II

LES VÊDAS



I


Quoi qu’on puisse penser de l’unité ou de la pluralité originaire des races humaines, l’ethnographie et la philologie démontrent avec une égale vraisemblance que la famille des peuples européens se rattache par tous ses rejetons à la souche indo-caucasienne, et que de l’idiome des Aryens procèdent la plupart, des dialectes qui se parlent encore des monts Ourals à l’océan Atlantique, de la mer Baltique à la Méditerranée. On ne saurait donc méconnaître l’importance du plus ancien témoignage de leur civilisation. Je veux parler de la collection des Védas, où se retrouvent les premières traces de certaines fables adoptées depuis par beaucoup de nations européennes, où une philosophie religieuse qui n’était pas sans grandeur était exposée dans une langue admirable qui devait en enfanter tant d’autres. Les livres sacrés, en général, sont dignes de l’examen le plus sérieux et le plus attentif, parce qu’ils portent nécessairement l’empreinte profonde des idées, des sentiments, des croyances du peuple qui les a conservés d’âge en âge en les associant à la pratique de son culte et en leur demandant des leçons ou des oracles. Or, bien plus que la plupart des écrits du même genre, les Védas méritent d’occuper le penseur et l’historien, tant par leur haute antiquité que par leur valeur intrinsèque ; et cependant avec quelle lenteur ces intéressants vestiges de la foi et de l’intelligence orientales n’ont-ils pas été explorés ! Que d’obstacles a rencontrés la transmission de ces débris d’un passé aussi obscur que vénérable !

C’est que l’introduction de la philologie sanscrite dans le monde savant ne saurait être comparée exactement, comme on a voulu le faire, à la réapparition des lettres grecques et latines aux XVe et XVIe siècles. D’abord, les chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome n’avaient pas complètement disparu sous les ruines du monde ancien ; leur souvenir du moins s’était conservé et, dès qu’ils sortirent de l’ombre des monastères ou qu’ils arrivèrent en Occident avec les fugitifs de Constantinople, ils trouvèrent, pour les recueillir et les interpréter, des écrivains, préparés à cette tâche par leurs études antérieures. Boccace, Pétrarque, le Pogge, avaient ouvert la voie aux Reuchlin, aux Érasme, aux Mélanchthon, à tous les grands érudits de la Renaissance. On avait à la fois des modèles et des guides : on n’était pas exposé à s’égarer dès le début et à marcher dans des directions fausses ou incertaines. Il en fut tout autrement, à la fin du siècle dernier, quand la littérature indienne se révéla, pour la première fois, à l’Europe : Halhed, Wilkins, William Jones eurent bien de la peine à rencontrer des brâhmanes qui consentissent à leur enseigner un idiome regardé comme sacré et, lorsqu’ils finirent par trouver des maîtres plus bienveillants, ces leçons parfois étaient plutôt faites pour les égarer que pour les conduire à leur but. Ils durent s’en rapporter au goût de ces maîtres, adopter leurs préjugés, suivre leurs choix et leurs préférences, et ils furent ainsi amenés à s’occuper tout d’abord des ouvrages qui offraient quelques beautés littéraires un peu saillantes ou de ceux qui jouissaient dans l’Inde d’une popularité plus ou moins méritée.

De plus, tout livre sanscrit était gratifié complaisamment d’une ancienneté qu’on ne songeait guère à vérifier : les Lois de Manou ou l’Hitopadésa, le Bhâgavad-Gîtâ ou Sakountâla, c’était tout un et, quant à l’intervalle de cinq ou six siècles qui pouvait les séparer, on n’y regardait point de si près. Certains critiques, tels que Niebuhr, réservaient prudemment leur opinion pour le moment où la lumière se ferait au sein d’un tel chaos ; mais beaucoup d’autres, plus aventureux, de quelques fables du Pantcha-Tantra, de quelques morceaux épiques de Kâlidâsa, de quelques scènes dramatiques de Bhavabhoûti, tiraient des inductions précipitées et des conclusions excessives. Ajoutez à ces causes diverses l’attrait de la nouveauté et le hasard des découvertes. Combien de compositions médiocres furent exhumées, tandis que des œuvres importantes étaient laissées en oubli ! Mais enfin, après beaucoup de temps perdu dans une voie douteuse, les philologues trouvèrent le véritable chemin : ils reconnurent qu’il existait pour les Indiens une autorité primitive à laquelle se rapportaient toutes leurs connaissances saintes ou profanes, une base solide sur laquelle reposait tout ce qu’ils avaient édifié en fait de théologie et de philosophie, d’astronomie et de jurisprudence, de poésie et de grammaire, et que cette autorité, cette base, c’étaient les Védas.

Les Védas forment un ensemble considérable : ils sont loin encore d’être connus dans toutes leurs parties, surtout dans tous leurs appendices. Voilà pourtant près de deux cents ans que la première notion en a circulé en Occident. Sous Louis XIV déjà, en 1668, le voyageur Bernier, cet élève de Gassendi, ce condisciple de Molière, avait trouvé les Védas à Bénarès sans pouvoir les acheter : au siècle suivant, le jésuite Pons, habile missionnaire, les voyageurs Dow et Hohvell les avaient vus également ; mais, bien qu’aidés par plusieurs panditas ou lettrés indigènes, ils n’avaient pas réussi à percer les ténèbres dont ils étaient alors enveloppés. C’est vers ce temps qu’eut lieu la singulière mystification dont Voltaire fut, non pas l’auteur, mais la victime. Le spirituel railleur était en un point facile à duper ; il suffisait, pour lui ôter son sens critique, de caresser ses préjugés contre le Christianisme. En 1770, un officier au service de la France lui rapporta de la côte de Coromandel un manuscrit précieux, datant, disait-on, d’au moins deux mille ans, intitulé : l’Ezour-Veidam, et traduit en français par un brâhmane, correspondant de la Compagnie des Indes ; c’était, à la fois, un commentaire et une réfutation des Védas. On y voyait : la superstition combattue ; la vraie religion, formulée en termes simples et précis ; l’unité et la grandeur de Dieu, l’histoire des origines de l’univers et de l’espèce humaine, retracées avec une netteté à laquelle la Bible ne pouvait rien ajouter.

Quelle lumière inattendue, jetée sur la fondation des religions ! Quelle confusion pour ceux qui plaçaient la vérité religieuse dans la révélation biblique et chrétienne ! Après avoir parlé de cet inappréciable document avec toute l’admiration, tout le respect qu’il méritait à ses yeux, Voltaire le déposa pieusement à la bibliothèque du Roi. L’année même de la mort du philosophe, en 1778, Sainte-Croix publia, à Yverdun, une autre copie de ce traité, faite à Pondichéry et un peu différente de la première ; il lui donna ce titre long et bizarre : l’Ezour-Vêdam, ou ancien Commentaire du Védam, contenant l’exposition des opinions religieuses et philosophiques des Indiens, traduit du sanscrétan. Par malheur, ni Voltaire ni Sainte-Croix n’avaient reconnu que, dans cette œuvre d’apparence si vénérable, tout était moderne : plan, idées et style, et en effet l’on s’aperçut bientôt que ce n’était que le produit d’une fraude pieuse, opérée soit par le père de Nobilibus, neveu du cardinal Bellarmin, soit par le père Beschi, soit par quelque autre de ces missionnaires italiens du XVIIe et du XVIIIe siècle, qui, plus d’une fois, pour capter la confiance des Indiens, avaient emprunté leurs opinions et leur langage. Si l’Ezour-Védam offrait de frappantes analogies avec les enseignements du Christ, c’est qu’il était dû à une plume chrétienne.

Cette découverte fit un peu de tort aux Védas, qu’on avait préconisés par avance comme le résumé de la sagesse primitive. Herder, dans ses Idées pour la philosophie de l’histoire de l’Humanité, en déclara l’étude à peu près impossible. Il écrivait à un ami, à propos de la publication du drame de Sakountâla, ces lignes caractéristiques : « Ne souhaiteriez-vous pas, comme moi, qu’au lieu de ces interminables livres religieux des Védas, des Upavédas et des Upangas, on nous donnât les livres les plus utiles et les plus agréables de l’Inde, et spécialement leurs meilleures poésies en tout genre ? C’est par là que se révèlent le plus clairement l’esprit et le caractère d’un peuple, et je croirais volontiers que j’ai reçu des notions plus vraies et plus réelles sur la manière de penser des anciens Indiens par la lecture unique de cette Sakountâla que par tous leurs Oupnèkhats et leurs Bagavédams. » Le digne pasteur de Weimar ne fut pas prophète et, au moment même où il parlait, l’illustre William Jones, président des tribunaux du Bengale, constituait, nous l’avons dit, la Société asiatique de Calcutta. Dans l’introduction de sa version anglaise du Manâva-Dharma-Sâstra, ou recueil des lois de Manou, et dans plusieurs de ses mémoires, il inséra un certain nombre d’hymnes védiques ; le colonel Polier, sir Robert Chambers, s’en procurèrent des copies et en formèrent des collections. En 1802, notre brave et savant Anquetil-Duperron publia, à Strasbourg et à Paris, l’Oupnékhat, c’est-à-dire, comme l’indiquait ce titre passablement étrange : le Secret mystérieux, tiré du Rak-Beid, du Djedr-Beid, du Sam-Beid et de l’Athrban-Beid. Ce secret mystérieux était la réunion d’une cinquantaine d’Oupanischads, ou suppléments des quatre Védas, qui avaient été traduits de l’indien en persan, dès 1656, par les ordres de Dara Shakoh, frère d’Aureng-Zeb, et qu’Anquetil-Duperron avait, à son tour, traduits du persan en latin. Cette version, fort obscure et presque illisible, laissait entrevoir une bien faible partie des richesses de la théologie védique.

Thomas Colebrooke marcha d’un pas plus ferme dans la même route, lorsqu’en 1805 il fournit au huitième volume des Recherches asiatiques de la Société de Calcutta un travail considérable, où, pour la première fois, la vérité exacte, sinon la vérité complète, était dite sur les Védas. Profitant de sa situation officielle dans l’administration de l’Inde, il se fit initier à la connaissance des livres sacrés par les Brahmes de Bénarès, la ville sainte ; il lut avec eux tous les textes originaux : jamais personne avant lui, jamais après lui personne peut-être n’eut ce loisir et cette patience. L’origine, supposée divine, de ces livres, leur authenticité, leur date approximative, leur division, leurs caractères, leurs beautés et leurs bizarreries ; tels furent les divers points, traités par lui dans ce mémoire qui a fait époque. Mais, par une circonspection excessive et bien rare chez les érudits, Colebrooke le terminait par ces mots décourageants : « La description qui précède peut servir à donner quelque idée des Védas. Ils sont trop étendus pour qu’on puisse les traduire tout entiers, et ce qu’ils renferment ne vaudrait pas la peine que le lecteur aurait à prendre, et encore bien moins celle du traducteur. » Heureusement, on aima mieux suivre l’exemple de Colebrooke que ses conseils et, après un intervalle d’un quart de siècle, on reprit le chemin qu’il avait si habilement frayé, de telle sorte que, depuis ce temps, chacun des quatre Védas a été l’objet de travaux sérieux, dont l’ensemble est déjà digne du plus vif intérêt.

