeux ; Gangâ y consent, à la condition que le dieu Siva la soutiendra un peu dans sa chute, qui autrement serait trop formidable. Elle tient sa promesse, et les immortels eux-mêmes viennent assister à cet admirable spectacle :

Elle se précipita donc en bas, Gangâ, la fille de l’Himalaya, roulant en larges et fiers tourbillons, toute pleine de poissons et de monstres aquatiques, et le grand dieu Siva soutenait en l’air cette nymphe qui embrasse les cieux et qui tombe de son front, comme un collier de perles dont le fil se brise. Dans sa course immense vers l’Océan, elle se partagea en trois branches ; ses eaux étaient couvertes de flocons d’écume, plus blancs qu’une troupe de cygnes ; tantôt se retenant avec effort, tantôt paraissant bondir rapidement, ivre de plaisir et de joie, elle s’élançait, et parfois ses vagues retentissaient d’un bruit mystérieux. Telles étaient les diverses formes qu’elle recevait ; dès qu’elle eut touché le sol ravi de la recevoir, elle dit à Baguîratha : « Grand prince, fais-moi voir le chemin que je dois suivre, car c’est pour toi seul, maître de l’univers, que je suis descendue du ciel. »

Bhaguîratha la guida pieusement vers l’endroit où gisaient les restes des fils de Sagara ; elle les arrosa et les sanctifia à jamais ; puis elle courut au lit de l’Océan desséché par Agastya, et elle le remplit de nouveau : telle est la divine origine du Gange.

Lômaça narre encore à son patient auditeur Youdhichthirâ l’apologue remarquable du Pigeon et du Faucon, dont le germe se trouvait dans le Rig-Véda, mais qui est plus développé dans le Mahâbhârata où il est intercalé deux fois, au troisième livre et au treizième. Le roi Sivi, qui en est le héros, appartenait probablement à une tribu de ce nom, dont parlent les historiens à propos des conquêtes d’Alexandre dans l’Inde. Un jour, Indra et Agni (les dieux de l’air et du feu), usant d’un artifice, renouvelé chez Ovide dans la fable de Philémon et de Baucis, conçoivent l’idée de se déguiser pour reconnaître quel est le meilleur des hommes ; ils descendent chez le roi Oucinara (ou Sivi) : Indra a pris la forme d’un faucon, Agni celle d’un pigeon. Le pigeon, feignant d’être effrayé par le faucon, se pose sur la cuisse du roi, qui le protège contre les atteintes de l’oiseau de proie : celui-ci réclame impérieusement et inutilement sa victime. Oucinara lui offre à la place un taureau ou un sanglier, une gazelle ou un buffle ; le faucon veut le pigeon, et pas autre chose. Alors le prince, par une charité excessive, qui était de l’essence du brahmanisme et qui s’étendait à toutes les créatures sans exception, lui propose de lui céder en échange une fraction de sa propre chair, qui sera d’un poids égal ; le marché est accepté. Oucinara détache à coups de couteau un morceau de son corps, mais il est trop léger ; il en coupe un autre, c’est trop peu encore : enfin, mutilé et sanglant, il se met tout entier dans la balance. L’épreuve est accomplie ; les deux divinités se révèlent, et Sivi, béni par elles, est assuré de vivre à jamais dans la mémoire des hommes et dans le séjour céleste. Une légende analogue fait partie du Markandêyâ-Pourâna, et celle-ci a été reproduite exactement par la secte des Bouddhistes, au commencement du Dâmamoûkha, recueil perdu, dont on n’a qu’une traduction tibétaine en cinquante et un chapitres sous le titre de Dsang-Loun (le Sage et le Fou). On sait combien cette pitié pour tous les êtres créés, même les plus infimes, était familière aux Indiens : au deuxième livre du Raghou-Vansa de Kâlidâsa, le roi Dilipa s’offre à un lion pour être dévoré à la place de la vache Nandîni ; une légende bouddhique nous montre un jeune prince, nommé Mahâsattva, qui renaîtra plus tard pour être le Bouddha et qui se livre à une tigresse affamée, afin de lui sauver la vie aux dépens de la sienne. Nos sociétés protectrices des animaux atteindront difficilement à un semblable idéal.


VI


À travers ces digressions multipliées, le sujet principal du poëme devient ce qu’il peut : ce tronc robuste et noueux disparaît sous les richesses exubérantes du plus épais feuillage. Ardjouna a reçu des armes divines ; il a vaincu les Asouras ; revenu sur la terre, il lutte contre une cité rebelle. Un épisode, que M. Alfred Sadous a interprété, en 1858, dans ses fragments du Mahâbhârata, nous dépeint le rapt de la belle Draupadî, enlevée par Djayadratha, roi des Sindhyens ou riverains de l’Indus. Le ravisseur est rejoint, défait, privé d’une partie de son armée, et les cinq frères lui impriment la marque flétrissante de l’esclavage : Draupadî, toujours fidèle, toujours pure, leur est ramenée, et ils rentrent ensemble, la femme et ses cinq maris, au sein de cette forêt sacrée, où ils se préparent à des destinées meilleures, en écoutant avec recueillement de la bouche des pontifes les récits les plus sérieux et les plus touchants. Effectivement, cette épopée est une source féconde, presque inépuisable, de traditions et de légendes : nous en avons déjà retracé plus d’une ; bien d’autres ne seraient pas moins dignes d’intérêt, soit par leur caractère poétique et moral, soit au point de vue historique et mythologique. Telle est, par exemple, celle du serpent Nahoucha. Bhîmaséna et Youdhichthira erraient dans les bois ; Bhîmaséna, après avoir terrassé toutes sortes de monstres, est enveloppé par un reptile mystérieux, qui leur apprend qu’il est Nahoucha, fils d’Ayou, un des chefs de leur famille, qu’il était savant, vertueux, puissant, mais qu’il a été puni pour avoir outragé la caste sacerdotale. Cette espèce de Sphinx promet de lâcher celui qu’il tient, si son frère, comme Œdipe, répond habilement à ses questions : entre eux s’engage un dialogue métaphysique, aussi curieux que subtil.

On y disserte sur la nature du véritable brahmane, qui est tel par ses vertus et ses talents plutôt que par son nom et sa naissance ; sur les qualités à acquérir de préférence ; sur la charité, l’aumône, la véracité, l’horreur du meurtre ; sur la condition de l’homme, qui, placé entre celle de Dieu et celle de l’animal, peut par ses mérites s’élever vers l’une et par ses fautes retomber vers l’autre ; sur les cinq sens, sur l’âme qui siége derrière le front, sur les trois facultés qui la LE MA11AB11ARATA. 109

manifestent, etc. Youdhichlhira ayant donné sur toutes ces matières délicates les explications les plus judicieuses, Na- houcha raconte que, se sentant honoré pour sa sagesse par les demi-dieux, les génies et les géants, il s'est livré à l'or- gueil et s'est fait porter de force en palanquin par mille prê- tres, et qu'alors Agastya l'a maudit et condamné à garder la forme d'un serpent, jusqu'à ce qu'il en fût affranchi par la visite du juste et honnête Youdhichlhira. Ces métamorphoses d'hommes en hêtes, ces enchantements temporaires, ces ex- piations magiques sont un des éléments les plus saillants de la poésie indienne : on dirait qu'Ovide avait puisé largement dans ce fond antique, dont il lui était arrivé peut-être des ré- miniscences traditionnelles, et, longtemps après lui, nos ro- manciers du moyen âge y ont fait maint emprunt. Joyeux d'être sauvé, Nahoucha termine ses aveux par cette conclusion que le Christianisme ne renierait pas : « La sincérité, l'em- pire sur les sens, les austérités, les dons, l'absence d'injures envers autrui, la constante pratique du devoir, voilà, ô roi, ce qui constitue notre valeur ; peu importe notre caste et notre origine ! »

Passons à l'épisode du Déluge, dont Fr. Bopp a donné deux versions, l'une en allemand, l'autre en latin. Si la création du monde est décrite au début du Mandva-Dliarma-Sdstra en traits presque identiques à ceux de la Genèse, le déluge, tel que le troisième livre du Mahâbhârata nous l'expose, est comme un fidèle souvenir des textes bibliques. Il serait oiseux d'insister sur cette conformité des traditions hébraïques et indiennes avec celles des races chinoise, phénicienne, égyptienne et grecque, et aussi avec les informations des sciences les plus avancées. D'après les Hindous, l'univers actuel a déjà par- couru sept phases d'existence, chacune composée de sept âges, chacune présidée par un Manou, dépositaire et représentant de la puissance divine ; le premier s'appelle Swayambhava (né du Créateur) ; le septième est surnommé Yaivaswata (né du Soleil): c'est de ce dernier qu'il s'agit ici. C'était un roi,

�� � un sage, un saint : une fois qu’il rêvait sur les bords de la Virini, il entendit un petit poisson qui, craignant d’être dévoré par les gros, selon la loi de ce monde, le pria de le sauver, lui promettant sa reconnaissance. Il le tira donc de là et le mit dans un vase de cristal, où il grossit tellement qu’il demanda à en sortir; Manou, d’après ses ordres, le plaça successivement dans un étang, dans le Gange, dans la mer ; alors le poisson lui dit d’un ton affectueux :

bienheureux, ton œuvre de protection est terminée ; sache ce que tu dois faire en temps utile. Bientôt tout ce qui est sur la terre, tout ce qui est mobile ou immobile, va être submergé. La grande purification des créatures approche; apprends ce qui convient pour ton salut, puisque tout va parvenir à son terme redoutable. Construis un navire solide et pourvu d’agrès ; vertueux solitaire, tu y monteras avec les sept rishis (patriarches) ; tu y placeras avec soin et avec ordre les semences de toutes choses, telles que les brahmanes les énumèrent. Quand tu seras sur le vaisseau, pieux pénitent, pense à moi : tu me verras apparaître, le front armé d’une corne. Obéis; adieu, je pars. Sans moi, l’abîme des eaux serait infranchissable: pas d’hésitation ! « J’obéirai, » répondit Manon. Tous deux alors se séparèrent et allèrent où leurs désirs les appelaient. Manou, suivant les conseils du poisson, rassemble toutes les semences dans un solide navire et s’embarque sur la mer aux vagues agitées. Il pensa au poisson, et soudain celui-ci, répondant à sa pensée, parut, une corne au front : Manou, le voyant se dresser sous la forme annoncée au milieu des mers, entoura d’un cable cette corne puissante : ainsi attaché, le poisson entraîna vigoureusement l’embarcation à travers les flots. Le prince des humains put traverser sans péril l’Océan immense et retentissant, et, poussé par les vents furieux, le navire ressemblait à une vieille femme ivre et tremblante. La terre, les points cardinaux, les régions intermédiaires cessèrent d’être visibles: tout devint eau. air ou ciel, et sur le monde transformé on ne voyait voguer que Manou, les sept rishis et le poisson. La traversée dura de longues années, jusqu’à ce qu’enfin on abordât à la cime la plus haute de l’Himavat.

Le poisson ordonne d’attacher la nef aux rochers de cette montagne : il apprend à ceux qu’il a sauvés qu’il n’est autre LE MÀHÂBHARATA. 111

que Brâhma, le souverain des êtres, et il charge Manou de créer de nouvelles générations, d'organiser un nouvel uni- vers. Si ce mythe rappelle un peu l'histoire biblique de Noé et la fable grecque de Deucalion, elle reproduit bien plus exactement et presque à la lettre un épisode du Yadjôur blanc, que nous avons cité plus haut dans notre étude sur les Vêdas.

De ces hauteurs cosmogoniques, l'épisode des amours de Nala et de Damayantî nous ramène à des proportions plus humbles et à des fictions plus aimables. Cet épisode est assez connu par l'imitation poétique que Kalidàsa en a faite, par les traductions de Bopp, de Milman, de M. Emile Burnouf, par l'analyse que Lamartine lui a consacrée dans le quatrième entretien de son Cours de littérature: il y règne une grâce et une fraîcheur, qui ne sont pas rares dans la littérature indienne, surtout dans les œuvres plus récentes que celle-ci, et nous ne croyons pas inutile d'en donner un rapide ré- sumé. Nala, fils de Viraséna, le roi de Nishada, était le plus beau des hommes, le plus habile des écuyers : soumis aux dieux, brave à la guerre, heureux au jeu, il commandait à de vaillantes armées ; il était recherché par les femmes les plus séduisantes. Un roi voisin, celui de Vidarbha, Bhima, avait une fille, Damayantî, qui, de son côté, était comblée de tous les dons du ciel. Devant elle, tout le monde parlait de Nala ; devant lui, tout le monde célébrait Damayantî, en sorte que, sans se connaître, ils étaient tout disposés à s'aimer. Le ciel s'en mêla; car des cygnes merveilleux voltigeaient de l'un àl'autre à travers l'espace et excitaient leur mutuelle sym- pathie par de galants messages. La princesse devint rêveuse et mélancolique ; elle pâlit, elle languit ; son père, qui a de- viné son trouble, appelle tous les souverains du pays à la fête du Swayambara (fête des fiançailles) : ils arrivent en foule, et Xala n'est pas le dernier. Mais une singulière épreuve l'attend : en route, il rencontre quatre dieux, ceux de l'air, du feu, de l'eau et de la mort, Indra, Agni, Varouna et Varna,

�� � qui feignent d’être également épris de la jeune fille et qui le chargent d’aller lui transmettre leurs vœux. On retrouve ici la naïveté des scènes de l’Odyssée entre Nausicaa et Ulysse avec quelque chose de plus étrange encore :

