Études sur l’art et la poésie en Italie - Guiseppe Giusti

Études sur l’art et la poésie en Italie - Guiseppe Giusti
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 1066-1085).

ETUDES


SUR L'ART ET LA POESIE


EN ITALIE.




V.

GUISEPPE GIUSTI.

Poesie italiane, 1 vol. In-18, Italia (Lugano)




Florence a perdu cette année un poète qu’elle chérissait, et dont les œuvres, copiées par des mains empressées, ont circulé longtemps en Toscane et en Lombardie avant d’être imprimées. Elle voyait dans Giusti le rival de B’éranger. Une étude attentive ne confirme pas cette croyance populaire. Cependant il y a dans les œuvres de Giusti plus d’un morceau remarquable et qui mérite d’être lu et médité ailleurs qu’en Italie. Si Florence n’a pas mesuré ses louanges à la valeur du poète qui la charmait, il y a pourtant dans les vers écrits par Giusti de quoi intéresser tous les esprits qui sont familiarisés avec la langue italienne. Avant d’entamer l’analyse du volume publié pour la première fois à Lugano en 1845, j’éprouve le besoin d’insister sur les circonstances particulières au milieu desquelles s’est développé le talent de Giusti. Si je négligeais de caractériser la protection puissante qui a popularisé son nom, le lecteur aurait peine à comprendre le jugement que je porte aujourd’hui sur les œuvres de Giusti. Quoique mon opinion ne soit pas une opinion solitaire, quoique le mérite du poète enseveli cette année dans l’église de Santa-Croce avec une pompe royale soit ramené en Italie même à de justes proportions, mes conclusions pourraient paraître singulières, si je ne prenais pas la peine de les préparer. Eh bien ! ce qui a fait la force et la popularité de Giusti, c’est précisément la manière dont se multipliaient les exemplaires de ses œuvres. Avant la publication faite à Lugano, il n’était pas facile de se les procurer. Il fallait connaître un des heureux possesseurs de ce manuscrit que la presse n’osait reproduire, et lui inspirer pleine confiance pour obtenir la permission de le feuilleter. S’agissait-il d’en prendre copie, la question devenait plus délicate. Ces lectures, ces copies clandestines s’expliquent par la nature même des œuvres de Giusti, dont la plupart appartiennent à la satire politique. Qu’est-il arrivé ? C’est que ces œuvres, n’étant pas soumises au contrôle de tous les esprits, n’étant recherchées que par les hommes animés de sentimens libéraux, ont été jugées non, pas seulement avec indulgence, mais avec une prédilection qui ne permettait pas l’analyse. Ceux qui lisaient Giusti d’un œil avide savouraient sa pensée comme on savoure le fruit défendu. La joie de connaître ce que tout le monde ne connaissait pas excluait toute discussion. Toutes les fois que le nom de Giusti était prononcé dans la conversation, c’était avec l’accent d’une admiration sans réserve. À coup sûr, les Lombards et les Toscans peuvent se comparer pour le savoir et la finesse aux nations les plus éclairées de l’Europe : leur enthousiasme pour Giusti ne peut donc être imputé à l’étroitesse de leur intelligence. S’ils avaient à juger un poète français, anglais ou allemand, ils se prononceraient avec équité ; mais leurs sympathies politiques, dont la source généreuse ne peut être blâmée, ont endormi la sagacité habituelle de leur intelligence, et je ne songe pas à m’en étonner.

À proprement parler, jusqu’en 1845, Giusti n’a jamais été soumis à la discussion littéraire. Les opinions qu’il défendait, les sentimens qu’il savait revêtir d’une forme séduisante fermaient la bouche à tous les censeurs. Ne pas aimer Giusti, ne pas l’aimer sans restriction, c’était ne pas aimer l’Italie, et ceux mêmes qui apercevaient très clairement les défauts du poète populaire gardaient le silence pour ne pas se brouiller avec leurs meilleurs amis. Aujourd’hui, grace au volume publié à Lugano, tous les hommes éclairés peuvent se former une idée précise des satires politiques, applaudies en Toscane comme des chefs-d’œuvre, et décider si l’auteur doit être classé parmi les poètes de talent ou parmi les poètes de génie : Tant que ses vers se passaient de main en main sous le manteau, la vérité avait peine et se faire jour car il n’est donné qu’aux intelligences privilégiées de rencontrer la vérité sans le secours de la contradiction. Il est si facile de prendre ses instincts, ses passions, pour la vérité même ! L’esprit s’habitue si complaisamment à croire qu’il possède une clairvoyance souveraine ! La contradiction peut seule remettre chacun à sa place, et je ne proscris pas même la contradiction ardente, obstinée, pourvu qu’elle soit sincère. Une opinion qui n’a pas subi l’épreuve de la contradiction n’est jamais sûre d’elle-même ; c’est pourquoi toute opinion, quelle qu’elle soit, loin de s’alarmer et de s’irriter de la résistance qu’elle rencontre, doit s’en réjouir et l’encourager, car une libre discussion est la seule manière de trouver la vérité dans les limites assignées à l’intelligence humaine.

Pour juger Giusti avec équité, il faut commencer par accepter sa foi politique. Sans cette concession, il est impossible d’estimer ses œuvres à leur véritable valeur. Si I’ on voit dans ses croyances des croyances ennemies, si l’on envisage les principes qu’il a défendus comme un danger public, il faut renoncer à mesurer la valeur poétique de ses œuvres. Lorsqu’il s’agit de se prononcer sur un écrivain qui a mis son imagination au service de sa conviction, il est absolument nécessaire de respecter les idées et les sentimens qu’il a voulu populariser. Ainsi les disciples de Bonald et de Joseph de Maistre ne sont pas compétens en pareille matière. Tous ceux qui voient dans le passé le modèle immuable du présent et de l’avenir doivent fermer, comme un livre écrit dans une langue inconnue, le livre qui parle d’un avenir meilleur, qui retrace en traits poignans les souffrances du présent, qui n’a de regret que pour la gloire et la liberté. Les Soirées de Saint-Pétersbourg et la Législation primitive, quel que soit d’ailleurs le mérite purement oratoire qui les recommande, ne préparent pas l’esprit à l’impartialité. Il y a dans le ton dogmatique et absolu de ces deux écrivains confondus, je ne sais pourquoi, avec les philosophes, une arrogance contagieuse qui proscrit toute discussion comme une impiété. Aux yeux de ces nouveaux apôtres, si peu familiarisés avec le véritable esprit de l’Évangile, avec la charité, ne pas adorer le passé, vouloir changer le présent, c’est commettre un sacrilège, et les disciples qui ont recueilli, qui ont accepté leurs leçons, ferment les yeux à l’évidence pour ne pas chanceler dans leur docilité. Ce n’est pas eux qu’il faut consulter sur le mérite de Giusti, c’est-à-dire d’un poète dont toute la vie a été consacrée à la défense de la démocratie. Cependant, si j’admets ou plutôt si je pose comme condition indispensable, dans toute discussion tutélaire, la sympathie pour les principes soutenus par l’écrivain, je ne veux pas que cette sympathie, si ardente qu’elle soit, entrave l’exercice de l’intelligence. Aimer son pays est sans doute un devoir impérieux et je me défie volontiers de ces cœurs cosmopolites qui parlent sans cesse de l’humanité pour se dispenser d’aimer leur patrie ; mais on peut aimer la France d’un amour ardent et sincère sans se croire obligé d’admirer les Messeniennes comme le dernier mot de la poésie lyrique, et je crois pareillement qu’on n’offense pas l’Italie en refusant de placer Giusti parmi les grands poètes duXIVe siècle, entre l’amant de Laure et l’amant de Béatrice.

