Études statistiques sur l’état et les progrès de la société en France


ÉTUDES STATISTIQUES
SUR L’ÉTAT
ET LES PROGRÈS DE LA SOCIÉTÉ


EN FRANCE.

4e ÉPOQUE. — TEMPS PRÉCURSEURS DE LA RÉVOLUTION.

Il n’est point, dans l’histoire des peuples civilisés, de témoignage plus frappant de la grandeur et de la rapidité des vicissitudes humaines, que le tableau des élémens numériques de la société en France, au moment où la révolution allait éclater, comparé à celui de ces mêmes élémens, aux temps où nous sommes, à la distance seulement de la moitié d’un siècle.

En compulsant laborieusement les papiers d’état, et en s’aidant du secours d’un petit nombre de publicistes contemporains[1], on est parvenu à découvrir et à grouper des termes numériques officiels ou authentiques, qui établissent :

1o Quelle était, vers 1788, la division de la société en France ;

2o Quelle était alors la distribution de la propriété, des revenus, des impôts, et généralement de toutes les charges publiques, entre les différentes classes de la société.

Nous réduirons ici nos recherches à ce dernier objet ; et leurs résultats suffiront pour faire apprécier, avec plus d’exactitude et de précision qu’on ne l’a fait encore, les changemens prodigieux opérés dans la constitution de l’ordre social pendant la durée d’une seule génération.

En recherchant avec soin quelle était la distribution de la propriété, en France, avant 1789, nous avons été conduits aux aperçus suivans.

Dupré de Saint-Maur estimait, vers 1760, que les quatre septièmes, ou plus de la moitié du sol de la France, étaient exploités par des métayers. Il n’y en avait conséquemment que trois septièmes, faisant 22,290,000 hectares ou 11,284 lieues carrées qui fussent cultivés par les propriétaires ou sous leur direction personnelle ; et la plus grande partie du territoire, formant une étendue de 29,720,000 hectares ou 15,046 lieues carrées appartenaient au clergé, à la noblesse, à la couronne ou à la haute bourgeoisie.

Mais vingt ans plus tard, Turgot, qui avait tous les moyens d’être instruit de ce fait important, affirmait que les terres abandonnées par les propriétaires à l’exploitation des métayers étaient beaucoup plus étendues. D’après ses calculs, elles faisaient les cinq sixièmes de la surface du royaume ; ce qui donnait 43,350,000 hectares ou 21,947 lieues carrées aux possessions des classes improductives de la société ; et seulement 8,650,000 hectares ou 4,383 lieues carrées à la classe qui dirigeait la culture de ses propriétés territoriales, ou qui les exploitait elle-même.

Ainsi, dans l’ancienne France, il n’y avait pas plus d’un hectare sur six dont la culture fût surveillée par l’œil du maître et éclairée par l’intérêt personnel.

D’après les recherches de Lavoisier présentées en 1791 au comité des finances de l’assemblée constituante, le produit territorial du royaume montait à 2,750,000,000 francs. Il était réduit de plus de moitié, par les frais d’exploitation. Toutes les espèces d’industries agricoles donnaient un revenu net d’environ 1200 millions, faisant un peu plus de 23 francs par hectare.

En procédant d’après les données de Turgot et de Lavoisier, on trouve que :


Le revenu des grands propriétaires privilégiés, et autres, montait à 
1,000,000,000 fr.
Et celui des petits propriétaires à 
200,000,000 fr.
Total du revenu net du royaume 
1,200,000,000 fr.

Sur ce produit total, les impositions directes et indirectes prélevaient pour le gouvernement plus de 600 millions. Si leur répartition avait eu lieu proportionnellement au revenu, celui-ci n’aurait été réduit que de moitié pour chaque contribuable ; et chaque hectare de terre en valeur aurait donné à son propriétaire, sans distinction de classe, une rente égale au quart de son produit brut. Mais il en était autrement par l’effet des institutions féodales, qui, en 1789, exemptaient encore des plus lourdes taxes les biens de la noblesse et du clergé.

Forbonnais, dans ses recherches sur les finances, estimait qu’en 1760 les terres taillables n’excédaient pas les quatre cinquièmes de celles du royaume. En adoptant cette base, on trouve que, non compris les dîmes et les droits seigneuriaux, les biens privilégiés donnaient un revenu net de 240 millions ; savoir : 70 au clergé et 170 à la noblesse. Les biens imposables produisaient donc 960 millions de revenu ou quatre fois autant ; mais ils supportaient presque entièrement les 600 millions de taxes, et leurs propriétaires n’en obtenaient que 536 millions, qui étaient réduits à 127 millions par les dîmes ecclésiastiques et féodales, le casuel, les logemens militaires et les charges de la milice.

