Études sur l’art et la poésie en Italie - Léonard de Vinci

Études sur l’art et la poésie en Italie - Léonard de Vinci
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 854-879).

ETUDES


SUR


L'ART ET LA POESIE


EN ITALIE.




IV.
LEONARD DE VINCI.




Léonard de Vinci était le fils naturel de ser Piero de Vinci, notaire de la république florentine. Amoretti, bibliothécaire de l’Ambrosienne, à qui nous devons le travail le plus complet sur la vie et les travaux de Léonard, se donne une peine infinie pour démontrer que l’auteur de la Joconde, fils illégitime de ser Piero ; a été nécessairement légitimé. Sans s’attacher à cette question plus d’importance qu’elle n’en mérite, puisqu’il s’agit d’un artiste éminent dont j’ai à juger les œuvres et non pas la généalogie, j’avoue que les argumens produits par Amoretti me semblent sans réplique. Il est évident, en effet, que Léonard, s’il n’eût pas été légitimé, n’eût pas été admis au partage des biens de ser Piero. Son père s’est marié trois fois, et nous savons d’une façon certaine qu’aucune de ses trois femmes n’est la mère de Léonard. Nous savons d’ailleurs qu’après la mort de ser Piero il a soutenu un procès contre ses frères consanguins, et les notions les plus élémentaires du droit civil nous démontrent que, s’il n’eût pas été légitimé, le procès fût tombé de lui-même, et n’eût pas trouvé un tribunal disposé à l’accueillir. Or, comme les pièces recueillies par.Oltrocchi, autre bibliothécaire de l’Ambrosienne, constatent d’une façon irrécusable que Léonard a gagné son procès, il est évident que ses droits, pour être admis par les tribunaux de Florence, ont dû se fonder sur un acte de légitimation. Quelle était la mère de Léonard ? Oltrocchi, malgré la persévérance de ses investigations ; n’a pu réussir à découvrir son nom. Il nous dit seulement que c’était une femme libre, et, comme en 1452 le servage n’existait pas en Toscane, il faut donner à cette expression la valeur que l’histoire lui attribue. Une femme libre, vers la moitié du XVe siècle, était une femme maîtresse d’elle-même, c’est-à-dire libre des liens du mariage. Nous ne savons pas si ser Piero, en 1452, était dans la même condition ; mais nous savons au moins que Léonard n’est pas le fruit d’un double adultère. Toutes ces questions, dont je ne veux pas exagérer la valeur, sont résolues dans les notes manuscrites d’Oltrocchi et dans les mémoires biographiques d’Amoretti de façon à défier tous les doutes. Aussi ne prendrai-je pas la peine de les discuter. Il me suffira d’affirmer que Léonard, né en dehors du mariage, reçut de son père, dans le domicile conjugal, tous les soins qu’une naissance légitime aurait pu lui assurer. — Enseignement littéraire, enseignement scientifique, rien de ce que la richesse pouvait lui donner n’a manqué au développement de son intelligence. D’après le témoignage de Vasari, qui certes n’était pas favorable à Léonard, puisqu’il voyait en lui le rival le plus formidable de Michel-Ange, Léonard, dès ses premières années, montra les dispositions les plus extraordinaires pour les études les plus variées. Mathématiques, dessin, poésie, musique, Léonard embrasait tout avec la même ardeur. Et malheureusement nous devons ajouter que, dans toutes les études, il ne montrait pas moins d’inconstance que d’ardeur, si bien qu’après avoir étonné ses maîtres par la nouveauté, par le caractère inattendu de ses questions, il les désespérait par l’énergie non moins imprévue avec laquelle il poursuivait une nouvelle branche de connaissance. Cependant, au milieu de l’empressement fiévreux avec lequel Léonard frappait à toutes les portes de la science, il n’était pas difficile de démêler sa prédilection pour le dessin. Aussi Ser Piero, après avoir étudié attentivement les instincts de son fils, résolut de le confier aux soins du Verocchio. Ce maître, qui doit à Léonard la meilleure partie de sa célébrité, a cependant laissé quelques œuvres importantes qui suffiraient à la durée de son nom. Tous ceux qui ont visité Venise connaissent et admirent la statue de Collconi, placée devant l’église de Saint-Jean et Saint-Paul, et nous possédons ici même, à Paris, un merveilleux dessin du Verocchio ; première ébauche de ce morceau recommandable à tant de titres. Le cavalier ne fait pas partie du dessin que nous possédons ; mais le cheval est traité avec une précision, une grandeur qui ne laisse rien à désirer. Verocchio, après avoir feuilleté les premières études de Léonard, comprit tout ce qu’il y avait d’avenir dans son jeune élève, et n’hésita pas à le prendre dans sa boutique, car c’était le nom qu’on donnait alors aux ateliers de peinture. À peine lui avait-il donné quelques leçons, qu’il le jugea capable de prendre part à ses travaux, et lui confia l’exécution d’un ange dans un Baptême de Jésus-Christ. L’ange, tout entier de la main de Léonard était, s’il faut en croire Vasari, tellement supérieur au Christ et au saint Jean, que Vérocchio, étourdi, consterné par les louanges prodiguées à cette figure, renonça dès ce jour à la peinture. Ce premier ouvrage de Léonard, le premier du moins dont l’histoire ait gardé le souvenir, doit remonter à l’année 1468. Ainsi Léonard avait seize ans quand il découragea son maître par son habileté. Ce tableau du Verocchio est aujourd’hui à l’académie des beaux-arts de Florence. Sans prêter une foi entière à cette anecdote, nous pouvons du moins en conclure que Léonard ne fit pas attendre long-temps les preuves de son génie.

Nous savons par le Plutarque de la peinture, dont la partialité pour les artistes toscans ne saurait être contestée, mais qui cependant, malgré cette faiblesse bien excusable d’ailleurs, demeure encore aujourd’hui l’une des sources les plus fécondes pour les historiens de l’art italien, qu’il faut rapporter à la première jeunesse de Léonard un ouvrage dont il parle avec enthousiasme, mais dont la trace est malheureusement perdue, et dont le mérite si vanté n’est plus, maintenant qu’un sujet de conjecture. Le père de Léonard avait reçu d’un de ses fermiers une planche de figuier avec prière d’y faire peindre un tableau. Comme ce fermier s’était toujours montré fort habile dans la chasse au piége et au lacet, et que le père de Léonard devait a son adresse plus d’un excellent morceau qui avait fait honneur à sa table, ser Piero invita son fils à donner sur cette planche de figuier une preuve de son savoir. Léonard, qui avait profité dignement des leçons du Verocchio, et qui même, au bout de quelques mois, avait trouvé moyen de le surpasser, se rendit de bonne grace au désir de son père. Il réunit dans sa chambre un choix d’animaux affreux : crapauds, vipères, lézards étranges ; il les groupa de façon à composer un monstre sans nom, et, dans l’ardeur qui le possédait, il oublia jusqu’au soin de sa santé. Les élémens de sa composition, frappés de mort par la captivité qui défendait à l’air de se renouveler tombaient en putréfaction, et Léonard ne s’en apercevait pas. Tout entier à l’étude de son modèle, il ne s’inquiétait pas de l’air empesté qu’il respirait. Au bout de quelques semaines, il avait achevé son œuvre, et priait son père de venir la juger. Au moment où ser Piero frappait à la porte, Léonard ferma les fenêtres de sa chambre de façon à ne laisser pénétrer qu’un jour ménagé avec avarice et discrétion. Ser Piero, si nous en croyons le biographe toscan, fut tellement frappé de la vérité de l’imitation, qu’il se crut en présence d’un monstre vivant, et recula d’horreur. Léonard, enchanté du succès de son œuvre, battit des mains en voyant l’étonnement et l’effroi de son père. « .J’ai donc atteint, lui dit-il avec orgueil, le but que je me proposais. Je voulais épouvanter tous ceux qui regarderaient mon œuvre, et vous tremblez. Je ne pouvais rien souhaiter de plus glorieux, mes études et ma persévérance ne sont pas perdues. Emportez cette rondache ; j’espère que celui qui vous l’a demandée n’en sera pas mécontent. » Ser Piero, plein de joie, emporta la rondache ; mais, chemin faisant, il comprit que son fermier, malgré son adresse à la chasse, malgré les services qu’il lui avait rendus, ne méritait pas une telle aubaine, et comme sans doute l’amour du profit tenait dans son cœur plus de place que l’amour de l’art, au lieu de garder avec un soin jaloux cette précieuse rondache, il la vendit pour 100 ducats à des marchands florentins, qui la revendirent pour 300 au duc de Milan. Lodovico Sforza. Pour acquitter la promesse qu’il avait faite à son fermier, il acheta dans une boutique de faubourg une œuvre grossière et sans valeur, dont le paysan se contenta et le remercia joyeusement. Eh bien ! cette rondache, qui, pour Léonard, n’était qu’une espièglerie commencée avec ardeur, poursuivie avec patience, et menée à bonne fin, comme nous venons de le voir, fut dans sa destinée un événement décisif ; car il est probable que, sans cette merveilleuse rondache, Lodovico Sforza n’eût jamais appelé Léonard à Milan. Cependant je répugne à croire qu’il n’ait pas eu, pour se décider, de motif plus impérieux. Ce qui me confirme dans ma conviction, c’est la lettre même de Léonard transcrite par Oltrocchi et publiée par Amoretti, lettre où le peintre florentin parle de lui-même, de ses études, de ses travaux, avec un juste orgueil, une légitime assurance. Cette lettre en effet, qu’il faut ranger parmi les monumens les plus précieux, de l’histoire, et qui pourrait être taxée de présomption, si elle n’était pas signée du nom de Léonard, nous apprend que l’élève du Verocchio avait déjà essayé ses forces dans une série de travaux très variés. Il offre au duc ses talens pour les œuvres d’architecture civile et militaire pour l’hydraulique, pour l’artillerie, pour la statuaire en bronze et en marbre, et la peinture, qu’on aurait pu croire son étude favorite, occupe dans cette lettre mémorable une place très modeste. Léonard, avec l’accent d’un homme qui sait tout ce qu’il vaut, ne craint pas de dire au duc de Milan : « Voilà ce que je peux faire pour le service de votre personne, pour le bien de votre état, et tout ce que je vous prompts, je suis prêt à. le prouver. Les plus habiles ne m’effraient pas ; je ne redoute aucune comparaison. Que votre altesse daigne me mettre à l’épreuve, et j’ai la ferme confiance qu’elle n’aura pas à s’en repentir. » Certes, une pareille lettre, écrite d’un tel ton, était de nature à exciter la curiosité d’un prince éclairé. Or, si Lodovico Sforza ne s’est montré ni juste, ni généreux envers son neveu Gian-Galeazzo, aucun historien n’a jamais songé à révoquer en doute l’étendue et la finesse de son intelligence. C’est pourquoi, sans m’arrêter à chercher quel a été le médiateur entre Léonard et le duc de Milan, je suis amené à croire que la rondache vendue par ser Piero n’a pas dans la vie de Léonard toute l’importante que Vasari lui attribue.