Tant que les œuvres de Giusti n’ont été multipliées que par des mains fidèles et dévouées, la discussion pouvait sembler difficile, imprudente même aux esprits les plus francs. Aujourd’hui que ses vers sont tombés dans le domaine public, chacun peut parler de lui en toute liberté, en Italie comme en France, sans s’exposer au reproche d’injustice. En signalant les défauts de ces œuvres ingénieuses, personne ne craint plus d’être accusé de vouloir rétablir la théocratie ou la monarchie absolue. Grace à Dieu, la presse, en mettant la pensée de chacun à la disposition de tout le monde, impose silence à toutes les déclamations ridicules. Si Giusti a dû à la propagation clandestine de ses vers une grande partie de sa popularité, c’est à cette propagation clandestine qu’il faut aussi rapporter le caractère prosaïque de plusieurs pièces de son recueil. Si, au lieu d’être lu en cachette, il eût été lu publiquement, si le blâme était venu assaisonner la louange, je ne doute pas qu’il n’eût essayé de donner à sa pensée une forme plus vive, plus précise, qu’il n’eût attribué plus d’importance à l’emploi des images, et compris enfin que l’idée la plus ingénieuse, la satire la plus vraie, la raillerie la plus mordante, n’ont qu’une durée passagère, lorsqu’elles, ne sont pas protégées par l’élégance, par la justesse, par la transparence de l’expression. L’obscurité que ses compatriotes mêmes n’hésitent pas à lui reprocher se serait dissipée, s’il eût été soumis plus tôt, à tous les hasards de la discussion. Quand le grand jour a lui pour ses vers, il était trop tard. En possession de la popularité, il ne pouvait guère prendre au sérieux les objections produites par les esprits désintéressés. Il avait trouvé depuis long-temps, pour sa pensée, un moule qu’il ne voulait plus changer. Il avait recueilli tous les bénéfices de la lecture clandestine ; il n’acceptait pas toutes les conséquences de la publicité. Malgré sa modestie, pouvait-il consentir à prendre pour de pures flatteries toutes les louanges qui lui avaient été prodiguées ? L’épreuve était délicate, et je comprends très bien qu’il n’en soit pas sorti victorieux.

Le recueil de Giusti se compose de soixante-trois pièces. À l’exception de six pièces publiées à Livourne avec le nom de l’auteur, le recueil tout entier peut être considéré comme une suite de satires politiques. Si la manière de Giusti ne rappelle pas la manière de Béranger, on ne peut nier que le choix des sujets traités par le poète toscan ne rappelle très souvent à la mémoire du lecteur les œuvres du poète français. Quant aux vers publiés à Livourne, ils ne se recommandent par aucune qualité vraiment caractéristique. L’amour maternel, la confiance en Dieu, l’absence d’une femme aimée, n’inspirent à Giusti que des sentimens connus et traduits depuis long-temps, et qu’il n’a pas su rajeunir par la forme. S’il n’eût jamais écrit que les vers publiés avec son nom, il est certain que son nom ne lui survivrait pas ; aussi n’essaierai-je pas d’analyser les œuvres que je viens de désigner. Une pareille analyse serait sans intérêt, et n’apprendrait rien à personne. Ce qui importe, c’est de caractériser nettement la manière de Giusti, et pour cela il suffit de prendre dans son recueil quelques pièces dont le sujet bien déterminé nous permette de suivre pas à pas le mouvement de sa pensée.

Le Brindisi de don Girella est sans contredit une des plus gaies. Le vers, rapide et court, ne laisse pas un instant languir l’attention ; mais la gaieté, la malice et la raillerie qui respirent dans toute cette pièce n’en font pourtant pas une œuvre poétique dans l’acception la plus élevée du mot. Toutes les idées qui pouvaient être présentées sous une forme lyrique sont rassemblées par l’auteur dans le cadre d’une chanson de table ; mais elles demeurent à l’état de matière poétique, et, comme l’image ne vient pas au secours de l’auteur, comme la donnée, n’est pas fécondée par la fantaisie, le lecteur, tout en souriant aux pensées ingénieuses de Giusti, ne se sent jamais saisi d’étonnement ou d’admiration. À proprement parler, le Brindisi de don Girella est plutôt le thème d’une chanson à faire qu’une chanson faite. Le sujet ode ce Brindisi, comme l’indique le titre même de la pièce, n’est autre chose que le Paillasse de Béranger. Je ne veux pas établir de comparaison entre la chanson toscane et la chanson française ; ce serait de ma part un pur enfantillage. Qui sait, d’ailleurs, si l’on ne m’accuserait pas de céder moi-même à l’entraînement que je blâmais tout à l’heure ? J’aime mieux considérer la pièce en elle-même, sans m’occuper de la chanson écrite chez nous sur le même sujet. Or, si la versatilité, la servilité, le mépris de toute conviction, l’amour de l’avilissement, la passion de la vénalité, sont courageusement flétris dans le Brindisi de don Girella, il faut bien avouer que l’imagination, dans cette pièce, joue un rôle trop modeste. Il ne suffit pas, en effet, d’offrir des pensées justes, des sentimens généreux ; il faut encore trouver pour ces sentimens et ces pensées une forme élégante et vive, qui leur donne un caractère vraiment poétique, et c’est là précisément ce qui manque à don Girella.