Qu’il nous suffise de rappeler : pour le Rig, les interprétations complètes ou partielles de Rosen en latin, de Wilson en anglais, de Langlois en français, et la belle édition du docteur Max Müller, sans compter deux importantes traductions en allemand, récemment commencées par M. Grassmann à Leipzig, et par M. Ludwig à Prague ; pour l’Yadjour, les publications de MM. L. Poley et Albrecht Weber ; pour le Sâma, celles de MM. J. Stevenson et Th. Benfey ; pour l’Atharvana, celles qu’ont entreprises MM. Aufrecht de Berlin et Bardelli de Pise ; pour la discussion des questions théologiques, philosophiques ou grammaticales, relatives aux Védas en général, les dissertations, plus ou moins étendues, mais toutes curieuses et instructives, de Carey, d’Ellis, du brâhmane Rammohun-Roy, de Creuzer, de Chr. Lassen, du docteur Roër de Calcutta, de MM. Bœtlingek, Haughton, Windischmann, L. Poley, Alb. Weber, Whitney, Rudolph Roth, d’Eckstein, Barthélémy Saint-Hilaire, Ad. Régnier, Pauthier, Th. Pavie, Alf. Maury, F. Nève, F. Baudry, Émile Burnouf. Tous ces travaux ont été surpassés par celui de M. Max Müller ; sa belle Histoire de l’ancienne littérature sanscrite dans ses rapports avec la religion primitive des Brâhmanes, publiée en anglais (1860) à Londres, jette un jour nouveau sur beaucoup de détails, restés jusqu’ici fort obscurs. Dernièrement, dans une revue anglaise (l’Academy), il a encore publié deux articles sur Le Véda et son influence dans l’Inde. Grâce au savant professeur d’Oxford, il est permis d’aborder avec plus de clarté plusieurs problèmes qui touchent aux débuts de la civilisation humaine.


II


Les Aryens, ces antiques représentants de la race blanche, occupaient les hauts plateaux de l’Asie centrale. Poussés par ce souffle mystérieux de l’émigration qui, lors de la décadence de l’empire romain, inonda l’Occident d’un déluge de barbares ; qui, au moyen âge, lança les Normands sur la France, l’Angleterre, l’Italie, la Grèce ; qui, même en notre siècle, emporte vers l’Amérique tant de colons européens, ils quittèrent leur séjour originaire et se partagèrent en deux branches d’une fécondité inégale. La plupart, tournant du nord-ouest, peuplèrent la partie occidentale du continent asiatique et les diverses contrées de l’Europe : peu à peu, ils devaient se fixer, s’accroître, s’éclairer et se nommer un jour les Celtes, les Slaves, les Germains, les Romains ou les Grecs ; d’autres gagnèrent le sud et devinrent les Perses et les Indiens. Alexandre et Porus, les Anglais et les Hindous appartenaient donc à une même famille ; le même sang coulait dans les veines des vainqueurs et dans celles des vaincus. C’est un fait que la linguistique comparée établit d’une manière incontestable : les mots les plus essentiels, ceux qui se rattachent aux relations naturelles, à la nourriture, à la vie domestique et agricole, se retrouvent chez tous ces enfants d’une race unique. Seulement, quelle différence entre leurs destinées ! Les émigrants qui, du Tibet et de la mer d’Aral, se répandirent jusqu’aux bords extrêmes du couchant, ont joué un rôle brillant dans le drame de l’histoire. Développant sous mille formes l’activité dont ils étaient doués, ils ont porté jusqu’à la perfection les sciences, les arts et les lettres ; ils ont épuré leur sens moral et cherché les progrès sociaux ou politiques ; ils se sont montrés conquérants et législateurs. Ceux des Aryens qui prirent la direction opposée paraissent s’être éloignés beaucoup plus tard du foyer commun.

À travers les ombres d’un passé évanoui, on les entrevoit qui franchissent lentement les défilés de l’Himalaya et qui descendent vers le pays des sept rivières (les cinq du Pendjab, l’Indus et la Sarasvatî). Ils écrasèrent ou chassèrent les peuplades aborigènes qu’ils rencontrèrent sur leur passage ; s’avançant le long des fleuves, ils firent la découverte et la conquête des vallées les plus riantes et les plus fertiles : dès lors, l’Inde était à eux. Ils y vécurent, bien longtemps ignorés, plus ou moins tranquilles, protégés contre l’invasion étrangère, dans cette longue période, par les montagnes et par la mer. M. Müller indique chez eux trois phases successives de révolutions, qu’il compare, toutes différences gardées, à trois époques de la société grecque : d’abord, un conflit entre les diverses classes, qui se termina, en Grèce par la chute des tyrannies et l’établissement des républiques, dans l’Inde par l’abaissement des kshattryas ou nobles et la prédominance des Brâhmanes, grâce aux exploits du terrible Paraçou-Râma ; ensuite, une lutte des envahisseurs septentrionaux contre les naturels barbares de la péninsule, lutte qui fait l’objet du Râmâyana et qui rappelle celle des cités helléniques contre les Perses, telle qu’Eschyle et Hérodote l’ont célébrée; enfin, une rivalité des tribus victorieuses entre elles, qui a été chantée dans le Mahâbhârata et qui n’est pas sans analogie avec la guerre du Péloponèse.

Mais, en dépit de ces rapprochements, un abîme sépare l’esprit indien et l’esprit grec. Pour les Grecs, tout était réel, concret, vivant ; ils poursuivaient avec ardeur les jouissances terrestres, ils admiraient l’art, ils souffraient pour la liberté, ils mouraient pour la patrie ; le présent était à leurs yeux un domaine étroit, mais solide, qu’ils s’efforçaient d’agrandir et d’orner. Pour les Indiens, cette vie n’était qu’un rêve, cet univers qu’une illusion : dédaigneux des faits, haïssant la matière, ils s’absorbaient en leur pensée et n’aspiraient qu’à rentrer au plus vite dans ce gouffre de l’éternité dont ils ne se croyaient, échappés que pour un moment. Aussi, parmi eux ni politique, ni éloquence, ni histoire : l’abstrait, l’invisible, l’immuable, voilà leur Muse. Tels ils étaient devenus, à mesure que l’opulence et la sûre possession du sol leur avaient ménagé des loisirs ; tels ils étaient encore, quand l’expédition d’Alexandre les révéla au reste, du monde.

Comment Strabon nous les dépeint-il d’après Mégasthènes ? Comme des hommes qui ne parlent que des secrets de la vie et de la mort, qui ne voient dans cette existence qu’une préparation à l’autre, que l’épanouissement d’une destinée nouvelle et impérissable. Le bien et le mal ne sont rien à leur sens : non pas qu’ils ne les distinguent et ne les subordonnent l’un à l’autre, ainsi que le prouvent leurs codes et leurs poëmes ; mais le plus grand bien et le plus grand mal ne leur semblent que de pures chimères à côté de la vérité éternelle. Ne leur demandez ni ambition, ni désir de s’illustrer, ni patriotisme ; ils ne connaissent que l’abnégation et l’extase. Ce fut une nation de contemplateurs et de philosophes. Dans le passé une seule chose les intéressait, une énigme : la création du monde ; dans l’avenir une seule aussi, un mystère : la destinée de l’âme ; quant au présent, il n’était pas digne de leur causer le moindre souci. Avec un pareil dédain de la réalité, il est évident qu’ils ne pouvaient exercer aucune influence sur la marche des choses et sur les progrès matériels de l’Humanité. Mais qui oserait affirmer qu’ils ont été inutiles à l’éducation des races mortelles, ceux qui, tant de siècles avant le Christianisme, avaient enfanté les austères préceptes des Bouddhistes, les rites grandioses du culte brâhmanique et les hautes et naïves inspirations des Védas ?

Les Védas signifiant les livres, les livres saints par excellence, on avait quelquefois groupé sous ce nom générique des ouvrages qui n’y avaient point droit ; les meilleurs critiques les en ont sagement éliminés. Ainsi, par exemple, il serait exorbitant d’y comprendre les deux grandes épopées, bien plus modernes, du Râmâyana et du Mahâbhârata, quoiqu’elles contiennent plus d’une réminiscence de l’âge védique. Elles en dérivent, mais elles n’en font point partie : elles ont conservé la trace de certains princes héroïques, de certains épisodes légendaires qui appartenaient à la tradition primitive ; mais, rédigées beaucoup plus tard, elles ont modifié les souvenirs de ces princes, la forme et le caractère de ces épisodes, et leur ont imprimé plus ou moins la marque de l’influence sacerdotale qui régnait à l’époque de leur composition. Ce serait de même abuser des termes que de ranger dans la collection des Védas les Pourânas, ces interminables recueils de mythes et de généalogies divines et héroïques. Nous ne contestons pas la valeur de cette immense compilation, qui contient, dit-on, près de huit cent mille vers : nous savons ce qu’en ont tiré les Burnouf et les Wilson ; nous pensons que c’est une mine précieuse qui, fouillée avec soin, fournira de précieux matériaux pour l’histoire de la civilisation indienne. Nous en dirons autant du recueil des lois de Manou. Mais, quel que soit l’intérêt de ces deux monuments, il s’efface devant celui des Védas. C’est là qu’on saisit la filiation d’un certain nombre de fables de la Perse, de la Grèce et de l’Italie, des peuples celtes, teutons et slaves ; c’est là que le Brâhmanisme a pris les éléments de ses systèmes religieux ; c’est de là qu’est dérivé par altération ce Bouddhisme, qui a envahi l’île de Ceylan, la Chine, le Tibet, la Tartarie, plus de la moitié de l’Asie, et dont les sectateurs sont actuellement au nombre de plus de trois cents millions ; c’est de là enfin, on peut le dire, qu’est sortie toute la poésie de l’Inde.

L’authenticité des quatre Védas est incontestable, et Colebrooke, par toute une série d’arguments, aussi solides qu’ingénieux, a réfuté les sophismes de Pinkerton, qui prétendait qu’ils avaient été forgés par les Brahmes dans des temps assez modernes ; mais si leur antiquité est certaine, l’époque précise de leur composition est restée douteuse. Les Indiens n’ont jamais eu de chronologie, et l’érudition moderne est fort en peine pour combler cette lacune. Se fondant sur des Yotischs ou calendriers sacrés, annexés aux Védas, et qui marquaient le moment des différentes cérémonies par l’apparition de certains astres, Colebrooke s’est efforcé de prouver que la position des constellations, indiquée par ces calendriers, devait être reportée jusqu’au XIVe siècle avant J.-C. et que, par conséquent, la rédaction des Védas eux-mêmes était encore plus ancienne. En outre, s’apercevant que l’hymne à Pourousha (à l’Homme), un des plus beaux et des plus curieux du Rig, est écrit dans le style des poëmes épiques, il en conclut que, lors de la compilation des Védas (pour ne pas remonter plus loin), le sanscrit, de rude et d’irrégulier qu’il était d’abord, avait eu déjà le temps de devenir élégant et correct. William Jones, de son côté, arguant de la différence de langage qui existe entre les poésies védiques et les lois de Manou, et ajoutant une foi exagérée aux listes des rishis ou chantres, citées dans quelques Oupanischads, n’a pas craint de placer positivement la rédaction de l’Yadjour 1580 ans avant l’ère chrétienne.

En dépit de l’assentiment de Wilson, d’autres savants, tels que MM. Roth et A. Weber, ont écarté ces inductions, tirées de l’astronomie ou de la philologie, et ils ont préféré s’en rapporter à l’étude intime des Védas, aux indications géographiques qu’ils suggèrent, à la nature du culte qui y est professé, en y joignant des témoignages extérieurs, entre autres celui du chroniqueur grec Mégasthènes. Comme il est établi que, du temps d’Alexandre, toute la presqu’île indienne était convertie au Brahmanisme, comme il est également probable que la race aryenne a envahi cette presqu’île en descendant du nord-ouest vers le sud-est, on est disposé à penser qu’il a fallu une longue suite de siècles pour qu’une si vaste étendue de pays, habitée par des peuplades redoutables et farouches, ait pu être conquise à la foi des Brahmes. M. Barthélémy Saint-Hilaire, abordant à son tour la question de chronologie dans ses remarquables études sur les Védas et sur le Bouddhisme, y apporta plus de précision et de clarté ; mais il était donné à M. Müller de la résoudre, autant du moins qu’elle est susceptible d’une solution. La date des Védas ne peut être fixée qu’approximativement, et par rapport à d’autres faits connus et moins anciens. Or, de tous ces faits le plus important est l’établissement du Bouddhisme. Comme dans les Védas il n’est question nulle part des doctrines bouddhistes, on peut affirmer avec certitude qu’ils sont antérieurs à ces doctrines.

