I

INTRODUCTION

I


Notre siècle, dont nous nous plaisons quelquefois à dire nous-mêmes tant de mal, est, en tout cas, un grand chercheur d’idées, un grand collectionneur de faits. Aujourd’hui, dans le domaine intellectuel aussi bien que dans le cercle des choses physiques, on dévore le temps et l’espace ; on multiplie les communications internationales ; on examine, on compare ; on veut tout explorer et tout savoir, marcher plus vite et mieux. Toutes les mythologies et toutes les histoires sont puisées à leurs vraies sources ; encore un peu de temps, et une encyclopédie universelle sera possible ; le catalogue des produits de l’esprit humain sera mis à jour. Médailles, inscriptions, tombeaux, monuments antiques, débris fragiles tirés de la poussière, tout reprend une forme et une voix ; tout renaît à la vie : tout nous parle des périodes évanouies, des luttes oubliées de ce monde au sein duquel nous nous agitons à notre tour. On déchiffre les palimpsestes ; on devine les hiéroglyphes ; les cavernes d’Ellora, les cryptes d’Eléphantine et de Thèbes, les palais de Persépolis et de Ninive, les acropoles d’Athènes et de Carthage nous rouvrent leurs profondeurs, cachées pendant tant de siècles. Il semble que notre existence s’étende et s’agrandisse par tout ce que nous découvrons derrière nous, par tout ce que nous rêvons au delà. Or, parmi les conquêtes les plus précieuses de la science contemporaine, nous devons placer en un des premiers rangs l’étude des langues et des littératures exotiques.

S’absorber en soi-même, rétrécir son horizon, dédaigner tout ce qui ne nous ressemble pas, c’est la théorie de la frivolité ou de l’ignorance. Les facultés de la nation la mieux douée ne tarderaient point à s’épuiser, si de loin en loin quelque souffle extérieur ne venait la réveiller de sa langueur et lui rappeler qu’en dehors d’elle, souvent au-dessus d’elle, il existe encore quelque chose. Les anciens, s’enfermant par orgueil dans d’étroites barrières, faisaient commencer la barbarie aux limites de leur propre société ; mais les modernes, les Français spécialement, devaient avoir un sentiment plus vif de l’unité, de la fraternité et de la solidarité humaines. Les langues étrangères, qui s’étaient répandues lentement parmi nous, finirent par y devenir à la mode, parfois même au détriment de la nôtre. Mais ce qu’il y eut, à l’occasion, d’excessif dans ce grand mouvement d’idées ne doit pas nous empêcher de reconnaître ce qu’il avait de légitime ; seulement il fallait choisir : une fois qu’on eut séparé l’or des scories, le bon grain de l’ivraie, il se trouva que la moisson était riche et qu’on avait recueilli de véritables trésors. De toutes ces découvertes plus ou moins récentes, il n’en est pas, à coup sûr, de plus intéressante que celle de la littérature sanscrite.


II


Résumons brièvement ce qu’on savait sur l’Inde avant le commencement du XIXe siècle ; assurément c’était peu de chose. Cette contrée, si voisine du berceau de l’homme primitif, fut vraisemblablement conquise sur des tribus sauvages par la race supérieure des Aryens, qu’on suppose avoir occupé tout l’espace compris entre le Tibet, la mer Caspienne, le Caucase, le Taurus et l’Ararat. Sa civilisation précoce a dû exercer sur la Chine, la Perse, l’Assyrie, peut-être sur l’Égypte et la Grèce, une influence considérable. Mais, dans l’état actuel de nos connaissances, il est impossible de retracer en détail et avec quelque certitude cette histoire plus d’une fois ébauchée. D’un point à l’autre pourtant les ressemblances d’idées sont frappantes : religions et sociétés, arts et lettres, mœurs et lois, tout indique une origine commune. Les rapports de commerce entre ces différents pays ne sauraient avoir manqué ; les relations politiques furent assez rares.

C’est les armes à la main que les conquérants des trois mondes alors connus tentèrent de surprendre cette mystérieuse nation de l’Inde dans ses forteresses presque inexpugnables de l’Asie centrale ; Sémiramis, Sésostris, Cyrus, Darius s’approchèrent peu à peu de ces limites sacrées. Avant eux, le divin Bacchus, osant les franchir en compagnie d’une troupe de Satyres et de Ménades, avait été, pour ainsi dire, dans la mythologie des Hellènes, le poétique symbole de ces expéditions aventureuses, où la réalité touchait de si près à la fable. Il faut voir dans les Dionysiaques de Nonnus de Panopolis ce demi-dieu, éblouissant de beauté et de jeunesse, le front couronné de grappes de raisin, armé d’un thyrse fleuri comme d’une baguette magique, transformant en vin l’eau des plus vastes fleuves, enivrant ses ennemis pour les vaincre plus aisément, luttant contre des géants, des éléphants, des singes, et terminant par un triomphe solennel cette curieuse légende, égayée d’abord par ses rencontres allégoriques avec Ampélos, Pithos et Méthé.