Je sais tout ce qu’on peut dire sur les avantages de la simplicité, sur l’emploi du style familier dans la chanson ; tous ces préceptes que je ne songe pas à réfuter n’ôtent rien à la justesse de mes plaintes. Je ne demande pas aux poètes qui écrivent une chanson, politique ou non, peu importe, de relire Pindare avant de commencer le premier couplet. Un pareil conseil serait tellement contraire au bon sens, qu’il serait accueilli par un éclat de rire. Sans recourir à Pindare, dont les Olympiques et les Néméennes n’ont rien à démêler avec le sujet qui nous occupe, le poète ne doit jamais oublier que la forme lyrique est soumise à certaines conditions, et l’emploi des images est une des conditions les plus impérieuses. On aura beau dire, le rhythme et la rime ne sont pas toute la poésie. Réduite à ces deux élémens, lors même que la pensée serait parfaitement juste, lors même que les sentimens exprimés exciteraient dans l’ame une ardente sympathie, la poésie serait encore incomplète. Si la justesse de la pensée, la générosité des sentimens forment la substance morale de la poésie, cette substance si précieuse a besoin, pour devenir poésie, d’une enveloppe qui la distingue nettement de la prose, et cette enveloppe n’est autre chose que la forme poétique. Or, je ne conçois pas, je ne crois pas qu’il soit permis de concevoir la forme poétique sans l’emploi des images. Si, dans la prose même qui marche avec plus de liberté, il est souvent utile de ne pas produire la pensée telle qu’elle se présente, et d’apporter dans le choix des mots une attention sévère, à plus forte raison faut-il se montrer scrupuleux lorsqu’il s’agit de poésie. À quoi bon compter des mots, assortir des rimes, construire des strophes, si malgré le rhythme et la rime les strophes ne se distinguent pas de la prose ? N’est-ce pas vraiment peine perdue ? Giusti, en écrivant le Brindisi de don Girella, ne parait pas avoir songé un seul instant aux conditions que je rappelle. Il s’est contenté de la première forme venue, et, dans cette pièce d’ailleurs si gaie, les pensées les plus ingénieuses, les plus vraies, perdent la moitié de leur valeur, faute d’être présentées sous une forme plus précise, faute d’être exprimées dans une langue plus vive et plus colorée. Toutefois, je sais bon gré à Giusti d’avoir écrit le Brindisi de don Girella, il y a aujourd’hui en-deçà comme au-delà des Alpes tant de valets au service de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient, dont l’avilissement semble être l’unique passion, — nous voyons tant de gens mendier une livrée et se défier de l’indépendance, comme d’un fléau, — qu’il faut remercier le poète toutes les fois qu’il flétrit le parjure et la servilité. Si le Brindisi de don Girella n’est pas dans l’ordre poétique une œuvre accomplie, c’est une bonne action ; si le goût n’est pas satisfait, le cœur se réjouit, et bien des œuvres plus habiles, plus élégantes, plus précises, n’éveillent pas en nous cette joie.

La pièce adressée à un Chanteur débute plus heureusement, je veux dire plus poétiquement, que le Brindisi de don Girella. Le poète parle à Moriani ; c’est du moins l’opinion généralement acceptée parmi les compatriotes de Giusti. Il commence par lui rappeler les belles années de leur jeunesse, les années qu’il ont passées ensemble à l’université de Pise, les airs qu’ils chantaient la nuit d’une voix harmonieuse et sonore, les belles jeunes filles qui se mettaient au balcon pour les mieux entendre. Tout ce début est plein de grace et de mélancolie. Il paraît, d’après cette pièce, que Giusti, tout en étudiant la jurisprudence, cultivait la musique, et sa voix, si nous acceptons son témoignage, n’était pas moins pure que celle de Moriani. À Dieu ne plaise que je lui reproche ce petit mouvement de vanité ! Ce n’est pas d’ailleurs pour le seul plaisir de se vanter qu’il rappelle à Moriani les applaudissemens que chacun d’eux recueillait sur la route. S’il lui parle de leur jeunesse tour à tour studieuse et gaie, ce n’est pas pour se plaindre de la fuite des années. Cette pièce, qui commence comme une élégie, ne tarde pas à nous révéler son vrai caractère, et la satire se montre dans toute sa franchise. Le poète s’indigne à bon droit des mœurs efféminées de son temps, et compare le sort des hommes qui vivent de leur intelligence au sort des hommes qui vivent de leur voix. Malgré ma vive sympathie, malgré ma profonde admiration pour la Malibran, pour Rubini, malgré ma reconnaissance pour le plaisir que je leur dois, je suis bien obligé de reconnaître que Giusti frappe juste, et que son indignation n’est pas un jeu de rhéteur. Il a raison de comparer la pauvreté de Romagnosi, qui a dépensé dans l’interprétation des lois un savoir immense, un génie admiré de tous les juristes, l’opulence du chanteur applaudi. La comparaison ne fait pas honneur à notre temps ; mais elle n’a rien de mensonger, et le poète reproche justement à l’Italie son ingratitude pour ses plus glorieux enfans. Chez nous, la science est mieux traitée ; cependant la vérité, sous quelque forme qu’elle se produise, n’est jamais récompensée comme le plaisir. La donnée de cette pièce est donc parfaitement vraie. Malheureusement l’élégance et la variété des développemens ne répondent pas à la justesse de la pensée. L’auteur se laisse emporter par la colère, je ne dirai pas jusqu’à l’amertume, car l’amertume dans la satire est un devoir, une nécessité, mais jusqu’aux railleries les plus vulgaires. Vraiment poète lorsqu’il parlait des rues silencieuses de Pise, des flots de l’Arno et des études de sa jeunesse, il ne trouve plus qu’un langage banal pour peindre la foule oisive suspendue aux lèvres du ténor triomphant. C’est grand dommage, car le début promettait merveille. Les premières strophes, écrites d’un style poétique, préparaient l’esprit aux émotions les plus généreuses, aux sentimens les plus élevés. Ce brusque changement de ton est pour toutes les intelligences délicates une déception douloureuse ; peut-on voir sans tristesse une idée vraie amoindrie comme à plaisir par la vulgarité de l’expression ? Il était digne d’un poète pénétré de ses devoirs de vouer au ridicule les femmes qui se pâment en écoutant le ténor à la mode, dont la prunelle disparaît sous l’orbite, qu’une gamme chromatique ravit en extase ; mais il fallait trouver pour l’ironie des images vengeresses, et Giusti s’est contenté de dire en vers ce qu’il aurait très bien pu dire en prose.