Nala se rendit au palais de Damayanli. Là, il l’aperçut tout à coup, entourée de ses compagnes, éclatante de grâce et de beauté, fraîche, souple, élégante, avec des regards plus enchanteurs que les feux brillants de la lune. Cette image séduisante enflamme son cœur; mais, fidèle à son devoir, il triomphe de ses sens. Cependant, émues à son aspect et frappées de sa beauté, les autres jeunes filles se dressent sur leurs sièges et, l’admirant en pensée, sinon en paroles, elles se disaient tout bas: « Quel charme, quel éclat, quelle dignité dans ce héros ! Quel est-il? C’est, sans doute, un dieu ou un génie! » Aucune d’elles n’osait l’aborder; toutes intimidées rougissaient. Quant à Damayanli, malgré son émotion, prévenant par son sourire le sourire de l’inconnu, elle s’écria : « Qui es-tu, ô toi dont la beauté ravit mon âme? Tu ressembles à un immortel, et je désire te connaître. Comment as-tu pu entrer près de nous, en échappant à tous les regards? Car ma demeure est bien gardée, et les ordres de mon père sont absolus. — Princesse, répondit-il, apprends que je suis Nala, envoyé en ambassade par les dieux. Indra, Agni, Varouna, Yama aspirent aussi à ta possession ; choisis l’un d’eux pour époux. C’est grâce à leur secours que j’ai pu pénétrer en ces lieux sans être vu ni arrêté par personne. Telle est la commission qu’on m’a donnée à remplir; tu sais tout; agis selon ta volonté. » Aussitôt, après une prière adressée aux maîtres du ciel, la princesse lui dit avec un ineffable sourire : « Selon ma volonté, ô roi, c’est toi qui dois m’accepter pour époux; que ferais-je afin de te plaire? Tous mes biens t’appartiennent; accueille mes plus chères espérances. A la voix des cygnes, tes messagers, mon cœur s’est épris de toi : si j’ai fait venir tous les rois de la contrée, c’était pour que tu vinsses aussi. Si tu dédaignais une affection si sincère, le poison ou la corde, l’eau ou le feu seraient mon triste refuge. »

En entendant un aveu si doux et si dépouillé d’artifice, Nala est bien heureux : il le serait du moins sans la fâcheuse mission dont les dieux l’ont chargé. Il supplie loyalement la vierge de choisir entre eux ; comment oserait-elle les repousLE MAUAB11ARATA. Ho

ser? Les yeux baignés de larmes, elle lui répond qu'elle honore tous les dieux, mais qu'elle n'aura d'autre époux que lui. On convient d'une transaction. Les quatre aspirants di- vins seront invités à la fête, comme tous les autres concur- rents, et, suivant la loi et l'usage, elle fera librement son choix. Au jour fixé, tous arrivent, y compris Indra, Agni, Varouna et Yama; mais, par un nouveau prodige, ils ont pris tous quatre les mêmes traits, ceux de Nala. Entre ces cinq personnages, tout à fait semblables, comment en distin- guer un? Tremblante, Damayantî invoque le ciel et demande aux immortels un signe qui lui permette de reconnaître celui qu'elle préfère à tous :

Témoins de ces vives supplications, de cet amour si profond, si vrai, si passionné, de tant de pureté et de sages&e, d'un culte si ardent pour Nala, les dieux exaucent sa prière et se manifestent à elle avec tous -leurs attributs. Aussitôt elle aperçut les quatre divinités, pures de toute sueur, l'œil fixe, couronnées de fraî- ches amarantes et debout sans toucher la terre, tandis qu'envi- ronné de ténèbres, le front ceint d'une couronne flétrie, couvert de poussière, Nala, les yeux agités, appuyait ses pieds sur le sol. Regardant les dieux et le héros, invariable en ses pensées, Damayantî abaissa ses regards charmants et timides et, touchant d'une main légère le manteau de Nala, elle enlace ses épaules d'une splendide guirlande; c'était le désigner comme époux. : « En vérité ! » s'écrièrent soudain tous les princes. « Très-bien ! très- bien ! » répondirent les dieux et les sages, abordant et félicitant Nala. Quant à lui, l'âme ravie de joie, il dit à sa fiancée en fré- missant d'émotion : « princesse, puisque, en présence des dieux, tu as daigné ainsi honorer un mortel, sache que ton époux n'écoutera jamais que ta voix; sache bien que, tant qu'un souffle de vie animera ce corps, je serai à toi, je te le jure ! »

Le reste de la légende est digne d'un si gracieux débul. Les quatre dieux, en s'éloignant, accordent aux deux fiancés des dons magiques : le mariage a lieu; Nala emmène Da- mayantî dans son royaume. Adoré de ses peuples, prodiguant les pieux sacrifices, il obtient d'une épouse chérie deux en- fants, un garçon et une fille, aussi beaux que le jour, aussi

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�� � beaux que leurs parents : leur félicité est extrême, mais elle est courte, ainsi qu’il arrive ici-bas, et d’affreuses péripéties viennent l’interrompre. Entraîné par deux démons, Nala perd au jeu contre son frère ses trésors, ses domaines, sa couronne; il ne lui reste que Damayantî. Banni par ce frère, il se réfugie dans une forêt sauvage et y devient fou, au point d’abandonner sa compagne fidèle : sa personne change, comme son caractère, et il va, en qualité d’écuyer, servir le roi d’Ayodhyà. Damayanli, constante, vertueuse, désolée, exhale les plaintes les plus touchantes, échappe à mille dangers, se retire à la cour de Tchêdi et trouve enfin moyen de revenir près de son père. Mais elle ne saurait oublier son époux, tout coupable qu’il soit : afin de le revoir, elle imagine de faire annoncer pour elle de nouvelles fiançailles ; entre beaucoup d’autres princes, le roi d’Ayodhyà se présente, et avec lui son écuyer. Les pressentiments de la jeune femme, son trouble h la vue de son mari transformé et déchu, la manière dont il retrouve ses enfants, le pardon de l’épouse relevant l’époux de sa déchéance et lui rendant la beauté, la raison et le bonheur, tout cela est délicatement retracé. Nala, revenu à lui-même, prend sa revanche ; il regagne au jeu contre son frère tout ce qu’il avait perdu et remonte, calme et fier, sur ce trône que Damayantî partage si noblement avec lui.

A moins d’une partialité évidente, il est impossible de ne pas comparer, de ne pas égaler de semblables peintures aux tableaux les plus hautement loués des épopées homériques : malheureusement, dans le Mahâbhârata, ils sont submergés sous une multitude de digressions oiseuses, de fables étranges, de descriptions interminables; ce sont comme des fleurs suaves et enivrantes, qu’il faut cueillir sur la pente de précipices immenses, au risque de s’y perdre sans retour. Une autre de ces bonnes fortunes que nous présente le poëme sanscrit, une de ces riantes oasis qui égaient de loin en loin cet ensemble de style et d’idées si vaste et souvent si aride, LE MAIIABIIÀRÀTÀ. 1 10

c'est assurément l'épisode de Satyavan et de Savitri, si popu- laire dans l'Inde, traduit en latin par Bopp en 1829, en fran- çais en 184-1 par M. Pauthier, et étudié dans une thèse de doctorat par M. Ditandy (Paris, 1856). Si certains critiques ont rapproché Pradmadvàra d'Eurydice, Sakountalà d'An- dromaque, Damayanti de Pénélope, ils ont trouvé quelque analogie entre l'Alceste d'Euripide et la Savitri de Vyasâ. La dernière de ces héroïnes est un modèle de piété, de vertu, de résignation et de dévouaient; c'est presque une sainte du Christianisme, et la Légende dorée ne contient pas de récits plus mystiques et plus merveilleux. Savitri, fille du roi de Madra Açwapati, était belle, si belle que, comme la Psyché d'Apulée, tous les princes l'admiraient sans oser aspirer à sa main. Son père inquiet l'autorise alors à se chercher elle- même un époux, pourvu qu'il soit digne d'elle par sa nais- sance et son mérite. En conséquence, elle erre d'ermitage en ermitage, examinant [les princes, qui s'y retirent souvent pour quelque pénitence ou par quelque aventure. Elle a bientôt fait choix de Satyavan dont le père, Dyoumatséna, a été précipité du trône, s'est réfugié dans les forêts saintes et est aveugle, dont la mère est aveugle aussi. Satyavan a tou- tes les vertus, et Açwapati accepte un tel gendre; mais quelle douleur, quand un oracle leur apprend qu'il est destiné à mourir dans une année! Qu'importe? La jeune fille résiste aux prières et aux conseils, et elle s'écrie :

Une seule fois, le sort décide ; une seule fois, une fille est promise; une seule fois, son père dit à propos d'elle : « Je vous la donne! » La vertu n'admet ces choses qu'une fois : que la carrière de Satyavan soit courte ou longue, que sa condition soit haute ou soit humble, je l'ai pris pour époux et n'en prendrai pas d'autre. Ce que l'âme résout, la parole le révèle, et ensuite l'acte vient l'accomplir ; le seul arbitre ici, c'est mon cœur !

Le père cède : il se dirige à pied vers la forêt, suivi de tous ses brahmanes : il demande aux deux aveugles la main de leur enfant, que ceux-ci lui accordent avec d'autant plus

�� � 116 ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE SANSCRITE.

d'empressement qu'ils ne s'attendaient guère à un si grand honneur: le mariage a lieu. Dès qu'il est conclu, Savitrî dé- pouille les parures royales pour revêtir une grossière tuni- que d'écorces; elle prodigue sa tendresse à son mari, ses soins aux parents de son mari. Mais l'année s'écoule : les mois, les semaines, les jours la rapprochent du terme fu- neste qu'elle connaît d'avance : elle prie, elle jeûne, elle veille et se soumet à toutes sortes de mortilications, afin de détourner l'anathème. Cependant la journée suprême arrive; Satyavan, sans se douter de sa fin si prochaine, part, la hache sur l'épaule, pour aller au loin couper le hois néces- saire aux sacrifices: sa compagne obtient, non sans peine, la permission de le suivre :

Elle s'éloigne avec son époux, le sourire sur les lèvres, mais la terreur dans l'âme. Des bocages variés et délicieux, animés par les cris des paons, des cascades limpides, des arbres fleuris s'of- fraient de toutes parts à leur vue. « Regarde donc! » lui disait Satyavan d'une voix tendre, mais elle ne regardait que lui; car, à ses yeux, il était déjà mort: l'oracle l'avait dit. Constamment atta- chée à lui seul, elle hâtait sa marche débile, le cœur brisé, son- geant à l'heure fatale. Après avoir cueilli des fruits et rempli sa corbeille avec l'aide de Savitrî, le robuste jeune homme commença à abattre des arbustes ; mais bientôt la fatigue produisit en lui une grande sueur, accompagnée d'un violent mal de tête. Puis, se rapprochant de son épouse chérie, accablé d'épuisement, il lui dit: « Mes membres et mon cœur sont brûlants; douce amie, je souffre, le sommeil me presse, je ne puis me tenir debout. » Et elle, s'avançant rapidement, s'assit à terre et appuya sur son sein le front de son époux malade, en songeant, selon la prédiction, au mois, au jour, à l'heure, à l'instant redoutable. En effet, elle aperçoit soudain un géant, vêtu de pourpre, aux cheveux bou- clés, à la stature élevée, aussi brillant que le soleil. Son teint est bronzé; ses yeux sont rouges et ardents; il inspire la crainte: unlacet à la main, il touche Satyavan et le couve du'regard. Savitrî protège doucement cette tète adorée, et les mains jointes, le cœur palpitant, elle s'écrie: « Tu es un dieu, je le reconnais : tel n'est pas l'aspect d'un mortel. Ah! de grâce, dis-moi qui tu es: l'a i s - • niui connaître ton dessein. »

�� � LE MAHABHARATA. 147

C'est un dieu, il est vrai, le dieu du trépas, Yama, et alors entre elle et lui s'engage un dialogue fantastique, qui rappelle celui d'Apollon et de la Mort dans la tragédie grecque. Tou- chée de la vertu de Savitri, là farouche divinité lui accorde successivement plusieurs dons qu'elle lui arrache. Ainsi les parents de son mari recouvreront la vue; on leur rendra la couronne; son propre père, Açwapati, qui n'a pas de fils, en aura cent ; elle en demande cent pour elle-même, mais cela suppose le salut de son époux. Varna refuse, hésite et finit par se laisser émouvoir, lui que rien au monde ne fléchit ; il s'en retourne sans emporter sa proie. Satyavan revient à lui ; il se figure qu'il se réveille d'un pénible sommeil, d'une es- pèce de léthargie; il s'apprête à reprendre sa route à travers la forêt, malgré la nuit qui tombe, les oiseaux nocturnes qui poussent des cris, les hideux chacals qui hurlent au loin. Car le pieux jeune homme pense à l'anxiété qui doit s'être em- parée de sa famille, et il dit à Savitri :

Ma tète n'est plus pesante, mes membres sont fortifiés ; aidé par toi, je veux revoir mon père et ma mère; jamais je ne suis rentré si tard à l'ermitage. Avant le soir, ma mère me redemande; même lorsque je sors le jour, elle s'alarme et me cherche parmi les ana- chorètes. Que de fois j'ai entendu dire à mes parents affligés : « Tu reviens bien tard ! » Je songe à ce qu'ils vont ressentir aujourd'hui; quelle vive douleur de ne pas me revoir ! Naguère encore, la nuit, éveillés, inquiets, remplis d'une tendre émotion, tous deux s'écriaient : « Fils bien-aimé, sans toi comment vivre un instant? Ton existence seule assure la nôtre. Nous sommes vieux, aveugles ; tu es notre soutien; en toi reposent toute notre race, le mérite de nos offrandes, notre honneur, notre prospérité ! »

Savitri est digne de comprendre ce noble langage: elle soulève avec effort son époux, languissant sur le sol, l'enlace de ses bras, le soutient et le ramène vers la demeure pater- nelle, où ses souhaits devaient merveilleusement s'accomplir. Dyoumatséna et la reine, sa femme, ont recouvré la vue ; on leur rend le trône qu'ils ont perdu ; contre toute attente, cent lils perpétueront leur descendance. Quant à Satyavan, il aura

�� � 118 ÉTUDES SUT, LA LITTÉRATURE SANSCRITE.