À l’exemple de Bacchus, un autre fils de Jupiter, le héros macédonien, suivait hardiment ses traces : gagnant l’amitié de Taxile, égalant Porus en courage et en fierté, repoussant Agramne, admirant la sombre folie des Gymnosophistes, jetant çà et là les fondements de quelque Alexandrie nouvelle, faisant reconnaître par son amiral Néarque une partie des côtes du sud-est, il ne s’arrêta en face du dernier Océan que devant la lassitude de ses généraux ou la superstition de ses soldats, et revint expirer dans Babylone, ce centre futur de son empire universel, ayant ajouté à toutes ses gloires celle de s’être avancé plus qu’aucun autre mortel vers les bornes extrêmes de l’Orient. Un de ses moins indignes successeurs, Séleucus Nicator, envoyait à Sandracottus (le Tchandra-Goupta du théâtre indien) une ambassade qui est restée fameuse. Cependant, chez les historiens et les géographes de la Grèce comme chez les poètes de Rome, l’Imaüs, le Gange, l’Indus, l’Hydaspe, les Gangarides, les Sères et le royaume de Pandion n’offrirent guère aux imaginations qu’un tableau à demi-fantastique, où l’on entrevoyait vaguement des peuplades farouches, des animaux monstrueux et la nature la plus étrange.

On comprend qu’il fallut bien du temps avant que l’Inde pût être sérieusement explorée. Alexandre avait envahi le Pendjab, vaincu Porus et redescendu le Sindh jusqu’à son embouchure ; Séleucus Nicator avait noué des relations commerciales entre ses sujets et les Hindous ; les Lagides envoyaient dans ces parages des flottes qui revenaient chargées de denrées précieuses ; plus tard, ainsi que l’avait fait Auguste, les empereurs byzantins reçurent plusieurs ambassades indiennes. Au VIe siècle, le moine Cosmas, surnommé dès lors Indicopleustès, visita ces contrées lointaines et en rapporta le ver à soie, qui devait être pour tant de nations un puissant élément de travail et de richesse. Les invasions des Musulmans au VIIIe siècle en rendirent la route plus large et plus facile. Néanmoins l’Europe du moyen âge, si troublée et si confuse, ne perdit pas à scruter les périodes écoulées et les contrées inconnues un temps qui lui manquait souvent pour s’étudier et s’organiser elle-même. Les royaumes de Cathay et de Tonquin, les empires de Siam, de Cochinchine et du Japon, l’île de Taprobane se mêlaient pour elle dans une obscurité équivoque, et les bizarres récits de Marco Polo et de tant d’autres voyageurs téméraires n’étaient pas de nature à l’éclaircir. Sans doute les Chinois, les Persans et les Arabes en savaient plus long sur ce monde transgangétique, que le génie des Vasco de Gama et des Barthélémy Diaz, des Juan de Castro et des Albuquerque allait retrouver ; mais il n’était réservé qu’à une science tout à fait moderne d’exhumer de la poudre ces importantes révélations des Orientaux sur l’Orient.

Sans doute aussi, depuis trois cents ans, bien des Européens, ceux-ci entraînés par le zèle religieux, ceux-là séduits par l’appât du commerce, d’autres poussés par la curiosité seule, ont afflué dans les deux péninsules, sur les rives de l’Indus, au pied de l’Himalaya. Les descriptions spéciales de l’Inde, faites entre 1600 et 1800, en latin, en italien, en espagnol, en portugais, en hollandais, en flamand, en allemand, en anglais, en français, sont au nombre de près de quatre-vingts. Toutefois, si remarquables à tant de titres que fussent ces conquêtes et ces découvertes, elles avaient contribué faiblement à débrouiller le passé intellectuel et moral de la vieille société hindoue. Si l’on veut juger de l’état où se trouvaient à cet égard, au dernier siècle, les esprits les plus éclairés ou les plus hardis, il suffit de se souvenir de la manière dont Voltaire et l’abbé Banier, à des points de vue différents, interprétaient les mythes et les institutions du Brahmanisme.