C’est à cette époque, d’après les calculs d’Amoretti, qui semblent d’ailleurs très probables, que nous devons rapporter la composition d’une ébauche qu’on admire dans la galerie des Offices à Florence. Je veux parler de l’Adoration des Mages. Cette ébauche est d’autant plus digne d’attention, qu’elle permet d’étudier la pensée de Léonard, je ne dirai pas dans sa naissance, car sans nul doute, avant de la transcrire sur la toile, il l’avait long-temps contemplée dans sa conscience ; mais nous pouvons du moins, en étudiant cette composition inachevée, voir comment il préparait sa peinture. Nous pouvons en un mot, pour nous servir de la langue du métier, connaître les dessous de sa peinture. Sous le rapport de la composition proprement dite, cette Adoration des Mages doit se placer parmi les œuvres les plus accomplies de Léonard. La Vierge et le Christ, Joseph et les rois mages sont dessinés avec une rare perfection. Cependant je crois pouvoir, sans me rendre coupable de sacrilège, soumettre à tous ceux qui ont pu voir cette admirable ébauche deux observations que l’étude m’a suggérées. En premier lieu, la forme choisie par Léonard, je veux dire la forme générale de la composition, me paraît présenter de graves inconvéniens. En effet, dans l’Adoration des Mages, la largeur et la hauteur sont équivalentes. Or, pour tous les hommes familiarisés avec l’étude ou la pratique de la peinture, il est évident que cette combinaison est défectueuse. À moins qu’il ne s’agisse d’une peinture murale dont les conditions géométriques ne peuvent être violées ; tout esprit bien fait comprend sans peine la nécessité de choisir une largeur arithmétiquement supérieure à la hauteur, ou de se décider pour le parti contraire. Et, qu’on y prenne garde, cette considération purement arithmétique n’est pas sans importance, car elle repose sur les lois mêmes de la vision. Tout tableau dont les quatre côtés ont la même valeur géométrique trouble et distrait nécessairement l’attention du spectateur. L’esprit le plus bienveillant, l’œil le plus exercé se trouve dérouté en présence d’un tableau carré. Or, l’Adoration des Mages, placée dans la galerie des Offices, est précisément un tableau carré, et, d’après les documens que nous possédons, rien n’obligeait Léonard à choisir cette forme ingrate. Il nous est donc impossible de deviner pourquoi l’auteur, qui avait si mûrement réfléchi sur toutes les conditions scientifiques de son art, a choisi une forme si contraire à toutes les traditions de la peinture. En second lieu, et cette observation est, à nos yeux, beaucoup plus grave que la première, dans cette composition si admirable d’ailleurs quant aux personnages principaux, Léonard a beaucoup trop multiplié les détails. Personnages accessoires, fabriques, paysage, tout est traité avec le même soin, la même diligence, si bien que l’œil se promène avec bonheur, mais sans prédilection, sur toutes les parties de la toile. Je sais que cette objection, qui frappe tous les yeux n’a pas toute l’importance que je lui attribue, si l’on veut tenir compte de l’état de la peinture. Je sais que l’achèvement définitif de la composition aurait nécessairement modifié la valeur relative des personnages accessoires, des fabriques et du paysage. Cependant, tout en tenant compte de cette modification dont la probabilité ne peut être contestée par personne, il est certain que ces détails, même éteints ou atténués par l’exécution, auraient encore trop d’importance. Quoi qu’on puisse dire, quoi qu’on puisse conjecturer, il est hors de doute que l’Adoration des Mages, exécutée selon l’ébauche que nous connaissons, n’aurait jamais eu l’unité d’effet qui doit appartenir à toutes les œuvres de la pensée scientifique ou poétique. On aura beau dire, éteints ou atténués, ces détails, si vrais en eux-mêmes, feront toujours un tort immense aux personnages principaux, aux personnages dont se compose l’action que le peintre a voulu représenter. Cependant je ne voudrais pas laisser croire que mon admiration soit entamée par les réserves que je soumets à tous les esprits éclairés. Si je blâme le nombre et l’importance des détails, je ne méconnais pas la valeur et la vérité des personnages qui représentent la scène choisie par Léonard. Le Christ est d’une beauté divine. La Vierge exprime avec une adorable précision la pudeur et la fierté. Le saint Joseph résume dans sa physionomie toutes les conditions indiquées par l’Évangile, et quoique ces conditions, d’après les données purement humaines, soient difficiles à concevoir, j’avouerai cependant que Léonard les a parfaitement traduites. Le saint Joseph, dans le tableau qui nous occupe, exprime très bien l’étonnement et le respect. Quant aux rois mages, il est difficile, sinon impossible de les concevoir sans une forme à la fois plus imposante et plus soumise, plus majestueuse et plus pieuse. Pourquoi ce tableau, si admirablement ébauché, n’a-t-il pas été achevé ? A cet égard, les biographes nous laissent dans l’ignorance la plus absolue. Léonard, après avoir ébauché son œuvre, a-t-il senti la nécessité de la modifier ? ou bien, appelé à Milan par le duc Lodovico Sforza, a-t-il renoncé à l’achever ? L’histoire est muette. Toutefois il est permis de croire que, si Léonard eût achevé ce tableau, il l’aurait modifié dans plusieurs parties essentielles. Et cependant, tel qu’il est ébauché au bitume, il doit compter parmi les œuvres les plus intéressantes, les plus dignes d’études qui décorent les galeries d’Europe.

La Méduse, placée dans la même galerie, mérite aussi d’être étudiée avec soin pour deux raisons : elle appartient à la première manière de Léonard, et rappelle, avec des modifications notables, mais cependant d’une façon assez évidente, le style du Verocchio. Il y a en effet dans ce tableau une précision, et je dirais volontiers une minutie Tout Léonard s’est dégagé à mesure qu’il s’éloignait de son maître. Au défaut de la rondache que nous ne possédons plus, la Méduse, conçue à peu près selon les mêmes données, est un digne sujet de méditation. Je ne sais pas à quel propos ni d’après quels renseignemens les écrivains allemands ont mis en doute l’authenticité de ce morceau ; je ne devine pas davantage pourquoi ils ont indiqué comme signe caractéristique l’empâtement de la couleur et le ton enfumé. À mes yeux, je l’avoue, l’authenticité de ce morceau ne saurait être contestée, car l’exécution fine et délicate, bien que minutieuse peut-être jusqu’à l’excès, s’accorde très bien avec l’ensemble des œuvres de Léonard. Quant au ton enfumé, quant à l’empâtement de la couleur, j’avouerai franchement qu’à moins de récuser le témoignage de mes yeux, je suis forcé de les prendre pour de pures fictions. J’ai vu mainte et mainte fois la Méduse de Léonard dans la galerie des Offices, je l’ai vue sous le jour le plus favorable et le plus éclatant, et jamais l’empâtement de la couleur et le ton enfumé dont parlent MM. Passavant et Rumohr n’ont frappé mes yeux. Pour moi, ce qui me plaît, ce qui m’étonne, ce qui me charme dans cet ouvrage, c’est la précision infinie avec laquelle l’auteur a su rendre jusqu’aux moindres détails. Je reconnais volontiers qu’il a souvent dépassé le but ; mais il y a dans l’excès même du soin avec lequel il a traité tous les détails secondaires tant de savoir et d’amour vrai de l’art, que je pardonne sans hésite, à l’entraînement de son zèle.