également cent héritiers de sa puissance : ses peuples le ché- rissent ; les prêtres l'honorent ; mais le plus grand de tous ses bonheurs est encore l'amour de Savitrî. A tant d'héroïnes, les unes énergiques, les autres gracieuses, mais toutes ver- tueuses et pures, nous joindrions celle dont un saint ermite raconte aussi la légende à Youdhichthira, cette belle Sità aimée de Rama, cette chaste princesse, que menacent tant de séduc- tions et tant de périls et qui traverse les flammes d'un bûcher pour attester son innocence, sous le regard des dieux éblouis d'un semblable courage, si cette légende ne devait pas, à quelques variantes près, reparaître dans la célèbre épopée de Valmîkî, dans le Râmâyana où nous la retrouverons.

��VII

��Ces différents épisodes, que nous avons exposés brièvement, sont bien évidemment postérieurs au fond de l'ouvrage où on les a intercalés, à mesure qu'on en faisait une sorte de répertoire des légendes locales et des traditions religieuses; mais ils n'en forment pas la partie la moins intéressante. Seu- lement ils nuisent singulièrement à l'harmonie de l'ensemble et aux proportions du poëme, dont l'action s'égare et s'ar- rête à chaque instant : elle reprend, au quatrième livre, sauf à s'interrompre encore plus d'une fois; nous ne la marquerons que dans ses principales lignes et dans quelques incidents dignes d'attention. Ce quatrième livre, intitulé: Viratâ-Parva, où les détails bizarres ne manquent pas, est rempli en partie par le Goharana-Parva (l'enlèvement des vaches). Il avait été convenu que les cinq fils de Pàndou resteraient douze ans en exil, et ce terme approche. Aussi leur ennemi acharné, Douryôdhana, envoie-t-il partout des espions pour découvrir leurs traces ; c'est en vain. Ils se sont retirés auprès de Virâta, roi des Matsyens, dans les provinces actuelles de Dinàpour

�� � LE MA1IAUIIARATA. 1 1 V*

et de Rangpour, et vivent à sa cour avec des noms, des cos- tumes et des métiers empruntés. Leur femme, la princesse des Pantchaliens, Draupadî, passera pour la servante Sai- findhrî ; Ardjouna pour Yrihannala, un eunuque danseur ; Youdhichthira pour le brahmane Kanka ; Bhimaséna pour le cuisinier Ballava ; Nakoula pour un palefrenier; Sahadêva pour un pâtre. Le hasard veut que les Courâvas, s'unissant aux Trigartiens, habitants de ce qu'on nomme aujourd'hui le royaume de Lahore, viennent voler le riche bétail de Virâta, soixante mille génisses. Les Trigartiens ont été battus par Virâta, mais le bétail est resté entre les mains des Courâvas. Perte affreuse! car tous ces monarques, dont le Mahâbhârata parle si pompeusement, n'étaient, on le sent bien, comme les héros des récits homériques, que des chefs de clans, tou- jours prêts à piller, et leurs formidables expéditions, dégagées des hyperboles poétiques, se réduisaient à des escarmouches et à des razzias; affamer ses ennemis, c'était le moyen le plus sûr de les vaincre. Ces princes, ruinés en un jour, al- laient chercher fortune ailleurs et subissaient les épreuves les plus romanesques.

Le directeur des bergeries et des étables royales accourt vers le fils du roi des Matsyens, vers Blioùmimdjaya, et le somme de secourir son père et ses sujets, qui sont en grand danger. L'héritier de la couronne, qui était tranquillement resté au fond de son sérail, est désagréablement surpris; c'est un type très-finement et très-exactement retracé. Il est poltron, orgueilleux et vantard. Il ne demanderait pas mieux que de faire mille prouesses ; mais son cocher a péri dans une ba- taille récente; comment le remplacer? Sans cela, il se pré- cipiterait à travers les guerriers, les chars, les chevaux, et l'on verrait d'admirables exploits. Jamais capitan n'a pro- noncé des phrases si retentissantes. Draupadî, la fausse ser- vante, vient alors le tirer d'embarras et lui apprend que Vri- hannala, cet eunuque qui vit parmi les danseuses du palais, a jadis été le cocher de l'héroïque Ardjouna et peut lui rendre

�� � les mêmes services. Bhoûmimdjaya, pris au piège, charge sa sœur Outtara d’en parler à l’eunuque ; celle-ci va donc le trou- ver. Cette princesse, dont la beauté est parfaite selon le goût oriental, porte de brillantes guirlandes et une ceinture ornée de pierreries ; elle a les yeux allongés, le teint luisant comme l’or, les cheveux relevés en touffes, la taille mince et les jambes aussi solides que la trompe d’un éléphant. Elle remplit gracieusement sa mission près d’Ardjouna, qui parait devant le prince royal et feint de s’excuser; il ne sait, que chanter, danser, jouer de divers instruments ; il est à peine un homme. On ne l’écoute pas; on l’habille, on l’arme au milieu des rires des courtisans et des esclaves ; on part, on arrive en face des troupes ennemies qui sont nombreuses et redouta- bles. Bhoûmimdjaya change aussitôt de figure et de langage; ses cheveux se hérissent sur sa tête ; peut-il lutter seul contre une armée ? Son père a emmené tous les soldats ; il n’a plus même ses gardes : faible enfant, peu habitué aux fatigues de la guerre, sans secours, que deviendra-t-il? Que les femmes rient de lui, que les vaches soient perdues, peu importe ; il a peur, il fuira.

Indigné de trouver une telle lâcheté dans un si éminent personnage, Ardjouna s’élance à son tour, le poursuit, le saisit sans façon par les cheveux et le tire à lui, au point de lui arracher des cris lamentables. Il le ramène, violemment vers le char et lui en remet les rênes : qu’il occupe la place du cocher ; lui, le pauvre eunuque, il combattra. Le fils du roi des Matsyens n’ose répliquer; ils changent tous deux de rôle, et leurs adversaires, qui les aperçoivent de loin, se perdent en conjectures sur cet homme, vêtu en prince, qui pousse les chevaux, sur cet homme, habillé en danseur, qui s’apprête à combattre. Cependant il s’agit de reprendre, là où ils les ont cachées, les armes magiques des lils de Pàndou; en effet, quand ils commencèrent leur pèlerinage forcé à travers les forêts, ils les avaient enveloppées d’un sac qui avait la forme et la couleur d’un cadavre et avaient suspendu ce sac LE MAHABHARATA. 121

à un acacia, placé dans un cimetière, afin qu'aucun guer- rier ne se risquât à y toucher, sous peine d'être déclaré impur et déchu de sa caste. Ardjouna qui s'est dirigé du côté de l'acacfa et qui parle en maître à Bhoùmimdjaya, lui ordonne de monter à l'arbre et de lui rapporter les armes. L'autre obéit et se fait expliquer les propriétés de ces armes merveilleuses : poignards, cimeterres, flèches, arcs, celui sur- tout d' Ardjouna, qui s'appelle Gândivâ. Il a un nom spécial comme les épées de tant de fameux capitaines modernes : la Joyeuse de Charlemagne, la Durandal de Roland, la Tizona etlaColada du Cid. Bhoùmimdjaya est stupéfait d'admiration, mais bien plus encore lorsque le faux eunuque lui révèle qu'il est le brave et terrible Ardjouna, et que ses quatre frè- res et leur commune épouse servent dans le palais. Il se prosterne devant son ancien esclave, et des prodiges s'ac- complissent :

Du haut de son char, le héros examina chacune de ses armes, et ses armes, toutes ensemble, s'inclinant avec respect, répondi- rent au prince Ardjouna : « fils de Pândou, nous sommes autant de serviteurs, tout dévoués à ta personne. » Le prince les salua et, les serrant dans ses bras, il s'écria: « Vous êtes à jamais, dans ce monde, l'objet de mes pensées! » Alors, la joie peinte sur le vi- sage, il s'empare d'elles, et de son arc, rapidement tendu, il lance une flèche; la corde en sifflant a rendu un bruit horrible. La terre en est ébranlée, comme par la chute d'une montagne renversant une autre montagne ; un grand vent souffle de tous les points de l'espace; il tombe une flamme ardente, qui efface toutes les clartés de l'horizon; on croirait entendre dans le ciel le tonnerre d'Indra : les Gouràvas, à ses coups, ontreconrule réveil d' Ardjouna!

La victoire est complète: le parasol royal du vieux Bhîchma, l'aïeul des cousins ennemis, a été brisé; on a rapporté, criblé de traits, l'étendard des Gouràvas, représentant un singe sur un fond d'or. Le roi des Matsyens attribue tant de suc- cès au courage de son fils, qui se laisse complimenter, tandis qu'Ardjouna garde modestement le silence. Enivré de son triomphe, Virâta veut engager une partie de dés avec

�� � son conseiller, le faux brahmane Kanka, qui n’est autre que Youdhichthira. Celui-ci qui, l’on s’en souvient, avait déjà deux fois perdu à ce jeu son royaume, sa liberté et celle de ses frères, balance longtemps; enfin, la partie commence. Une querelle la suspend bientôt : des paroles on passe aux actes; Youdhichlira jette les dés à la face du roi; l’affront est sanglant; mais un roi n’est rien, mis en comparaison avec un prêtre, et c’est l’insulté qui demande pardon à l’offenseur. Trois jours après, les Pândavas se purifient, se parent de leurs plus beaux ornements et, leurs douze années d’exil étant terminées, se présentent au roi, le front haut, comme étant ces cinq fugitifs dont la renommée a rempli l’Inde entière. Afin de récompenser Ardjouna de ses bons offices, Virâta lui offre en mariage sa fille Outtara; il la refuse: il est déjà marié. Mais ce serait là une objection insuffisante; il a d’autres motifs plus sérieux :

J’habitais, dit-il, avec Outtara dans le gynécée ; je la voyais sans cesse, devant témoins ou en secret; elle se fiait à moi autant qu’à un père. Elle avait des sympathies et des égards pour celui qu’elle croyait être un eunuque danseur et habile à chanter; elle me re- gardait comme un de ses maîtres, celle que tu m’offres. Toute une année, j’ai vécu à ses côtés : après cela, seigneur, dans ton palais, parmi ton peuple, que penserait-on de nous?

Cette princesse, qu’il n’ose épouser par scrupule, il l’accepte pour son fils Abhymaniou, et une alliance solide s’établit entre les Pândavas et les princes des Matsyens ; le cinquième livre (Oudyôga-Parva) nous en développera les conséquences. Des deux côtés, on se prépare à la guerre, bien que la voix de la sagesse tâche de se faire entendre. Un être mystérieux, qui est une des incarnations de Wisbnou, l’homme-dieu Krishna, prince de Dwârâka (ou Guzzerate) quitte ses États. Il y a échappé aux embûches du tyran Kansa ; il l’a tué : étant uni par les liens du sang aux deux branches rivales, il se rend dans les deux camps, afin d’y tenter une réconciliation. Sachant bien ce que réserve l’avenir, il offre LE MAIIABHARATA. 123

à Douryôdhana son appui personnel ou une armée considé- rable ; celui-ci préfère maladroitement le secours d'une ar- mée, et Krishna s'attache dès lors aux Pândavas, que sou- tiendront également les chefs des Matsyens et des Pantcha- liens. Puis le vieux roi aveugle d'Hastinapoura, Dhritarâchtra, qui blâme la violence des Courâvas, ses fils, envoie vers ses neveux son écuyer Sandjaya, orateur éloquent, qui, pourtant, n'obtient aucun résultat de sa mission. Pendant que les pré- paratifs belliqueux se font de part et d'autre, Dhritarâchtra, comme s'il prévoyait que l'heure est suprême, interroge des savants sur l'étude des Védas, sur les effets des vertus et des vices, sur les mystères delà création et de l'immortalité. Ici se dessinent les premiers linéaments d'une doctrine, que le fameux épisode du Bhâgâvad-Gitâ exposera bientôt tout au long, celle du Yoguisme, doctrine mystique et austère, espèce de sombre quiétisme, dont le caractère est d'absorber les mortels au sein de la divinité par la méditation. Les bonnes œuvres ne suffisent pas pour qu'ils arrivent au souverain bien ; car elles exigent des efforts qui troublent le repos de l'esprit et de l'âme. Afin de parvenir à la vie éternelle, il faut que l'homme, assis seul à l'écart et en silence, n'agite pas même sa pensée, et qu'il annihile en lui toutes les impressions de joie ou de chagrin qu'y produiraient l'éloge ou le blâme. Alors il pourra contempler l'Être suprême (ou le Bienheu- reux, Bhâgâvad), auquel le poète consacre un hymne d'une quarantaine de stances, qui parait fort ancien et fort obscur. Durant ce même temps, Krishna, qui a échoué dans toutes ses tentatives pacifiques auprès des Courâvas, vient trouver ses protégés, disserte avec Youdhichthira sur les devoirs civils et militaires des monarques. Par deux fois, Virâta a réuni son conseil. Les fils de Pândou ont rassemblé sept, armées ; les forces de leurs adversaires sont bien autrement imposantes : Douryôdhana les passe en revue, et là se placent des dénom- brements très-étendus, analogues à ceux que contiennent le quatrième chant du Ramâyana et le second de Vîliade.