Mais quelle est la date de la religion du Bouddha ? M. Barthélémy, suivant l’exemple de Burnouf, de Lassen, de Wilson, a adopté l’ère de Ceylan, 543 avant J.-C, comme la date de la mort du Bouddha, Çakya-Mouni. Il serait plus rigoureux d’admettre celle de 477 avant J.-C ; car la chronologie des prêtres de Ceylan contient une erreur de soixante-six ans : mais une erreur de quelques années en plus ou en moins est insignifiante dans la question qui nous occupe. Par les annales de Ceylan, d’accord avec les arguments tirés des témoignages grecs, témoignages qui fixent eux-mêmes l’époque de Tchandra-Goupta (le Sandracottus des Grecs), base de toute la chronologie indienne, nous sommes assurés que le Bouddhisme remonte à la fin du VIe siècle ou au commencement du Ve avant J.-C. Voici donc une des limites extrêmes de la littérature védique ; quant à l’autre limite, on l’avait placée jusqu’ici, d’après des conjectures ingénieuses, dix siècles plus tôt environ, c’est-à-dire dans le XVIe siècle avant J.-C. À ces hypothèses trop vagues, M. Müller a substitué des inductions, fondées sur une étude approfondie des diverses parties de la collection des Védas, et il est arrivé ainsi à une détermination bien plus rigoureuse et plus vraisemblable de l’âge du Rig-Véda. Ce respectable monument du génie de la race aryenne reste très-ancien ; mais il perd trois ou quatre siècles et se rapproche ainsi de la date des poëmes homériques.


III


On peut partager la littérature védique en quatre périodes successives : celles des tchandas ou hymnes, des mantras ou vers, des brâhmanas ou sentences, et des soûtras ou traités. La période des tchandas est celle où la religion n’avait encore rien d’artificiel, où les prêtres étaient les chefs des familles, où les sacrifices étaient offerts au nom de toute la tribu ; période qui d’ailleurs n’était nullement barbare, comme le prouve le style des morceaux qui en restent, et où la langue et la grammaire attestent une société déjà constituée et en voie de progrès. Mais pas de formes compliquées, pas de culte emblématique, peu de légendes ; des prières courtes et claires, telles qu’elles pouvaient s’échapper instantanément de l’âme du pontife improvisé, telles que devaient les répéter en chœur les pieux assistants. Il n’y a alors aucune tentative de hiérarchie religieuse : chaque dieu tour à tour est appelé le plus grand et le plus puissant des dieux ; chacun d’eux est créateur, directeur et sauveur des mondes. La foi qu’ils inspirent est douce et sincère : on témoigne une docilité d’enfant à ces frères divins de la race humaine ; on leur demande humblement pardon des péchés commis. Cette dévotion ingénue est bien plus près des conceptions simples et pures du Christianisme primitif qu’elles ne le sont des fictions brillantes, mais subtiles, de la théogonie grecque.

On n’y trouve rien qui sente les formules de la liturgie, l’aridité du dogme ou les aberrations des systèmes mythologiques : ce sont de libres effusions du cœur, de sereines contemplations de la nature, des élans instinctifs vers l’idéal. La pensée du néant et de la création, de la puissance suprême, de l’unité de la substance universelle s’y dégage parfois avec une netteté que les philosophes les plus érudits et les plus habiles de la Grèce ou de l’Allemagne n’ont pas toujours dépassée. Il semble, au premier abord, que la philosophie ne doive être qu’un de ces fruits d’arrière-saison qui croissent au déclin des sociétés et qui, pour mûrir, supposent une longue culture. Mais l’imagination orientale s’est tracé des voies qui lui sont propres : n’ayant pas de grands besoins, désintéressés des faits, peu sensibles à la vie pratique, les Indiens, dès le début, étaient portés instinctivement à poursuivre les abstractions les plus hautes, à se poser les questions les plus profondes. En voyant les saisons se succéder, les astres étinceler, le ciel briller sur leurs têtes, ces simples laboureurs, ces pâtres nomades se demandaient, aussi sérieusement qu’un Anaxagore ou un Leibnitz, ce qu’ils étaient, d’où ils étaient venus, quelle destinée les attendait. Il y a, n’en doutons point, une sagesse native, dont le germe a été déposé par Dieu au fond de toutes les âmes humaines, et qu’il n’est pas surprenant de retrouver dans tous les siècles et sous tous les climats.

En s’arrêtant aux calculs les plus modérés, la période dite des tchandas peut être placée de 1200 à 1000 ans avant l’ère chrétienne ; celle des mantras comprend également 200 ans, de 1000 à 800 : de là datent peut-être les sanhitâs ou collections poétiques, sinon celles du Yadjour et du Sâma, du moins celle du Rig-Véda. On y remarque le caractère d’une littérature qui cesse d’être naturelle, libre et originale, et qui imite, classe, groupe avec soin des monuments antérieurs. On y reconnaît un dessein spécial : c’est de mettre d’accord les prières et les chants avec les rites et les solennités. N’est-il pas singulier de voir les auteurs de ces dix mandalas ou livres du Rig observer, en général, un certain ordre, invoquer Agni, puis Indra, puis les Wiçvadévas, et ainsi de suite, comme si les diverses tribus, qui passent pour avoir composé ces différentes livres, avaient subi une influence commune, obéi au même code religieux ? Dans chacun de ces mandalas on trouve des hymnes, surnommés Aprîs, c’est-à-dire hymnes de paix, rédigés à peu près en un nombre égal de vers et exprimant une intention semblable : soit l’espoir de fléchir le courroux des dieux irrités, soit le désir de rétablir la concorde parmi des dynasties ou des familles rivales. Tout cela démontre une unité incontestable de direction, une autorité supérieure, ou celle des Brahmes dont la caste commençait à sortir de l’ombre, ou celle d’un corps quelconque qui régularisait déjà le culte public.

Au reste, on n’ignore pas qu’il existait, vers cette époque, dans l’Inde ancienne, quatre catégories de prêtres : les Adhvaryous, les Oudgâtris, les Hotris et les Brâhmanes, sans compter douze ou treize espèces d’auxiliaires subalternes, employés ou non, selon que la cérémonie était plus ou moins importante. Les Adhvaryous s’occupaient du matériel des sacrifices : ils mesuraient le terrain, construisaient l’autel, préparaient les vases, l’eau et le bois, allumaient le feu, amenaient les victimes et les immolaient ; ils apprenaient par cœur quelques prières, qu’on a recueillies sous le nom d’Yadjour-Véda. Les Oudgâtris faisaient office de choristes ; ils devaient connaître la musique, et une musique même assez développée : on a réuni les canevas de leurs cantiques, et c’est ce qu’on appelle le Sâma-Véda. Les Hotris, durant le sacrifice, débitaient des hymnes en l’honneur de la divinité ta laquelle on l’offrait ; ces hymnes étaient empruntés au Rig-Véda, qu’ils étaient, par conséquent, forcés de posséder tout entier dans leur mémoire. Quant aux Brâhmanes, ils avaient la surintendance générale des choses saintes, et ils étaient chargés de surveiller, censurer et réprimer tous les abus ou toutes les erreurs en matière de religion. Si nous négligeons l’Atharvana-Véda, c’est qu’il est plus récent et qu’il ne semble pas avoir jamais fait partie de la liturgie officielle.

Le Rig était donc le plus antique et le plus vénéré des Védas, le régulateur des trois autres, la source pure où l’on pouvait puiser, sans péril pour l’orthodoxie ; ce qui n’empêche pas les morceaux qui le composent d’avoir un degré inégal d’antiquité. Quelques-uns ont pu être corrigés, arrangés ou même inventés à l’imitation des premiers ; mais on a de fortes raisons de croire que les plus modernes précédèrent encore l’an 800 avant J.-C, époque où la prose fait son apparition dans la collection védique. Les auteurs de ces morceaux y citent à chaque instant leurs pères, leurs grands-pères, leurs aïeux, qui, comme eux, étaient poètes lyriques, poètes sacrés, et ils en constatent ainsi la rédaction graduelle. Il est bien clair que les plus anciens sont ceux où la religion apparaît toute nue, sans symboles mystérieux, sans complications liturgiques. Vinrent ensuite ceux où il est question de formes réglementaires, de prescriptions minutieuses, de certaines offrandes ou de certaines cérémonies qui avaient été instituées par des générations plus enchaînées à la lettre des textes, moins sincèrement imbues de l’esprit primitif.

C’est alors spécialement que grandit le rôle des pourohitas : d’abord humbles desservants dans le palais des princes, puis leurs conseillers, leurs ministres, leurs ambassadeurs et quelquefois leurs maîtres ; hommes vertueux et instruits, qui finirent par abuser de leur autorité religieuse au profit de leur ambition. C’est alors qu’on voit les prêtres remercier hautement les monarques de leurs présents pour les encourager à la libéralité ; c’est alors que toutes les fonctions du sacerdoce sont indiquées avec leurs noms précis et leurs nuances exactes. Enfin, de rares pièces, plus nouvelles que les autres, sont celles où se trahit une sorte de réaction satirique contre les progrès croissants de l’influence brâhmanique : une, par exemple, attribuée au célèbre Vasishtha, chapelain du roi Soudas, et très-visiblement ironique, puisque les Brahmes y sont comparés à des grenouilles de couleurs variées, s’agitant au fond de leurs marécages, coassant en chœur et demandant au ciel une pluie bienfaisante. L’âge de la prose et de la critique approchait.

Un problème qu’on ne peut s’empêcher de se poser à ce sujet, c’est de savoir si les hymnes de cette période, et surtout ceux du Rig, furent écrits ou seulement consacrés par la tradition seule. Ainsi, l’écriture était connue des anciens Hébreux, puisque l’Exode, les Psaumes, le Livre de Job y font de fréquentes allusions : elle était, au contraire, ignorée aux temps d’Homère ; car l’Iliade et l’Odyssée n’en parlent nullement, et il est certain que ces poëmes ne furent transcrits que plusieurs siècles après leur composition. La découverte de l’écriture, bien autrement indispensable que celle de l’imprimerie, son application à des œuvres littéraires, attestent une transformation essentielle dans l’état social d’un peuple et, dès qu’elle existe, les témoignages de son existence abondent. Or, le Rig ne présente aucune trace d’écriture, ni sur peaux d’animaux, ni sur écorce, ni sur papier, aucune mention de plumes ou de livres, rien qui se rapporte à un art si précieux. Même à l’époque des brâhmanas, peut-être à l’époque des soûtras, il paraît avoir été inconnu, et c’est de bouche en bouche que l’on se transmettait cette quantité considérable de documents religieux en vers et en prose.

N’est-ce pas ainsi que se propagèrent longtemps les chants homériques ? n’est-ce pas ainsi que les Druides, au rapport de Jules-César, se léguaient de génération en génération le trésor de leurs poésies religieuses et de leurs légendes nationales ? Maintenant que l’écriture a reçu en dépôt tous les produits de l’intelligence et que nos sciences sont consignées dans les bibliothèques sous la forme commode de dictionnaires, nous avons peine à comprendre de quelles merveilleuses ressources était originairement douée la mémoire de l’homme. Mais les missionnaires nous certifient que les Guaranis, une des peuplades pourtant les plus grossières de l’Amérique, sont capables de reproduire mot à mot le sermon qu’ils viennent d’entendre. Ce que nous savons de l’éducation des brâhmanes et de leur noviciat rend d’ailleurs beaucoup plus compréhensible pour nous ce tour de force mnémonique.