Ai-je besoin d’insister sur cette remarque ? N’est-il pas trop évident que la colère du poète, bien que née d’un sentiment généreux, devient banale, et n’a plus de prise sur le lecteur dès qu’il renonce à lui prêter un langage rapide, elliptique, abondant en images, un langage, en un mot, qui ne puisse être confondu avec le langage de la vie ordinaire ? Je m’associe de tout mon cœur à l’indignation de Giusti, je déplore comme lui l’ingratitude de la foule pour les hommes qui vouent leur vie à l’étude, à la découverte, à l’enseignement de la vérité ; je n’ai que du dédain pour les applaudissemens trop souvent stupides prodigués aux chanteurs par les badauds de tous les pays, qui ne savent pas siffler quand leur idole chante faux ; mais je voudrais voir toutes ces pensées, je voudrais voir cette colère revêtues d’une armure poétique. Au lieu de fer et d’airain, je ne trouve qu’un manteau cousu à la hâte, un manteau que la première étreinte suffira pour déchirer. N’est-ce pas d’ailleurs un non-sens de vouloir démontrer l’importance, la nécessité du style poétique en poésie ? La Toscane, qui a devancé l’Europe tout entière dans la culture des lettres, a-t-elle besoin de leçons ? Sans consulter les nations voisines, n’a-t-elle pas sous les yeux des modèles de tout genre ? Le génie poétique ne s’est-il pas montré à Florence sous les formes les plus variées ? Cependant je ne pouvais guère me dispenser de rappeler ces vérités élémentaires, car, bien qu’elles soient depuis long-temps acceptées par tous les esprits éclairés, nous voyons se multiplier chez nous comme en Italie les écrivains qui prennent le rhythme et la rime pour les fondemens mêmes de la poésie. Giusti ne mérite pas ce reproche il pense avant d’écrire, il sent avant de parler ; mais il ne prend pas la peine de chercher pour sa pensée une forme précise, et cette négligence diminue singulièrement la grandeur et la portée de ses conceptions. Je ne crains donc pas qu’on m’accuse de prodiguer l’évidence. Entre ceux qui possèdent la forme sans la pensée et ceux qui possèdent la pensée sans la forme, il y a place pour le vrai poète qui réunit la forme à la pensée, qui complète l’inspiration par l’expression. Me blâmerait-on d’insister ? N’ai-je pas une réponse toute prête ? Ces vérités, qui traînent sur les bancs de toutes les écoles, ne sont-elles pas chaque jour méconnues ? Il n’est donc pas hors de propos de les rappeler. Si l’intention, chez Giusti, ne me semblait pas excellente, je ne prendrais pas la peine de signaler l’insuffisance, la vulgarité de l’expression ; je ne perdrais pas mon temps à demander pour une ombre un vêtement solide ; mais je me trouve en face d’une pensée vraie, d’un sentiment que je partage : je m’étonne et je m’afflige de voir cette pensée livrée à tous les hasards de l’improvisation, vêtue à l’aventure. En traduisant nettement l’impression que j’ai reçue, je ne crois pas perdre mes paroles. Qui sait si l’exemple de Giusti, trop vanté lorsque ses œuvres étaient lues à la dérobée, jugé sévèrement depuis qu’il est dans toutes les mains, ne servira pas d’avertissement à plus d’un poète fourvoyé ?

Une parole de M. de Lamartine a fourni au poète toscan le sujet d’une pièce énergique et vraie. M. de Lamartine avait appelé l’Italie la terre des morts. Giusti répond à cette parole avec une ironie qui va souvent jusqu’à l’amertume, mais qui n’a pas besoin d’être justifiée. Faut-il s’étonner qu’un Italien qui prend au sérieux l’idée de la patrie, qui aime et vénère son pays, refuse d’accepter l’arrêt prononcé par le poète français ? Le ton de cette réponse n’a d’ailleurs rien de blessant. C’est une raillerie qui s’adresse tour à tour à la France, à l’Angleterre, à l’Allemagne. Si l’Italie est la terre des morts, si la vie s’est retirée de ce beau pays, de ce pays autrefois si puissant, pourquoi donc toute l’Europe va-t-elle respirer l’air des tombeaux ? Que signifie cette passion pour les ombres ? Si l’Italie est morte, que, veulent dire ces armées qui veillent sur elle nuit et jour ? Est-ce pour empêcher les morts de se réveiller que l’Allemagne envoie ses soldats camper en Italie ? Si l’Italie est morte, pourquoi bâillonner sa pensée ? Est-ce que les morts peuvent être pervertis ? Est-ce que les ossemens ensevelis sous la terre épouvantent l’héritier de César ? — J’en ai dit assez pour montrer nettement le sens de cette composition. Quoiqu’elle porte le caractère de l’improvisation, quoique l’expression ne soit pas toujours précise, il y a tant d’abondance et de spontanéité, que l’esprit du lecteur se laisse volontiers aller à l’indulgence. D’ailleurs cette réponse est écrite d’un bout à l’autre avec une simplicité familière qui éloigne l’idée de toute prétention. Les compatriotes de Giusti citent cette réponse comme une des meilleures pièces de son recueil. La pensée qui l’a dictée éveille à Florence et dans le reste de l’Italie de nombreux échos. La fierté nationale, le souvenir d’un passé glorieux, ont trouvé dans Giusti un interprète énergique, et tout esprit bien fait comprend sans peine que la reconnaissance ne mesure pas la louange à la valeur précise de l’œuvre.

La Réception d’un chevalier de l’ordre de Saint-Étienne est bien au-dessous de la Réponse à Lamartine. L’esprit et la gaieté qui animent cette pièce n’en déguisent pas la prolixité. L’auteur veut tourner en ridicule et désigner au mépris public un vilain enrichi par l’usure, et qui espère cacher sous l’ordre de Saint-Étienne tous ses méfaits. C’est à coup sûr une donnée satirique. Malheureusement les meilleurs passages de cette composition perdent la moitié de leur valeur, faute de concision. Le poète a imaginé, pour épouvanter le nouveau chevalier, une fantasmagorie souvent ingénieuse, mais qui dure trop longtemps et finit par lasser la patience. Pour n’avoir pas su s’arrêter à temps dans le développement de sa pensée, le poète n’obtient qu’un demi-succès. Réduite de moitié, condensée par la réflexion, cette satire obtiendrait certainement de plus nombreux applaudissemens.

Le Brindisi pour un pique-nique ne se recommande pas seulement par la gaieté, mais bien aussi par la sobriété des développemens. L’auteur a su se renfermer dans de justes proportions. Ce Brindisi est une raillerie à l’adresse des Italiens qui ne consentent pas à garder les habitudes et le langage de leur pays, et s’efforcent d’imiter tour à tour la France et l’Angleterre. En un mot, c’est une boutade contre les singes. Cette donnée ne se distingue pas précisément par la nouveauté plus d’une fois déjà elle a été mise en œuvre au-delà comme en-deçà des Alpes ; mais Giusti a su la rajeunir par la franchise et la vivacité du langage. Il frappe juste et se moque en joyeux convive des phrases anglaises et françaises dont les oisifs assaisonnent leur conversation. Sous cette ingénieuse raillerie, il n’est pas difficile d’apercevoir une pensée grande et sérieuse, l’amour de la patrie, le respect des aïeux. Les amis réunis autour du poète ne sont pas animés de sentimens frivoles. L’énergie virile de son langage montre assez clairement qu’il voit en eux des hommes pour qui le passé n’est pas un vain souvenir, mais un conseil, un encouragement.