�� � Wi ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE SANSCRITE.

Le livre suivant, le sixième, appelé Bhîchma-Parva, parce que le grand-père des Couràvas, Bhichma, y tient une place assez grande, tire toute son importance de cette digression, plus métaphysique encore que poétique, que nous indiquions tout à l'heure, le Bhâgavad-Gîtâ ou le Chant du Bienheu- reux. Ce morceau, qui, sans nul doute, a été ajouté à l'œuvre primitive à une date relativement moderne, a exercé la sagacité d'une multitude de critiques de tous les pays. En Angleterre, Wilkins, Cockburn Thomson, le docteur Griffith ; en Allemagne, W. de Schlegel, W. de Humboldt, Hegel, Bopp, Chr. Lassen; en Grèce, Dimitrios Galanos; en France, Parraud, Chézy, Cousin, Lamartine, MM. Barthélémy Saint-Ililaire et Emile Burnouf s'en sont occupés tour à tour, et il ne reste plus rien à dire de nouveau sur les beautés littéraires et les singularités phi- losophiques dont il est plein. Seulement, on les examine maintenant un peu plus de sang-froid que quand l'Inde brah- manique y voyait une des parties les plus saintes du saint Mâhabhârata ou même que quand Schlegel, dans la préface de sa traduction latine, s'écriait du ton le plus dithyrambique en s'adressant au fabuleux Vyàsa : « Et toi, chantre sacré, interprète inspiré de la divinité, quel qu'ait été ton nom parmi les mortels, je te salue ! Oui, je te salue, auteur de ce poëme, dont les oracles emportent la [pensée avec une joie ineffable vers tout ce qu'il y a de sublime, d'éternel et de divin; plein de vénération, je te salue avant tout autre, et sans cesse j'adore la trace de tes pas ! » Dans quelles circons- tances se déroule cet appendice surnaturel et abstrait, si développé qu'il formerait à lui seul une épopée entière? Les deux armées se sont réunies dans une plaine immense; les conques et les tambours résonnent, les chars volent, les flè- ches sifflent. Krishna consent à servir de cocher et d'écuyer au troisième fils de Pàndou, son disciple] favori Ardjouna; mais celui-ci, à la vue de tous ces hommes, de tous ces frè- res qui vont s'égorger, est saisi d'une amère mélancolie. En

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apercevant cette multitude de parents, d'amis, d'alliés, que la guerre divise, que la mort va réunir, il sent ses membres s'agiter, sa bouche se dessécher, ses cheveux se hérisser, sa peau devenir brûlante, ses forces s'épuiser, son arc échap- per à sa main. Plus de plaisirs ni de richesses; plus d'espoir ni de bonheur; plus d'orgueil ni d'ambition pour lui, quand il aura immolé les siens! Mieux vaudrait qu'il succombât lui-même ; et il se rassied sur son siège, pâle, découragé, l'esprit flétri par la douleur : car il lui semble que la justice et l'honneur vont disparaître de l'univers. C'est alors que son noble auxiliaire, Krishna, lui révèle que, s'il est en appa- rence un prince voisin, le roi de Dwàraka, il est, en réalité, une des incarnations de Wishnou, l'Être suprême, le Bhâgâ- vad. Lui-même, tout immuable qu'il soit par sa substance, quoiqu'il commande aux éléments, il se rend visible aux êtres créés ; chaque fois que la vertu décline et que le vice triomphe, que le monde dégénère, il renaît d'âge en âge pour le salut des justes et la destruction des méchants. Aussi, sur ce champ de bataille, que le carnage doit bientôt ensanglan- ter, il s'arrête tout à coup avec son protégé et l'entretient de la vanité des choses terrestres, du caractère insignifiant de tout acte pris en soi, de la vraie nature de l'âme et de la divinité, des devoirs et de la destinée des créatures, de leurs migrations de corps en corps, de sphère en sphère, d'existence en existence, jusqu'à leur absorption définitive au sein de Brahma. C'est là bien autre chose que les harangues des combattants homériques, interrompant leurs luttes pour discourir d'un ton sympathique ou railleur: ici, c'est un dieu fait homme, qui, au moment où le sang va couler, transporte l'âme d'un mortel héroïque au-dessus des sentiments vul- gaires et la fait planer dans les régions de l'ontologie trans- cendante.

Selon ce divin précepteur, le véritable sage ne s'inquiète ni des morts ni des vivants; le corps n'est que l'enveloppe pé- rissable d'une intelligence immortelle; celle-ci change de

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forme comme on rejette un vêtement, dès qu'il est usé : donner la mort est donc une chose indifférente. Le devoir du guerrier est de se battre ; il n'est pas responsable des consé- quences qui résultent de l'accomplissement de ce devoir. Ni les succès ni les revers ne troubleront sa quiétude : ainsi que les eaux d'un lleuve se précipitent dans le vaste océan sans pouvoir même en déranger la masse, rien ne saurait nuire à l'égalité d'une raison parfaite. L'homme doit agir, mais sans se préoccuper des suites de ses actions. Il faut réprimer nos désirs, étouffer les passions qui obscurcissent en nous la conscience : il faut purifier son cœur, pratiquer la religion, présenter des offrandes aux dieux, s'abîmer dans l'éternité. Doctrine mystique, qui pose en principe l'indifférence abso- lue, puisque, d'après le texte, le yogui ou saint « voit du même œil l'humble et savant brahmane, la vache, l'éléphant, le chien et même l'homme dégradé qui mange de la chair de chien ! » Doctrine périlleuse ; car si elle engendre l'exal- tation, le dévoùment, les sacrifices, elle conduit aussi aux fanatiques horreurs des pagodes de Jaggernat ou aux stupi- des pénitences des solitaires, qui passent de longues années à sauter à cloche-pied, à rester debout contre une muraille ou à concentrer leurs regards fixes et immobiles sur une partie quelconque de leur corps ! Naître pour souffrir, souf- frir pour mourir, mourir pour renaître, tourner perpétuelle- ment dans un même cercle de misères ; telles étaient donc pour les Hindous les tristes perspectives de la vie future. De là la convoitise ardente qu'ils éprouvaient pour un repos éternel; de là leurs efforts afin d'arriver à tout prix à la délivrance finale, à ce qu'ils appelaient le Nirvana, soit que ce fût (car les érudits discutent encore sur ce point capital) une union délicieuse avec Dieu, soit que ce fût un simple retour au néant. En tout cas, le BMgâvad-Gîtâ abonde en graves sentences, en énergiques saillies, en instructions mo- rales, qui souvent se contredisent, mais dont l'ensemble est plein d'intérêt à cause de leur bizarrerie même. Il serait

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infini d'y relever tout ce qu'il y a de curieux ; bornons-nous à quelques lignes de citation :

Fils de Kounti, c'est la rencontre des éléments qui produit le froid et le chaud, le plaisir et la douleur; tout cela se fait et se défait, tout cela est passager : supporte tout cela, ô Ardjouua... Les corps, ayant une fin, sont au pouvoir de l'âme éternelle, in- destructible, immense. Croire que cette âme tue ou est tuée, c'est ne rien connaître : elle ne nait ni ne meurt; ayant existé nue fois, elle ne cessera plus d'exister; sans naissance, sans mort, perpé- tuelle, primitive, elle survit au corps... Les armes ne peuvent la blesser, ni les flammes la brûler, ni les eaux, l'humecter, ni les vents la rendre aride... Cette âme immortelle et invulnérable se cache au fond de tout ce qui est... Quand même un la concevrait comme sans cesse naissant et sans cesse mourant, encore ne de- vrait-on pas pleurer sur elle : car tout ce qui est né doit mourir, tout ce qui est mort doit renaître. Puisque cela est inévitable, à quoi bon s'affliger? On ne peut saisir ni le commencement ni la fin des êtres; leur milieu seul est saisissable. Qu'y a-t-il là de quoi se lamenter? Toute chose qui tombe sous les sens excite l'amour ou l'aversion : c'est à l'homme de se dérober à ces deux influences; car elles lui sont hostiles. — Mais, dit Ardjouna, pourquoi commet-on le péché, même sans le vouloir, comme si l'on était poussé par une force aveugle? — Cette force, répondit le Bienheureux, c'est le désir, c'est l'emportement, la passion dé- vorante et féconde en crimes : là est l'ennemi. Il atteint tous les êtres, comme la fumée enveloppe la flamme, comme le miroir est terni par l'humidité, comme l'embryon est enfoui dans les flancs maternels ; il corrompt la science, poursuit sans cesse les sages, ne cesse de se renouveler, est plus insatiable que le feu.

Maîtriser ses désirs, étouffer ses appétits, voir avec une égale tranquillité le plaisir et la souffrance, vivre libre, calme et désintéressé; agir, parce qu'on est né pour l'action, mais ne pas attacher la moindre importance aux résultats plus ou moins utiles de ses actes, du moment qu'ils sont conformes au devoir ; échapper, à force de vertus et d'austérités, à la triste nécessité de revenir une fois de plus au monde ; méri- ter, par la conduite qu'on aura tenue ici-bas, la récompense suprême, à savoir l'anéantissement final ou, du moins, l'union

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intime avec Dieu, l'absorption complète tle son individualité éphémère et misérable dans les gouffres insondables de l'in- fini : tel était le rêve du Yogui hindou ; telle est aussi la doctrine révélée par le divin Krishna à cet Ardjouna, qu'il aime si vivement et qu'il protège contre tous ses adversaires.

��VIII

��Nous voici plongés, je dirai presque submergés dans les récits d'une longue série de batailles, qui remplissent les chants VII, VIII et IX {Drona-Parva, Karna-Parva, Salya-Parva). Nous y retrouvons, sous d'autres noms, Priam et Nestor, Hector et Achille, Ajax et Ulysse ; mais les digressions homé- riques les plus longues sont des esquisses légères et concises à côté des innombrables tableaux, échappés à la palette gi- gantesque des rhapsodes indiens. De plus, l'intérêt y est fré- quemment affaibli par l'intervention des puissances surnatu- relles et par l'emploi trop exclusif d'armes enchantées : cet abus du merveilleux nous reporte aux fictions romanesques et poétiques de notre moyen âge. On comprend que nous ne pouvons qu'indiquer çà et là quelques traits de ces descrip- tions qui se suivent, se ressemblent et se répètent avec une inévitable monotonie. C'est un lieu, resté fameux jusqu'à nos jours dans les souvenirs de l'Inde, la plaine des" Courons (Kouroukchêlra), voisine de Dehli, qui servit de théâtre à ces terribles effusions de sang humain ; la mêlée dura dix-huit jours et n'était interrompue que par les larmes et les malé- dictions des vaincus. Les Couràvas subissent les pertes les plus graves; tour à tour succombent: leur aïeul Bhîchma ; leur précepteur militaire Drona, tué par trahison ; leurs amis et alliés, Karna, roi d'Anga, que l'invincible Ardjouna abat de son glaive, et Salya, roi de Madra, qui tombe sous les bras nerveux de Bhîmaséna. Les coups répondent aux coups, les

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funérailles aux funérailles. Les fils du vieux roi aveugle Dhritarâchtra (ainsi que son écuyer Sandjaya le lui raconte à lui-même) ont péri l'un après l'autre, et parmi eux, l'ainé, le plus violent, Douryôdhana, dont les funestes conseils ont provoqué cette épouvantable guerre. Ses chars et ses éléphants, ses fantassins et ses cavaliers fondent comme la neige sous un rayon de soleil : semblable à Rodrigue, ce dernier roi des Goths, que chante le Romancero espagnol, il survit à son armée, il s'enfuit de la plaine et se retire au fond des forêts, sur les eaux du lac, qui deviennent solides pour le soutenir. Mais les Pândavas l'y poursuivent, le harcèlent, l'injurient, le ramènent au combat ; il engage avec le farouche Bhîma- séna une lutte à coups de massue, plus digne des cannibales de la sauvage Polynésie que des héros de l'Inde ancienne. Ardent de colère, Bhîmaséna renverse son rival, le frappe et brise rudement sous son talon ce front qui a reçu l'onction royale : le pieux et juste Youdhichthira, quoique frère du vainqueur, est consterné de tant de barbarie. Quant au mou- rant, il sera maudit sur la terre, parce qu'il a séparé les deux familles par un abîme de malheurs; mais il ira droit au ciel, parce qu'il expire les armes à la main.