La tête de la Méduse est à la fois belle et terrible : regard flamboyant, serpens entrelacés dans la chevelure, lèvres imprégnées de poison, haleine qui souffle la mort, rien ne manque à cette épouvantable Méduse, et pourtant Léonard, avec un art que je ne saurais trop louer à réussi le sentiment de l’épouvante et le sentiment de la beauté. C’est pour la réunion, pour le développement simultané de ces deux sentimens qui ne peuvent se séparer dans l’ame du spectateur, que j’admire la Méduse. Il y a certainement dans la série de ses œuvres plus d’un morceau que je préfère à la Méduse ; mais, dans toute la durée de sa longue carrière. il n’y en, a pas un qui révèle d’une façon plus évidente l’ardent amour que Léonard portait à la beauté. Un peintre nourri dans d’autres traditions, élevé dans une autre école ; se fût fait une fête d’épouvanter le spectateur par le désordre et la laideur, par les mouvemens convulsifs de la physionomie : Léonard, dont la beauté, l’élégance et la grace formaient la préoccupation constante, n’a vu, et je l’en remercie, dans la tête de Méduse que la solution d’un problème digne de sa haute intelligence, la conciliation de l’épouvante et de l’admiration. Il est impossible en effet d’effacer de sa mémoire cette tête si finement, si profondément conçue. Le regard.immobile et le sourire menaçant de cette Méduse demeurent gravés dans notre ame et défient toutes les distractions. Aucune des images qui passent devant nos yeux ne réussit à détrôner la Méduse de Léonard. Il y a dans ce visage demi-viril, demi-féminin, un accent de vengeance et de passion qui fascine, qui enchaîne l’attention. Quoi qu’on fasse, il faut, bon gré, mal gré, se souvenir de cet admirable et terrible visage. À ne considérer ce morceau qu’au point de vue purement esthétique, il est certain qu’il serait plus beau, si l’auteur eût consenti à ne pas traiter toutes les parties de son œuvre avec le même soin, la mène diligence : le sacrifice des élémens secondaires eût relevé la valeur des démens principaux ; mais, si nous voulons tenir compte du temps où cette œuvre fut achevée et nous souvenir de l’âge de l’auteur, qui, selon toute probabilité, n’avait guère alors plus de trente ans, nous sommes forcé d’admirer le zèle qu’il a porté dans toutes les parties de cette composition, bien que ce zèle soit partout prodigué avec trop d’entraînement. Les serpens entrelacés dans la chevelure de Méduse pourraient sans inconvénient être éclairés d’une lumière moins abondante ; c’est une pensée qui se présente naturellement à tous les esprits et qui n’admet pas même la discussion. Oui, sans doute ; mais quelle prodigieuse élégance dans la forme des lèvres ! quelle terreur dans la profondeur des orbites, dans l’enchâssement des yeux, dans l’immobilité du regard ! et comme le soin excessif que l’auteur a porté dans l’exécution des moindres détails disparaît devant l’expression puissante de cette tête si terrible et si belle ! Quant à moi, je le confesse, parmi les œuvres de Léonard, il en est bien peu qui m’aient enseigné aussi clairement, je ne dis pas le secret de son génie, mais le secret du charme qui s’attache à toutes les manifestations de sa pensée. Je ne crains pas de le dire, il y a dans la Méduse du palais des Offices le germe de la Joconde que nous admirons au Louvre. Si l’ouvrage placé sous nos yeux est revêtu d’une perfection plus éclatante, s’il révèle un savoir plus profond, une connaissance plus intime et plus complète de la forme et de la grace, il est permis d’affirmer que la Méduse présage la Joconde.

Nous avons vu, dans la lettre publiée par Amoretti, et dont j’ai tout à l’heure donné la substance, que Léonard, à Florence même, était déjà en pourparler avec le duc de Milan pour la statue de son père, Francesco o Sforza. Il ne reste malheureusement rien de cet ouvrage, qui aurait coûté à Léonard seize années de travail, si l’on acceptait sans le discuter le témoignage des biographes. Or, ce témoignage, soumis à un examen sévère et rapproché de la série des œuvres achevées par Léonard pendant son premier séjour à Milan, ne peut être accepté comme une affirmation exacte ; car, si Léonard a travaillé pendant seize ans au modèle de cette statue colossale, il ne faut pas oublier que, durant ces mêmes années, de 1483 à 1499, il a mené à bonne fin plusieurs ouvrages importans. Il me suffirait de nommer la Cène de Sainte-Marie-des-Graces, et cette composition si importante, où Léonard se trouve tout entier, achevée vers 1497, et probablement commencée en 1494, n’est pas la seule qui ait occupé Léonard pendant cette période de sa vie. Nous voyons dans les œuvres poétiques de Bellincioni, parmi les vers écrits à la louange du duc de Milan, que Léonard peignit une sainte famille pour Cecilia Gallerani, qu’il fit le portrait de cette belle personne, le portrait de Lucrezia Crivelli, aimée comme elle du duc de Milan, et enfin, sur les murs mêmes de la salle où se trouve la Cène, le portrait de Lodovico Sforza et de sa femme, Béatrice d’Este. Ainsi, nous ne devons pas prendre à la lettre le témoignage des biographes. Si Léonard a travaillé pendant seize ans au modèle du Colosse, car c’est ainsi que les historiens milanais appellent la statue de Francisco Sforza, il n a pas donné tout son temps à cette œuvre, et rien n’est plus facile que de le prouver

Que savons-nous du Colosse ? Nous savons que le modèle en terre, achevé par Léonard en 1498, servit de cible aux arbalétriers gascons de Louis XII. Nul ne sait ce que devinrent les débris de ce modèle. Il faut croire que ces débris furent dispersés et abandonnés, car si quelqu’un eût songé à les réunir, à les sauver, les écrivains milanais n’eussent pas manqué de nous transmettre le nom de ce pieux amant de l’art. Or ; comme ils se taisent, nous sommes forcé de voir dans leur silence un signe éclatant d’oubli et d’abandon. Cette indifférence est d’autant plus singulière, que l’œuvre de Léonard, par ses dimensions, n’offrait pas à l’adresse des arbalétriers gascons un but très glorieux. Prendre pour cible une statue colossale est un passe-temps qui doit s’user bien vite, et que les vainqueurs eussent abandonné sans regret. Comment ne s’est-il pas trouvé une main dévouée, un cœur résolu, pour sauver l’œuvre de Léonard ?

Fra Luca Paciolo, mathématicien éminent, attaché comme lui au service de Lodovico Sforza, nous a conservé les proportions du Colosse. La hauteur était de vingt et un pieds. Le bronze nécessaire pour couler ce modèle n’eût pas pesé moins de cent-cinquante mille livres. Quelques écrivains en lisant les calculs si précis de fra Luca, ont pensé que la statue de Francesco Sforza avait été exécutée, et que les calculs du mathématicien s’appliquaient à l’œuvre définitive ; mais Oltrocchi, en consultant les manuscrits de Léonard, n’a pas eu de peine à démontrer que la fonte du modèle était toujours demeurée à l’état de projet. Il a même recueilli un fragment de lettre adressée au duc de Milan, où Léonard se plaint de son dénûment, et rappelle qu’il lui est dû deux années de sa pension, et qu’il ne lui reste pas de quoi payer ses ouvriers.

Ainsi, tous nos renseignemens se réduisent à des chiffes. Si nous ajoutons aux calculs de fra Luca quelques vers italiens de Bellincioni, quelques vers : latins de Lancino Curzio, nous aurons épuisé tous les témoignages. La perte de ce modèle est d’autant plus regrettable, que Léonard, après avoir étudié l’anatomie humaine sous la direction de Marc Antonio della Torre, professeur à l’université de Pavie, après avoir dessiné pour lui les diverses parties du corps, et préparé de ses mains plusieurs pièces importantes, n’avait pas étudié avec moins de zèle l’anatomie du cheval. À cet égard, ses manuscrits ne laissent aucun doute, car on y trouve plusieurs chevaux dessinés à la plume qui révèlent une science profonde. Nous savons même qu’il avait composé sur cette matière un traité spécial. Formé à l’école du Veroccbio, dont le talent nous est pleinement révélé par la belle statue équestre placée à Venise devant l’église Saint-Jean et Saint-Paul, instruit par l’étude persévérante du modèle vivant, Léonard, sans nul doute, nous eût offert, dans la statue de Francesco Sforza, un modèle d’élégance, de précision et de grandeur. Il ne faut pas prendre au sérieux l’assertion de Vasari sur cet ouvrage à jamais regrettable. Le biographe toscan nous dit que le Colosse ne fut jamais fondu, parce que les dimensions du modèle ne permettaient pas de le fondre. Ces dimensions, quelque grandes qu’elles soient, n’ont pas de quoi effrayer un fondeur habile. Les ouvrages du XVe siècle qui sont venus jusqu’à nous prouvent assez clairement toute que l’Italie savait faire. Depuis la statue de Gatta-Melata, placée à Padoue devant l’église Saint-Antoine, jusqu’au Persée placé à Florence sous la loge des Lanzi, depuis Donatello jusqu’à Benvenuto Cellini, l’Italie tout entière réfute l’assertion de Vasari. D’ailleurs, fra Luca ne dit nulle part que le Colosse dût être fondu à cire perdue, et la fonte au sable, même pour un colosse, ne présente pas de difficultés sérieuses.