Ainsi, quoique les biens territoriaux fussent inégalement partagés, et que les classes privilégiées n’en possédassent qu’environ le cinquième, les impositions changeaient totalement les effets de ce partage, et les revenus du clergé et de la noblesse surpassaient de plus de moitié ceux que donnaient ensemble toutes les propriétés roturières.

Si, comme il y a lieu de le présumer, l’étendue des terres privilégiées était proportionnelle à leur revenu, leur surface peut être supposée comme il suit :


Hectares. Lieues carrées.
Domaines ecclésiastiques 
3,034,000 1,536
Domaines de la noblesse 
7,366,000 3,728
Étendue des terres privilégiées 
10,400,000 5,264
Étendue des terres imposables 
41,600,000 21,060
Total 
52,000,000 26,325
Domaine royal 
1,708,950 865
Surface du royaume 
53,708,000 27,190


Les propriétés territoriales étaient donc distribuées à peu près ainsi qu’il suit avant 1789.

Les domaines du clergé avaient une étendue égale à celle de la Belgique ou de la Hollande. Leur revenu net était estimé, en 1762, par d’Expilly, d’après des documens authentiques, à 65,361,000 francs. En 1784, Necker le portait à 110 millions et même jusqu’à 130 (tome 3, page 349) ; mais il comprenait sans doute, dans ces sommes, d’autres produits que ceux des biens-fonds. Enfin, en 1789, M. de Talleyrand, dans son rapport à l’assemblée constituante, le faisait monter à 70 millions, non compris les propriétés des villes et les édifices occupés par les ecclésiastiques ou réservés pour le culte. Ce revenu exempt d’impôts formait le neuvième de celui du royaume ; mais d’autres sources de richesse que nous indiquerons bientôt l’augmentaient prodigieusement.

La noblesse possédait une étendue de terres grande comme le royaume de Bavière. Le revenu net et presque exempt d’impôts que donnaient ces possessions s’élevait à 170 millions. C’était beaucoup plus d’un tiers de celui de toute la France.

Les terres imposables, c’est-à-dire celles qui n’étaient ni domaniales, ni nobles ou ecclésiastiques, avaient une surface d’environ 41,600,000 hectares, faisant 21,060 lieues carrées. Elles étaient à l’étendue totale du royaume, comme sept sont à neuf. Elles rapportaient annuellement, à raison de 23 francs et quelques centimes l’hectare, 960 millions de francs, ou plus des trois quarts du produit net de la France ; mais les charges dont elles étaient grevées, enlevaient près des huit neuvièmes de cette somme, et il ne restait guère aux propriétaires roturiers qu’une centaine de millions. Lavoisier porte leur nombre à 450,000 ; ce qui laisse supposer que leur revenu moyen n’excédait pas 220 francs.

On ne peut concevoir un aussi faible produit de la propriété territoriale dans le pays de l’Europe le plus favorisé par la nature, qu’en reconnaissant, par le calcul, que les impôts, les dîmes, les droits féodaux, le casuel ecclésiastique, réduisaient alors le revenu des terres non privilégiées à 2 francs 30 cent. l’hectare, y compris les édifices, et prélevaient 20 fr. 70 cent. sur son produit net. En sorte qu’il s’en fallait de peu que, sur dix gerbes que le cultivateur obtenait de son propre champ, neuf ne fussent acquises de droit au collecteur des taxes, au curé du village et au seigneur du château voisin.

Les détails suivans sont nécessaires pour justifier ces assertions.

1o CLERGÉ.

Les biens de cet ordre étaient répartis approximativement ainsi qu’il suit :

Revenus. Capital.
136
archevêques et évêques possédaient 
49,000,000 f. 980,000,000 f.
622
abbés commandataires 
4,442,000 f. 88,840,000 f.
280
chevaliers de Malte 
1,748,000 f. 34,960,000 f.
315,000
ecclésiastiques séculiers ou réguliers. 
14,810,000 f. 296,200,000 f.
316,000
ecclésiastiq. possédant en biens fonds 
70,000,000 f. 1,400,000,000 f.