Le dixième chant (Saoptika-Parva) , qui a été traduit en français par M. Th. Pavie et qui abonde en détails expres- sifs jusqu'à l'horrible, est le récit de l'attaque nocturne d'un camp; ainsi Homère nous a dépeint Diomède, volant dans les ténèbres les coursiers merveilleux du roi de Thrace Rhé- sus ; ainsi Virgile nous a décrit Nisus et Euryale, pénétrant de nuit sous les tentes des Rulules. Trois braves guerriers, Kritarvan, Açwathâman, fils de Drona, et le beau-frère de celui-ci, Kripa, méditent quelque vengeance; ils traversent les bois et, épuisés de fatigue, se couchent à l'ombre d'un figuier. Pendant que ses deux compagnons dorment, Açwa- thâman aperçoit une foule de corbeaux, qui nichent sur les branches de l'arbre, et un affreux hibou, qui vient, pendant leur sommeil, pour les dévorer tous. Cet incident lui semble

y

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un augure, un avis du ciel ; lui aussi, il exterminera furti- vement ses adversaires endormis. Cette attaque nocturne lui cause bien quelques scrupules ; mais il les étouffe et, réveil- lant ses amis, il leur fait part de son projet :

« Tous les mortels, lui répond Kripa, sont liés et enchainés par deux influences, l'une divine et l'autre humaine. Ce n'est pas par la loi seule du destin que les actions d'ici-bas s'accomplissent, ô le meilleur des hommes! Ce n'est pas non plus par la seule vo- lonté humaine : le succès dépend de ces deux causes réunies. Tous les hommes, chacun dans leur voie, sont soumis à cette con- dition, les plus élevés comme les plus humbles, ceux qui ont une vie active comme ceux qui se sont retirés de la société. Si Indra verse la pluie sur un aride rocher, quel fruit pourrait naître? Mais si la pluie tombe dans un champ labouré, un fruit naîtra. Que le destin le veuille ou non, en aucun cas l'intervention divine ne suf- fit pour produire des résultats; il faut une décision, prise d'avance par l'homme; mais si le champ a été complètement labouré et que la pluie vienne à propos, la semence est féconde, et c'est aux efforts humains que le succès est dû. o

L'entretien continue longtemps sur ce ton philosophique, et tous trois se décident à attaquer les campements, où sont réunies les troupes des Pândavas et celles de leurs alliés, les Pantchàliens et les Matsyens ; Açwathàman surtout ne goû- tera point le repos avant d'avoir renversé sur le sol ce Dhrich- tadyournna qui a égorgé son père. La fièvre le consume; mais, comme il le dit, quand il aura massacré ses adversaires au plus tôt durant leur sommeil, il pourra alors se reposer et dormir ; sa fièvre sera passée ! Sans doute, la trahison est blâmable, et son coup de main ressemblera à une perfi- die ; mais les fils de Pândou ont donné l'exemple des meurtres : il suivra cet exemple, dùt-il en être puni, dùt-il renaître sous la forme d'un ver ou d'un insecte. Ils attèlent leurs chevaux, revêtent leurs cuirasses, saisissent leurs arcs et leurs ceintures et courent vers le camp ; mais quels obstacles imprévus les arrêtent! Les scènes qui suivent rappellent tour à tour les fictions gréco-latines, les

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épopées Scandinaves et les féeries de la Table ronde : le mer- veilleux et l'effroyable y marchent de compagnie. Il y a là plusieurs pages écrites ou pour mieux dire coloriées avec une abondance et une fougue incroyables ; c'est une fantastique débauche d'images et d'hyperboles, dont nulle analyse ne saurait donner l'idée et qui étourdit l'esprit, à l'égal d'un véritable cauchemar. Le fils de Drona rencontre sur sa route un fantôme énorme et surnaturel, tout taché de sang, ceint d'une peau de tigre, les épaules couvertes de la dépouille d'une antilope noire, ayant de longs bras, une gueule armée de dents hideuses, des milliers d'yeux, et vomissant de tous côtés des rayons et des flammes, à travers lesquels resplen- dit, indéfiniment multipliée, la figure de Wishnou, le dieu de la conservation. Açwatthâman lui décoche ses flèches, le timon de son char, son épée, sa massue; le fantôme dévore tout. Alors le guerrier désarmé, de même que dans les con- jurations diaboliques du moyen âge, débite un hymne fer- vent et mystique et appelle à son aide l'esprit du mal, le dieu de la destruction, Siva, auquel il promet son âme et qui accepte le marché. Jamais Shakespeare, quand il a mon- tré, dans son Macbeth, les sorcières préparant leur abomi- nable cuisine; jamais Gcethe, quand il a mis en scène, dans son Faust, le sabbat d'animaux et de démons qui se célé- brait sur les sommets du Brocken; jamais Callot et Goya, quand, dans leurs parodies infernales, ils prodiguaient les étranges caprices de leur imagination, n'ont dépassé la bizarrerie et la confusion de ces saturnales poétiques :

Alors apparurent les troupes célestes des serviteurs de Siva, lançant le feu par les yeux et par la bouche, ayant beaucoup de pieds, de bras et de têtes, portant des bracelets ornés de pierres précieuses, levant tous les mains en l'air, pareils à des éléphants ou à des montagnes. Ils ont des formes de chiens, de sangliers, de chameaux, des membres de chevaux, de chacals, de vaches, des figures d'ours et de chats ; d'autres ont des muffles de tigres ou de panthères, des becs de corneilles ou de perroquets, des têtes de plongeons; ceux-ci ressemblent à des boas gigantesques;

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ceux-là ont des becs de cygnes, de pies, de geais, des aspects de tortues, de crocodiles, de dauphins, de singes. Les uns imitent le héron, la grenouille, la baleine; les autres ont une foule d'yeux, de larges oreilles, de gros ventres. Tel n'a pas de tète; tel a une tête d'ours, de bélier ou de chien : ils jettent des flammes par tous les pores, et chacun des cheveux de leur front ou des poils de leur corps est enflammé.

On ne trouverait pas aisément dans toute la poésie hellé- nique ou romaine, même dans les plus énergiques peintures du Tartare, une esquisse aussi étrangement horrible que celle-ci. On y remarque une variété innombrable de physio- nomies, de couleurs, de coiffures, de costumes, de parures, d'armes, d'attitudes; tout ce monde joue de la musique, pousse des cris, danse, bondit, s'agite, s'abreuve de Ilots de sang, se repaît de graisse et de chair. Açwatlhàman s'est voué à Siva, et Siva entre en lui; il est désormais invincible. Il pénètre sous la tente de Dhrichtadyoumna, le roi des Pant- chàliens, le meurtrier de son père : il l'y trouve endormi sur de riches tapis, le réveille à coups de pieds, le prend par les cheveux, heurte son front contre la terre, lui foule du talon la gorge et la poitrine et, malgré sa résistance dé- sespérée et ses sourds rugissements, l'écrase comme une bête fauve. Les femmes et les gardes du prince sont glacés de terreur et n'osent l'arrêter; il se précipite vers de nouvelles victimes; elles passent du sommeil au trépas; il les abat par centaines. Soldats, chevaux, éléphants, il perce tout de son redoutable glaive et de son poignard acéré ; le corps rouge de sang, il ressemble au dieu de la mort, et une sorte de furie (kdli) marche devant lui ! Ce sont de continuels épisodes de meurtres, des détails inépuisables dont la monotonie ne saurait affaiblir la vigueur. Les soldats, surpris à l'impro- viste, cherchent en vain à se défendre, ou se blessent les uns les autres dans les ténèbres ; les chevaux hennissent, les élé- phants se sauvent ; le camp est un lac sanglant. Ceux qui échappent à Acwatthàman tombent entre les mains de Kri-

�� � tavarman et de Kripa, qui veillent près des portes : les Rakchàsas et les Piçâtchas (ogres et vampires) viennent se mettre de la fête. On les compte par milliers, par millions : ils ont une taille immense, le teint jaune, la gorge bleue, des dents de pierre, une figure de buffle, les cheveux en désordre, le front proéminent, cinq pieds, le ventre flasque, les doigts crochus. Repoussants, difformes, exhalant des clameurs perçantes, chargés d’une multitude de clochettes sonores, plus laids que les Cyclopes d’Homère et que les Harpies de Virgile, ils déchirent les cadavres, avalent leurs membres palpitants, sucent la moelle de leurs os brisés et dansent ensemble pour célébrer leur joie. On le voit, les exagérations de notre littérature romantique et les minuties pittoresques de nos réalistes étaient déjà familières, il y a plus de vingt siècles, aux improvisateurs épiques de la race aryenne.

Açwatthâman a dignement vengé son père : ce n’est qu’à l’aurore qu’il sort du camp, transformé en théâtre de carnage: les cinq Pândavas étaient absents; c’est la seule pensée qui lui gâte son triomphe. Ses deux compagnons et lui se racontent leurs exploits, et ils partent, désireux de les raconter aussi à Douryôdhana, s’il a conservé un souffle de vie. Ils le trouvent, les deux cuisses brisées par la massue de Bhimaséna, respirant à peine, rendant le sang à pleine bouche, étendu à terre, environné d’animaux féroces, qui attendaient sa mort prochaine afin de le dévorer, et déjà trop faible pour leur disputer son agonie. En apercevant leur roi dans cette situation lamentable, les trois généreux héros pleurent son sort et lui adressent des paroles de consolation et de regret. Ils admirent sa massue fidèle, qui repose à ses côtés ; ils vantent sa vaillance ; ils honorent sa dernière heure ; ils maudissent son assassin, le cruel Ventre-de-loup ; ils gémissent de n’avoir pu le défendre et le sauver. Et quelle sombre ivresse dans cette suprême allocution d’ Açwatthâman, qui fait songer aux formidables champions des Eddas ou des Niebelungen ! 134 ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE SANSCRITE.

« Douryôdhana, tu vis encore; apprends une nouvelle qui sera douce à ton oreille. Il n'y a plus que sept combattants du côté des fils de Pândou : eux cinq, Krishna et son cocher Pàtyaki ; du côté des fils de Dhritàrachtra, il n'y en a plus que trois, Kripa, Kritavar- man et moi. Les rejetons de Draupadî sont tous égorgés, ainsi que ceux de Drichtadyoumna ; les Pântchaliens ont tous péri, ainsi que ce qui restait des Màtsyens. Vois donc, prince; lapareilleleura été rendue : ils n'ont pas d'enfants non plus maintenant, tes enne- mis !... » Et Douryôdhana répondit : « Oui, je le sens, cette nou- velle me soulage et remet le calme dans mon esprit. Il me semble qu'à présent je suis l'égal du dieu Indra. Bonheur à vous! Puis- siez-vous parvenir à la félicité! Au ciel nous nous reverrons! » Après avoir dit ces mots, le valeureux monarque se tut et quitta héroïquement la vie, en remplissant ses amis de douleur : son âme monta vers les cieux, séjour des purs esprits, et son corps rentra sous la terre.

��Ainsi l'espoir d'obtenir la vie éternelle soutenait jusqu'au bout ces mâles courages, et une belle mort les purifiait aus- sitôt des taches dont ils avaient pu se souiller vivants. Tout ce chant du Saoplikâ-'Parva est d'une énergie remarquable, et, à part l'exubérance et la recherche si ordinaires chez les poètes indiens, il ne lui manque, pour être plus connu et hau- tement célébré, que d'avoir été conçu dans quelqu'une de ces langues que le sanscrit a devancées, dans le grec d'Homère, le latin de Virgile ou l'italien de Dante !

Le onzième chant (Strî-Parva), traduit, pour la première fois, en français par M. Foucaux, se divise en trois sections : le Don de l'eau, les Lamentations des femmes, et la Cérémonie funèbre; c'est une longue élégie, mêlée de réflexions philo- sophiques, un peu uniforme sans doute, mais qui n'est que trop bien placée après les grands coups d'épée, les effroyables passes d'armes, les orgies de meurtre et de carnage qui remplissent les livres précédents. On sait combien le culte des morts était vénéré chez les anciens, chez les Grecs spé- cialement : Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide, Virgile, Slace, abondent en récits funèbres. Ici ce sont un esprit et

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des mœurs analogues ; c'est un état social à peu près iden- tique, mais, comme toujours, avec un caractère plus saillant et des formes plus grandioses. Les pleurs se répandent main- tenant à flots, ainsi que, tout à l'heure, le sang coulait par ruisseaux et par torrents, ainsi que les cadavres s'amonce- laient les uns sur les autres à l'égal des montagnes. Lucain, fût-il doublé de Brébeuf et renforcé par Scudéry ou Saint- Amand, semblerait scrupuleux et retenu à côté de ces rhap- sodes inconnus, dont l'imagination se perdait dans le vague et aspirait à l'infini. Néanmoins, à travers ces exagérations, souvent si choquantes pour noire goût à la fois plus pur et plus timide, la vérité, le naturel, une sensibilité douce per- cent de loin en loin, et nous sentons palpiter le cœur humain qui, à deux mille ans et à deux mille lieues de distance, était emporté par les mêmes mouvements, agité par les mêmes passions qu'aujourd'hui.

Si Açwatthàman, Kritavarman et Kripa se sont vengés de quelques-uns de leurs ennemis; si le roi des Pantchàliens, Dhrichtadyoumna, a succombé avec une foule des siens dans l'attaque nocturne ; si le feu a été mis aux quatre coins de leur camp, le parti des Gourâvas n'en est pas moins vaincu. Le vieux monarque aux yeux éteints, Dhritarâchtra, sembla- ble à un arbre dont on a arraché les racines, à un moineau dont on a coupé les ailes, à un soleil sans rayons, s'entre- tient avec son loyal écuyer Sandjaya des pertes irréparables qu'il a faites. Ses dix-huit armées sont détruites ; ses cent fds, entre autres le redoutable Douryôdhana, ont péri ; ses alliés sont défaits ; il faut, suivant les rites, procéder h ces immen- ses funérailles. Pourquoi s'est-il obstiné, malgré tant de con- seils, à prolonger cette guerre impie? Là est sa seule faute, à moins que, dans quelqu'une de ses existences antérieures, il n'ait commis un crime qu'il soit contraint d'expier à pré- sent; Sandjaya cherche en vain à consoler l'inconsolable vieil- lard, l'aveugle en larmes. 11 n'a été que faible, lui dit-il; c'est son fils aîné qui fut coupable, ou plutôt ce sont des

�� � 186 ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE SANSCRITE.

conseillers perfides qui les ont égarés tous deux. Le sage Vidoura lui prodigue à son tour ces maximes générales et ces axiomes sentencieux qui échouent devant des douleurs si profondes, mais qui n'en ont pas moins leur sagesse et leur grandeur. Leur entretien se prolonge longtemps, et devient comme un complément du Bhâgâvad-Gîtâ; il roule sur la fragilité des biens terrestres, la jeunesse, la beauté, la ri- chesse, la santé, l'amitié, la vie même, sur les fruits que portent naturellement toutes nos actions bonnes ou mauvai- ses, sur notre laborieuse naissance, sur la délivrance finale de nos misères, sur l'accomplissement de nos devoirs et l'im- mortalité de nos âmes. Des allégories plus ou moins confuses ornent ces développements métaphysiques, où se complaisait la gravité indienne, et qui par moments font songer à l'amer- tume d'un Lucrèce, à la mélancolie d'un Pascal.