Ceux qui projetaient de se marier et de rentrer jusqu’à un certain point dans la vie séculière devaient étudier douze ans de suite ; ceux qui comptaient rester célibataires et isolés passaient leur vie dans l’étude. Chaque jour, le gourou ou précepteur lisait à haute voix quelques articles des Védas et indiquait le débit, l’accentuation, le sens, les difficultés grammaticales ou théologiques ; il les faisait répéter littéralement à tous ses élèves, avec les diverses explications qu’il en avait données. Un pareil enseignement, si lent et si ponctuel, équivalait presque à la transcription et la rendait inutile. Même au temps de l’invasion macédonienne, d’après Néarque et Mégasthènes, les lois des Indiens n’étaient pas gardées par écrit, mais seulement retenues de mémoire. L’écriture est indiquée dans le texte actuel, certainement retouché, des Codes de Manou et d’Yâdjnyavalkya, à plus forte raison dans les apologues de l’Hitopadésa ou les drames de Kâlidâsa ; elle ne l’est pas encore chez le grammairien Pânini. La première notion que nous en ayons se trouve dans le Lalita-Vistara, biographie sanscrite du Bouddha Çakya-Mouni, de même que les plus vieilles inscriptions que l’on connaisse aux bords du Gange sont celles que grava sur le roc le roi bouddhiste Asoka. Les mantras donc, et peut-être aussi les brâhmanas ont été composés sans le secours de l’écriture.

Les brâhmanas se placent entre l’an 800 et l’an 600 avant l’ère chrétienne ; ils comprennent deux éléments : le dogme et l’exégèse. Ils ont été rédigés successivement, et toutefois ils présentent souvent l’aspect d’une œuvre collective. Ils différaient, selon les sâkâs ou éditions des différentes écoles, selon les charanas ou confréries qui les étudiaient, selon les gotras ou familles qui se les étaient transmis. Effectivement, la science généalogique était un des principaux objets de l’éducation sacerdotale ; toutes les familles de brahmes passaient pour descendre des sept rishis ou patriarches : Bhrigou, Angiras, Wiçwamitra, Vasishtha, Kâsyapa, Atri et Agasti. Elles se subdivisaient en quarante-neuf branches, et ainsi de suite pour chacune de celles-ci. Le mariage était formellement interdit entre ceux qui appartenaient à la même race, qui conservaient le même feu sacré et qui faisaient les mêmes invocations. Toute infraction à cette loi eût semblé un véritable inceste, une abominable profanation.

Les brâhmanas sont importants à examiner pour l’histoire de l’esprit humain ; mais leur valeur littéraire est des plus médiocres : à côté de passages nobles ou judicieux, on y rencontre force bizarreries et force puérilités. Ainsi, prenez le début de l’Aitaréya-Brâhmana, où il est question de l’oblation d’un sacrifice : jamais le mépris de l’idéal et le culte de la formule n’ont été poussés plus loin. Tel geste suffit pour conférer la sainteté ; un certain nombre de vers débités vous procure la santé, la richesse, le bonheur ; quelques syllabes de plus ou de moins (car on les compte) vous ouvrent ou vous ferment le ciel. Il est vrai que l’Ailaréya contient des morceaux plus curieux : par exemple, la légende de Sunahsépha, que nous allons résumer.

Un roi de la race d’Ikshwâkou, Hari-Tchandra, avait cent femmes et pas un fils ; s’adressant à Nârada, sage fameux qui demeurait dans son palais, il lui demanda pourquoi tous les hommes, sensés ou insensés, désiraient tant un fils. À cette question, Nârada répondit par les vers suivants :

Lorsqu’un père voit le visage d’un fils né et vivant, grâce à lui il paie sa dette ; grâce à lui, il devient immortel. Le plaisir qu’un fils cause à son père est plus grand que tous les plaisirs que peuvent donner la terre, le feu ou l’eau… Brâhmanes, essayez d’avoir un fils, et pour vous, sans nul doute, il représentera le monde entier. La nourriture nous soutient, le vêtement nous couvre, l’or nous pare, le bétail nous sert, notre femme est une amie, notre fille est un objet de soucis ; mais notre fils est la plus éclatante des lumières… L’existence n’est rien pour quiconque est sans fils… Qu’il est glorieux, qu’il est heureux, le sentier suivi par ceux qui ont des fils et pas d’inquiétudes ! Les animaux, les oiseaux le savent bien ; car tous ont des petits.

D’après les avis de Nârada, le roi demande un fils au dieu Varouna, en s’engageant à le lui sacrifier. Le dieu l’exauce et Hari-Tchandra voit naître de lui Rohita ; mais il lui en coûte de tenir sa parole, et le voilà qui discute avec Yarouna, en promettant successivement de lui immoler l’enfant quand il aura dix jours, quand ses dents lui viendront, quand elles tomberont, enfin quand il sera en âge de revêtir une armure. Cet âge arrivé, il faut obéir ; mais dès que le père parle de sacrifice à son fils, celui-ci, peu docile, saisit son arc et s’enfuit dans les bois, tandis que Varouna irrité punit le roi en le rendant hydropique. Sur le conseil d’Indra, Rohita erre six ans à travers les forêts ; il y rencontre un rishi, Ajîgarta, qui avait trois fils et que la faim tourmentait. En échange de cent vaches, il lui achète l’un d’eux, Sunahsépha, et l’amène à son père pour racheter sa propre vie ; Hari-Tchandra, charmé, s’apprête à sacrifier le jeune brahmane. Il avait près de lui ses quatre prêtres, entre autres Wiçwamitra ; mais on ne trouvait personne pour attacher la victime au poteau du sacrifice, personne pour la frapper : Ajîgarta, toujours affamé, consentit, moyennant le don de deux cents autres vaches, à se charger de cette mission. Alors Sunahsépha en appela aux dieux, et il récita plusieurs hymnes en leur honneur ; à mesure qu’il priait, ses chaînes tombaient, et l’hydropisie du roi diminuait de gravité. Sunahsépha, délivré par un miracle, devient le fils adoptif de Wiçwamitra. Cette histoire merveilleuse est intéressante en ce qu’elle représente la société indienne à une époque de transition. Les kshattryas dominent encore ; cependant beaucoup d’indices annoncent l’avènement prochain des brâhmanes : ceux-ci sont encore exposés à mourir de faim au milieu des forêts ; mais il est dit formellement dans le récit qu’un brâhmane vaut mieux qu’un kshattrya.

Un autre épisode des brâhmanas, le Gopatha, probablement assez moderne, offre un intérêt d’un autre genre ; on y trouve une singulière théorie de l’origine du monde. Celui qui existe par lui-même, Brâhma, brûla un jour du désir de créer ; grâce à la chaleur dont il était doué, il fit ruisseler de la sueur le long de son front et par tous les pores de sa peau ; ces ruisseaux de sueur se convertirent en eau. Alors, dans cette eau, il aperçut sa propre image et en devint épris : de là l’enfantement de deux êtres surnaturels, Bhrigou et Atharvan ; de ce dernier sortirent vingt classes de poètes, dont les œuvres réunies constituèrent l’Atharvana-Véda. Cependant, continuant le cours de ses créations progressives, Brâhma produisit la terre avec ses pieds, l’air avec son ventre, le ciel avec son cerveau ; puis il créa trois dieux : Agni (ou le feu) sur la terre, Vâyou (ou le vent) dans l’air et Aditya (ou le soleil) au ciel. Trois Védas furent consacrés à leur culte : le Rig pour Agni, l’Yadjour pour Vâyou, et le Sâma pour Aditya. Ces froides et extravagantes fictions montrent combien le génie indien avait dégénéré de l’inspiration large et simple des tchandas et des mantras ; il devait décliner encore jusqu’à ce qu’il se perdît dans les artifices d’un langage inintelligible.

Postérieurement encore aux brâhmanas, à peu près de 600 à 200 ans avant l’ère chrétienne, il faut placer les soûtras ou chaînes qui étaient réellement un enchaînement de maximes, formulées de la façon la plus succincte et trop souvent la plus sèche et la plus énigmatique. Il n’y a là ni couleur, ni style ; il semble que les auteurs aient voulu y justifier ce bizarre aphorisme des Pandits hindous : « qu’un auteur doit se réjouir d’économiser même la moitié d’une voyelle brève autant que de se voir naître un fils. » Jamais Aristote, dans ses formules les plus concises, n’a atteint un pareil idéal de laconisme ; l’algèbre seule saurait aller au-delà. La poésie, la théologie, la science, la jurisprudence dispersées dans les trois sections précédentes des Védas, se condensèrent sous cette forme abrégée et obscure qui était à la fois pour les écoliers indiens un aide-mémoire et un exercice intellectuel. Nous n’entrerons pas dans les détails de ces subtilités, qui se raffinent et s’obscurcissent de plus en plus, de Saunaka à Asvalayana, de Panini à Katyayana, et qui atteignent enfin avec Pingala le plus haut degré possible d’absurdité. Nous sommes là dans l’âge des commentateurs et des grammairiens. L’inspiration a déserté ces derniers représentants de la sagesse primitive pour passer aux sectateurs des doctrines de Çakya-Mouni. Le Védisme, par son extrême décadence, touche au plein épanouissement du Bouddhisme sous le roi Asoka, petit-fils de Tchandra-Goupta.


IV


La littérature védique, dont nous venons de suivre rapidement les destinées, a sa plus riche et sa plus pure expression dans le Rig-Véda. Un rig est une prière à la louange d’un dieu. Les prières, réunies dans le Rig-Véda, sont au nombre de 1, 017 ; on les a classées, soit par lectures accommodées à l’enseignement scolaire, soit par groupes d’écrivains, soit par ordre de sujets : les mètres employés sont fort variés ; il en existe au-delà de trente. Les poètes sont encore bien plus nombreux : on trouve parmi eux des femmes et des prêtres, des rois et des fils de rois, des enfants de dieux et même des dieux ; la plupart, nommés rishis, étaient des espèces de prophètes, chargés de recueillir des paroles descendues du ciel. Une multitude de types surnaturels y figurent, bien que des commentateurs indiens (assez modernes, il est vrai) aient prétendu les ramener à trois : le feu, l’air et le soleil ; triade très-peu analogue à celle de la foi brâhmanique, qui se composait de Brâhma, de Wishnou et de Siva. Les mille et quelques morceaux qui y sont rassemblés portent presque tous l’empreinte du caractère le plus religieux : la moitié à peu près en est consacrée à Indra, le maître du Swarga ou Olympe indien, et à Agni, le dieu du feu. L’autre moitié s’applique à des divinités diverses : Aditi (la nature), Soûrya (le soleil), les Maroutas (les nuages), Vayou (le vent), Roudra (l’orage), Yama (le dieu des morts), les Açwins (dieux jumeaux, semblables au Castor et au Pollux des Grecs), les Adityas ou Souras et les Dêtyas ou Asouras (bons et mauvais génies), Prithivi (espèce de Cybèle), Twachtri (autre Yulcain), Wiçwakarman, second Dédale, etc.

Souvent les phénomènes naturels y sont déifiés : au milieu de cette mythologie toute naturaliste, on rencontre quelques passages métaphysiques. L’açwamédha ou sacrifice du cheval y est célébré avec une pompe extrême ; les apothéoses humaines y sont rares. On cite celle des trois Ribhavas : Ribhou, Vibhwan et Vâdja, fils de Soudhanwan et descendants du sage Angiras ; poètes et artisans merveilleux, analogues aux Cyclopes, aux Telchines, aux Curètes et aux Dactyles de la théogonie héroïque de la Grèce. Les incarnations divines, sur lesquelles reposent les dogmes des Brahmes, n’y sont pas plus ordinaires ; mais les allégories y sont continuelles. C’est ainsi qu’à la manière des Prières dans l’Iliade, la Libéralité, la Voix sainte, l’Arbre de la science, l’Offrande, les Mortiers sacrés, les Saisons ou Ritous (au nombre de trois, puis de six), la Déclamation, l’Éloquence, l’Hymne, l’Invocation, le Vers lyrique, y sont honorés comme autant de dieux et de déesses. Le Soma surtout, cette liqueur qu’on extrayait d’une plante bénite, en la broyant dans des vases de pierre, et dont il est si fréquemment question dans les livres sanscrits, y reçoit de pieux hommages. Enfin, certains hymnes du Rig, rejetés à la fin et peut-être plus récents que les autres, ont une destination plus humaine, puisqu’il s’y agit d’épithalames ou de chants du sacre en l’honneur des princes, de prières pour obtenir la victoire, pour recouvrer la santé, pour ressusciter un mort, ou de formules d’imprécations contre des rivaux et des ennemis.