Les pièces que je viens d’analyser suffisent pour caractériser la manière de Giusti. Chaque page de son recueil offre à peu près les mêmes défauts et les mêmes qualités. Je ne parle pas du reproche que lui adressent en Italie ses plus fervens admirateurs, parce que ce reproche, en-deçà des Alpes, serait difficilement compris. Giusti, quoique nourri de lectures excellentes, malgré son commerce familier avec les plus grands esprits, les plus habiles écrivains de son pays, n’écrit pourtant pas une langue très pure. Il emploie trop souvent des locutions qui ne sont pas toscanes dans l’acception littéraire, mais dans l’acception locale du mot. Il prodigue les étruscismes. Ce n’est pas à nous qu’il appartient de relever une pareille faute. Nous devons nous borner à juger la pensée en elle-même, et ne pas nous aventurer dans cette question de pure philologie. Vouloir parler des locutions toscanes de Giusti serait de notre part une ridicule prétention ; autant vaudrait disserter sur la patavinité de Tite-Live. Cependant il n’est pas inutile de mentionner le reproche adressé à Giusti par ses compatriotes, car c’est peut-être dans sa prédilection pour les locutions toscanes qu’il faut chercher la raison de l’obscurité qui souvent nous voile une partie de sa pensée. En France, nous sommes habitués à croire que la langue toscane est la langue italienne par excellence. Cela est vrai, si l’on veut parler de la langue créée en Toscane par les trecentisti, c’est-à-dire au XIVe siècle ; mais si l’on veut parler de la langue employée familièrement par les Florentins, c’est une méprise positive. Quoique la langue de Florence soit plus pure que la langue de Rome et de Naples, elle n’est pourtant pas à l’abri de tout reproche ; et pour qu’on ne m’accuse pas de présomption, je me hâte de placer ce que j’avance sous le patronage du plus illustre des Florentins. Dante, dans son traité sur la langue vulgaire, c’est-à-dire sur la langue italienne, dit formellement que le toscan n’a pas le droit de s’attribuer une supériorité absolue sur les autres dialectes de l’Italie. Je ne crois pas que personne songe à récuser le témoignage, à contester l’autorité d’un tel juge.

La seule question que nous puissions résoudre par nous-même est la question littéraire envisagée d’une façon générale, c’est-à-dire abstraction faite des détails philologiques. Or je ne crois pas que le nom de Giusti garde long-temps sa popularité. Ses œuvres, bien qu’elles ne se recommandent ni par la nouveauté des conceptions, ni par l’éclat du style, ni par la puissance de l’imagination, ont exercé sur son pays une action qu’il est impossible de contester ; mais cette action, dont le souvenir n’est pas effacé, est toute politique. Les principes que Giusti a défendus, malgré leur grandeur, leur sainteté, ne suffiront pas pour assurer une longue durée à son nom. Il manque à ses ouvrages ce qui seul peut fonder les solides renommées, l’élégance, la pureté du style. En parlant ainsi d’un poète étranger, je ne crains pas de m’exposer au reproche de légèreté. J’exprime franchement l’impression que j’ai reçue, mon opinion s’est formée par une lecture attentive, et je crois que, parmi les compatriotes de Giusti, le mérite littéraire de ses œuvres ne sera jamais sérieusement affirmé. Je sais qu’il faut toujours parler des poètes étrangers avec une grande réserve, que bien des nuances nous échappent nécessairement ; cependant je ne puis pousser la défiance de moi-même jusqu’à révoquer en doute la réalité des sentimens que j’éprouve. Or, la lecture de Giusti n’a jamais produit en moi une de ces émotions profondes dont le génie a seul le secret. Il me semble donc que je puis sans présomption dire que Giusti n’est pas un poète de génie. Est-il permis de voir en lui un poète d’un talent très pur ? Je ne le crois pas. Le talent de Giusti ne va pas au-delà d’une improvisation ingénieuse. Pourtant il lui est arrivé quelquefois de vouloir donner à sa pensée une forme plus précise ; mais ce louable projet ne s’est jamais pleinement accompli. Lorsqu’on découvrit en 1840 le portrait de Dante par Giotto sur la muraille d’un vieux palais qui sert aujourd’hui de prison, Giusti adressa des vers à l’ombre du grand Florentin. Je traduis littéralement cette dernière pièce. Bien qu’elle soit divisée en octaves, l’imitation du style de la Divine Comédie n’échappera sans doute à personne. Parfois l’imitation est heureuse, parfois aussi les efforts du poète demeurent impuissans. Il veut emprunter aux tercets de la Divine Comédie leur concision biblique, et il prend l’obscurité pour la concision. Cependant il y aurait de l’injustice à ne pas louer l’élévation des pensées dont se compose cette pièce. La forme n’a rien d’original ; mais Giusti, en s’adressant au poète gibelin, n’oublie jamais l’auguste majesté de son interlocuteur, et semble puiser dans son regard les sentimens qu’il exprime. Quoique je ne veuille conseiller à personne l’imitation servile d’aucun modèle, il est certain pourtant que l’imitation, lorsqu’elle se borne au style et ne dégénère pas en plagiat, peut devenir un utile exercice. Giusti imite le style de la Divine Comédie comme Paul-Louis Courier imitait le style d’Amyot et de Montaigne. Il dit sa pensée dans la langue du XIVe siècle, mais il ne renonce pas à penser par lui-même. Voici la pièce inspirée par la fresque de Giotto ; il ne faut pas oublier, en la lisant, qu’elle a été écrite huit ans avant la guerre du Piémont contre l’Autriche.


VERS A DANTE
Sur le nouveau portrait découvert à Florence en 1840
I

Quelle grace te montre à nous, ô première gloire italienne, par qui notre langue a prouvé ce qu’elle pouvait ? Comment as-tu daigné te tourner vers nous, du point où tout désir s’apaise ? Le lieu de ta naissance a-t-il dans ton cœur un si grand prix, qu’il t’est doux de retourner encore dans le monde éternellement amer ?

II

Mais tu peux bien descendre du séjour immortel ici-bas où l’on pleure ; la miséricorde de Dieu t’a rendu tel que notre misère ne t’atteint pas : tu as résolu dans ta pensée un doute grave, et ce désir enivrant qui nous a long-temps tenus avides et affamés, tes yeux l’ont contemplé sans voile.

III

Dans ton admirable visage brûle et resplendit je ne sais quoi de divin qui te rend à nous dans ta vraie pensée : devant toi, comme le pèlerin regardant le temple où il a fait vœu de s’agenouiller, soupirant en silence, je sens mon ame toute joyeuse qui me dit : Maintenant, pourquoi ne parles-tu pas à ton poète ?

IV

Une tristesse sereine erre dans tes yeux et sur tes joues ; le regard sérieux et vif étincelle, comme il convient à une si grande intelligence, et dans le miroir de ton front austère, tel que le soleil dans l’eau pure, resplendit le génie et l’ame qui se sent immaculée.

V

Tel tu as été dans la Vie Nouvelle, et les étoiles bienfaisantes ont fait de toi un modèle accompli de courtoisie, de génie et de valeur, qui alors allaient de pair ; tel tu étais lorsque t’abandonna ta maîtresse chérie, la belle jeune fille, incertain et seul, dans la forêt sauvage, armant tes ailes pour l’essor que tu as pris.

VI

Résolu et viril, tu as tenté de dompter ton peuple injuste ; puis, chassé du beau bercail, tu as mendié ta vie morceau à morceau, exposé aux coups de la fortune par les quatre points cardinaux, et ta valeur s’est accrue par ton infortune, et ton vers a pu mieux décrire de la cime aux fondemens l’univers entier.

VII

Solitaire et sans parti, tu as pesé dans une juste balance le bien et le mal, et dans le cercle auguste de l’art, comme dans le ciel libre, tu as déployé tes ailes : une muse nouvelle te montrait les ourses, et ton antenne, qu’aucune langue et aucune aile n’a jamais pu atteindre, t’a poussé jusqu’à Dieu.