Plus :


En édifices, sans revenu numéraire 
35,000,000 f. 700,000,000 f.
En dîmes ecclésiastiques 
90,000,000 f. 1,800,000,000 f.
En casuel et dons pieux 
210,000,000 f. 4,200,000,000 f.
Total des biens et revenus du clergé avant 1789. 
405,000,000 f. 8,170,000,000 f.


Ces dernières valeurs étaient établies ainsi qu’il suit :

La dîme était prélevée sur le produit brut et en nature des céréales destinées à la subsistance d’une population de 24 millions d’habitans. Dans un temps où les légumes n’entraient encore que pour peu de chose dans le régime alimentaire, et alors que l’usage de la pomme de terre était réduit à quelques cantons, il fallait sans doute plus de trois hectolitres et demi de froment ou de seigle pour chaque personne ; toutefois, en adoptant ce terme, le produit nécessaire des moissons devait être de 84 millions d’hectolitres, plus 17 millions pour les semences, à raison d’un pour 5 : au total 101 millions d’hectolitres. La dîme de cette masse de céréales excédait 1 millions d’hectolitres, et valait, au prix moyen de 9 fr. chaque, plus de 90 millions de francs. Il est vrai que, dans quelques parties de la France, la dîme n’était que du quinzième du produit brut des céréales, mais, par compensation, dans la plupart des provinces, elle s’étendait aux autres productions de la terre, et elle était levée également sur les vins, les troupeaux, etc.

Dans une communication officielle de Louis xvi à l’assemblée constituante, elle n’est estimée que de 60 à 80 millions ; mais on conçoit, par le vague même de cette indication, qu’on ne voulait exprimer qu’un minimum. Le trône affirmait que la perception de cet impôt coûtait 200 francs par paroisse, ce qui relevait à 8 millions par an pour le royaume. D’après Necker, on payait alors 58 millions, ou un peu moins de 10 pour 100, la perception des impôts en masse. À ce taux, la dîme aurait été de 80 millions ; mais les décimateurs étant sur les lieux, ils devaient la lever à meilleur compte ; et cette nouvelle donnée coïncide avec les autres pour la porter, comme nous avons fait, à 90 millions.

Souvent la dîme était même plus pesante que la taille. Vauban, voulant comparer l’un à l’autre ces deux impôts, fit relever leur valeur dans cinquante-trois communes des environs de Rouen, et trouva que les habitans payaient pour la taille 46,370 francs, et pour la dîme 73,080 francs, ou presque le double.

Le trône dit qu’il y avait en Normandie des cures qui retiraient de ce dernier impôt 12 à 15 mille livres de rentes. Il estime que plus de la moitié des dîmes appartenaient non aux curés, mais aux évêques, aux abbés, aux monastères et aux bénéfices simples (p. 334).

Le casuel est plus difficile à évaluer. En 1600, Sully le portait à 24 millions tournois, non compris les legs pieux, aumônes, dépenses de confrérie et autres articles analogues, qu’il estimait à 36 millions. Le marc d’argent ne valant alors que 21 francs, nous pouvons admettre qu’au commencement du règne de Louis xiii, le casuel montait à plus de 60 millions de notre monnaie et les dépenses pieuses à 90 ; ensemble 150 ; mais, en 1788, la population étant plus grande d’un tiers, si le zèle religieux n’avait pas diminué les dons volontaires aux églises et aux communautés, ces deux branches du revenu ecclésiastique devaient s’élever à 200 millions de francs.

D’autres bases de calcul donnent un résultat semblable.

D’après Necker, il y avait annuellement en France, avant 1789 :

963,000 baptêmes.
820,000 enterremens.
240,000 mariages.
2,023,000 célébrations.

On comptait alors :

64,000 paroisses dans les villes et campagnes.
1,000 abbayes.
12,000 prieurés.
15,000 couvens.
92,000 églises, non compris les chapelles.


2,023,000
célébrations à 6 fr. chacune, faisant annuellement 
12,138,000 fr.
92,000
églises, à 5 messes par jour, chacune à 1 fr. 
167,900,000 fr.
Prédications, quêtes, dons pieux, 65 fêtes et dimanches à 5 fr. 
30,000,000 fr.
Total 
210,000,000 fr.