C’est dans la Cène de Sainte-Marie-des-Graces qu’il faut étudier Léonard de Vinci ; c’est dans cette œuvre capitale qu’il faut chercher la mesure et la variété du savoir qu’il avait amassé. La Cène de Sainte-Marie-des-Graces se place par son importance à côté des chambres du Vatican et de la chapelle Sixtine : malheureusement l’œuvre de Léonard est bien loin de se présenter à nous dans le même état de conservation, de fraîcheur et de jeunesse que les fresques de Raphaël et de Michel-Ange. Tandis que l’École d’Athènes et le Jugement dernier semblent nés d’hier, tant les couleurs sont vives, tant il est facile d’embrasser d’un regard l’ensemble de la composition, tant l’œil suit avec bonheur et sans effort les moindres détails de la pensée, la Cène de Sainte-Marie-des-Graces est aujourd’hui et depuis long-temps bien malade ; cependant, je dois le dire, l’état fâcheux de cette peinture murale a été fort exagéré par la plupart des écrivains qui en ont parlé, les uns après l’avoir régardée en passant, les autres sans l’avoir jamais vue. Pendant mon séjour à Milan, j’ai souvent étudié la Cène de Léonard, et je ne puis me ranger à l’avis généralement accrédité. Il n’est pas vrai, comme on le répète dans toutes les langues de l’Europe, que la Cène n’offre plus aux regards qu’une ruine confuse. Pour parler en ces termes, il faut n’avoir pas pris la peine d’étudier cette œuvre considérable pendant un quart d’heure. Si l’on gravit, en effet, les degrés du plancher établi devant la Cène, si l’on se place à quelques pieds de distance pour la regarder, non-seulement il est impossible d’embrasser l’ensemble de la composition, mais encore les détails échappent à l’œil le plus attentif. Si l’on s’éloigne, si, docile aux conseils du bon sens, on se place à la distance que l’auteur lui-même devait souhaiter pour l’étude de son œuvre, on ne tarde pas à saisir l’ensemble, qui d’abord se dérobait au regard, et les détails mêmes de chaque tête se révèlent peu à peu avec une entière évidence. Il n’est donc pas vrai que la Cène soit complètement perdue : c’est une de ces phrases banales qui passent de bouche en bouche sans être vérifiées par personne, et sont acceptées comme articles de foi. Amoretti est le seul qui dise sincèrement ce qu’il a vu, et dont le témoignage s’accorde avec la vérité. L’état déplorable où se trouve la Cène doit être attribué à trois causes très diverses. En premier lieu, cette peinture murale, qu’on est habitué à regarder comme une fresque, est une peinture à l’huile, et Léonard dans son désir de bien faire, n’a pas voulu s’en tenir aux traditions consacrées par une longue expérience : il a inventé, pour son usage, des mélanges d’huiles que personne n’avait encore éprouvés, et dont l’épreuve s’est faite à ses dépens, et, je puis ajouter, aux dépens de la postérité. En second lieu, ce que le temps et le travail intérieur des substances employées par Léonard avaient commencé, la main d’un peintre ignorant s’est chargée de le continuer. En 1726, cent vingt-neuf ans après l’achèvement de cette œuvre, Bellotti offrit aux dominicains de Sainte-Marie-des-Graces de rajeunir, de réssusciter la Cène, de la rendre à sa première fraîcheur, et les dominicains, abusés par cette promesse et par quelques épreuves partielles, lui confièrent imprudemment la muraille de leur réfectoire. La promesse de Bellotti sembla d’abord accomplie, et la couleur reparut comme par enchantement ; mais bientôt les rides prirent la place de la jeunesse. Grace au vernis étendu sur la muraille comme une eau de Jouvence, toutes les figures, sous l’action combinée de la lumière et de la chaleur, furent sillonnées de crevasses et se détachèrent en écailles. Enfin, pour compléter l’œuvre de Bellotti, l’armée française, à la fin du siècle dernier, malgré les ordres précis du général en chef Bonaparte, établit dans le réfectoire des dominicains un quartier de cavalerie. Cette profanation, bien qu’elle ait duré peu de temps ne pouvait manquer d’exercer sur la Cène une action désastreuse. Aujourd’hui, sous la domination autrichienne, le réfectoire des dominicains, sans être entretenu comme il pourrait l’être, n’est cependant exposé à aucune injure nouvelle. Bien que le couvent soit une caserne de hussards, le réfectoire ne sert pas d’écurie. Sans doute il serait facile sinon d’arrêter, au moins de retarder le dépérissement de la Cène en garnissant de boiseries les murailles nues qui séparent la Cène de Léonard du Calvaire de Montorfano, et peut-être parviendrait-on ainsi à combattre la formation de la couche nitrée qui voile, comme une brume, toute la composition aux yeux du spectateur trop voisin de la muraille ; mais il faut le dire, car le doute n’est pas permis, c’est à léonard surtout que nous devons attribuer le déplorable état de la Cène. Le Calvaire de Montorfano, exécuté sur la muraille qui fait face à la Cène, complètement dépourvu d’intérêt sous le rapport de l’art, vulgaire dans l’ensemble, vulgaire dans les détails, achevé plusieurs années avant la Cène, jouit aujourd’hui d’une santé parfaite ; il est vrai qu’il n’a pas passé par les mains de Bellotti, mais il a été, comme la Cène rudoyé par la cavalerie française. Et cependant il semble que Montorfano ait donné hier le dernier coup de pinceau. Pourquoi ? C’est que l’auteur du Calvaire, pour préparer la muraille, pour mêler ses couleurs, pour les broyer, s’en est tenu aux procédés vulgaires, éprouvés depuis long-temps. Léonard, dans son amour immodéré du progrès universel, n’a pas compris le danger d’une innovation tentée sur une si grande échelle, et sa témérité a été sévèrement châtiée : s’il se fut contenté des procédés vulgaires, il est probable, il est certain que la Cène serait aujourd’hui aussi jeune, aussi fraîche que le Calvaire.

Le sujet proposé à Léonard par le prieur des dominicains est assurément l’un des plus difficiles qui se puissent rencontrer dans la peinture, et je conçois très bien que, malgré l’étendue et la variété de son savoir, l’élève du Verocchio ait long-temps médité avant de se mettre à l’œuvre ; je conçois qu’il ait plusieurs fois interrompu son œuvre commencée avant de la poursuivre et de l’achever. L’histoire du père Bandelli peut servir de leçon à tous les esprits du même ordre qui traitent avec dédain le travail intérieur de l’intelligence et n’attachent d’importance qu’au travail visible qu’ils peuvent toucher de leurs mains. Giraldi Cintio et Giorgio Vasari racontent que le père Bandelli, irrité de voir Léonard passer des matinées entières sans prendre le pinceau, dans le réfectoire de.Sainte-Marie-des-Graces résolut de porter plainte au duc de Milan et que Lodovico Sforza, après l’avoir écouté, appela Léonard et lui parla des doléances du prieur. Léonard, sûr de trouver dans le duc un auditeur attentif et intelligent, lui expliqua sans peine que son travail le plus difficile n’était pas le maniement : du pinceau, mais la conception complète et précise de qu’il voulait peindre. Le duc entendit Léonard à demi-mot, et, s’il fallait en croire Giraldi Cintio, Léonard aurait menacé le prieur de se venger de ses importunités en le prenant pour modèle de Judas Iscariote. Je n’examine pas si la dernière partie de cette anecdote est parfaitement authentique. Que Lodovico Sforza ait ri ou non en écoutant cette menace digne d’un écolier, que l’histoire manuscrite du couvent de Sainte-Marie-des-Graces, consultée par Amoretti, nous représente le père Bandelli comme un vieillard vénérable, doué d’une physionomie imposante qui n’aurait jamais pu servir de modèle à Judas Iscariote, ce sont là des points sans importance et que je ne veux pas m’arrêter à discuter. Lors même que la seconde partie de l’anecdote serait une pure espièglerie de Giraldi Cintio, transcrite sans examen par Vasari, la première partie demeurerait encore très probable, car elle s’accorde merveilleusement avec le caractère et les habitudes de Léonard. La mauvaise humeur du père Bandelli, en présence de la rêverie qu’il prenait pour de la paresse, n’est certainement pas un conte fait à plaisir, car nous voyons chaque jour autour de nous ; sous nos yeux, se répéter cette guerre éternelle d’ignorance contre le savoir. Tout travail qui ne se révèle pas par un signe visible, par la forme, la couleur ou la parole, est, pour la foule, un travail purement imaginaire. Penser sans modeler, sans peindre ou sans écrire, c’est, aux yeux de la foule, se croiser les bras. Le type du père Bandelli se multiplie à l’infini, et l’on ne peut faire un pas sans entendre parler, avec une pitié dédaigneuse, des hommes qui gaspillent leur vie en vaines rêveries, — avec une admiration burlesque, un enthousiasme vraiment comique, de ces ouvriers toujours prêts, toujours empressés, qui ne prennent jamais la peine d’attendre la pensée, qui mettent leur gloire et leur habileté à s’en passer. À l’exemple du père Bandelli, la foule ne s’inquiète guère : de la valeur et de la durée des œuvres. Pour la foule l’improvisation est la preuve la plus éclatante, la plus certaine que l’artiste, peintre, statuaire ou poète, puisse donner de son savoir et de sa puissance. Songer avant de se mettre à l’œuvre, hésiter, délibérer avant de prendre le pinceau, l’ébauchoir ou la plume, c’est avouer sa faiblesse, c’est confesser son inexpérience, son inhabileté. Or, cette accusation, lorsqu’elle s’adresse à des hommes qui ont la conscience de leur force et de leur savoir, doit exciter en eux une légitime impatience. Je comprends donc très bien la colère de Léonard, et, sans vouloir garantir comme authentique la menace que Giraldi Cintio lui attribue, je la concevrais, je l’avoue, comme une espièglerie très excusable.