VIII

Ta vision, qui s’appuie à une telle hauteur, nous enivre de plus en plus ; personne ne l’a vue encore assez souvent pour n’y pas trouver une beauté nouvelle. Celui-là seul goûte bien le fruit de la plante nouvelle qui la connaît tout entière ; en elle se mire celui qui se plaît à bien faire, c’est à elle que se mesure la beauté morale.

IX

Peut-être ne vois-je pas entière la beauté dont je parle, peut-être n’arrive-t-elle pas entière jusqu’à nous ; je crois que celui-là seul qui l’a créée la savoure tout entière ; elle cache son essence profonde ; l’œil qui s’aventure à travers ses flots éprouve sa clairvoyance ; elle se livre selon l’ardeur du regard qui la contemple.

X

Ta pensée a mille méandres, et celui qui veut y pêcher la vérité, dévoré d’une soif ardente, y porte des rêveries et des songes dont il nourrit les ames simples ; l’un ne la comprend pas, l’autre la condense, ou va de feuillet en feuillet, tissant des énigmes, et dilate les mailles du texte au point de briser la mesure.

XI

Par plaisir ou par méprise de qui se complaît dans le oui ou dans le non, tous les ans, de telles fables se crient çà et là du haut de la chaire. O guide et fondement de toi-même, tu diras aux esprits nourris de vent que celui-là quitte en vain la rive, qui veut pêcher la vérité et ne possède pas l’art.

XII

Quelques-uns sentent le danger et se serrent contre toi, mais ils sont si peu nombreux, qu’un petit morceau de drap suffit à faire leur manteau. Pardonne, ô père, aux molles intelligences, si leur oreille paresseuse n’a pas encore entendu ton noble rugissement, si la fraude dépouille l’autruche, et si l’orgueil couvre de ses plumes les ailes de l’aigle céleste !

XIII

Moi qui veux te louer sincèrement, m’épuisant à l’œuvre, avec un courage ardent et me défiant de moi-même, je t’emprunte ta langue pour te révéler tout entier ; si ma trop grande hardiesse éloigne le frein, la parole ne me manque pas : permets que, dans ma petite barque, je suive ton vaisseau qui traverse les flots en chantant.

XIV

O maître ! ô seigneur ! honneur et lumière des autres poètes, laisse-moi une prévaloir de la longue étude et du grand amour qui m’a fait chercher ton livre : j’ai vu ce que je ne puis redire, moi, libre ami de la vérité, sans que ma parole ne devienne pour moi un sujet de chagrin ou de reproche, ou par ma propre honte, ou par la honte d’autrui.

XV

Tu verras s’asseoir aux riches banquets celui qui est dépourvu de tout savoir, qui sème la prose et les vers, et qui, en écrivant, n’est ni un ni deux. Hélas ! ô philosophie ! que tu es changée, puisque, par lâcheté, tu renies le bon sens de nos pères, et que tu montres du doigt le triste septentrion !

XVI

Ici l’âne s’engraisse stupidement, brait et s’apaise, et change de bât de l’été à l’hiver ; une foule oisive et ignorante va criant liberté, et ce cri est répété par celui qui a l’œil ouvert pour spéculer sur les troubles de la patrie, et Judas lui-même ne pourrait soutenir la puanteur d’une telle corruption.

XVII

La vieille gloire est éteinte, et toutes les terres d’Italie sont pleines de tyrans, et tout paysan qui prend les armes devient un martyr ; la fosse de Caïn attend, pour ses vieilles et pour ses nouvelles offenses, celui qui, nourri de remords et de honte, du haut des montagnes du Piémont, nous a meurtris et torturés.

XVIII

Ton ame, aujourd’hui changée, s’indigne et se plaint sans doute que César, armé de griffes toutes puissantes, ait abandonné le jardin de l’empire ; tu vois comme le mauvais gouvernement, qui abat tous les cœurs, dévore et la Lombardie et Venise ; Modène et Parme gémissent.

XIX

Florence s’agite et renouvelle soit enveloppe, et montre des ombres de héros ; celui qui s’est levé en octobre ne dure jamais jusqu’à la mi-novembre ; celui de ses fils qui l’aime avec dévouement succombe sous une race sans. renommée, et les serpens de Justinien ont flétri et fané sa fleur.

XX

Au bas de la roue, la vengeance de Dieu met le clergé ; la race qui devrait être dévote, là où le Christ se vend tous les jours, se prostitue aux rois aux yeux du monde entier ; ils n’espèrent pas l’avilir davantage, et la peur commune lui garantit une foi stupide.

XXI

La tyrannie ottomane, comme la tyrannie papale, tombe en ruines dans le pays où Gabriel a ouvert ses ailes, où Constantin a déployé l’aigle romaine peut-être le grand décret, qui est vrai par lui-même, veut-il que Rome, Sion et Nazareth, et les autres contrées choisies, soient libres en même temps de toute souillure.

XXII

Mais, débarrassé de ton enveloppe matérielle, délivré de toutes ces choses misérables, avec ta Béatrice, là-haut dans le ciel, glorieusement accueilli, la vie complète d’amour et de paix du siècle vrai détourne ta pensée de notre vie infirme et misérable. Merveille douce et délicieuse !

III

Bienheureux et contemplant là-haut le livre triple et unique, où se résout toute question de temps et de lieu, où le blanc et le noir ne changent jamais, tu sais qu’à travers les douleurs et les ruines notre terre latine se rajeunira comme une plante, par la toute-puissance de l’amour qui met en mouvement le soleil et les autres étoiles.


Chose étrange : Giusti, qui a employé les plus belles années de sa vie à écrire des satires politiques, ne paraît pas avoir étudié les conditions permanentes du genre qu’il avait choisi. Spirituel, amer quand il le fallait, réunissant presque tous les élémens de la vraie satire, on dirait qu’il n’a pas médité un seul jour sur les devoirs du poète satirique. Il n’a pas compris la nécessité d’étudier les questions sociales dans toute leur généralité, et pourtant le poète qui néglige cette étude préliminaire se condamne volontairement à l’entassement inutile des lieux-communs usés depuis long-temps. L’étude des questions sociales, ramenée aux idées génératrices qui les dominent, peut seule fournir à l’imagination du poète les armes dont il a besoin. Vouloir s’en tenir aux idées banales qui servent d’aliment aux conversations de chaque jour, c’est méconnaître le but de la satire politique. De quoi s’agit-il en effet ? La tâche du poète se réduit-elle à répéter ce qui a déjà été dit cent fois ? Giusti n’a pas pu le croire. Cependant je n’aperçois nulle part la ferme volonté de présenter sous une forme vivante les idées formulées par la philosophie moderne. Ce n’est pas que je prétende identifier la prédication philosophique et la poésie satirique, une telle pensée n’est jamais entrée dans mon intelligence ; mais la satire, dont l’antiquité nous a laissé de si admirables modèles, ne peut se dispenser d’étudier les souffrances aussi bien que les vices de la société qui l’écoute. Le poète qui ne comprend pas toute l’importance de cette enquête aura beau prodiguer les traits les plus ingénieux, recueillir et garder dans sa mémoire fidèle toutes les anecdotes dont s’égaie l’oisiveté des salons ; il ne s’acquittera jamais glorieusement de la mission qui lui est confiée, car tous les vices, quels qu’ils soient, sont une forme particulière de l’égoïsme ; toutes les vertus, une forme particulière du dévouement : c’est pourquoi le poète qui veut flétrir les vices de son temps doit connaître aussi bien les souffrances qui s’agitent et appellent le dévouement que l’égoïsme qui répond à la plainte par l’indifférence. En un mot, si la philosophie est le fondement de toute poésie, on peut le dire surtout de la satire politique. C’est pour avoir méconnu cette vérité que Giusti, malgré toutes les ressources de son esprit, n’a jamais rencontré les pensées qui se gravent dans toutes les mémoires. Faute de connaître assez nettement les questions sociales dont se préoccupent à leur insu les intelligences les plus paresseuses, il n’a jamais donné à sa colère, à son ironie la grandeur et la puissance dont le poète satirique a besoin pour accomplir sa mission.