Ainsi, le clergé de France avait, en 1789, tant en biens-fonds qu’en dîmes, casuel et dons pieux, des revenus annuels s’élevant au moins à 405 millions de francs. C’était près de 1300 fr. par ecclésiastique de tout rang, et beaucoup au-delà d’un tiers du produit territorial du royaume, avant sa réduction par les impôts levés pour l’état. Ces impôts réduisant à 600 millions le produit net des propriétés, on ne peut douter que les rentes foncières du clergé, la dîme, le casuel et les dons volontaires ne comprissent plus de deux tiers de la richesse publique donnée chaque année par le sol de la France entière.

En ne tenant compte que du produit foncier et de la dîme, qui n’en différait point, les revenus du clergé montaient à près de 200 millions. Or, dans ce temps, l’impôt étant de la moitié du produit foncier du royaume, s’il avait été réparti également, le clergé aurait payé 100 millions de taxes ; mais ses biens étant libres d’imposition, équivalaient par ce privilège à des revenus ordinaires de plus de 300 millions, ou de la moitié du produit net de toutes les propriétés foncières.

Si nous sommes étonnés en lisant dans l’histoire de l’ancienne Égypte que la caste sacerdotale possédât le tiers des biens du pays, c’est qu’on n’a point encore montré, par des supputations déduites de bases authentiques, quelle était en France, et dans plusieurs autres états de l’Europe, à la fin du dernier siècle, la part qu’avait obtenue le clergé dans la propriété territoriale et dans son usufruit.

2o NOBLESSE.

Avant 1789, le corps de la noblesse, au nombre environ de 150,000 individus, avait :


Revenu. Capital.
En biens fonds 
170,000,000 fr. 3,400,000,000 fr.
En droits féodaux 
52,000,000 fr. 1,040,000,000 fr.
Sur la liste civile 
36,000,000 fr. 720,000,000 fr.
En pensions 
28,000,000 fr. 560,000,000 fr.
Totaux 
286,000,000 fr. 5,720,000,000 fr.


Ce revenu était atténué :


1o Par la participation d’un nombre borné de roturiers ou de nobles prétendus soit aux pensions civiles et militaires, soit aux faveurs de la cour ;

2o Par un faible contingent dans le paiement des impôts territoriaux ; savoir : 3 millions de capitation et 15,600,000 fr. de vingtièmes sur les biens-fonds ; ensemble 18,000,000 f. ou environ 10 pour 100 de taxe, tandis que les communes payaient près de 60 pour 100 ;

3o Par des impôts de consommation, qui atteignaient presque sans distinction tous les habitans du royaume, et qui, proportionnellement au revenu foncier de la noblesse, devaient être de 42 millions et demi, ou le septième de ce genre de taxe.

Ces impôts ôtant 61,100,000 fr. au revenu des nobles, leur laissaient approximativement 225 millions, ou 1500 livres de rente par individu. Abstraction faite des impôts, chaque personne noble avait un revenu annuel :


En biens-fonds, de 
1,134 fr.
En droits seigneuriaux, pensions, places. 
775 fr.
Total 
1,909 fr.


La noblesse avait, en outre, la presque totalité des émolumens attachés aux places supérieures de l’ordre civil, et de l’armée de terre et de mer. Elle fournissait :

Au clergé : 130 archevêques ou évêques, 1350 abbés commandataires, 550 abbesses, 12,000 prieurs, 12,000 chanoines, 14,000 bénéficiers.

À l’administration : 30 ministres d’état, 42 conseillers d’état, 78 maîtres des requêtes, 34 intendans de provinces, 300 secrétaires du roi, la plupart des 52 fermiers-généraux, etc.

À la magistrature : 217 membres du parlement de Paris, les conseillers des 12 autres parlemens.

À l’armée de terre : 1266 officiers généraux, et environ 24,000 officiers supérieurs et autres.

À l’armée navale : 62 généraux et 1,000 officiers de marine.

Le cumul et la multiplicité des nouveaux nobles pouvaient seuls permettre à l’ordre de la noblesse de suffire aux places qui lui étaient dévolues.


Le clergé et la noblesse réunis, montant à 466,000 individus, avaient :

Revenu. Capital.
En biens-fonds productifs 
240,000,000 fr. 4,800,000,000 fr.
— — — — — improductifs 
35,000,000 fr. 700,000,000 fr.
Dîmes et droits féodaux 
142,000,000 fr. 2,840,000,000 fr.
Pensions, places honorifiques 
64,000,000 fr. 1,280,000,000 fr.
Casuel du clergé et dons pieux. 
210,000,000 fr. 4,200,000,000 fr.
Totaux 
690,000,000 fr. 13,820,000,000 fr.