Quelle que soit d’ailleurs la vérité de cette anecdote, il est certain que Léonard n’a pas employé moins de trois ans à peindre la Cène de Sainte-Marie-des-Graces, et, bien qu’il se contentât difficilement, comme il avait la main très exercée, nous ne pouvons pas supposer qu’il ait consacré trois années entières à peindre le Christ et les apôtres ; il faut donc admettre de toute nécessité que la meilleure partie de son temps a été dévolue à la réflexion. Avant de quitter Florence, il avait vu bien souvent, il avait admiré sans doute la Céne de Giotto, placée aujourd’hui dans l’église déserte de San-Miniato. Cette composition avait dû être pour lui le sujet d’une étude assidue ; car, si la forme proprement dite, si l’exactitude et la prévision du dessin laissent beaucoup à désirer dans la Cène de San-Miniato, on ne peut nier que cette composition ne soit vraiment sublime par la naïveté des attitudes, par l’expression énergique des physionomies. La sérénité majestueuse et attentive de l’homme-Dieu, l’étonnement et la colère qui se peignent sur le visage des apôtres, la confusion de Judas et la douleur de saint Jean penché sur l’épaule du Christ rangent l’œuvre de Giotto parmi les monumens les plus importans de l’art moderne. Si la science du dessin a fait, depuis Giotto jusqu’à Raphaël, d’immenses progrès, il est certain que Giotto a bien rarement été surpassé dans l’expression des sentimens religieux. Les plus belles œuvres de fra Angelico n’effacent pas la Cène dont je parle. La Vierge au pied de la Croix, peinte dans le réfectoire du couvent de Saint-Marc, à Florence, si éloquente dans sa douleur, si justement, si universellement admirée, n’éveille pas dans l’ame du spectateur une sympathie plus vive, une émotion plus poignante que le saint Jean de San-Miniato. Je crois donc que Léonard, avant de se mettre à l’œuvre, a dû penser long-temps à la Cène de Giotto.

Mais le souvenir de Giotto n’était pas fait pour effrayer Léonard. S’il pouvait craindre en effet de ne pas surpasser l’élève de Cimabuë sous le rapport de l’expression, il était sûr de le surpasser, de l’effacer par la science, par la précision, par la construction savante de chaque figure, par le jet majestueux des draperies, par l’exécution des détails accessoires, par la distribution de la lumière et à moins d’être aveugle, il faut avouer que son espérance n’a pas été trompée. Léonard, comme Giotto, ayant à choisir entre les récits de la cène présentés par les quatre évangélistes, a sagement donné la préférence à saint Jean. Le récit de saint Matthieu n’est pas moins développé que celui de saint Jean ; mais il est beaucoup moins pathétique, et je conçois très bien que Giotto et Léonard aient préféré saint Jean à saint Matthieu. Quant aux récits de saint Marc et de saint Luc, comparés aux récits de saint Matthieu et de saint Jean, ils sont vraiment insignifians.

Cependant les détails mêmes fournis par l’Evangile de saint Jean sont loin de rendre plus facile la tache du peintre qui se propose de représenter la cène. Il. y a en effet dans le récit de saint Jean, si attendrissant et si animé, plusieurs élémens dont le peintre doit renoncer à faire usage. Qu’il nous suffise de mentionner le lavement de pieds, symbole touchant de charité, d’égalité fraternelle, qui troublerait l’unité de la composition. Plus je réfléchis et plus je me confirme dans la pensée que la cène est un des sujets les plus épineux que présente l’histoire de la religion chrétienne. Pour le prouver d’une façon évidente, il est inutile de recourir à l’érudition, de citer les efforts de Domenico Ghirlandajo, le maître de Michel-Ange, d’André del Sarto, de Raphaël. Le maître de Michel-Ange n’avait pas en lui-même de quoi concevoir toute l’importance, toute la grandeur d’un tel sujet. André del Sarto, excellent quand il s’agissait d’exprimer des idées simples, se trouvait embarrassé toutes les fois qu’il fallait rendre une idée complexe. Or, si la cène ou l’institution de l’eucharistie se résume d’une manière générale dans l’idée de la charité, l’expression variée des physionomies qu’il faut donner aux douze apôtres présente à l’imagination une série de problèmes difficiles à résoudre, et André n’était pas de force à triompher de tels obstacles. Quant à Raphaël, son exemple ne saurait avoir un grand poids dans la discussion malgré la grandeur de son nom, car il n’est permis qu’à l’ignorance la plus profonde de réunir dans une commune admiration les stances et les loges. Tous ceux en effet qui ont pris la peine d’étudier l’histoire de la peinture savent que les loges n’ont été pour Raphaël qu’une affaire de pure décoration. Il demeure établi que, des cinquante-deux compositions qui ornent cette élégante galerie, la première seulement, la Création, a été peinte de la main du maître ; l’exécution du reste a été livrée à ses élèves. Or, la Cène fait partie des loges, et, si Raphaël a donné le dessin des cinquante-deux compositions, il est impossible de croire qu’il ait attaché à la décoration de cette galerie la même importance qu’aux chambres du Vatican. L’École d’Athènes et l’Incendie du Borgo, l’Héliodore et la Dispute du saint-sacrement occupaient dans la pensée de Raphaël une tout autre place que la décoration des loges et la part personnelle qu’il a prise aux peintures des stances le démontre surabondamment.


Un seul mot, selon moi, suffit à caractériser dignement la Cène de Léonard : c’est l’effort suprême du génie humain. Et, pour accepter cette affirmation, il suffit de passer quelques matinées dans le réfectoire de Sainte-Marie-des-G races, car, sur treize têtes, trois seulement, les trois dernières, placées à droite du spectateur, sont à l’état de pastel à demi effacé ; toutes les autres se voient parfaitement pourvu qu’on se place à une distance convenable. La porte percée sous la table par les dominicains, aujourd’hui condamnée et murée, et, qui a coupé les jambes du Christ, n’a troublé en rien la grandeur, la sérénité, la clarté de la composition. Léonard s’est efforcé de prêter à chaque tête une expression individuelle, et sa volonté s’est pleinement réalisée. Pour ceux qui ont étudié avec attention le Nouveau Testament et qui ont comparé l’un avec l’autre les quatre évangélistes, c’est un travail curieux de suivre la pensée de Léonard dans ses moindres détails. L’auteur, en effet, ne s’est pas contenté de varier l’expression des physionomies, le sens des attitudes, selon le caractère que la tradition chrétienne prête à chaque personnage : il a voulu marquer la parenté des apôtres entre eux ou des apôtres avec le Christ ; en un mot, il n’a rien négligé pour épuiser toutes les données secondaires dont se compose la donnée principale. Ce qui frappe d’abord le spectateur dans cette admirable peinture, c’est la tête du Christ empreinte d’une divine charité, d’une résignation sublime. Il suffit de la regarder pendant quelques minutes pour estimer à sa juste valeur l’anecdote racontée par Vasari. Le biographe toscan assure que Léonard, désespérant de trouver sur la terre le type de la beauté divine incarnée dans la forme humaine, laissa le Christ inachevé. Or, le Christ de Sainte-Marie-des-Graces est aussi complètement achevé que les douze apôtres ; et nous possédons sur cette tête un document qui, nous manque pour les autres. J’ai vu dans la galerie de Brera une étude au pastel qui a servi de modèle pour le Christ. On aime à comparer cette étude, à la tête peinte sur la muraille. Le pastel a quelque chose de maladif. On sent que le modèle transcrit littéralement ne suffirait pas à la tradition évangélique. La tradition dit en effet que le Christ, même à sa dernière heure, gardait encore une beauté divine, et le pastel de Brera ne satisfait pas à cette condition ; mais Léonard, avec un art merveilleux, a su interpréter, agrandir, embellir son modèle, si bien que le pastel se retrouve tout entier dans le réfectoire de Sainte-Marie, et qu’il a cependant perdu, comme par enchantement, son expression maladive. Je ne crois pas que Léonard ait peint séparément toutes les têtes de la Cène après les avoir dessinées au pastel. Quel que fût son désir de bien faire il est évident qu’il aurait usé son ardeur dans ce double travail, et n’aurait abordé qu’avec dégoût son œuvre définitive ; mais je crois très volontiers à l’authenticité du pastel conservé dans la galerie de Brera, et je regrette bien vivement que les apôtres dessinés de la même manière, et vus à Rome par Angelica Kauffmann, aient quitté l’Italie pour passer en Angleterre.