En dépit de ces discours si sensés et si sérieux, mais qui ont le tort de se répéter (évidemment par le fait d'interpola- tions successives), le roi, accablé sous le fardeau de ses af- flictions, tombe sans connaissance, et on a bien de la peine à le rappeler à la vie ; en y revenant, il revient aussi à la conscience de son malheur. C'est un Priam qui pleure sur cent Hectors : seulement il n'a pas besoin d'aller en suppliant racheter leur corps des mains d'un Achille ; car ils gisent dans la plaine voisine, attendant les derniers honneurs. Le signal des lamentations est donné: Gàndhàrî, épouse de Dhri- tarâchtra, Kountî, mère des Pàndavas, toutes les mères, les épouses, les sœurs et les filles sortent de leurs demeures, montent sur des chars, courent au champ de bataille, et, sans parure, les cheveux épars, elles unissent leurs clameurs et leurs sanglots; elles crient comme des femelles d'orfraies ou d'aigles; artisans, marchands, laboureurs, le peuple en- tier les accompagne. Jamais les psalmodies hébraïques, les élégies grecques, les nénies latines ne sont allées si loin sur ce mode plaintif et lugubre. Craignant les représailles des fils de Pàndou, Kripa, Kritavarman et Açwatthâman se sépa-

�� � LE MÀHÀliHARATÂ. 137

rent tristement et poussent leurs chevaux dans trois direc- tions différentes, le premier vers Hâstinapoura, le second vers son royaume, le troisième vers l'ermitage de Vyâsa. Ce- pendant Youdhichthira reparaît, escorté de ses frères; il est navré du désespoir de toutes ces femmes éplorées et, par un trait touchant de délicatesse, c'est le vieux Dhritaràchtra qui le console, lui. qui a tous ses enfants à pleurer; mais il tressaille, non pas à l'aspect (puisqu'il ne peut la voir), du moins à l'approche de ce Bhîmaséna, qui a égorgé son cher Douryôdhana. Enfin, apaisé par les avis et les reproches du divin Krishna, il pardonne à tous les Pàndavas ; Gàndhàrî, prête à les maudire, se décide à leur pardonner aussi. Du reste, ceux-ci demandent humblement grâce pour les terri- bles coups qu'ils ont frappés, tout en rappelant que la vio- lence de leurs cousins et le honteux affront, fait jadis en pleine assemblée à la belle et vertueuse Draupadî, ont été les seules causes de cette rivalité déplorable. Draupadî, elle- même, qui a perdu un fils dans le combat, mêle ses pleurs avec ceux de Kountî, dont les fils sont partout victorieux ; l'émotion, la charité, la résignation débordent de tous ces nobles cœurs.

Rien n'est plus pittoresque que la description de Kourouk- chêtra, cette plaine où les Courâvas et les Pàndavas ont lutté jusqu'à la mort: chariots brisés, éléphants en fuite, frag- ments d'armes, ossements par monceaux, chevelures souil- lées, têtes sans corps et corps sans têtes, rivières de sang, les chacals et les hérons, les hiboux et les corbeaux en quête de débris infects et se disputant leurs hideuses proies; quel spectacle ! Toutes ces femmes, toutes ces princesses, habituées à ne fouler que les riches tapis de leurs palais, se battent la poitrine, errent à travers la plaine, fondent en larmes, s'éva- nouissent ou deviennent folles, en reconnaissant ces victimes chéries, ces troncs mutilés, ces regards éteints, ces membres encore palpitants et déjà à demi-rongés par les bêtes fauves auxquelles elles essaient inutilement de les arracher. La vieille

�� � et majestueuse Gândhârî, cette autre Hécube, cent fois bles-sée au cœur, partage les angoisses de ses cent belles-filles, qui se sont vu chacune enlever un époux. Comme elle apostrophe éloquemment Douryôdhana, son premier-né, qui a été renversé par Bhîmaséna, comme un éléphant par un lion, et dont ses pieds, à elle, ont heurté le cadavre ! Comme elle nomme, comme elle pleure l’un après l’autre ses nombreux enfants, tous moissonnés par la main rude de la mort! Comme elle envie les Apsaras, ces nymphes du ciel, qui vont les recevoir entre leurs bras et jouir de leur beauté ! Drona, Salya, Bhîchma, tous ces chefs valeureux, comme elle les regrette, en proportion de leurs vertus et de leurs exploits ! Les bardes chantent des hymnes de deuil; on prépare les sacrifices, les ablutions, les parfums : on construit des bûchers, où s’accumulent les arcs, les piques, les timons de chars, les bannières déchirées et les héros sans vie; la flamme jaillit et dévore tout. Mais Gândhârî ne peut s’empêcher de maudire ce Krishna, dont le secours tout-puissant a amené la victoire des Pàndavas et la ruine des Couràvas, et cette malédiction d’une mère s’accomplira, même lancée contre un être divin.

IX

��Les quatre livres suivants (Saûli-Parva, Anouçasana-Pmra, Açwamêdha-Parva, Açraniavasika-Parva) présentent moins d’intérêt; et, pressés de courir vers un dénoùment si long- temps retardé, nous ne nous y arrêterons pas. Le Saûti- Parva ou Chant de consolation n’est qu’une ample digression de 25,200 vers sur les devoirs des princes, les bons effets de la libéralité et les moyens d’arriver au Nirvana ou délivrance finale de toutes les misères terrestres. Au milieu de son triomphe, l’aîné des fils de Pàndou, Youdhichthira, est sombre

�� � LE MAHABHARATA. 139

et mélancolique ; les lamentations et les imprécations de toutes ces femmes qui pleurent un être chéri, égorgé dans les com- bats, jettent dans le découragement et dans le dégoût des choses de ce monde ce héros, dont la justice est la suprême loi. Il s'écrie tristement :

Nous nous sommes détruits les uns les autres ; quel fruit nous en reviendra-t-il? Maudit soit l'exercice des armes! maudit soit l'héroïsme des guerriers ! maudite soit la coupable violence qui a amené parmi nous tant de maux! Combien sont préférables la ré- signation, l'empire sur nos sens, la pureté, l'abnégation, l'absence d'envie, l'horreur du meurtre, la vérité que pratiquent les ascètes, retirés au fond des bois ! Nous avons cédé à l'ambition et à l'éga- rement, à l'esprit d'imposture et de vanité, et, si nous en sommes réduits à cette situation déplorable, c'est l'aveugle désir du pou- voir qui en est cause.

Il est assez facile de reconnaître, dans ces paroles élevées et généreuses, ^'inspiration de ces brahmanes qui régentaient les rois. Aussi, l'on voit bientôt se succéder une foule de dis- cours sur les devoirs de la morale et de la politique ; ils sont adressés à Youdhichthira par son grand-oncle Bhichma, près de mourir des blessures qu'il a reçues en combattant, et en- tremêlés, suivant l'usage indien, de légendes et d'apologues. Cependant, les quatre autres Pàndavas, Krishna et les prêtres, présents â l'assemblée, décident que Youdhichthira aura la royauté sans contestation et sans partage ; on célèbre même le sacrifice du cheval comme marque de sa suprématie. Ce sacrifice, à la fois religieux et militaire, était, ce semble, fort ancien, et les brahmes indiens n'ont cessé de le vanter pom- peusement, parce que, en cette occasion solennelle, les mo- narques avaient l'habitude de les inviter à de splendides fes- tins et de leur donner de riches aumônes en habillements, en argent et surtout en troupeaux de génisses. Voici comment il se pratiquait : on lançait au hasard un cheval libre à travers les régions voisines, et un guerrier le suivait pas à pas, le poussant en avant et provoquant tous les princes qui s'oppo-

�� � 140 ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE SANSCRITE.

seraient à sa course ; quiconque parmi eux laissait passer ce coursier symbolique était censé reconnaître la souveraineté de son maître. L'animal à peine rentré dans le pays, on l'immolait aux dieux, et tous les rois dont il avait traversé le territoire assistaient humblement à cette dernière cérémonie, image naïve d'un vasselage tout féodal. En cette circons- tance, c'est le vaillant Ardjouna qui exécuta la promenade à la suite du cheval: il la prolongea, au sud, jusqu'au royaume de Màghada ; à l'ouest, jusqu'aux frontières des peuples du Sindh. Il eut à soutenir quelques combats contre ces deux nations et en vint aux mains avec un de ses fils naturels, adopté par un souverain étranger, qui le blessa, comme, dans les mythes helléniques, Ulysse luttait avec Télégone et était tué par lui.

Quoi qu'il en soit, Youdhichthira gouverne l'Inde centrale ; appuyé sur le dévoùment de ses quatre frères, le noble Ard- jouna, le farouche Bhîmaséna et les deux jumeaux Nakoula et Sahadêva, il donne l'exemple de toutes les vertus. Son règne est calme, et (grand sujet de louanges !) les ermites peuvent, sans crainte des ogres, se livrer à leurs pratiques austères. Le vieil aveugle, Dhritarâchtra, est traité avec un profond respect par ses neveux, meurtriers de ses fils ; pen- dant quinze ans, ils l'entourent de soins, le consultent et af- fectent de diriger en son nom les affaires de l'État ; il leur a pardonné. Sentant ses forces décliner de plus en plus, il veut aller vivre en anachorète dans une des forêts sacrées, et s'y préparer à monter au ciel ; sa femme Gândhârî, Kountî, veuve de son frère Pàndou, son autre frère le sage Vidoura, et Sandjaya, son écuyer fidèle, partagent sa retraite volon- taire. C'était alors l'usage, pour les rois et les reines de l'Inde , de se retirer ainsi dans des espèces de couvents, où ils s'adonnaient à la contemplation, où ils oubliaient la terre, ses grandeurs et ses amertumes, où ils purifiaient leurs âmes de toutes taches par l'expiation et le repentir. Quelques an- nées plus tard, la forêt est en proie à un de ces incendies si

�� � LK MAHABHARATA. 141

communs, si rapides et si destructeurs sous cet ardent cli- mat, et, au milieu d'un si formidable désastre, le vieillard, son épouse et sa belle-sœur périssent consumés ; Vidoura et Sandjaya s'enfuient vers l'Himalaya et, cachés parmi les ro- chers, ils y attendent pieusement la mort.

Le seizième livre de l'épopée, Mâusala-Parva, qui a été traduit par M. Emile Wattier, est relativement fort court, comme le sont, du reste, les derniers épisodes decepoëme; le merveilleux y abonde, et la bizarrerie n'y manque pas : il est consacré aux malheurs de Krishna et à la destruction de sa famille et de son peuple. Krishna avait puissamment contri- bué aux succès des Pàndavas, en sa triple qualité de parent, d'auxiliaire et de conseiller; il a assisté à leur triomphe. Mais c'est un dieu fait homme, et il doit subir, comme homme, la malédiction dont Gàndhârî, la mère infortunée, l'a accablé récemment. Il sera frappé dans les siens ; mode terrible de châtiment, dont les exemples sont si fréquents dans les tra- ditions religieuses de l'antiquité! Ses sujets, les Vrishnis, les Andakas, les Bhodjas et les Maharathras, quatre branches des Yadâvas ou descendants du roi fabuleux Yadou, seront punis avec lui et à cause de lui. Sa capitale, Dwaraka, était une cité licencieuse et criminelle, telle que la Sodome ou la Gomorrhe de la Bible ; comme les anges dont parlent nos textes sacrés, trois sages brahmanes, inspirés par le ciel, Wiçwamitra, Kanwa et Narada, souvent cités entre les principaux hymno- graphes des Yédas, sont insultés par les habitants, qui ont usé à l'excès des breuvages fermentes. Toutes sortes de fléaux, semblables à ces plaies dont l'Egypte fut désolée du temps de Moïse, viennent les assaillir ; c'est bien autre chose que les prodiges qui, dans les Géorgiques de Virgile, annoncent le meurtre de Jules-César. Des orages s'élèvent ; la nuit, ceux qui dorment ont leurs cheveux et leurs ongles rongés par des souris ; les grues imitent les cris des chats-huants, et les boucs font entendre les hurlements des chacals ; les vaches engendrent des ânes et les mules de petits chameaux. Les

�� � 142 ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE SANSCRITE.

chats naissent des chiennes et les rats des ichneumons. Les aliments sont souillés par des milliers de mouches ; le soleil s'avance au rebours de sa marche ordinaire ; les étoiles s'éclip- sent l'une après l'autre. Tant de présages ne convertissent pas ces mécréants : ils méprisent les gourous, leurs direc- teurs spirituels, les brahmanes, les mânes des ancêtres, les dieux du ciel ; la femme trahit son mari, le mari délaisse sa femme, la corruption est à son comble.