Les impôts atténuaient cette énorme richesse, des valeurs suivantes :

Clergé. Noblesse. Totaux.
Impôts territoriaux 
10,000,000 fr. 18, 600,000 fr. 28, 600,000 fr.
— — de consommation 
17,500,000 fr. 42,500,000 fr. 60,000,000 fr.
Totaux 
27,500,000 fr. 61,100,000 fr. 88,600,000 fr.

Ainsi dégrevés de toute charge, les deux ordres privilégiés possédaient un revenu net de 600 millions, égal à la moitié du produit net de tous les biens fonciers du royaume.

C’était, en y comprenant les ordres monastiques voués à la pauvreté, près de 1500 francs de rente par personne.

On n’a tenu compte dans ces supputations que de la propriété foncière et du revenu obtenu à titre de privilège ou gratuitement. Les émolumens pour fonctions administratives, judiciaires ou militaires n’y sont point compris, quoiqu’ils fussent attribués presque entièrement à l’ordre de la noblesse, à l’exclusion des communes, et qu’ils augmentassent prodigieusement la part de la richesse publique qui lui était départie.

3o COMMUNES.

Elles possédaient en biens fonds, dans les campagnes et plus particulièrement dans les villes, savoir :

Revenu Capital
La haute bourgeoisie 
72,000,000 fr. 1,440,000,000 fr.
Les petits propriétaires 
888,000,000 fr. 17,760,000,000 fr.
Totaux 
 
960,000,000 fr. 19,200,000,000 fr.

Mais, elles redevaient sur ce produit net :

296,100,000 fr. d’impôts territoriaux et autres, payés à l’état.
240,000,000 fr. de consommation.
Total 
536,100,000 fr.

Et en outre, sur leur revenu foncier et leur industrie, elles payaient annuellement :

Au clergé 
90,000,000 fr. de dîmes.
— — — 210,000,000 fr. de casuel.
À l’état 
100,000,000 fr.
pour les charges de la milice et logemens militaires avec les dommages qui en résultaient, la loterie, la corvée, les octrois royaux, les dégâts des bêtes fauves des capitaineries royales, etc. etc.
Total 
400,000,000 fr.

Ainsi, les communes payaient sur les 960 millions qui formaient le revenu net de leurs biens fonciers, 536 millions d’impôts sur les terres et sur la consommation, ou plus de la moitié du produit de ces biens ; et sur les 424 millions restant, joints au produit de l’industrie, elles payaient encore environ 400 millions. Au total, les taxes qu’elles supportaient, s’élevaient au moins à 936 millions, et vraisemblablement n’étaient pas au-dessous d’un milliard. Elles constituaient presque les deux tiers de leur revenu agricole et manufacturier ; et, sur chaque centaine de francs que rapportaient aux communes l’agriculture et l’industrie, il y en avait 62, qui revenaient au gouvernement, à la noblesse et au clergé.

Les tableaux suivans offrent un aperçu général de la distribution des revenus et des impôts, entre les grandes classes de la société, telle que l’avaient faite, avant 1789, les siècles de la féodalité et de la plénipotence sacerdotale.

Les seuls élémens arbitraires, qu’il ait fallu y admettre, sont :

1o L’évaluation des émolumens pour fonctions civiles et militaires, dévolues à la noblesse exclusivement ; nous les avons portés à 100 millions ;

2o Les charges de la milice et les frais de logement militaire imposés aux communes, les corvées, la loterie, et les dégâts des chasses royales dans les capitaineries ; nous les avons évalués à 100 millions ;

3o Le produit net de l’industrie et des arts mécaniques, qui est estimé à 505 millions, d’après l’autorité de Dellay d’Agier et d’Arnoult.