Quoi qu’il en soit, dans la sphère de l’érudition pure, une grave révolution était imminente. La renaissance des lettres grecques et latines, essayée à plusieurs reprises, sous Charlemagne, sous saint Louis, sous Charles V, avait enfin réussi, grâce à la dispersion des savants exilés de Byzance et à l’invention de l’art typographique. Les controverses, suscitées par la Réforme, avaient tourné vers l’hébreu l’attention des théologiens rivaux. L’italien sous les Valois, l’espagnol sous Henri IV et Louis XIII jouirent en France d’une vogue qui devait être aussi passagère que brillante. L’anglais, à cause des imitations de Voltaire et de l’abbé Prévost, des traductions de Letourneur et de Ducis ; l’allemand, à la faveur de nos luttes militaires contre l’Europe centrale, gagnèrent insensiblement parmi nous leur droit de bourgeoisie. Le turc, l’arabe et le persan y avaient même été déjà timidement abordés par de rares linguistes. C’est alors que le sanscrit fut connu.


III


On se rappelle quels furent les débuts de ces études, trop peu populaires encore. Le premier promoteur de l’Indianisme (qui le croirait ?) fut le fameux Warren Hastings, ce gouverneur peu scrupuleux, dont les intolérables concussions provoquèrent au sein du parlement anglais de si belles discussions oratoires. Mais un de ses premiers et de ses plus habiles représentants a été l’illustre William Jones. Cet homme de cœur et de génie fonda vers 1780 la Société asiatique de Calcutta, qui servit successivement de modèle à celles de Bombay, Madras, Sérampour, Dublin, Londres, Berlin, Paris, Saint-Pétersbourg, Boston, New-York. De 1783 à 1794, il traduisit plusieurs ouvrages indigènes, et ses savantes Recherches, qu’on a continuées, frayèrent le chemin où tant d’hommes distingués allaient marcher à sa suite. En une cinquantaine d’années, on compta près de trente recueils périodiques, affectés exclusivement à cette branche toute neuve de l’arbre de la science. En outre, plus de soixante voyageurs, qui avaient parcouru les Indes dans un but scientifique, publièrent leurs relations en Angleterre ou en France, en Allemagne ou en Italie.

Nous n’avons point à énumérer ici les noms de ces audacieux pionniers, ni à exposer le récit des fouilles opérées par eux sur un champ immense qui était resté si longtemps en friche. Qui ne sait que chez les Anglais le glorieux exemple de William Jones fut dignement imité ? En Piémont, en Grèce, en Suède, en Russie, aux États-Unis, plus d’un vaillant champion s’enrôla également pour cette croisade, qui exigeait autant de dévoûment que de savoir, puisqu’elle ne promettait ni la renommée ni la fortune. En Allemagne, dès 1808, on vit toute une phalange de lutteurs intrépides monter à l’assaut de cette civilisation antique et oubliée ; actuellement des chaires de sanscrit figurent dans la plupart des universités d’outre-Rhin. La première pourtant avait été créée chez nous, au collège de France, et Chézy, Eugène Burnouf, MM. Théodore Pavie et Foucaux en ont été jusqu’ici les seuls titulaires. Nos compatriotes, qui étaient demeurés un peu en retard, doublèrent le pas afin de réparer le temps perdu, et, dans cet intervalle d’un demi-siècle, beaucoup de nos savants ont donné en ce genre des écrits substantiels et solides, qui montraient encore plus de mérite qu’ils n’ont obtenu de succès.

Lorsque l’érudition eut soulevé les voiles qui cachaient les origines de l’Inde, lorsqu’elle eut fait pénétrer dans les mystères de cette langue et les ténèbres de cette littérature un demi-jour qui laissait soupçonner bien des choses curieuses sans en révéler clairement aucune, ceux qui avaient été tout d’abord initiés au mouvement furent saisis d’un enthousiasme très-légitime, mais évidemment exagéré. Assurément la langue sanscrite, pour sa part, méritait la plus vive attention par son antiquité incontestable, son organisme si riche et si complexe, ses radicaux si simples, ses mots composés d’un usage si commode, surtout par ses analogies manifestes avec les idiomes que nous connaissons le mieux. En effet, non seulement on crut découvrir en elle la source de toutes les langues européennes, sauf deux ou trois ; mais on essaya fort arbitrairement d’y rattacher les langues sémitiques et jusqu’aux dialectes des hordes grossières de l’Afrique, de l’Amérique ou de l’Océanie. Entre les mains de certains philologues, le sanscrit devint comme une autre pierre philosophale : il semblait avoir tout produit, et il servit à tout expliquer. Du langage, considéré en lui-même, l’admiration se porta sur les œuvres où il avait été employé : le fond parut aussi éclatant que la forme. On se plut à chercher parmi les Aryas le modèle de tous les arts, la généalogie de toutes les fables. Tout avait été inventé, disait-on, entre le Brahmapoutra et les monts Ghattes : l’utile et l’agréable, les choses légères comme les choses sérieuses, le jeu d’échecs autrefois attribué à Palamède aussi bien que le syllogisme si cher à Aristote. Ce fut un véritable engouement : des amateurs trop ardents des lettres indiennes ne craignirent pas de les mettre à côté ou même au-dessus des chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome ; la raison et le goût protestèrent, mais en vain.