Il n’y a pas, dans la Cène de Léonard, une seule tête dont l’expression soit livrée au hasard, dont les traits soient assemblés d’après le souvenir, sans tenir compte d’une volonté préconçue. Si la mémoire joue un grand rôle dans cette vaste composition, si le carnet que l’auteur portait toujours à sa ceinture, où il crayonnait toutes les têtes qui le frappaient par leur grandeur ou leur singularité, a été consulté avec profit, il faut reconnaître que la méditation et la volonté ont le pas sur la mémoire. Léonard a interrogé comme renseignement ce qu’il avait vu, ce qu’il avait transcrit ; mais il n’a jamais accepté la réalité qu’en raison de sa conformité avec l’idée qu’il voulait exprimer, et c’est là ce qui assure à la Cène de Sainte-Marie une grandeur, une beauté de premier ordre. Chacun des apôtres, aussi bien que le Christ, peut fournir le sujet d’une étude approfondie. Chaque trait du visage, chaque mouvement a sa raison d’être, et jamais je crois, la prévoyance n’a reçu une plus large, une plus constante application : c’est la mise en œuvre la plus parfaite que je connaisse des théories exposées par la philosophie sur le développement de l’intelligence dans l’ordre esthétique. Voir, savoir, se souvenir, choisir, transformer, vouloir, exprimer, tous ces momens de la pensée sont parcourus par Léonard avec une puissance, une sécurité que personne n’avait connue avant lui, que personne après lui n’a surpassée. Et, chose digne de remarque, cette profondeur de savoir, cette persévérance dans la méditation, cette obstination dans la prévoyance, n’ont pas laissé leur empreinte dans la composition. Sans doute, à moins d’être séparé de la lumière par une triple taie, il est impossible de voir dans la Cène de Sainte-Marie-des-Graces une œuvre improvisée ; mais rien cependant, au premier aspect n’exclut l’idée de spontanéité. L’étude et la réflexion peuvent seules démontrer toute l’étendue des travaux préliminaires auxquels Léonard a. dû se livrer avant de prendre le pinceau. Comme rien dans les physionomies, dans les attitudes, ne viole les lois de la vraisemblance, il est permis à la foule de voir dans ce poème, si simple et si grand, une œuvre née sans : effort. Les hommes : du métier et tous ceux qui, sans manier : le pinceau, ont consacré quelques années de leur vie à l’analyse de l’imagination manifestée sous ses formes diverses, devinent sans peine tout ce que la Cène a dû coûter à Léonard, et ne peuvent cependant refuser de reconnaître que, dans cette composition capitale, la science la plus sévère n’a pas attiédi le souffle de l’inspiration.

Au reste, je dois avertir les lecteurs qui n’ont pas visité la Lombardie que les gravures données en Europe comme des copies de la Cène sont d’une infidélité révoltante. La plus célèbre de toutes, celle de Morghen, peut, à bon droit, passer pour une caricature. Il semble que tous les graveurs qui ont entrepris de traduire l’œuvre de Léonard se soient donné le mot pour détourner les yeux avant de commencer leur travail. Morghen en particulier s’est efforcé de changer le caractère de toutes les têtes, et je dois convenir qu’il y a parfaitement réussi. J’incline même à penser qu’avant de prendre le burin il a dû dessiner d’après nature les têtes qu’il voulait substituer aux têtes de Léonard.

Les autres gravures que j’ai vues, exécutées, disait-on, d’après la Cène de Milan, n’étaient guère moins infidèles. Seulement il y avait dans leur infidélité quelque chose de moins résolu. Il est probable d’ailleurs que les trois quarts au moins de ces prétendus traducteurs n’avaient pas jugé à propos de faire le voyage de Lombardie pour voir le modèle qu’ils voulaient copier. Il faut donc aller à Milan pour connaître dans toute sa vérité l’œuvre principale de Léonard. Sans doute la gravure, si fidèle qu’elle soit, ne peut jamais dispenser de la vue de l’œuvre même ; il n’ y a donc rien d’absolument inattendu dans la destinée de la Cène. Cependant Raphaël, Michel-Ange et Rubens ont été mieux traités que Léonard. Si Volpato n’a pas traduit les stances du Vatican de façon à rendre inutile le voyage de Rome, si le Mantouan ne donne pas une idée complète du Jugement dernier, si Bolswert, malgré sa prodigieuse habileté, n’a pas dérobé à Rubens la magie de sa couleur, Volpato, le Mantouan et Bolswert sont bien plus près de leurs modèles que Morghen de Léonard. J’ai vu dans les cartons de M. Charles Gleyre quelques têtes dessinées à Sainte-Marie-des-Graces où se retrouve tout entier l’accent du modèle. C’est la seule copie qui m’ait rappelé le réfectoire des dominicains.

Obligé de quitter la Lombardie, où ses talens demeuraient sans emploi, Léonard résolut de retourner à Florence avec son fidèle ami, fra Luca Paciolo. Nommé par César Borgia inspecteur-général de toutes les places fortes dont Louis XII avait assuré la possession au duc de Valentinois, il parcourut une grande partie de l’Italie, profitant de ses fonctions d’ingénieur militaire pour observer avec une attention scrupuleuse tout ce qui s’offrait à ses regards tout ce qui pouvait susciter dans son intelligence la création d’une théorie nouvelle ou l’application d’une théorie déjà connue, depuis la fontaine de Rimini, dont les eaux, en tombant dans la vasque, éveillaient en lui des idées musicales jusqu’aux ondes marines de Piombino, dont la succession suscitait dans son esprit inventif de nouvelles formules scientifiques. Pourquoi renonça-t-il au service de César Borgia ? Nous ne le savons pas. Revenu à Florence, il fut chargé par le gonfalonier Soderini de peindre sur une muraille du palais de la seigneurie, dans la salle du Pape, la défaite de Piccinino, capitaine-général du duc de Milan, à la bataille d’Anghiari, livrée en 14440. Le carton de cette peinture, exécuté dans le couvent de Santa-Maria-Novella, est aujourd’hui perdu ; mais nous pouvons juger de ce qu’il valait, des progrès immenses qu’il signalait dans l’art de la composition et du dessin, d’après les documens qui nous sont restés, Je ne parle pas des éloges prodigués à ce carton par Vasari, car le biographe toscan ne mesure pas toujours le bruit et l’emphase de ses paroles à la valeur réelle de l’œuvre dont il s’occuppe ; mais nous possédons une gravure d’Edelinck, exécutée, à ce qu’on croit, d’après un dessin de Rubens, et l’Etruria Pittrice a reproduit une partie du même carton, dont le dessin est attribué au Bronzino. Or, quoique la gravure d’Edelinck et la gravure de l’Etruria Pittrice ne procèdent pas directement de l’œuvre originale de Léonard, on ne peut cependant contester d’une façon absolue l’autorité de ces copies, car elles sont dues à deux hommes dont le savoir et l’habileté sont depuis longtemps établis. Nous pouvons d’ailleurs contrôler ces deux gravures par deux passages tirés des manuscrits de Léonard : l’un qui se rapporte directement à la bataille d’Anghiari, et qui offre la description de cette bataille dans ses moindres détails ; depuis les faits réels jusqu’aux épisodes purement légendaires, l’autre qui renferme des préceptes généraux applicables à la peinture des batailles et dont plusieurs parties s’accordent merveilleusement avec les gravures d’Edelinck et de l’Etruria Pittrice. On sait que Raphaël, occupé à Sienne des peintures de la bibliothèque dont il avait fourni les cartons à son condisciple Pinturicchio, vint à Florence pour étudier le carton de Léonard, exposé dans le palais de la seigneurie, en même temps que le carton de Michel-Ange, dont le sujet était pareillement tiré de l’histoire toscane. Thomas Lawrence possédait un dessin de Raphaël, dans un coin duquel le jeune élève du Pérugin avait reproduit à la plume, un épisode du carton de Léonard. Il n’est donc pas impossible d’estimer la valeur de ce carton, au moins d’une façon approximative, sous le rapport de la composition et de l’élégance. On retrouve dans les documens que j’ai cités la grandeur, l’énergie et la grace des cavaliers du Parthénon. Léonard avait-il sous les yeux quelques dessins exécutés d’après les Panathénées, d’après le combat des Lapithes et des Centaures ? A cet égard, les biographes sont muets. Nous savons, il est vrai, que Raphaël envoya en Grèce plusieurs de ses élèves pour dessiner les ruines du Parthénon, lorsqu’il entreprit la décoration du Vatican ; mais l’arrivée de Raphaël à Rome est, de 1508, et le carton de Léonard à Florence est de 1503. Il est donc permis de supposer que les chevaux de la Bataille d’Anghiari relèvent directement des études spéciales que Léonard avait faites d’après nature, et le talent de son maître Andrea del Verocchio devait d’ailleurs diriger naturellement ses études de ce côté. Je ne parle pas d’une lithographie publiée en France comme offrant la composition complète du carton de Léonard. Cette lithographie, pour tous les hommes éclairés, n’est qu’une pure mystification, et je me sers d’un terme indulgent. Malheureusement la manière inusitée dont Léonard avait préparé la muraille destinée à recevoir sa peinture altéra singulièrement les premières figures transcrites d’après le carton, et Léonard, pour couper court aux accusations calomnieuses qui le poursuivaient, rendit au gonfalonier Soderini l’argent qu’il avait reçu. Au reproche de friponnerie fondé sur l’ignorance et la sottise, il répondit par le remboursement intégral des avances qui lui avaient été faites ; c’était la seule manière de confondre ses calomniateurs.