Krishna reconnaît les fruits amers de l'imprécation de Gândhàri ; après avoir défendu aux citoyens, sous peine d'être empalés, de boire des liqueurs fortes, il leur prescrit un pè- lerinage de dévotion sur les bords de la mer. Mais c'est en- core là pour eux une occasion de désordres : ils campent en dehors de la ville avec leurs concubines. Les viandes exquises, les boissons spiritueuses, les parfums enivrants sont prodi- gués, et, au bruit tumultueux de cent trompettes, au milieu d'une troupe de danseurs et de mimes, commence un magni- fique festin, qui rappelle, pour les blasphèmes qu'on y pro- fère, celui de Balthazar, pour les luttes qui s'y produisent celui des Lapithes et des Centaures. Krishna le préside, à côté de ses frères Râma et Gada, de ses femmes Roukmini et Satyabama, de ses fils Pradyoumna et Tcharoudeshna, de son petit-fils Anirouddha; Kritavarman, le hardi défenseur des Couràvas, Youyoudhana, vingt autres chefs sont assis à sa table. On discute, on dispute ; le vin enfante la colère, la colère s'exhale en injures, les Jnjures se paient par des coups. Kritavarman, Youyoudhana, Pradyoumna succombent ; le divin Krishna ne peut lui-même contenir sa fureur. Il ramasse une poignée d'herbes, qui, entre les mains de cet autre Samson, devient miraculeusement une lourde massue, frappe à droite et à gauche, et abat une multitude de victimes. La mêlée est générale; le massacre est horrible. Krishna, quia perdu ses parents les plus proches et ses amis les plus dé- voués, charge, parmi les survivants : les uns, de veiller sur les femmes, afin de les sauver de la convoitise et des outrages

�� � LE MAHABHARATA. 143

des Dasyous, pâtres errants et pillards ; les autres, de faire venir au plus tôt Ardjouna, qui recueillera les débris de cette nation maudite. Quant à lui, il se couche à terre pour mé- diter, retrace en sa mémoire tant d'événements étranges, et sent que son heure est venue; tout dieu qu'il est, il doit mourir. Il se plonge donc au milieu d'une forêt sainte, com- primant ses sens, étouffant sa parole, enchaînant son esprit; il s'anéantit, devant l'Infini. Tandis qu'il était en extase, ac- croupi sur le sol, un chasseur du nom de Djara (la Caducité), fantôme allégorique, le prend de loin pour une antilope et le perce d'une llèche à la plante du pied. Il s'élance, avide de saisir sa proie ; mais quelle est sa surprise, sa confusion, sa douleur, en apercevant un être mystique, vêtu de jaune, qui agite en l'air quatre bras! Cet être, qu'il a tué involon- tairement, n'est autre qu'une des incarnations de Wishnou, qui se transfigure soudain, monte glorieusement vers les sphères célestes et y reprend son rang parmi les dieux.

Pendant ce temps-là, Ardjouna est arrivé à Dwaraka : il trouve la cité et le palais en révolution ; seize mille femmes se croient sauvées en le voyant. Ce sont les compagnes de Krishna, de ses frères, de ses iils, de ses petits-fils, et les amazones, qui, d'après les coutumes de plusieurs peuples orientaux d'alors et d'aujourd'hui, composaient la garde per- sonnelle du roi. Il fait brûler sur un bûcher magnifique le corps du monarque avec ses quatre épouses vivantes; puis il se remet en route, dirigeant le cortège des Yadàvas qui ont survécu. C'est une caravane d'éléphants et de chars, de bœufs et de chevaux, de chameaux et d'ânes ; c'est une longue file de cavaliers et de soldats, de vieillards et d'enfants, de femmes surtout : à peine sont-ils sortis de la ville de Dwaraka que la mer déborde sur elle et l'engloutit à jamais. Sur le chemin, on rencontre les Dasyous: le fils de Pàndou, se con- fiant dans ses forces éprouvées et dans ses armes magiques, tend son arc Gàndiva, lance ses traits, multiplie ses efforts ; mais, hélas ! ses forces sont épuisées, ses armes n'ont plus

�� � 144 ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE SANSCRITE.

d'effet, ses efforts restent impuissants, et ses sauvages adver- saires enlèvent les plus belles femmes du cortège. Désespéré d'un tel échec, le premier qu'il ait subi dans sa vie, s'incli- nant sous la loi irrésistible de la fatalité, il regagne triste- ment son royaume ; il y établit cà et là les Yadàvas qu'il a ramenés à sa suite et, après une visite à l'anachorète Vyàsa, le même qui passait pour avoir composé le Mahàbhârata, il revient à Hastinapoura annoncer à ses frères que la protec- tion des Immortels les abandonne et qu'il est temps de faire le grand voyage.

��X

��Ce grand voyage fournit précisément la matière et le titre du dix-septième livre (Mahâprasthânika-Parva), dont M. Foucaux a traduit une partie, et qui inaugure la mystique conclusion de cette incommensurable épopée. Youdhichthira est consterné; il a découvert que Krishna, son allié fidèle, était, sous une forme humaine, le tout-puissant Wishnou ; il gémit sur le massacre effroyable de ces Yadàvas, qui se sont égorgés pendant un banquet. Sa tâche ici-bas lui semble finie : à son tour, il déclare aux Pàndavas qu'il veut monter au ciel : tous quatre le comprennent, l'approuvent et le suivront. Il règle le partage de ses États; Yajra, l'unique reste de la race de Yadou, se fixera dans la ville de Sakraprastha ; Pâ- rikchita, petit-fils d'Ardjouna, occupera celle d'Ilastinapoura, et il aura Kripa pour conseiller. Après avoir offert de pieux hommages aux mânes de ses aïeux, donné aux brahmanes des trésors, des maisons, des villages, des terres et des fem- mes par centaines de mille et dit adieu à ses sujets que son départ désole, Youdhichthira, suivi de ses quatre frères et de Draupadî, leur commune épouse, endosse le vêtement d'écorces, costume habituel des ascètes, et s'éloigne malgré les larmes de tout un peuple :

�� � LE MAUABAUAT11A.

��i '.:.

��Les magnanimes Pândavas el la vertueuse Draupadî, ayant d'abord jeûné, marchent vers l'Orient, remplis de dévotion et déci- dés à pratiquer la loi du renoncement; ils franchissent bien des pays, des fleuves, des mers. Youdhichthira s'avançait en tête; Bhîmaséna derrière lui, ensuite Ardjouna, puis les deux jumeaux Xakoula et Sahadêva successivement ; puis la meilleure des fem- mes, la bonne Draupadî, à la taille élégante, aux yeux plus beaux que le lotus: enfin un chieiVles suivait à travers les fo.rêts.

Ardjouna tenait son arc Gandîva, ses flèches enchantées, ses deux carquois inépuisables. Agni, le dieu du Feu, lui appa- raît et lui demande le sacrifice de ces précieuses armes; il n'hésite point et les jette à l'eau. Ils marchent longtemps et gravissent ces pentes abruptes de l'Himalaya, qui doivent les conduire au séjour de la béatitude; mais pour y arriver, com- bien il faut de force et de foi ! Les voyageurs chancellent épuisés et succombent, chacun à son tour, et Youdhichthira explique aux autres la cause de leur chute. D'instant en ins- tant, ils tombent et ils meurent : Draupadî, parce qu'elle a aimé Ardjouna plus que ses quatre autres époux ; Sahadêva, parce qu'il s'est enorgueilli de sa sagesse; Nakoula, parce qu'il a été trop fier de sa beauté; Ardjouna, parce que sa vaillance l'a rendu présomptueux; Bhîmaséna, parce qu'il a abusé de la violence. Seul Youdhichthira, le prince honnête et équi- table, continue sa route périlleuse, et le chien le suivait tou- jours! Indra, le dieu du tonnerre, se montre à lui et lui offre de l'emporter sur son char; mais le pèlerin songe tris- tement à ceux des siens dont les cadavres jonchent les sentiers de la montagne, et il engage avec Indra ce dialogue singulier et touchant :

> (Mie mes frères tombés viennent avec moi;ô maître des dieux, sans eux je ne veux pas monter au ciel. destructeur des villes, que cette fille de rois, si tendre et si digne de félicité, nous accom- pagne aussi: daigne y consentir. — Tu verras tes frères dans les cieux ; tous quatre y sont parvenus avant toi, en compagnie de Draupadî; ne t'afflige point, ô le plus éminent des descendants de Bhârata '. Prince, ils suui partis, après avoir renoncé à leur corps

10

�� � 14.6 ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE SANSCRITE.

mortel; toi, sans nul doute, tu conserveras ton corps, étant admis au séjour de la paix. — Maître île tout ce qui fut, est et sera, tu vois ce chien, qui m'est si attaché; permets-lui de venir avec moi: je n'ai pas le caractère assez, dur pour le renvoyer. — roi, aujourd'hui que Lu dois recevoir l'immortalité, une condition pa- reille à la mienne, une félicité parfaite, une grande puissance, toutes les joies célestes, abandonne ton chien : il n'y aura à cela aucune dureté. — Pour un digne guerrier, ô Indra, une indignité est difficile à commettre. Plutôt perdre l'espoir du bonheur que de chasser un serviteur si fidèle. — Dans les régions supérieures, il n'y a pas de place pour ces animaux violents qui ravissent les offrandes; encore une fois, tu ne seras nullement coupable de [ai er derrière toi cette créature. — On a toujours dit que l'aban- don d'un serviteur dévoué était une faute énorme, égaie ici-bas au meurtre d'un brahmane. O grand Dieu, je ne me séparerai donc pas maintenant de celui-ci, même en vue de mon bonheur. Il est doux et obéissant; il s'est affaibli et amaigri, en faisant la garde dans mon intérêt; fût-ce au prix de mon existence, je ne voudrais lias le rebuter : ma résolution est inébranlable. — Les chiens, chacun le sait, sont des êtres cupides, qui saisissent sur l'autel les victimes saintes qu'on y va consumer : écarte le tien, et entre dans le monde des dieux. Quoi! tu as dit adieu à tes frères, à ta Draupadi bien-aimée; tes propres œuvres t'ont mérité le ciel, et. quand tu as accepté un renoncement si complet, tu t'obstinerais à. garder un chien ! C'est de la folie ! — Personne n'ignore qu'il faut s'arracher des bras de ceux qui meurent; ce n'est pas moi qui puis les ressusciter: ce ne sont pas îles vivants que j'ai perdus en eux. Repousser celui qui vient vous demander un asile, tuer une femme, enlever un prêtre endormi, tromper un ami: ces quatre crimes, é Indra (telle est, du moins, mon opinion), ne sont pas dis choses plus graves que l'abandon d'un serviteur. •■

ile charité envers les animaux, qui fait songer à une des pièces les plus connues de la Légende des siècles de Victor Huffo, était familière surtout aux Indiens; ici elle désarme les dieux. Ce chien, si précieux aux yeux d'Youdhichthira, se mé- tamorphose soudain, à l'inverse de ce noir quadrupède dont

éphistophélès de Gœllte a revêtu la forme ; car il n'était autre que Yama, le dieu de la Mort et de la Justice, le père supposé du héros. Le chef de la famille de Pàndoti, par un

�� � privilège que nul avant lui n’avait obtenu, monte sur un char lumineux et s’élance vers la demeure des immortels, où il est impatient de retrouver ses frères et son épouse ; il est de ceux pour lesquels le bonheur ne saurait exister sans l’amour et sans la vertu.

C’est une apothéose, qui naturellement devait compléter cette interminable féerie épique, où les hommes et les dieux sont, à chaque instant, mêlés et confondus ; tel est, en effet, le caractère du dix-huitième et dernier livre, le Swargârô- hana-Purva (ou ascension au ciel), si curieux à comparer aux peintures analogues d’Homère et de Virgile, de Dante et de Milton, de Fénelon et de Chateaubriand. Youdhichthira, arrivé à la demeure de béatitude, n’y trouve ni ses frères chéris ni sa noble femme ; et, en revanche, il y rencontre ses cousins détestés, ceux qu’il a vaincus, Douryôdhana et les autres fils de Dhritarâchtra. Habiter même le ciel en compagnie de ses ennemis et loin de ceux qu’il adore ! ce prince magnanime ne peut s’y résigner ; il demande par grâce à descendre aux enfers si les siens y sont plongés. Les dieux y consentent et, pour l’y conduire, ils lui donnent un messager, semblable à l’Hermès psychopompe des Grecs. Le sixième livre de l'Énéide et la Divine comédie ne nous présentent pas un tableau plus énergique et plus élevé :

Youdhichthira, du fond de l’empirée, suivait à pas rapides le messager céleste ; quelle descente sinistre ! quel effrayant voyage ! C’était la retraite des âmes coupables, enveloppée de sombres ténèbres, couverte d’une végétation impure, exhalant l’odeur pestilentielle du péché, de la chair et du sang. C’étaient des lieux remplis de milliers de cadavres, parsemés d’ossements et de chevelures, infectés de vers et d’insectes, d’où jaillissent des flammes dévorantes, où planent des corbeaux, des vautours et d’autres monstres ailés qui s’abattent sur des montagnes de corps mutilés et privés de pieds et de mains. Au milieu de ces cadavres et de cette odeur fétide, le roi marchait, les cheveux hérissés de frayeur et l’àme désolée. Devant lui, un fleuve infranchissable roulait ses ondes ardentes, et une forêt de glaives agitait ses bran148 ÉTUDES SUR LÀ LITTÉRATURE SANSCRITE.

ches acérées : des roches de fer, des cuves pleines de lait bouil- lant et d'huile brûlante, des buissons meurtriers, offraient plus d'un supplice pour les méchants... Troublé par ces miasmes fu- nestes, Youdhichthira allait reculer en arrière, lorsque ces paroles plaintives s'élevèrent des gouffres de la nuit : « Hélas ! monarque illustre et équitable, arrête-toi un instant pour adoucir nos peines. Autour de toi voltige comme un zéphir délicieux ; c'est le parfum de ton âme pieuse : il nous rend le calme, ce calme longtemps attendu. Reste ici, puissant fils de Bhàrata, reste; car, en ta présence, nous cessons de souffrir. » Vivement ému de ces clameurs lamen- tables, le héros soupire; ces voix chéries et si souvent entendues, il ne parvenait pas à les distinguer dans leur expression doulou- reuse. Enfin il les reconnaît ; et tout à coup, éclairé, consterné, accusant la justice divine, s'agitant au sein de cette atmosphère étouffante, il crie au messager : « Va, remonte vers ceux dont tu remplis les ordres ; quant à moi, je renonce à y retourner; ceux que j'aime sont ici; je demeurerai près d'eux, et, en me voyant, ils souffriront moins. » Le guide, entendant ces paroles, regagne le palais d'Indra et apprend au maître des dieux la volonté du descendant de Bhàrata. Après que Youdhichthira eût été laissé quel- que temps dans la région des châtiments, Indra, Yama et toutes jes autres divinités descendirent dans l'abîme infernal. Aussitôt la lumière, émanée de tant de vertus réunies, dissipe les ténèbres, et les tortures des méchantsdisparaissent. Plus de fleuve enflammé, de forêt épineuse, de lacs de feu, de rochers d'airain; plus de cadavres affreux : un souffle doux et embaumé se répandit sur les traces des dieux ; l'enfer fut illuminé de l'éclat radieux du ciel.