La satire politique, telle que nous la voyons dans les œuvres de Giusti, se confond volontiers avec l’improvisation du journal. Il arrive bien rarement qu’il cherche pour sa pensée une forme capable de la protéger contre l’oubli. Plein de confiance dans son esprit, habile à saisir, à signaler des rapprochemens inattendus, il se contente d’amuser, et ne paraît pas s’inquiéter de ce qu’on pensera après avoir fermé son livre. Est-ce de sa part modestie ou insouciance ? Giusti, en écrivant, croit-il toutes ses pensées menacées d’une prochaine indifférence, et se résigne-t-il sans murmurer à l’arrêt qu’il a prévu ? Craint-il de perdre son temps en engageant contre l’oubli une lutte inutile ? ou bien, tout entier à la joie de flétrir les vices de son temps, de réveiller en sursaut les puissans endormis dans le mépris de la souffrance, ne songe-t-il pas même au vent qui emporte chaque jour le bruit de nos paroles ? A mon avis, ce n’est de sa part ni modestie ni insouciance. Parmi les vertus de Giusti, je ne crois pas qu’il faille compter l’humilité. Je suis loin de lui reprocher la fierté qui respire dans ses œuvres, car l’indignation du poète satirique ne va guère sans la fierté. Si j’en parle, ce n’est que pour appuyer ma pensée sur un fait facile à vérifier.

Je trouverais sans peine dans le recueil publié à Lugano plus d’une pièce qui donnerait à mon opinion toute l’évidence d’une démonstration. Je n’en citerai qu’une seule, le Créateur et la Création. La donnée choisie par Giusti est celle d’une chanson populaire parmi nous, et que je n’ai pas besoin de rappeler. Dieu se met à la fenêtre et parle à saint Pierre de tout ce qu’il voit sur la terre. Il y a certainement beaucoup d’esprit et de gaieté dans la pièce de Giusti, et chaque strophe appartient tout entière au poète toscan ; mais l’entretien de Dieu et de saint Pierre est plutôt une improvisation ingénieuse qu’une œuvre définitive. L’esprit du lecteur le plus modeste ajoute volontiers au dialogue quelques traits nouveaux, efface sans hésiter plus d’une expression vulgaire, et dont la vulgarité ne peut être confondue avec l’accent familier. N’est-il pas évident qu’une composition long-temps méditée ne susciterait jamais de telles pensées ? Si l’entretien de Dieu et de saint Pierre, au lieu de marcher au hasard, nous offrait une série de sentimens disposés dans un ordre nécessaire, de telle sorte qu’il fût impossible de les déplacer sans les affaiblir, personne ne songerait à corriger le texte qu’il vient de lire. L’improvisation explique seule de telles velléités. Aussi je n’hésite pas à croire que Giusti se contentait trop facilement, et que s’il eût été plus sévère pour lui-même, s’il eût prêté aux louanges de ses amis une oreille moins complaisante, son nom eût vécu plus long-temps. Pendant quinze ans, ses vers ont été lus avidement, parce qu’ils exprimaient, sous une forme railleuse, le sentiment populaire ; aujourd’hui la foule témoigne une admiration beaucoup plus tiède pour le poète qu’elle a tant aimé, et les hommes sérieux, tout en reconnaissant chez Giusti des intentions excellentes, des pensées généreuses, sont obligés, pour demeurer fidèles à la vérité, de signaler dans son talent des lacunes nombreuses : la réflexion et l’instinct se rencontrent dans la justice.

Pour bien comprendre ce qui manque à Giusti, il est inutile de remonter jusqu’aux satires de Salvator Rosa ou de l’Arioste ; il suffit de relire Parini. Le poème de Parini, sur les quatre parties du jour, peut en effet servir de modèle aux poètes italiens qui veulent traiter la satire. Si l’on n’y retrouve ni la franchise familière de l’Arioste, ni la fantaisie hardie de Salvator, on suit avec bonheur le développement d’une pensée toujours vraie, et l’on admire l’élégance soutenue du langage. À coup sûr, s’il s’agissait de choisir entre les satires de l’Arioste et le Jour de Parini, je n’hésiterais pas un seul instant, car l’élégance de Parini manque trop souvent de simplicité, tandis que le style de l’Arioste rappelle tour à tour Horace et Réguler ; mais je parle de Parini à propos de Giusti, parce qu’il est plus près de nous, et parce que le sujet qu’il a traité touche, en plus d’un point, aux sentimens et aux pensées que Giusti voulait populariser. Parini, en décrivant la vie des riches milanais, a tracé le tableau satirique de son temps. Il a opposé le travail à l’oisiveté, le dévouement à l’égoïsme, le bonheur à l’ennui, et quoique sa parole n’attaque jamais le vice à la manière de Juvénal, quoiqu’il use de l’ironie et de l’hyperbole avec ménagement, la lecture de son poème laisse dans l’esprit une trace profonde. La modération même de son langage ajoute à la puissance de ses railleries. Ni amertume ni exagération, rien qui sente la colère. Parini flétrit la débauche et l’oisiveté, l’égoïsme et la gloutonnerie, sans avoir l’air d’y toucher. Il y a tant d’art et de prévoyance dans l’ordonnance de ses pensées, les images sont assorties avec tant d’habileté, que l’esprit le moins enclin à la satire ne songe pas à se défier du poète. On se trouve amené par une pente insensible à partager son mépris pour l’ennemi qu’il combat et qu’il terrasse en faisant semblant de le flatter, car c’est là le secret de Parini. Chez lui, l’ironie ne marche jamais le visage découvert. Elle se cache sous le masque de la flatterie, et le trait qu’elle lance est d’autant plus sûr, qu’il est imprévu. Parini raconte et décrit, et le simple récit suffit à l’enseignement qu’il se propose. Il n’y a pas dans ses vers une seule parole qu’on puisse accuser de rudesse, pas une image qui effarouche le goût. Ceux mêmes qu’il blesse mortellement, qu’il voue au ridicule, sont obligés de reconnaître son exquise politesse. Aussi je ne m’étonne pas du succès vraiment littéraire, du succès durable obtenu par le poème de Parini. Le matin, le milieu du jour, le soir et la nuit offrent une suite de tableaux où la malice la plus mordante parle toujours le langage de la bonne compagnie. Cette forme de satire n’a rien de commun avec la forme antique ; elle appartient tout entière au poète lombard. Il y a, dans cette manière de frapper le vice en le flattant, quelque chose qui ressemble aux caresses d’un chat épiant l’heure de la vengeance ; c’est dans la satire une tactique toute nouvelle, et qui ne peut être pratiquée que par un esprit délié.