Mené à Rome par Julien de Médicis, à l’avènement de Léon X, son frère, au pontificat, il fut chargé de quelques travaux, mais dut bientôt y renoncer en voyant la manière railleuse dont ses efforts étaient accueillis. Le pape, qui lui avait commandé une sainte famille pour sa belle-soeur, pour une princesse de Savoie fiancée à son frère. Julien, apprenant : qu’il s’occupait à distiller des huiles pour la composition d’un nouveau vernis, le déclara incapable sans plus ample examen. « Puisqu’il songe à la fin, dit Léon X, avant de songer au commencement, il ne fera jamais rien. » Et les courtisans applaudirent à cette saillie, comme s’ils eussent entendu une des plus fines railleries d’Aristophane ou de Lucien. Cependant le tableau destiné à la belle-soeur de Léon X fut achevé, et s’il faut en croire Amoretti, il serait aujourd’hui passé en Russie. Du reste, si Léonard renonça au plus grand nombre des travaux qui lui étaient offerts ou promis, il ne quitta cependant pas Rome sans laisser une trace durable de son savoir et de son génie. La Vierge de Sant’ Onofrio est, en effet, une des plus charmantes créations de son pinceau. Si cette Vierge, comme on l’assure, a été retouchée par Palmaroli, il faut convenir que la retouche a été exécutée avec une discrétion, une réserve, une prudence, à laquelle nous ne sommes pas habitués. Les Poussin, les Salvator et les Titien de notre galerie en savent bien quelque chose. Retouchée ou. Non par Palmaroli, et j’avoue qu’il ne m’a pas été possible de vérifier cette assertion, la Vierge de Léonard, peinte à fresque au fond d’une galerie du couvent, mais très bien éclairée, placée sous verre comme une relique, est aujourd’hui encore d’une fraîcheur admirable, quoiqu’elle soit achevée depuis trois cent trente-six ans. Si Léonard, docile aux traditions vulgaires, eût consenti à peindre la Cène de Sainte-Marie-des-Graces et la Bataille d’Anghiari d’après les procédés qu’il a employés à Sant’ Onofrio, l’Europe pourrait aujourd’hui étudier ces deux chefs-d’œuvre dans toute leur splendeur, dans toute leur nouveauté. Il y a, dans la Vierge de Sant’ Onofrio une grace, une pudeur, une béatitude, une suavité de sourire que Léonard n’a jamais surpassée. Le Christ placé dans les bras de la Vierge ravit par son enjouement enfantin. Quant au donateur, dont le nom n’est pas venu jusqu’à nous, et dont la tête figure dans cette composition, sa physionomie exprime heureusement un mélange de bonhomie et de gravité. Combien ne devons-nous point déplorer que Léonard, avant de se résigner aux procédés de la fresque, éprouvés depuis long-temps, ait tenté à. Milan et à Florence des essais si malheureux ! Fra Angelico dans la chapelle de Nicolas V, Signorelli à Orvieto, avaient, montré toute la valeur, toute la sécurité de cette méthode. Pourquoi d’élève du Vercechio, n’a-t-il pas consenti, pour l’emploi des couleurs, au moins, à suivre leurs traces ? Nous aurions devant nous, vivantes et fraîches, deux ouvres dont l’une est depuis long-temps profondément altérée, dont l’autre, par le fragment qui nous reste, mérite d’éternels regrets.

Avant son voyage à Rome, Léonard avait composé à Florence, pour l’église des Servi, le carton d’une sainte famille qu’il n’a jamais exécutée, la Vierge sur les genoux de sainte-Anne, avec le : Christ et saint Jean. Ce carton fut pendant plusieurs jours la grande affaire de Florence. La foule se pressait au couvent des Servi pour admirer l’œuvre de Léonard, et cette œuvre n’a jamais été exécutée par l’auteur du carton. Il paraît d’ailleurs que la pensée primitive de cette composition a été plusieurs fois modifiée, car Milan, Londres et Paris nous la présentent sous des formes diverses et avec d’égales garanties d’authenticité. C’est à ce même voyage qu’il nous faut rapporter la Ginevra d’Amerigo Benci, dont la trace est aujourd’hui perdue, et Monna-Lisa del Giocondo, payée par François Ier quatre mille écus d’or, et placée dans la galerie du Louvre. Or, la Monna Lisa résume, à notre avis, le savoir entier de Léonard. Toutes les études, tous les efforts du maître se trouvent résumés dans cet incomparable morceau. Vasari nous dit que Léonard travailla quatre ans à ce portrait. Pour ma part, j e n’en crois rien. C’est une de ces hâbleries si communes chez le biographe toscan comme chez son compatriote : Benvenuto Cellini, qu’il ne faut pas prendre au sérieux. Que Léonard, qui, dans l’espace de trois ans, a peint le Christ et les douze apôtres à Sainte-Marie-des-Graces, ait employé quatre ans à peindre Monna Lisa, je ne le croirai jamais. C’est un conte bon tout au plus pour amuser les enfans. Qu’il ait égayé son modèle par une musique sans cesse renouvelée, à la bonne heure, je le crois volontiers, et le divin sourire qui rayonne dans les yeux et sur les lèvres de Monna Lisa donne à cette assertion de Vasari une pleine vraisemblance. La couleur de cet admirable portrait, peint sur bois, a singulièrement changé depuis trois siècles. D’après le témoignage des contemporains, les yeux humides, les lèvres vermeilles, luttaient d’éclat et de réalité avec la nature même. Le sang courait sous la peau et se laissait deviner. Aujourd’hui, par l’altération de la couleur, toutes ces merveilles ont disparu ; mais, par une combinaison de circonstances difficiles à expliquer, cet admirable portrait, tout en perdant ses couleurs primitives, a conservé une délicieuse harmonie. Le ton des chairs est maintenant d’un gris bleu ; le front, les joues et les mains ne laissent plus deviner le sang qui court sous la peau ; les yeux ont perdu leur humidité veloutée, la bouche son incarnation et pourtant, malgré ces altérations profondes, la beauté de Monna Lisa est restée ce qu’elle était il y a trois siècles, un prodige de grace, de jeunesse et de sérénité. Le regard légèrement ironique, les fossettes placées aux coins de la bouche, donnent à la physionomie de Monna Lisa un accent incomparable que l’on n’a jamais dépassé. Les mains sont modelées avec une finesse, une élégance qui ne laisse rien à désirer. Les cheveux, le cou et la poitrine sont traités avec une précision désespérante ; l’œil ne se lasse pas de contempler, ce beau visage qui respire le bonheur, où les passions n’ont encore gravé aucune ride, mélange idéal de jeunesse, d’intelligence et de bonté. Tout a changé depuis trois siècles, et tout est demeuré, après le changement, si parfaitement harmonieux, qu’à peine l’œil s’aperçoit-il des altérations profondes que la couleur a subies, et dont le temps n’est pas seul responsable, car bien des œuvres antérieures au portrait de Monna Lisa ont gardé leur fraîcheur et leur nouveauté. C’est surtout à Léonard lui-même qu’il faut rapporter la transformation de ses œuvres. Toutefois, si le portrait de Monna Lisa n’a plus aujourd’hui la fraîcheur et l’éclat qui éblouissaient Florence au commencement du XVIe siècle, c’est toujours un modèle de dessin, un des masques les plus fins qu’on puisse citer dans l’histoire entière de la peinture. La. Vierge sur les genoux de sainte Anne que nous voyons au Louvre est probablement l’œuvre de Salaï ou de Luini, car nous savons que François Ier a vainement insisté pour que Léonard exécutât lui-même le carton qu’il avait apportées de Florence. Les autres œuvres du même maître que nous possédons à Paris, si j’en excepte le portrait de femme qui s’est appelée tour à tour, sans fondement, Anne de Boleyn et la belle Féronnière, et qui maintenant s’appelle sans preuves Lucrezia Crivelli, bien qu’ils se recommandent par des qualités éminentes, ne méritent pas la même attention que Monna Lisa ; ils ont presque tous subi des retouches fâcheuses, depuis le Saint Jean jusqu’à la Vierge aux Rochers.

Le traité de peinture publié à Paris, à Rome et à Milan, sous le nom de Léonard n’est certainement pas le traité qu’il avait composé. C’est un recueil de notes qui ont pu, qui ont dû servir à la composition du traité, mais il est impossible d’accepter cet assemblage comme une œuvre définitive. À côté de préceptes excellens, fondés sur l’étude de la nature, de conseils techniques dont la justesse ne saurait être révoquée en doute, on y trouve une foule de maximes banales qui amènent le sourire sur les lèvres, et que sans doute Léonard avait transcrites sans y attacher grande importance. Parmi les trois cent soixante-cinq chapitres dont se compose l’édition de Milan, il y en a plus d’un qu’on ne peut lire sans étonnement, et dont l’évidence n’a rien à démêler avec l’enseignement d’une science ou d’un art quelconque. Autant vaudrait signaler la différence du jour et de la nuit, de l’air et de l’eau, de la flamme et de la neige. Ces prétendus chapitres, qui souvent n’ont pas plus de six lignes ; ou ne signifient rien ou rappellent des vérités tellement connues, tellement à l’abri de toute contestation, qu’elles peuvent à bon droit passer pour trop vraies. Rubens avait raison quanti il appelait ce prétendu traité un recueil de lieux communs ; car, si l’on peut y puiser des leçons très profitables sur la manière de placer le modèle, sur la distribution de la lumière et des ombres, sur la méthode, la plus sûre pour exprimer le relief des corps, on y rencontre à chaque page des puérilités que. Léonard n’a certes jamais tirées de sots cerveau. Le volume publié en 1651 par Dufresne, et plus tard réimprimé à Rome et à Milan avec de nombreuses additions, ne peut être jugé comme un traité de peinture. C’est un recueil de notes choisies sans trop de discernement dans les manuscrits de Léonard et classées sans logique, sans prévoyance.

Le prétendu traité d’hydraulique publié à Bologne en 1828 n’est pas davantage l’œuvre composée sous ce titre par Léonard. C’est, comme le traité de peinture que nous possédons, un recueil de notes et rien de plus. Cependant la valeur scientifique de ce dernier recueil, de l’avis unanime des hommes compétens, dépasse de beaucoup la valeur esthétique et technique du volume donné comme traité de peinture.