Plus de cent cinquante hymnes sont adressés à Agni, le dieu qui, pour le salut de l’humanité, s’est incarné dans la personne d’Angiras, ce sage de race royale. Agni n’est pas le feu qui consume et ravage, mais le feu qui échauffe et éclaire : il brûle sur les autels, il sert à façonner les métaux et à transformer les aliments ; il faut le bénir et le remercier. Le poète Vâmadéva lui rend un solennel hommage :

Le juste Agni, prêtre et pontife, nous apparaît mortel au milieu des mortels, dieu entre tous les dieux ; il vient animer le sacrifice, il vient briller devant nous, il vient recevoir les holocaustes de la race de Manou… Ô toi qui donnes la vie, que ce sacrifice nous procure des génisses, des agneaux, des coursiers, de solides amis, des appuis inébranlables ! que notre famille soit nombreuse, notre opulence splendide ! Protège énergiquement l’homme qui, pour soutenir l’éclat de tes feux, couvre de sueur son corps et son front ; arrache-le aux étreintes du méchant. Qu’il devienne riche, qu’il ait une félicité durable, ce fidèle et dévoué serviteur qui satisfait tes désirs et te présente des offrandes, qui verse pour toi des libations fécondes et qui t’accueille à son foyer comme un hôte béni !… Dieu sage, distingue entre les mortels les mauvais et les bons, ainsi que le cheval sait distinguer sur son dos les fardeaux lourds ou légers ! Agni, tandis que, dans le but de te posséder, nous travaillons des pieds, des mains, de tout notre corps, les prêtres accomplissent également leur tâche… Sage et prudent Agni, nous devions célébrer tes louanges ; écoute notre prière ! Lève-toi dans ta splendeur ; ajoute à notre richesse : divinité généreuse, accorde-nous de grands biens !

Jamais culte ne fut plus conforme aux habitudes, aux idées, à la vie d’un peuple. Les pâtres de la Bactriane et du Pendjâb, en voyant briller dans les cieux les étoiles et le soleil, comparèrent ces feux aériens à celui qui brûlait dans leur foyer : celui-ci leur sembla une émanation de la flamme céleste, une étincelle des splendeurs d’en haut tombée sur la terre. Aussi mirent-ils le plus grand soin à entretenir ce feu domestique qui, en s’élevant au firmament, paraissait regagner les lieux d’où il était descendu. Agni devint le médiateur entre les deux mondes, l’ami, le guide, le protecteur de l’humanité : on le nourrit, on l’apaisa par de continuelles offrandes ; sa couleur, sa chaleur, ses langues ardentes dressées vers les nues, tout était personnifié, divinisé par les croyants. On faisait remonter jusqu’au premier homme, Manou, l’institution des sacrifices, parce qu’on lui attribuait la découverte du feu, produit en entre-choquant deux morceaux de sami (acacia suma) et d’aswattha (ficus religiosa). Agni symbolisait ce feu intérieur, que la physique ancienne supposait répandu au sein de tous les éléments et dans toutes les substances, et auquel la science moderne est revenue, avec ses différentes théories du calorique latent, du feu central et de l’électricité. Ces traditions primitives pénétrèrent partout où le courant de l’émigration porta les Aryens. Les Persans, qui, avec Zoroastre, firent tant d’emprunts aux doctrines védiques, adorèrent la Divinité sous les apparences de la flamme et, au lieu d’autels, construisirent en plein air des bûchers perpétuels. Les peuples pélasgiques adorèrent sous le nom d’Hestia ou de Vesta le feu sacré du foyer, la flamme perpétuelle de l’autel.

Indra, le Jupiter hindou, est quelquefois clément, et le Rig le compare à un pasteur qui retrouve avec amour sa brebis perdue ; mais il est le plus souvent redoutable. Surnommé sakra ou le puissant, il règne au haut du firmament ; il porte le tonnerre, il soulève les tempêtes, il bouleverse l’étendue des airs : il a déclaré la guerre aux génies funestes qui, en retenant les eaux captives au fond des cavernes, enlevaient à la terre sa fertilité. Tantôt il est la personnification de la voûte céleste ; tantôt il est l’être inaccessible et merveilleux qui habite le ciel : éternel, irrésistible, incomparable, plein de force et d’équité, roi du monde, il a droit à l’adoration universelle. Le Zeus homérique lui ressemble, mais en petit ; il est bien plus humain. Indra fait songer beaucoup plutôt au Jéhovah biblique, et d’autant plus qu’il est le seul grand dieu ou du moins le principal dieu de l’Inde antique ; les autres Dévas ne sont guère auprès de lui que des génies subalternes, des divinités secondaires. Relisez, d’une part, le cantique de Moïse, celui d’Anne, mère de Samuel, les Psaumes, le Livre de Job, les Prophètes ; de l’autre, lisez ces hymnes, signés des noms semi-fabuleux de Renou, Pragâtha, Viçwâmitra, Vâmadéva, Gotama, Pâroutchhépa, Garga, Hiranyastoûpa, Bharadwadja, Nodhas, etc. : vous serez frappés de la ressemblance qui existe entre ces inspirations de deux peuples, si différents d’ailleurs. Depuis les temps les plus reculés, les pasteurs aryens reconnaissaient Indra comme le Dieu suprême : chaque père de famille, prêtre dans sa maison, transmettait à ses enfants, comme un pieux héritage, le culte d’Indra, les chants destinés à célébrer sa gloire. Le Rig-Véda est plein de ces chants, dont plusieurs sont terminés par des refrains et offrent la diction la plus noble et la plus élevée. Celui qui suit passe pour être du rishi Gritsamada :

Le dieu qui naquit le premier, celui qui, justement honoré, a embelli les autres dieux par ses œuvres, celui dont la force et la grandeur infinies font trembler le ciel et la terre, ce dieu-là, peuples, c’est Indra ! Le dieu qui a consolidé la terre ébranlée, qui a déchiré les nuages orageux, qui a agrandi la plaine des airs, qui a raffermi les cieux, ce dieu-là, peuples, c’est Indra ! Le dieu par qui vivent tous les êtres, qui a refoulé ses lâches adversaires dans des grottes ténébreuses, qui s’empare de leurs dépouilles comme un chasseur de sa proie, ce dieu-là, peuples, c’est Indra ! Le dieu que sollicite la prière du riche ou du pauvre, à qui s’adressent le prêtre dans ses invocations et le poète dans ses chants, ce dieu à la face sublime qui accepte nos dons, ce dieu-là, peuples, c’est Indra ! Le dieu à qui appartiennent les coursiers, les campagnes fertiles, les génisses, les villes, les chars remplis de richesses, celui qui a produit le soleil et l’aurore, celui qui dirige les eaux, ce dieu-là, peuples, c’est Indra ! Le dieu par qui les peuples obtiennent la victoire, que les guerriers, eu combattant, appellent à leur secours, qui a été le modèle de l’univers, qui anime les êtres inanimés, ce dieu-là, peuples, c’est Indra ! Le dieu qui n’emploie sa puissance qu’à frapper sans cesse le méchant et l’impie, qui ne pardonne jamais à l’insolence dédaigneuse, qui immole les monstres, ce dieu-là, peuples, c’est Indra ! Le dieu devant qui s’inclinent avec vénération le ciel et la terre, devant qui frémissent les montagnes, qui arme de la foudre sa main terrible, ce dieu-là, peuples, c’est Indra ! Le dieu qui accueille les libations, les offrandes, les hymnes, les prières, celui qui protège les mortels pieux, celui que réjouissent nos sacrifices et nos présents, ce dieu-là, peuples, c’est Indra !

C’est là un véritable cantique, qui ne serait pas déplacé, on le voit, parmi les Psaumes hébreux, et que les hymnes de Cléanthe, de Proclus, de Synésius, de Grégoire de Nazianze n’ont pas surpassé. Pas de métaphores confuses, d’hyperboles ambitieuses, d’allusions obscures : le trait est net, la couleur vive et forte. Encore, pour être juste, faut-il ajouter que la grandeur des sentiments et la beauté des images sont, dans ces divers morceaux, rehaussées par l’excellence de la versification, égale aux meilleures combinaisons rhythmiques et mélodiques des Hellènes et des Romains. À côté de ces hautes aspirations, on trouve des effusions d’une simplicité touchante, comme cette humble prière adressée à Varouna qui personnifie tantôt l’Océan, tantôt le soleil caché la nuit sous les eaux :

Ô royal Varouna, ne me laisse pas aller dans le tombeau, cette maison de terre ! Je marche en tremblant, ainsi qu’une outre gonflée de vent. Pur et magnifique Varouna, la pauvreté et le besoin me contraignent à l’inaction ; la soif a surpris ton poète même au milieu des ondes. Ô Varouna, quand nous autres, faibles enfants de Manou, nous nous rendons coupables envers la race divine ; quand, par imprudence, ô grand dieu ! nous abandonnons ton œuvre, ne nous punis pas de cette faute !

De tous les phénomènes de la nature, le plus éclatant, le plus capable d’émouvoir le cœur et d’exciter l’imagination des peuples primitifs, c’était la marche apparente du soleil. Aussi l’image du dieu glorieux qui dissipe les ténèbres de la nuit et verse sa lumière sur le monde revient-elle souvent dans les chants védiques :

Voici qu’à la vue du monde entier les rayons de la lumière annoncent le dieu qui sait tout, le soleil. Devant ce soleil qui vient tout éclairer, les étoiles disparaissent, à la manière des voleurs, en même temps que les ombres de la nuit. Étincelants à l’égal du feu, ses rayons saluent toutes les créatures. Tu passes, tu te montres aux yeux de tous les êtres, tu produis la lumière, ô soleil, et de ta splendeur tu remplis les airs ; tu te lèves devant la troupe des dieux, devant les hommes, devant le ciel, pour que chacun te voie et t’admire. Ô dieu qui purifies et qui soulages, de cette même clarté dont tu couvres la terre chargée d’hommes, tu inondes les deux et l’air immense, créant les nuits et les jours, et contemplant tout ce qui vit. Sept cavales au poil fauve trament le char qui te porte, radieux soleil ! Dieu qui regardes tout, ta belle chevelure est couronnée de rayons… Et nous, après le départ des ténèbres, revoyant une lumière plus belle chaque jour, nous venons nous prosterner en face de celui qui brille entre tous les dieux, et qui est le plus éclatant de tous les astres.

Le soleil portait bien des noms différents, selon qu’il semblait se lever ou se coucher, selon qu’il éclairait les nuages ou qu’il se reflétait à travers les eaux, selon qu’il répandait le jour sur la terre ou qu’il fécondait les plantes. On l’appelait tour à tour : Soûrya, Varouna, Savitri, Pouchân, Mitra, Aryaman, Bhaya. Vâmadéva l’a chanté sous la forme d’un coursier éclatant et fougueux, en des termes qui rappellent la sublime description du cheval dans le Livre de Job :

Voyez le cheval Dadhicrâs, auteur de tant de prouesses, gardien de tous les hommes, vif, agile, impétueux, héros à l’aspect radieux et capable, comme un puissant roi, de déchirer ses ennemis. De même qu’un torrent se précipite d’une colline, il s’élance, et tous les hommes le chantent et l’honorent. De ses pieds, il semble dévorer l’espace ; il est aussi léger que les nuages, aussi prompt que les chars, aussi rapide que les vents… Quand il livre des combats aux mauvais génies, il se plonge dans la mêlée et disparaît sous les nues… Le voyant ainsi au milieu des batailles, les ennemis poussent des cris, ainsi qu’on le fait à la vue d’un brigand qui dépouille le voyageur ou d’un épervier affamé qui s’abat sur un cadavre ou sur un troupeau… Pressé d’attaquer l’armée de ses adversaires, il s’avance le premier en tête des chariots de guerre. Orné de guirlandes, protecteur des peuples, il resplendit de gloire ; il fait voler la poussière sous ses pas ; il court en mordant son frein… Ce coursier fort et juste, au corps souple, à l’abord terrible, au pas rapide, est enveloppé d’un tourbillon poudreux qui cache son front superbe. Les assaillants les plus redoutables tremblent à son approche, comme si le ciel tonnait ; il se jette sur mille guerriers à la fois : il est invincible, formidable, magnanime !