L'épreuve suprême et décisive est accomplie ; Youdhich- thira aurait subi la damnation même avec les élus de son cœur plutôt que de jouir sans eux d'une éternelle félicité. Indra l'absout de ses fautes et couronne ses mérites: les chantres divins aux mélodieux concerts, les nymphes aérien- nes, parées de leurs ornements les plus splendides, lui ser- vent de cortège ; il voit ses ancêtres, ses amis, ses adversaires siégeant sur des trônes d'or et applaudissant à son triomphe. 11 se baigne dans le Gange sacré, ce fleuve terrestre qui a sa source au haut des cieux et qui purifie les âmes, comme

�� � LE MAHABHARATA.

��49

��le Léthé des mythes pythagoriciens et platoniciens; il en ressort immédiatement, délivré de son enveloppe grossière, revêtu d'un corps éthéré, exempt de faiblesses, de vices et de haines. Célébré par les louanges des prophètes et des sages, planant à la suite des dieux, il pénètre dans l'assem- blée sainte, où les guerriers des deux races opposées, les fils de Pândou et les héritiers de Courou, resplendissaient sur leurs chars de lumière, sous la protection surnaturelle de Krishna. Là, par un nouveau miracle, ajouté à tant d'autres merveilles, tous ces héros se transfigurent et apparaissent comme autant de divinités tutélaires, qui s'étaient incarnées sous une forme humaine pour soutenir sur la terre l'éternel combat du bien et du mal.

��XI

��Laissons de côté, en ne le citant que pour mémoire, une sorte d'appendice du Mahâbhârata, qui lui est très-inférieur et probablement aussi très-postérieur : VHdrivansa, dont la longueur est encore considérable, puisqu'il comprend près de trente-trois mille vers, et qui a été publié à Londres en 1834, traduit en français par A. Langlois en 1835. Il contient la généalogie de Hâri ou du divin Wishnou, personnifié dans le type royal de Krishna, ses aventures et ses prouesses, et une foule de légendes, destinées à propager le culte de cet héroïque demi-dieu. La lâche que nous nous étions imposée d'offrir aux lecteurs sérieux une reproduction fidèle, ou tout au moins une esquisse abrégée d'une des compositions les plus vastes et les plus étranges qu'ait jamais produites l'imagination des-hommes, consistait à résumer, avec plus de détails qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, l'œuvre collective de tant de généra- tions, mise sous le nom fabuleux du nshi'Vyâsa; elle se bornait à mesurer de loin ce monument colossal, où sont si

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fortement empreints l'esprit et le caractère de l'ancienne civilisation de l'Inde.

Ce qui nous frappe le plus, ajoutons : ce qui nous choque le plus, dans l'examen du Mahâbhârata, c'est cette étendue sans bornes qui fait songer plutôt ta l'indéfini qu'à l'infini, cette sura- bondance de développements et de digressions, cette absence de proportions et de règles qui déconcertent notre goût raffiné ou, si l'on veut, timoré. Les spectacles de la nature, le vaste ciel, la mer immense, les montagnes dont le sommet se perd «à l'horizon à travers les nuages, nous charment ou nous exal- tent, parce que nous cherchons à y entrevoir quelques reflets lumineux et une image, bien qu'imparfaite, de la grandeur incommensurable du Créateur. Mais les productions de l'art doivent être en rapport avec la condition et les forces de l'humble créature qui les enfante ; en ses meilleurs moments, dans ses élans les plus enthousiastes, elle ne sait que trop qu'elle ne peut atteindre l'idéal et qu'elle est retenue sur le sol par des liens irrésistibles. Lisez, non seulement des poèmes artificiels, comme la Pharsale, la Henriade et la Messiade, mais des chants vraiment inspirés par la Muse, tels que Y Enéide, la Jérusalem délivrée et le Paradis perdu, ou même des épopées libres et parfois naïves, par exemple Ylliade, l' Odyssée, la Divine comédie, vous vous apercevrez aussitôt que ces ouvrages, si inégaux entre eux, ont des traits qui leur sont communs, et qu'ils ne dépassent pas la juste limite de nos, connaissances et le champ ordinaire de notre fan- taisie ; ils restent circonscrits dans la sphère du naturel et du possible. Au contraire, cette composition, réellement anonyme, due à tant de rhapsodes hindous, a été allongée, enrichie, surchargée d'incidents et de détails, sans aucun souci de la perspective et de l'ensemble. C'est que ces rhap- sodes se préoccupaient médiocrement des lois de l'esthétique et n'avaient guère de visées littéraires ; ils poursuivaient exclusivement un but patriotique et religieux. Ils voulaient, dans un cadre commode et élastique qui s'élargissait n

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mesure, renfermer et accumuler tout ce qui leur revenait à l'esprit de mythes, de traditions, de souvenirs, (l'est ainsi qu'ils ont organisé pièce à pièce un véritable musée de leurs antiquités nationales, où abondent les galeries imposantes, les bas-reliefs sévères, les statues curieusement sculptées, les tableaux éclatants de coloris, mais où la clarté manque, où le désordre règne, et où la fatigue souvent vous saisit, à l'aspect de tant d'ornements prodigués et de tant de trésors confondus pêle-mêle.

Le Mahâbnârata pèche pareillement par l'abus du mer- veilleux: sans doute il n'y a pas d'œuvre épique sans cet élément indispensable. Dans toutes, on a essayé d'y recourir plus ou moins heureusement, et si ce noble genre est devenu

'i peu près inabordable, à quoi s'en prendre, si ce n'est sur-

tout à cette tiédeur métaphysique, à ce dédain du surnatu- rel qui caractérisent nos générations modernes? Mais là aussi le goût est nécessaire et on doit observer la mesure. Que dire de ce Vyâsa, qui se persuade faussement nous attendrir, quand il ne nous met sous les yeux que des fils de dieux ou des dieux s'incarnant, mourant, renaissant, luttant ensemble, sans que nous ayons un seul moment à espérer ou h craindre pour ces tout-puissants immortels? Le panthéisme, dont sa poésie porte la marque et que l'on découvre au fond de toutes les inventions de l'esprit indien, nuit encore singulièrement à l'émotion, puisqu'il étend sur toutes les fractions, vivantes ou non, de notre univers un niveau uniforme, en supposant que la pierre, la plante, l'arbre, l'animal, l'homme, le génie, se valent et sont autant de parcelles de la divinité. Lorsque tout est également digne d'intérêt, on ne s'intéresse plus à rien. l T ne autre remarque que les critiques ont faite et que cette lecture suggère infailliblement, c'est que nulle part il n'est question du peuple, parce que le peuple, dans la vieille so- ciété de l'Inde comme dans celles de l'Assyrie ou de l'Egypte, existait, mais ne comptait pas. Où sont ces waiçyas ou mar- chands, dont les caravanes pourtant, de temps immémorial,

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traversaient l'Asie de l'orient à l'occident pour en transporter les produits jusqu'en Perse, en Syrie et en Judée? Où sont ces soutiras ou laboureurs, serfs attachés à la glèbe, vaincus de la veille peut-être, qui nourrissaient leurs vainqueurs à la sueur de leur front? Si l'on décrit les villes, on en passe les habitants sous silence ; elles ne figurent dans le récit que comme la demeure des monarques ou des prêtres; si l'on dé- peint les campagnes, c'est pour les montrer ravagées par la guerre. Mais, du laboureur poussant sa charrue et fertilisant la terre, pas un mot ; pas un mot de l'artisan, travaillant sous un toit rustique : on parlera beaucoup des troupeaux, jamais des bergers, beaucoup des chefs d'armée, jamais des soldats. Homère lui-même, le, chantre des guerriers et des rois, a de ces notes douces et plaintives qui font ressortir d'autant l'harmonie de ses fiers accents; il a de ces allusions simples et intimes qui nous vont au cœur. Dans sa description du bouclier d'Achille, il n'oubliera ni la moisson, ni la vendange, ni les fêtes de Phyménée, ni les danses champêtres, ni les juges de village, ni aucun de ces épisodes usuels de la vie vulgaire ; dansl' Odyssée, il immortalisera la nourrice Euryclée, Eumée le gardien de pourceaux, et jusqu'au chien Argus. Le Mahâbhârata (et c'est une des causes qui le rendent pour nous moins attrayant) est une épopée, avant tout, aristocra- tique et sacerdotale.

Deux dynasties royales y sont aux prises, y soutenant par avance, avec une quantité bien plus grande de types et une série bien autrement nombreuse de complications, la lutte de l'Etéocle et du Polynice grecs ; mais cette lutte est plus qu'un conflit d'ambitions ordinaires : c'est un symbole évi- dent du combat perpétuel entre le vice et la vertu. On n'a pas de peine à reconnaître que l'inspiration du poëme est toute brahmanique : les auteurs de cette narration énorme ont entendu faire un apologue terrible à l'usage de leurs nobles élèves. Si les Couràvas sont exterminés l'un après l'autre, c'est parce qu'ils étaient ambitieux, cupides, violents;

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c'est surtout parce qu'ils n'ont pas suivi assez docilement les conseils et les ordres des brahmes. Si les Pàndavas triomphent, c'est qu'ils furent justes, résignés, sensibles, parce qu'ils ont été étroitement unis entre eux, parce qu'ils ont adoré et res- pecté Kounti, leur mère légitime ou adoptive, et Draupadî, leur commune compagne ; c'est plus encore parce qu'ils ont rendu aux pontifes et aux ermites les hommages qui leur étaient dus. Celui-là seul est béni du ciel et doit régner sur la terre, qui fréquente les temples et charge les autels de présents. Le prince qui, <|ii dénoùment, a tous les honneurs de l'apothéose, c'est Youdhichthira, si vertueux, si ami de la justice, si humblement pieux.

En outre de ce Youdhichthira, de cette Kounti et de cette Draupadî, qui sont les modèles des rois, des mères et des épouses, en outre du généreux Àrdjouna et du divin Krishna, en outre même de Dhritaràchtra, ce souverain si faible, mais si honnête, et de Bhîmaséna, ce lutteur au bras si redou- table, mais au cœur si généreux, quelle affection, vive sans dérèglement, grave sans raideur; quel dévoûment héroïque ; quel aimable mélange de candeur, de grâce et de mélancolie, dans ces rôles épisodiques de Rourou et de Pramadvarà, de Doushmanta et de Sakountalà, de Nala et de Damayanti, de Satyavan et de Savitri : couples charmants et irréprochables, qui méritent de vivre à jamais, comme les créations les plus exquises d'Homère ou de Virgile, du Tasse ou de Racine. H faut redescendre vers notre moyen âge et, bien entendu, vers le moyen âge légendaire plutôt que réel, pour retrouver l'équivalent de ces idées et de ces mœurs: des principes aus- tères; des dogmes inflexibles; la subordination de l'empire au sacerdoce ; la religion, éclairant ou dominant la politique ; les lumières les plus pures de la charité, rayonnant au milieu des plus épaisses ténèbres de la force brutale ; de vrais saints à côté de vrais monstres, et de continuelles appari- tions d'en haut, venant consoler ou avertir les hommes dans leurs périls ou dans leurs erreurs. De là des beautés de

�� � sentiment qui, malgré son infériorité artistique, distinguent nettement la littérature sanscrite des chefs-d’œuvre les plus éminents de la poésie gréco-latine et qui provoquent involontairement la comparaison avec les conceptions où a passé le souffle chrétien. De là un caractère philosophique et moral qui, en dépit des amplifications et des redondances, des excès de pensées ou d’images, constitue la valeur essentielle du Mahâbhârata. Maintenant qu’il est un peu mieux connu, grâce à tant d’interprètes aussi habiles que laborieux, il n’est plus permis d’en faire abstraction dans l’histoire intellectuelle de l’Humanité ; car il fournit un des témoignages, les plus étranges et les plus confus, mais les plus exacts et les plus expressifs, qu’il nous soit donné de consulter sur une race privilégiée dont tous les peuples de l’Occident sont les fils ou les frères, sur une société et une civilisation dont les nôtres, plus que nous ne le croyons, ont conservé des traces ineffaçables.