Les manuscrits de Léonard, dont la plus grande partie est malheureusement perdue, mais dont plusieurs volumes sont conservés dans les bibliothèques de Milan, de Londres et de Paris, prouvent clairement qu’il avait embrassé le cercle entier des connaissances humaines depuis l’astronomie jusqu’à l’anatomie comparée. Non-seulement il avait étudié l’algèbre, la géométrie, la mécanique rationnelle dans toute leur généralité, et enrichi ces trois branches du savoir humain de solutions nouvelles, mais il avait deviné le mouvement de la terre autour du soleil long-temps avant Copernic, dont les découvertes n’ont été publiées qu’après sa mort, c’est-à-dire vingt-quatre ans après la mort de Léonard. Il avait étudié la théorie des marées. Il avait compris le rôle de l’air dans la combustion et dans la respiration, qui n’est pour les physiologistes qu’une forme particulière de la combustion. Il avait des idées justes sur le poids, la condensation et la raréfaction de l’air, sur l’ascension et la chute des corps à la surface du globe, sur la scintillation des étoiles, sur la vision, sur l’hygrométrie. En creusant des canaux, il avait été amené à observer les différentes couches du globe, les débris fossiles du règne végétal et du règne animal, et il avait tenté de classer ces débris. Il n’avait négligé aucune partie de la science humaine, et, non content d’apprendre tout ce que savaient ses contemporains et d’agrandir le champ de la pensée par ses observations assidues, par ses méditations persévérantes, il poursuivait une égale ardeur l’application de ses théories à l’industrie. Un jour il inventait une machine pour tondre le drap, le lendemain un balancier pour frapper la monnaie, on un appareil pour soutenir l’homme sur l’eau ou dans l’air. L’invention, sous toutes ses formes, était son bonheur, sa vie. Ce qu’il a dépensé d’intelligence, de volonté, pour élargir le domaine de la science, ne saurait se calculer. À compter seulement les voies qu’il a tentées, les voies qu’il a ouvertes, l’œil se trouble, et la pensée demeure confondue. On se demande comment un seul homme a suffi à l’accomplissement d’une pareille tâche. Quoique Léonard soit mort à soixante-sept ans, non pas dans les bras de François Ier, qui était à Saint-Germain-en-Laye, mais au château de Cloux, près d’Amboise, dans les bras de Francesco Melzr, on a peine à comprendre que l’intelligence la plus pénétrante, la plus active, ait trouvé dans cette longue carrière le temps de poser si clairement tant de problèmes nouveaux, et surtout de les résoudre avec tant de précision.

Après ce rapide coup d’œil sur les travaux encyclopédiques de Léonard, il nous reste à marquer sa place dans l’histoire de la peinture ; car, bien qu’il ait cultivé avec un égal bonheur les trois arts du dessin, il nous est bien difficile d’apprécier son mérite comme architecte et comme sculpteur. Où sont les monumens qu’il a bâtis ? Les armées de Louis XII et de François Ier les ont renversés. On dit, il est vrai, qu’il a fourni à Francesco Rustici les modèles des trois statues placées sur l’une des portes du baptistère de Florence ; mais peut-être s’est-il borné à aider Rustici de ses conseils. C’est comme peintre que Léonard appartient à l’histoire, c’est comme peintre qu’il s’agit de le caractériser. Né trente et un ans avant Raphaël, vingt-six ans avant Michel-Ange, quarante-deux ans avant le Corrége, il n’a certainement exercé aucune action sur le second ; le carton de la Bataille d’Anghiari n’a pas laissé de trace dans le Jugement dernier. Michel-Ange a poursuivi sa route sans s’inquiéter de la méthode choisie par son rival ; mais il est incontestable que Raphaël et le Corrége doivent beaucoup à Léonard. Les chambres du Vatican commencées cinq ans après l’achèvement du carton de Léonard, ont gardé le souvenir de cette leçon éloquente. Raphaël n’avait pas besoin des conseils du Vinci pour donner à ses madones la grace divine qui règle tous leurs mouvemens ; dans l’École d’Athènes, dans l’Héliodore, il s’est souvenu du Vinci, comme il s’est souvenu de Michel-Ange dans l’Incendie du Borgo, dans les Sibylles de Sainte-Marie de la Paix, dans l’Isaïe de Saint-Augustin. C’est à Léonard plus encore qu’à Michel-Ange que Raphaël doit l’agrandissement de sa manière, et j’ajoute que l’étude de Léonard était pour Raphaël beaucoup plus profitable que l’étude de Michel-Ange ; car la peinture de Léonard, plus savante que la peinture de Raphaël, ne la contredit pas, tandis que la peinture de Michel-Ange, appuyée sur un savoir non moins positif, mais plus fastueux, plus heureux, plus empressé de se montrer, s’accorde plus difficilement avec les habitudes et le génie de Raphaël. Je sais que la voûte de la Sixtine ne mérite pas ce reproche et que Michel-Ange a traité les premiers chapitres de la Genèse avec une grace, une simplicité que Raphaël n’a jamais surpassée ; mais les Prophètes et les Sibylles suffisent à justifier la remarque précédente. Ainsi, bien que Raphaël ne soit pas l’élève de Léonard, il est permis d’affirmer que Léonard a profondément modifié le style de Raphaël. Il faudrait fermer les yeux pour ne pas voir la parenté qui les unit. Raphaël, malgré l’abondance, malgré la spontanéité de son génie, a dû sentir de bonne heure que le génie sans le secours de l’étude ne tarde pas à trébucher ; il avait vingt ans quand il vint à Florence voir le carton de la Bataille d’Anghiari, et les travaux exécutés à Rome pendant les douze dernières années de sa vie portent la trace de ce voyage.

Quant au Corrége, l’action exercée sur lui est encore plus facile à démontrer. Bien que la grace soit loin assurément de résumer le mérite entier du Corrége, bien que la coupole de Parme et les deux fresques détachées des portes de la même ville qu’on admire aujourd’hui dans la galerie et dans la bibliothèque soient empreintes d’une grandeur incontestable, bien que le Saint Jérôme offre le même caractère, cependant il y a dans les madones du Corrége, dans le regard et le sourire de toutes les femmes, de tous les enfans créés par son pinceau, quelque chose qui rappelle la manière de Léonard. Si le dessin du Corrége n’a pas la simplicité sévère de Léonard, si le style de ses compositions n’est pas d’un goût aussi pur, on ne peut nier toutefois qu’il n’ait profité de ses leçons pour le modelé, pour la distribution de la lumière. Il y aurait de la puérilité à vouloir établir une comparaison entre les œuvres de Léonard et les œuvres du Corrége, à tenter de retrouver le second dans le premier. Il suffit d’indiquer les traits de ressemblance, les signes de filiation ; aller plus loin serait dépasser le but.

J’ai dit pourquoi Léonard est demeuré sans action sur Michel-Ange ; je n’ai pas à y revenir.

Mais ce n’est pas assez, d’avoir marqué la place de Léonard dans l’histoire de la peinture ; il faut chercher dans la vie, dans la destiné de ses ouvrages une moralité, un conseil. À Dieu ne plaise que je veuille lui reprocher le caractère encyclopédique de ses études ! La poursuite de la vérité n’avait pas à ses yeux moins d’importance et de grandeur que le culte de l’art. Quoique la plupart de ses découvertes scientifiques soient demeurées sans influence sur les progrès de l’esprit humain, aujourd’hui qu’elles sont révélées, nous devons lui en tenir compte. Cependant, à ne considérer Léonard que dans le domaine purement esthétique, dans le domaine de la peinture, il me semble qu’il y a une leçon à tirer du petit nombre de ses ouvrages, et surtout de ses ouvrages inachevés. Il ne se contentait pas de se proposer pour but la beauté parfaite, il voulait établir la perfection dans les moyens mêmes d’exprimer la beauté. Après avoir étudié le visage humain sous les formes les plus variées, comme on peut le voir dans les collections de Caylus, d’Hollar, de Chamberlain, de Bartolozzi ; après avoir réuni laborieusement tous les traits dont se compose l’expression des passions, il voulait sans cesse modifier les moyens matériels dont une longue tradition avait démontré la puissance et la fidélité. Or, c’est à ce désir immodéré de perfectionner toute chose, depuis la composition des couleurs jusqu’à la composition des vernis, à cette habitude constante de ne jamais s’en tenir aux méthodes éprouvées depuis longtemps, que nous devons attribuer l’altération rapide et profonde des ouvrages de léonard. Il faut donc, dans la poursuite même de la perfection savoir s’arrêter à temps, et surtout ne pas vouloir tout faire par soi-même. Le champ de l’art est bien assez vaste sans y ajouter encore le champ de l’industrie. Si Léonard se fût contenté des procedés vulgaires, la Cène de Milan serait aujourd’hui aussi jeune, aussi fraîche que l’École d’Athènes. Il y a donc dans la destinée des œuvre de Léonard une leçon qui ne doit pas être négligée : que les peintres poursuivent, comme lui, la perfection de la beauté, qu’ils apprennent a son école l’art trop oublié de se contenter difficilement, et qu’ils s’en tiennent pour l’expression de leur pensée aux moyens matériels éprouvés depuis long-temps.


GUSTAVE PLANCHE.