L’aurore n’a pas été chantée par les poètes védiques sur un ton moins élevé que le soleil, ni peinte avec de moins riches couleurs. Ce réveil de la nature, qui parait rendre le souffle et la vie à toutes choses, les a dignement inspirés, et d’autant mieux qu’il leur rappelait des rites pieux et graves. En effet, le feu du sacrifice devait être allumé trois fois par jour : le matin, à midi et le soir, et la cérémonie du matin était considérée comme la plus utile. Quelle expression de ferveur, de reconnaissance et d’admiration, unie à un sentiment de vague mélancolie, se révèle dans ce bel hymne de Coutsa :

Éclatante interprète des saintes paroles, l’aurore étale toutes ses parures pour nous ouvrir les portes du jour ; en illuminant l’univers, elle nous en montre tous les trésors ; elle a réveillé tous les êtres. De sa puissante main, elle invite à se mouvoir le monde endormi ; elle pousse l’homme à goûter la joie, à accomplir les rites sacrés, à travailler à sa fortune. Les ténèbres nous empêchaient de voir ; elle nous permet de regarder au loin… Cette fille du ciel se révèle à nous, favorable, resplendissante, couverte de son manteau de lumière, maîtresse de toutes les richesses que renferme la terre… Elle ranime par sa clarté tout ce qui existe ; elle ressuscite tout ce qui est mort… Depuis quand nous vient-elle visiter ? Celle qui va nous éclairer maintenant ne fait qu’imiter celles qui ont déjà lui pour nous et devancer celles qui luiront encore ; elle nous arrive, aussi éclatante que les autres. Ils ne sont plus, les humains qui jadis ont vu l’aurore étinceler comme elle le fait aujourd’hui ; c’est à notre tour de la voir à cette heure, et ils devront mourir aussi, ceux qui reverront plus tard l’aurore matinale !… À l’abri de la vieillesse et de la mort, elle s’avance, déployant toutes ses splendeurs ; elle en inonde les plages célestes. Déesse de la lumière, elle dissipe l’obscurité sinistre. Du haut de son char magnifique, conduit par des coursiers au poil rougeâtre, elle vient régénérer la nature !… Levez-vous ; un esprit nouveau recommence à nous animer ; l’ombre s’éloigne, le jour s’approche, l’aurore a frayé la route que le soleil doit suivre ; marchons vers la clarté, vers la vie !

Si le soleil et l’aurore sont représentés, dans les chants du Rig-Véda, avec les couleurs les plus brillantes et sous les formes les plus variées, les étoiles, au contraire, sauf la Grande-Ourse peut-être, n’y sont pas nettement désignées : la lune (Tchandra) n’y est indiquée qu’en passant et, de toutes les planètes, Vénus est la seule qui y figure, sous le nom d’Ousanas ou Soucra. En revanche, beaucoup de ces hymnes s’adressent aux Açwins, les deux jumeaux célestes, analogues aux Dioscures helléniques, qui personnifiaient les lueurs fugitives de l’aube matinale et les clartés crépusculaires du soir. Tantôt on les dépeignait comme des cavaliers rapides ; tantôt on les montrait emportés par un char à six chevaux et à cent roues ; tantôt ils semblaient fendre les nuages sur un vaisseau orné de cent gouvernails. Ils calmaient les flots : un naufragé n’avait qu’à atteindre leur char, qu’à toucher leur main pour être sauvé. De plus, ils connaissaient la vertu des plantes et guérissaient tous les maux.

De même que le spectacle de la lumière céleste avait donné naissance à plusieurs divinités, la vue des phénomènes atmosphériques en avait fait admettre également un grand nombre. À côté de cet Indra qui régnait sur les airs, à côté des Maroutas ou nuages et de Vayou, le vent frais et bienfaisant, on célébrait Roudra, symbole fidèle de ces terribles ouragans trop communs sur la terre d’Asie. Semblable à un loup, à un sanglier, à un monstre furieux et farouche, armé de flèches mortelles, il renversait, il ravageait tout ; il n’épargnait ni l’âge ni le sexe. Quelques critiques ont vu en lui le prototype de ce Siva qui, dans la suite, devint une des trois personnes de la trimourti hindoue et dont le culte, sous le nom de Sivaïsme, prédomina même dans certaines parties de l’Inde méridionale et dans l’île de Ceylan. Un autre membre de cette triade future, Wishnou, le héros préféré de la secte des Wishnouïtes, est déjà mentionné dans le Rig ; il y est pris pour l’espace céleste, et ses trois pas, comparables à ceux du Neptune homérique, n’étaient que les trois divisions du jour : à son lever, à son midi, à son coucher. Mais ce Wishnou, qui, grâce aux légendes brâhmaniques, devait être par excellence le dieu actif et conservateur, l’intercesseur entre le tout-puissant Brâhma et l’homme périssable; celui qui, descendant du ciel pour sauver le monde, s’est incarné tant de fois et, dans ses divers avâtaras, a donné tous les exemples possibles de bonté et de grandeur ; ce dieu sublime et bienfaisant n’est encore que faiblement esquissé dans le Rig-Véda, et n’y offre que l’emblème de l’air pur et lumineux qui éclaire l’univers, charme nos regards et entretient en nous la vie.

Bien d’autres dieux figurent dans le panthéon védique ; toutefois rien n’est plus aisé que de ramener l’une à l’autre ces personnifications idéales. Elles ont toutes, au fond, à peu près la même histoire, les mêmes attributs, la même puissance ; seulement là où, nous autres modernes, nous sommes principalement frappés de l’unité de la puissance créatrice, ces générations primitives étaient surtout éblouies par la variété de la création, et elles la représentaient, l’admiraient, l’adoraient sous mille aspects différents. Ces innombrables fictions de la théogonie indienne servaient de point de départ et de support à une morale relativement pure, à une métaphysique souvent hardie. D’abord, pour la morale, comment en méconnaître l’instinct et pour ainsi dire l’effusion naïve dans cet hymne de Wishnou, fils d’Angiras ?

Les dieux ne nous ont point condamnés fatalement à la faim ni à la mort, puisque nous avons une ressource dans la maison du riche : l’opulence de l’homme bienfaisant ne périra point ; le méchant ne trouve pas d’ami. Quand le riche a l’âme dure pour le pauvre qui demande du pain, pour l’indigent qui l’aborde, quand il garde tout pour lui, il ne mérite pas l’amitié. Mais l’homme bienfaisant, secourable envers le malheureux affamé qui entre dans sa maison, rencontre des amis et est honoré dans les sacrifices. Ce n’est pas un ami que celui qui refuse à manger à son ami. Fuyez cette maison étrangère, cherchez un maître plus obligeant. Riches, soulagez celui qui a besoin et qui trouve la route trop longue. La fortune est mobile comme les roues d’un char ; elle visite aujourd’hui celui-ci, demain celui-là. En vérité, je vous le dis : le mauvais riche ne possède qu’une abondance stérile, une abondance qui est sa mort.

Quant à la métaphysique (si l’on peut donner ici ce nom à des conceptions toutes spontanées où la réflexion n’a presque point de part), quant à cette tentative audacieuse que fait l’esprit humain pour s’élever à la compréhension du principe et de la fin des êtres, elle se manifeste dans les Védas avec une véritable grandeur :

Autrefois (dit un hymne, attribué au rishi Pradjapati et intitulé l’Âme suprême) rien n’existait : ni l’être, ni le néant, ni monde, ni ciel, ni éther. Où était donc l’enveloppe de toutes choses, le réceptacle de l’eau, l’emplacement de l’air ? Alors point de mort ni d’immortalité, point de jour ni de nuit. L’Être seul respirait sans rien inspirer, absorbé dans sa propre pensée ; il n’y avait rien en dehors de lui. Les ténèbres étaient enveloppées d’autres ténèbres ; l’eau n’avait nul éclat : tout était confondu en lui. L’Être reposait dans le vide qui le portait ; enfin, par la force de sa volonté, l’univers fut produit. En son esprit un désir se forma, première semence de tout. Ainsi l’ont proclamé les sages, méditant avec leur cœur et leur intelligence : leur regard a pénétré en haut, en bas, partout, parce qu’ils avaient en eux des germes féconds, de grandes pensées. L’essence de l’Être suprême survivra à tout, comme elle a tout précédé… Mais qui connaît exactement ces mystères ? qui peut les révéler ? d’où viennent ces êtres et cet univers ? Les dieux sont nés, parce qu’il a bien voulu, lui, les faire naître. Mais qui saura d’où il est sorti lui-même, d’où est émanée cette création immense ? Peut-elle ou non se soutenir par sa propre force ? Celui qui, du haut du ciel, a les yeux ouverts sur ce monde qu’il domine est seul capable de savoir ce qui existe réellement ou ce qui n’existe pas.


L’unité de Dieu est positivement affirmée et mise en relief dans plusieurs passages des Védas, qui en cela sont fort supérieurs aux spéculations de la doctrine des Brahmes, toujours plus ou moins entachées d’anthropomorphisme ou de panthéisme. Si Voltaire eût connu ces chants, il leur aurait réservé l’estime qu’il prodigua imprudemment à la compilation apocryphe de l’Ezour-Veidam. De nos jours, lorsque le savant rajah Rammohun-Roy, joignant à la pratique du sanscrit l’étude du grec et du latin, de l’hébreu et du persan, de l’arabe et de l’anglais, essaya, malgré bien des inimitiés, de substituer le monothéisme au polythéisme hindou, ses efforts impuissants, mais généreux, prirent comme base et comme but les saines traditions du Védisme, dont, pour leur bonheur et pour leur gloire, les peuples de l’Inde auraient dû ne jamais s’écarter. Néanmoins, quelque élevées que fussent parfois ces notions pour tout ce qui ne relevait que du sentiment, elles furent, elles devaient être en somme très-bornées et très-imparfaites pour tout ce qui était du domaine de la science ou du dogme. Ainsi les Aryens, pareils en cela aux premiers Hébreux et aux Grecs de l’âge homérique, se faisaient de la forme du monde l’idée la plus fausse et la plus bizarre : ils croyaient que la terre était appuyée solidement sur de hautes montagnes ou sur d’immenses colonnes ; le mythe hellénique d’Atlas supportant le globe terrestre et celui des colonnes d’Hercule n’étaient-ils pas des vestiges de ces antiques hypothèses ?