Il est vrai de dire que cette évolution avait été progressive et ne s’était effectuée qu’avec une certaine lenteur. L’apparition des premiers spécimens de la langue et de la littérature de l’Inde, introduits dans notre Occident par William Jones et ses laborieux auxiliaires, avait coïncidé avec, une situation politique trop grave pour qu’on eût pu leur consacrer une application suffisante. Les orages de la révolution française, les batailles du premier Empire, les déchirements intérieurs de l’Europe ne permettaient guère à la pensée d’errer librement sur les bords de l’Hindou-Khouch et de la Yamouna, de remonter en arrière jusqu’aux Kschattryas et aux Brâhmanes. En ramenant la paix, la Restauration (nul ne le conteste) favorisa notablement le réveil des intelligences : lettres, sciences et arts, tout reprit l’essor. Ce fut une transformation singulière, où, sous prétexte de préparer un meilleur avenir en rompant absolument avec le passé, on s’empressait cependant de rechercher tout ce qui avait été imaginé autrefois, tout ce qui avait été écrit au dehors, tout ce qui avait été inventé au loin. La Grèce, Rome, la France de Louis XIV furent dédaignées, comme si elles avaient été usées à force d’avoir été exploitées trop fréquemment ; mais les souvenirs du moyen âge, les poésies étrangères, les légendes orientales excitèrent de préférence la curiosité : l’Indianisme profita de ces dispositions générales qui, bien entendu, tournèrent à l’excès. Qu’on se souvienne des éloges hyperboliques que quelques poèmes, heureusement retrouvés, arrachaient à Goethe, à Guillaume de Schlegel, à Schelling, à Chézy. Linguistique, religion, métaphysique, littérature, tout devait tirer de là ses règles et ses principes. On eût dit que ces premiers-nés de la race aryenne avaient dépouillé par avance leurs arrière-neveux et qu’ils avaient improvisé d’un seul coup, derrière leurs jungles et leurs forêts de bambous, ce qu’il était indispensable à des créatures mortelles de connaître.

Tout abus entraîne une réaction inévitable, et les exagérations des adeptes les plus exaltés suscitèrent de la part de plus d’un critique de judicieuses réserves. Alors l’enthousiasme se refroidit et ne tarda pas, suivant l’usage, à faire place à une indifférence non moins fâcheuse. Ne saurons-nous jamais observer le juste milieu et nous arrêter à de sages limites ? De ce que tout n’a pas été créé sur les bords de la Sarasvati ; de ce qu’il ne faudrait point, au XIXe siècle, demander à la discipline brahmanique le prototype de notre état social ; de ce que notre esprit blasé et méticuleux s’accommoderait médiocrement d’un art aventureux et mal réglé, qui se complaît dans la surabondance, qui pèche par trop d’énergie ou de richesse et qui fait voyager sans cesse le lecteur de la terre au ciel et du ciel aux enfers, s’ensuit-il que nous devions méconnaître et mépriser les fruits, parfois si brillants, que porta cet antique rameau de l’Humanité ? Nous sommes bien loin de le croire. Nous pensons que la froideur en pareil cas serait pleine de déraison, et si, sur ce point, ainsi que sur quelques autres, la France est restée inférieure à l’Allemagne ou à l’Angleterre, si même peut-être elle aurait parfois des leçons à recevoir à cet égard de l’Italie ou de la Russie, c’est là un motif de plus pour combattre cette apathie scientifique.

Nous trouvons donc indispensable de familiariser le public ordinaire avec les grands écrivains de ces époques lointaines, avec les œuvres notables de ces pays reculés. Notre avis est que ces études, encore si récentes, sont appelées à un sérieux avenir ; que, sans vouloir tout y ramener, on devra y recourir souvent pour mieux saisir les traits primordiaux de notre espèce, qui, en substance, a été partout et toujours la même ; qu’on y rencontrera plus d’une occasion d’ingénieux parallèles à établir avec les traditions mythologiques, philosophiques et poétiques que les Hellènes et les Latins nous ont transmises ; qu’enfin il y a là une assise de plus à ajouter au monument que notre siècle est en train d’élever en l’honneur des littératures comparées. Telle est la pensée qui nous a engagé à publier ce livre ; c’est dans ce double sentiment de sympathie et de modération que nous allons passer en revue, l’une après l’autre, les principales productions de la poésie des Indiens.