Cependant je ne voudrais pas laisser croire que j’admire sans réserve le talent de Parini. Sans parler des allusions mythologiques, beaucoup trop nombreuses dans son poème, et dont le nombre s’explique d’ailleurs par le temps où il écrivait, il est permis de blâmer sa prédilection pour la périphrase. On dirait qu’il craint d’appeler les hommes et les choses par leur nom. Malgré l’incontestable habileté qu’il déploie dans le maniement des images, malgré la grace qu’il prodigue dans chacune de ses circonlocutions, on regrette souvent qu’il ne consente pas à parler plus simplement. On aimerait à voir sa pensée s’exprimer dans une langue moins savante, ou du moins à voir la science qu’il possède se produire avec moins d’ostentation. Toutefois, malgré la coquetterie fastueuse de son style, Parini occupe une place considérable dans la littérature italienne, et les poètes qui se proposent la satire ne sauraient l’étudier avec trop de soin. Il n’est pas difficile en effet, pour un esprit exercé, de marquer la limite où finit l’usage légitime, où commence l’abus de la périphrase et du style figuré. Quant aux allusions ; mythologiques, pour les pardonner à Parini, il suffit de se rappeler qu’il achevait son poème neuf ans avant la mort de Voltaire. En Italie comme en France, les poètes, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ne se croyaient pas encore dispensés de placer leur fantaisie sous la protection des dieux de l’Olympe. Ce qu’il faut louer dans Parini, ce qui assure la durée de son nom, c’est la concentration de sa pensée, qui demeure évidente malgré sa prédilection pour la périphrase. Si la forme n’est pas concise, la pensée n’est jamais indécise et flottante. La profusion des ciselures n’entame pas la solidité du métal.

Qu’il y a loin de Parini à Giusti ! Le satirique lombard ne livre sa pensée qu’après avoir long-temps cherché l’image qui doit lui servir de vêtement ; le satirique toscan, plein de confiance en lui-même, s’abandonne presque toujours à l’improvisation. Il ne semble pas apercevoir la limite qui sépare la vulgarité de la familiarité. La première parole qui se présente, pourvu qu’elle s’accorde avec le rhythme ou fournisse la rime, est à ses yeux une parole poétique. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les poésies de Giusti aient déjà perdu une partie de leur crédit. Cependant ce n’est pas à des causes purement littéraires qu’il faut attribuer l’amoindrissement de sa popularité. Les dernières années de sa vie expliqueraient, aussi bien que le style trop souvent prosaïque de ses poésies, pourquoi Florence prononce son nom aujourd’hui avec moins d’empressement et d’admiration. Giusti, qui pendant plus de quinze ans avait défendu avec ardeur les principes démocratiques, s’était bien attiédi vers la fin de sa vie, quoiqu’il soit mort à quarante ans. Ramené à la foi catholique par les conseils d’un poète illustre, pour ne pas renier son passé, il s’était réfugié dans le silence.

Nommé député en 1848 par Pescia, sa ville natale, il n’a joué aucun rôle dans le parlement toscan. Il assistait aux événemens sans rien faire pour les hâter ou pour les ralentir. Témoin muet, on eût dit qu’il s’étonnait de tout ce qui se passait devant lui. Il n’est pas douteux que ce silence obstiné n’ait entamé sa popularité. Il n’a pas été accusé d’apostasie, puisqu’il n’a pas ouvert la bouche pour combattre la foi politique de sa jeunesse et de son âge mûr ; mais son attitude passive ne pouvait être interprétée à sa louange ni par ses admirateurs de la veille, ni par ses nouveaux amis. Il ne se prononçait ni pour l’autorité, ni pour la liberté ; il n’essayait pas de les concilie il attendait. Or, dans les assemblées politiques, ceux qui attendent et se taisent sont estimés à l’égal des momies ; ce sont des morts qui regardent les vivans. Il est donc permis de dire que Giusti, par le silence de ses dernières années, s’est condamné à une mort anticipée. Quand il s’est éteint dans les bras du marquis Gino Gapponi, il n’était déjà plus que l’ombre de lui-même pour ses condisciples de Pise, pour tous ceux qui l’avaient encouragé de leurs applaudissemens. Étrange manière de comprendre la foi catholique ! N’y a-t-il pas dans l’Evangile un principe d’activité, de liberté, qui accepte sans murmure toutes les luttes de la vie politique ? La foi catholique ne commande pas le silence et l’inaction : elle enseigne en termes plus précis que la philosophie antique le dogme de la responsabilité. De quelque côté qu’on se range, qu’on désire, qu’on espère le retour du passé, ou qu’on souhaite un ordre nouveau, l’inaction et le silence équivaudront toujours à l’anéantissement de la personne humaine. Laisser faire et laisser dire, se taire et se croiser les bras, ce n’est pas comprendre, ce n’est pas pratiquer la foi catholique ; c’est se conduire comme si l’on avait pris pour règle de sa vie les paroles de Ponce-Pilate ; c’est dire en face de toute chose qu’on réprouve Je m’en lave les mains ! Ou la responsabilité n’est qu’un vain mot, ou les paroles de Ponce-Pilate sont un blasphème contre la loi morale. S’abstenir au lieu d’agir et de parler, ne rien faire pour le bien, voir le mal sans le combattre ne sera jamais comprendre et pratiquer la foi catholique.

Mais à quoi bon, me dira-t-on, parler si long-temps d’un poète dont le mérite ne justifie pas la popularité ? Ne vaudrait-il pas mieux nous entretenir d’un poète éminent, digne de prendre rang dans la glorieuse famille qui commence à Dante et va jusqu’à Manzoni ? A mes yeux, cette objection n’est que spécieuse et ne vaut pas la peine d’être réfutée. Il n’est pas moins utile de protester contre les renommées usurpées que de populariser les renommées légitimes. Si j’ai parlé de Giusti, c’est précisément parce qu’il y a dans sa popularité plus d’engouement que de justice. En exposant les motifs de mon opinion, je ne crois pas avoir fait une chose absolument inutile.


GUSTAVE PLANCHE.