Le Rig-Véda indique trois divisions de l’univers (l’air, le ciel et la terre) et cinq espèces d’êtres ; il montre les animaux produits par les éléments, l’Humanité issue d’une souche commune. Il ne fournit que des données assez confuses sur la vie future ; cependant cette vie future n’y offre point un caractère matériel. On y suppose non que l’homme vertueux était transporté, après sa mort, vers le centre de la terre ou dans quelque île reculée pour y continuer une existence analogue à celle qu’il avait menée ici-bas, mais bien qu’il allait au ciel goûter de pures jouissances. Les mortels parfaits formaient, sous le nom de sadyas, une classe de génies célestes ; ils buvaient l’amrita ou nectar éternel, et les étoiles passaient pour être l’auréole éclatante dont leur tête était environnée. Les Ribhavas, les Angiras, les Maroutas ne furent d’abord que des hommes divinisés, des prêtres célèbres par leurs talents ou leurs vertus. Le culte des pitris ou ancêtres était et est encore aujourd’hui sacré aux yeux des Indiens ; nul n’aurait manqué à ce culte domestique, qui engendra celui des mânes et des lares chez les Romains. Ces cérémonies, transmises de génération en génération, étaient destinées à faciliter aux aïeux l’accès des régions supérieures : les négliger, c’était presque se rendre coupable de parricide. Les premiers hymnes védiques ne mentionnent pas de peines pour les méchants ; leur corps retournait au néant. Mais des hymnes postérieurs font apparaître l’imposante et redoutable figure de Yama, roi des ancêtres, juge des morts, dieu de l’enfer, qui résume en lui le Saturne, le Pluton et le Minos des Grecs et des Latins ; il a pour assesseur Mrityou, le Thanatos des Hellènes et l’Orcus des Romains. Les sages des anciens jours, les poètes primitifs, appelés rishis, étaient (nous l’avons dit) des prophètes : on en comptait surtout sept, par allusion aux sept planètes et aux sept jours de la semaine. Chacun d’eux avait laissé une descendance, en qui se perpétuaient les traditions de la poésie et de la foi, comme chez les Homérides de l’Ionie ; on n’eut pas de peine à transformer en dieux ces patriarches, qui étaient à la fois chefs de tribus et pères de famille, guerriers et pontifes, chantres et législateurs. Quelle austère conception, quel magnifique éloge des devoirs sacerdotaux dans ce passage du Rig-Véda !

Ô Vrihaspati ! ta sainte parole doit passer avant tout… Elle circule en s’épurant dans l’âme des sages, comme l’orge dans le crible… Mais il y a des gens qui ont des yeux et qui ne la voient pas, qui ont des oreilles et qui ne l’entendent pas. Tel sacrificateur reste impuissant en ses efforts ; le sacrifice devient alors une vache stérile qui ne donne plus de lait… Celui qui trompe les vœux d’un ami reste sourd pareillement à la parole sainte ; il n’écoute qu’en apparence : il ne suit point la voie droite où naissent les bons fruits… De semblables prêtres ne sont que des lacs desséchés : ils violent les ordonnances sacrées ; ils s’égarent dans leur route. Malheureux, ils ne servent ni les hommes ni les dieux ; ils sont indignes de porter le nom de pontifes et de verser des libations. Leur voix pécheresse souille la sainte parole ; insensés, ils ressemblent au tisserand qui voudrait faire sa toile avec un coutre de charrue De vrais amis, réunis pour un sacrifice, se réjouissent en voyant les offrandes arriver en foule sur l’autel ; mais les libations, offertes par une main coupable, ne sont qu’un simple ornement vain et sans effet.

Cependant, il faut le dire, la morale des Aryens n’était pas toujours aussi irréprochable ; en général, leurs désirs étaient plus grossiers, leurs intentions moins désintéressées. S’ils multipliaient les prières et les cérémonies, s’ils observaient scrupuleusement les rites légués par leurs pères, c’était trop souvent (on l’a vu par plusieurs de nos citations) afin de recevoir les faveurs divines. Ils voulaient se rendre propices leurs dieux à force de présents et d’hommages ; ils leur demandaient en échange les biens de la terre. Ces pensées personnelles et égoïstes se traduisaient par des pratiques toutes matérielles : des libations abondantes, de fréquentes lotions d’eau, surtout la préparation du soma, cette liqueur fermentée qui était, en même temps, un breuvage fortifiant et un symbole mystique. Ils ne connaissaient à l’origine ni images ni simulacres : parmi eux, les sacrifices d’animaux étaient assez rares, sauf celui du cheval ou açwamédha. Ainsi que le Grec et le Latin, l’Aryen tirait des augures de la manière dont l’animal marchait ou se couchait, dont il buvait ou mangeait, dont ses membres étaient attachés. Un seul homme devait frapper la victime : on en mettait à part le cœur, la langue et la poitrine, et on les jetait dans le feu avec les pindas ou boulettes de riz et de beurre, tandis qu’un prêtre auxiliaire récitait des versets sacrés. Quant aux sacrifices humains, si les Phéniciens, les Carthaginois, les Gaulois les pratiquaient, si certaines peuplades sauvages s’y livrent encore maintenant, on ne s’étonnera pas qu’ils aient pu exister chez les Indiens du premier âge. On les appelait pourouchamédhas ; on croyait toucher particulièrement la Divinité en lui offrant ce qu’il pouvait y avoir de plus précieux pour les hommes : la vie de leurs frères.

Mais, à la louange de ces Hindous, dont la douceur était si grande qu’elle a dégénéré en une incurable mollesse, on doit ajouter que de tels holocaustes ne durèrent pas longtemps ; on les remplaça par des cérémonies allégoriques, comme celle que le savant Lassen a mentionnée d’après l’Yadjour-Véda. Cent quatre-vingts personnes des deux sexes, prises dans des tribus différentes, étaient liées au poteau du sacrifice : on chantait en chœur un hymne funèbre ; puis on les délivrait sans leur avoir fait le moindre mal, et on leur substituait des offrandes plus vulgaires. Par le progrès inévitable du temps et de la raison, on voit les fidèles des bords du Gange former peu à peu des souhaits moins matériels. Après avoir demandé au ciel des troupeaux féconds, des moissons productives, de riches trésors, des enfants nombreux, ils sollicitent la santé, une longue carrière, le succès dans leurs entreprises, le triomphe sur leurs ennemis, la puissance, la gloire, la vertu enfin et la récompense céleste. La protection des dieux devient leur recours familier dans toutes les épreuves de la vie : ils implorent leur pardon ; ils confessent devant eux leurs péchés et les supplient de les en délivrer ; ils avouent les imperfections de l’humanité. Le Rig disait : « L’estime que l’on doit faire des hommes n’est jamais complète. Celui-ci est juste et prudent : il aime les sages ; mais il est cruel. Celui-là est redouté ; mais il abuse de sa force pour opprimer un plus faible. Ô dieux ! de tels reproches ne sauraient vous être adressés ! » Le dernier mot de la foi aryenne est dans ce distique du même Véda, adressé aux Adityas : « Je suis sans doute coupable envers vous de bien des fautes ; mais vous m’aimez comme un père aime le fils qu’il a perdu. »


V


Si le Rig-Véda est un recueil de louanges, puisque ritch veut dire louer, yadj signifiant adorer, le Yadjour-Véda expose les pratiques officielles de l’adoration, les détails précis des sacrifices ; il forme deux subdivisions : le blanc et le noir. Le blanc contient une série peu étendue de prières (la Vâdjasanéya-Sanhitâ) en l’honneur de la nouvelle ou de la pleine lune et des mânes des ancêtres, pour la consécration du feu perpétuel, pour l’immolation des victimes, pour le sacre des souverains, pour la cérémonie du Sarvamédha, accomplie dans le but d’obtenir la réussite de ses entreprises, etc. Il renferme également le Çatapatha-Brâhmana ou Formulaire des cent routes, subdivisé en quatorze livres : des Oupanischads, quelquefois dialogues, y sont intercalés. Le noir, en outre d’une sanhitâ nommée Taittiryia et partagée en sept livres, comprend plusieurs brâhmanas. Un fait à mentionner dans celui-ci, c’est que ses prétendus auteurs ne sont pas des hommes, mais bien des dieux : Pradjapâti, Agni ou autres. Comme c’était l’usage chez les Indiens d’expliquer des termes obscurs par des traditions plus obscures encore, les Pourânas, ces monuments longs et confus de la mythologie la plus étrange et la plus compliquée, nous ont transmis d’une façon aussi singulière que puérile l’origine de ces deux qualifications de blanc et de noir. Primitivement, le Yadjour était unique, et c’est ainsi que le docte Veisampâyana l’enseigna à une trentaine d’élèves, dont le plus distingué était ce Yâdjnyavalkya qui, après Manou, fut le principal auteur de la jurisprudence hindoue. Un jour le maître, irrité contre son disciple favori, qui n’avait pas eu la charité de l’aider dans l’expiation d’un meurtre involontaire, le somma de lui restituer l’instruction qu’il lui avait communiquée : la restitution s’effectua matériellement, et Yâdjnyavalkya fut obligé de rendre par la bouche tout ce qu’il avait appris de lui. Alors Veisampâyana ordonna à ses autres élèves de ramasser à terre et de recueillir ces restes de science, ce qu’ils firent, après avoir eu la précaution de se transformer d’abord en perdrix : ces textes, un peu souillés et avalés de nouveau par eux, furent désormais appelés noirs ou taittiriya, du mot tittiri (perdrix). Pour le malheureux Yâdjnyavalkya, dans son désespoir d’avoir laissé échapper tant de connaissances surhumaines, il sollicita et reçut du ciel une autre révélation, dite blanche ou pure.

L’Yadjour blanc n’est cependant pas aussi absurde que le ferait supposer cette étrange origine ; on y trouve des passages dignes du Rig-Véda, celui-ci entre autres sur le dieu suprême, cause première du monde :

Il est un maître souverain, un maître de tous les mondes… Cet être unique et inébranlable est plus rapide que la pensée, et les dieux eux-mêmes sont impuissants à concevoir ce suprême auteur qui les a tous devancés. Quoique immobile, il dépasse de beaucoup tous les êtres : il est plus léger que les vents ; il met en mouvement, à son gré, le reste de l’univers entier et déborde bien au delà… Ils sont tombés dans une nuit bien profonde, ceux qui ignorent les devoirs religieux ; ils sont plongés dans une nuit plus profonde encore, ceux qui se contentent de connaître ces devoirs sans les pratiquer… Que le souffle du vent emporte mon corps qui n’est que cendre ; mais, ô Brâhma, souviens-toi de mes intentions, de mes efforts, de mes actes. Conduis-nous par des voies sûres à l’éternelle béatitude. Toi qui connais tous les êtres, purifie-nous de toutes nos fautes, et nous te consacrerons nos plus ardentes prières. Mes lèvres, dans cette coupe d’or, ne cherchent que la vérité. Ô Brâhma, astre inextinguible, je t’adore sous la forme du brillant soleil ; entends mes vœux !

On a remarqué la similitude qui existe entre cette invocation, d’ailleurs si sobre et si simple, et le Bhâgavad-Gîta, cet épisode long et diffus du Mahâbhârata, où le divin Khrisna, apparaissant au héros Ardjouna, un des cinq fils de Pandou, lui révèle les secrets de la vie et de l’immortalité. L’hymne du Yadjour nous transporte à la hauteur des belles hypothèses d’un Pythagore ou des méditations sublimes d’un Platon : Moïse et les prophètes hébreux, les théologiens et les poètes chrétiens, ont pu seuls aller plus loin et monter plus haut. Par malheur, cette conception de l’unité divine, si claire et si persistante dans la foi mosaïque, et surtout dans le Christianisme, s’est pervertie chez les Hindous ; elle a fini par aboutir à un panthéisme insensé et à des superstitions grossières.

La seconde partie de l’Yadjour blanc n’est presque toujours qu’une amplification de la première ; mais au milieu de redites fatigantes, on remarque de curieuses traditions : nous allons en reproduire une sur le déluge universel et sur le repeuplement du monde, tels que les Indiens se les figuraient. Le souvenir d’un immense cataclysme, engloutissant la presque totalité de l’espèce humaine, se retrouve chez beaucoup de peuples : il n’est donc pas étonnant de le rencontrer dans les Védas ; mais la tradition offre ici cette particularité que le déluge y est considéré non point comme un châtiment et une expiation, mais uniquement comme l’effet de causes naturelles. Le personnage miraculeux qui y joue, en même temps, le rôle du Noé de la Bible et celui du Deucalion des Grecs, c’est Manou, dont le nom rappelle tant d’analogies, ce Manou, antique législateur comme Minos, roi patriarcal comme Ménès, type de l’Humanité régénérée, le man germanique, la créature qui doit tout à son intelligence (mânas, menos, mens). Voici ce récit dans sa naïveté primitive :

C’était le matin ; les esclaves de Manou lui apportèrent de l’eau pour se laver les mains. Pendant que Manou se lavait, un poisson, qui était au milieu de l’eau, lui glissa dans la main et lui dit : « Sauve-moi, et je te sauverai. — De quoi ? — D’un déluge qui doit détruire toutes les créatures vivantes. — Et moi, comment te sauverai-je ? » Le poisson répondit : « Tant que nous sommes petits, nous sommes en péril ; car un poisson dévore l’autre. Protége-moi d’abord en me gardant dans un vase ; quand je serai trop grand pour y tenir, creuse-moi un bassin où je resterai ; quand je serai trop gros pour demeurer au fond du bassin, jette-moi dans la mer ; alors j’aurai la force d’échapper à tous les dangers. » En effet, le poisson devient bientôt énorme, tant il croissait rapidement, et il dit à Manou : « Lorsque viendra l’année du déluge, souviens-toi de mes conseils et dispose un navire ; le déluge une fois arrivé, monte sur le navire construit par toi, et je te sauverai. » Manou conserva le poisson, le nourrit, puis le lança dans la mer, et, au moment indiqué par lui, il suivit ses conseils et prépara le navire ; il y monta dès que le déluge eut commencé. Le poisson revint vers lui en nageant, et Manou lui attacha aux ouïes le câble de son navire, afin qu’il le conduisît à la montagne du Nord. « Te voilà sauvé ! s’écria le poisson ; lie maintenant ton navire à un arbre ; car, bien que placé sur une montagne, il pourrait être entraîné par les eaux ; quand elles se retireront, tu en redescendras. » Manou n’en redescendit effectivement que quand les eaux se furent retirées… Le déluge détruisit toutes les créatures vivantes, toutes, excepté Manou ; il passa dès lors sa vie à prier et à jeûner, dans l’espoir d’obtenir des enfants ; il fit des sacrifices, en honorant la mer par de continuelles offrandes de lait, de fromage et de beurre clarifié ; au bout d’un an, il en sortit une femme. Mitra et Yarouna s’approchèrent d’elle et lui dirent : « Qui es-tu ? — La fille de Manou. — Veux-tu nous appartenir ? — Nullement ; je suis à celui qui m’a mise au monde. » Ils eurent beau la presser ; elle résista à leurs poursuites et s’en vint trouver Manou qui lui demanda à son tour : « Qui es-tu ? — Ta fille. — Et comment cela ? — Les offrandes de lait, de fromage et de beurre clarifié que tu faisais à la mer m’ont donné la naissance ; je suis la personnification d’un vœu formé jadis par toi Unissons-nous ensemble pendant le sacrifice, et, si tu y consens, tu auras de riches troupeaux et une grande postérité ; les souhaits que nous exprimerons en commun ne manqueront pas de se réaliser. » Manou s’unit donc à elle au milieu même du sacrifice ; il vécut avec elle, priant, jeûnant, désirant de nombreux descendants. Grâce à elle, il donna naissance à cette race, appelée encore maintenant la race de Manou.

À côté de ce mythe singulier, qui décrivait et attestait l’action puissante exercée par les eaux sur ce globe créé de la veille, le même Brâhmana pourrait nous fournir d’autres passages où, au contraire, les effets redoutables, produits par le feu sur notre planète naissante, ne sont pas moins vivement retracés. Nous nous bornerons à ces extraits du Yadjour blanc, et nous n’en donnerons même aucun du Yadjour noir, très-peu étudié jusqu’à présent, qui contient un assez grand nombre de prières souvent extravagantes et des préceptes dont la répétition est pleine de monotonie.


VI


Le Sâma-Véda (livre des chants), dont nous avons à parler maintenant, est écrit tout entier en vers ; les hymnes qu’il renferme dans sa première partie devaient toujours être chantés, et ils étaient ordinairement accompagnés de notations musicales, destinées à régler les inflexions de la voix et même la prononciation. La seconde partie se compose de plusieurs Brâhmanas, suivis de deux Oupanischads : le Kèna et le Tchandoguya. On y trouve de continuels éloges d’Agni, le feu primitif, ce symbole cosmogonique, dont on se rappelle les rapports avec le Jéhovah hébreu et surtout avec le Mithra persan ; des passages singuliers en l’honneur de Soma (l’esprit), dont le nom, en sanscrit ainsi qu’en français, a divers sens, et qui était tour à tour une plante, un nectar, la lune, un dieu spécial. Cette plante sacrée (sarcostema viminalis) était, non pas cueillie à la manière du gui des Gaulois, mais arrachée au haut d’une montagne à la faveur d’une nuit claire, apportée sur un chariot chez celui pour lequel se célébrait la fête et broyée avec soin. Le jus qu’on en retirait, en y ajoutant de l’eau, de l’orge, du beurre clarifié et des grains, et en la passant à travers un filtre de peau de vache, devenait une liqueur fermentée, qui procurait la félicité la plus pure et, en tout cas, l’ivresse la plus complète aux fidèles qui l’absorbaient. Ce qui est fort étrange, c’est que Soma était aussi un génie divin ; il participait donc doublement aux cérémonies saintes : par sa substance idéale et par sa forme matérielle, et on nous le montre quelque part, souffrant pour sauver les autres, offert par la main des prêtres, reçu et contenu dans un vase.

Le Sâma-Véda abonde en détails sur les rites religieux : outre le culte de Soma et du Feu, celui des Pitris et celui du cheval (réunion de cent sacrifices heureux), y sont minutieusement décrits. On y voit les Brâhmanes plus fréquemment mentionnés et fort respectés déjà : douze cents vaches sont la juste part qui leur revient en dîme et en tribut. Pour la fête du Soma seulement, il y a sept catégories de prêtres : le Hotâ, qui chante les hymnes du Rig ; l’Oudgâtâ, qui débite ceux du Sâma ; le Potâ, qui prépare les objets dont on se servira ; le Nesthtâ ou Kartâ, qui verse dans la flamme les liquides consacrés ; le Brahmâ ou Oupadrishtâ, qui dirige et conduit tout ; le Rahshâ, qui écarte du seuil les profanes au moyen d’un cercle de bois armé de pointes, et le Yajamanâ, qui officie. Quant au sacrifice du Feu, il doit se répéter trois fois dans la journée, être précédé par neuf jours de purifications et avoir lieu dans une salle réservée, placée au bas de la maison du brâhmane, divisée en trois parties et tapissée de kouça ou herbe bénite à dards aigus. Trois bûchers y sont construits ; le seul bois qu’on puisse y employer est le pâla (butea frondosa) : on y dispose vingt et une bûches, ni plus ni moins, chacune d’une coudée de longueur ; on ne les allume que par Yarani, c’est-à-dire en frottant ensemble deux morceaux de bois sec.

On distingue trois espèces de jeûnes, plus sévères l’un que l’autre, dont le premier efface les petites fautes, dont le second rachète les crimes les plus graves, dont le troisième suffit pour élever l’homme au rang des dieux. Certains dévots ne vivaient que de laitage pendant quatre mois de suite, ou restaient trois semaines sans boire une seule goutte d’eau : rigueurs volontaires que, plus tard, les moines de la Thébaïde ont reproduites sans les dépasser. Mais, en revanche, les sacrifices étaient l’occasion de banquets somptueux et de magnifiques offrandes, faites aux prêtres, en or et en provisions, en génisses et en chevaux. La théologie du Sâma diffère encore sensiblement des préceptes du Brâhmanisme ; Çiva n’y figure pas plus que dans le Rig, à moins qu’il ne s’y cache sous les noms de Roudra ou d’Agni : Wishnou n’y apparaît qu’en passant, comme un frère d’Indra ; au lieu de Brahma, c’est Indra qui est le dieu suprême. Cependant, quoique le Sâma-Véda soit relativement assez ancien, on y reconnaît une inspiration religieuse, qui s’affaiblit de plus en plus et qui tend à s’emprisonner dans un système étroit de formules et de rites.

Ce caractère de bréviaire et de rituel est bien plus sensible encore dans l’Atharvana-Véda, compilation qui date du IVe ou du Ve siècle avant J.-C. La sanhitâ par laquelle il débute contient une vingtaine de livres d’hymnes, pris quelquefois dans le Yadjour et surtout dans le Rig. Ce sont moins des hommages, rendus aux divinités, que des requêtes individuelles et intéressées, présentées dans le but de recevoir des dieux tel ou tel bienfait ; souvent ce sont des formules de conjurations, d’exorcismes ou d’imprécations. L’intérêt capital de ce recueil réside dans ses Oupanischads, qui ont servi de base à la théologie de l’école orthodoxe dite Védânta. Ainsi, la poésie, la religion, la philosophie, aboutissaient également à ce formalisme stérile, où l’esprit indien devait s’enfermer pour des siècles. Nous n’avons pas à insister sur cette décadence; désormais l’ère védique était close.

Au terme de cette étude, nous rencontrons une dernière question qui résume toutes les autres. Quelle est, sans rien exagérer, la religion, exprimée dans les Védas ? Une religion tout élémentaire et toute naturaliste, où les forces de la création, les puissances physiques étaient à chaque instant déifiées. Bien qu’elle ait enfanté le Brâhmanisme et aussi par suite le Bouddhisme, elle contenait à peine le germe de ces deux doctrines opposées. On n’y recueille, comme on a pu le voir, que des traces rares et douteuses de la triade divine, de la vie future, de la transmigration des âmes, de l’extase, de la division des castes, du pouvoir prépondérant des Brahmes et de leur influence absolue sur les rois. On n’y trouve pas non plus cet anthropomorphisme raffiné et complexe, qui se manifeste dans les épopées classiques et dans les fabuleux Pourânas de l’Inde. Les Védas ne proposent guère à notre adoration que le ciel et la terre, l’aurore et le soleil, l’eau et le feu, la mer et les rivières, les vents et les orages, représentés sous des traits vagues et variés à l’excès. Nous venons de voir que cette religion est fort souvent matérielle, par les objets qu’elle divinise, par le culte qu’elle leur consacre, par les vœux qu’elle leur adresse. Des gâteaux bénits, une liqueur sacrée, des offrandes de lait, de beurre et de miel : voilà ce que les fidèles promettent à leurs dieux. Beaucoup d’enfants, beaucoup de fruits et de troupeaux, beaucoup de trésors : voilà ce qu’ils espèrent d’eux en retour. La pratique de la vertu, les jouissances du devoir, les élans du dévoûment, la loi de la conscience, n’apparaissent que de loin en loin dans ces hymnes innombrables. La morale s’y révèle sans doute, mais par des lueurs fugitives : la dévotion y règne, mais c’est une dévotion étroite et superstitieuse, avide de cérémonies, qui n’entrevoit les radieuses splendeurs du firmament et la grande image de Dieu qu’à travers les fumées du sacrifice.

Quant au style des Védas, il est en proportion exacte avec l’inspiration religieuse qui y règne. Grandiose et magnifique tant que celle-ci est puissante, il décline en même temps que l’ardeur de la foi et se perd comme elle au milieu du formalisme prosaïque des derniers Védas. Considéré dans le Rig, il peut se comparer parfois aux plus beaux élans des Psaumes et des prophéties bibliques. La langue, différente du sanscrit ordinaire, y est simple, mais forte et nerveuse ; la versification y est d’une richesse, d’une élégance, d’une flexibilité que celle des odes de Pindare ou des chœurs d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide n’ont pas surpassée.

En regard de ces beautés, il serait facile d’y signaler de graves imperfections : l’absence de mesure, l’intempérance des idées, le luxe désordonné des images. Nul assurément n’aura la pensée de demander aux Védas des modèles de poésie, pas plus qu’on ne leur demandera une religion et une philosophie, applicables à nos besoins de piété et de méditation. Ce qu’il y faut chercher, ce qu’on y trouvera, c’est le plus ancien témoignage que notre race, la race indo-caucasienne, ait laissé d’elle-même ; témoignage qui annonce et explique sa future grandeur. Pour bien comprendre la civilisation qui a fleuri successivement à Athènes, à Rome, dans l’Europe occidentale, il n’est pas inutile d’en étudier la première et féconde ébauche au sein des tribus aryennes.