1o REVENUS.
Classes. Nombre
d’individus.
Revenus
territoriaux.
Autres revenus. Revenu total. Revenu par
individu.
Clergé 
316,000 70.000,000 fr. 300,000,000 fr. 370,000,000 fr. 1,200 fr.
Noblesse 
150,000 170,000.000 fr. 216,000,000 fr. 386,000,000 fr. 2,580 fr.
Communes 
24,000,000 960,000,000 fr. 505,000,000 fr. 1,465,000,000 fr. 61 fr.
Totaux. 
24,466,000 1,200,000,000 fr. 1,221,000,000 fr. 2.221,000,000 fr. 90 fr.
2o IMPÔTS.
Classes. Impôts
territoriaux.
Leur
rapport
au revenu.
Impôts
de
consommation.
Leur
rapport
au revenu.
Autres
impôts.
Clergé 
10,000,000 f. un 7e 17,500,000 f. un 4e »
Noblesse 
18,600,000 f. un 10e 42,600,000 f. un 4e »
Communes 
296,000,000 f. un 3e 240,000,000 f. un 4e 400,000,000 f.
Totaux 
324,000,000 f. un 4e 300,000,000 f. un 4e 400,000,000 f.
3o REVENUS ET IMPÔTS.
Classes. Total
des impôts.
Leur
rapport
au revenu.
Total des revenus
dégrevés
d’impôts.
Impôts
par
personne.
Revenus
dégrevés
par personne.
Clergé 
27,500 f. un 14e 342,500,000 f. 100 f. 1,100 f.
Noblesse 
61,100,000 f. un 6e 324,900,000 f. 420 f. 2,160 f.
Communes 
936,000,000 f. 2 tiers 529,000,000 f. 39 f. 22 f.
Totaux 
1,024,600,000 f. moitié 1,196,400,000 f. 42 f. 48 f.

Voici les résultats principaux de l’état des choses exprimé par ces termes numériques.

Le clergé possédait un revenu annuel de 870 millions, formant le sixième de tous les produits nets, territoriaux et industriels. Cette somme donnait 1200 fr. de rente à chaque ecclésiastique. Les biens fonciers en fournissaient le cinquième. La dîme, le casuel et les dons volontaires en formaient quatre cinquièmes. Le clergé avait, de plus, pour 700 millions d’édifices employés au culte ou occupés par ses membres. Le revenu de ces possessions, dont nous n’avons point tenu compte, aurait augmenté de 35 millions celui dont jouissait le clergé.

Cet ordre contribuait aux dépenses publiques, par une somme variable, que son assemblée générale fixa, en 1784, à 8,400,000 fr., et qui, avec des accessoires, n’atteignit jamais 10 millions. Les impôts de consommation, qui pouvaient atteindre le clergé, étant portés au quart du revenu foncier, ajoutaient 17 millions et demi à cette contribution. Le tout s’élevait à 27 millions et demi, qui n’excédaient que de peu de chose le quatorzième du revenu. Ainsi, cet ordre payait moitié moins d’impôts que la noblesse, et cinq fois moins que les communes. Il lui restait un revenu dégrevé d’impôts, montant à 342 millions ; ce qui donnait 1100 fr. par ecclésiastique et formait du tiers au quart, ou plus exactement deux septièmes de la masse de tous les revenus du royaume. En comprenant dans ces calculs les édifices que le clergé occupait, on trouve qu’il avait, à très peu près, le tiers du revenu net et dégrevé de l’agriculture et de l’industrie, joints aux revenus territoriaux et privilégiés de la noblesse ; et que, sur 100 fr. obtenus de toute espèce de biens ou de salaire, il en réclamait tout au moins 32.

La noblesse était moins nombreuse que le clergé, et possédait un revenu de 386 millions, qui excédait le sien d’un vingt-unième. Elle avait 170 millions de biens fonciers et 216 en droits féodaux, en pensions, en places honorifiques à la cour, et en émolumens pour fonctions civiles et militaires. C’était, sans les impôts, 2,580 francs par individu ; mais, l’ordre payait plus de 60 millions de taxe ; savoir 18 millions et demi sur les biens territoriaux, ce qui n’en diminuait le revenu que d’un dixième, et 42 millions et demi pour les impôts de consommation, estimés au quart du produit foncier. Au total, pour toute charge publique, 420 francs par personne ; ce qui laissait à chacune un revenu libre d’environ 2,160 francs ; c’est-à-dire double de celui de chaque ecclésiastique et centuple de celui de chaque individu des communes. La noblesse avait en masse un revenu dégrevé de tout impôt, montant à 325 millions, faisant beaucoup plus d’un quart de celui du royaume ; et sur 100 francs obtenus de toute sorte de biens ou de salaires, il lui en revenait plus de 27.

Les deux ordres privilégiés réunis, montant à 466,000 personnes, possédaient un revenu total de 756 millions, dont 240 en biens fonds, et 516 en dîmes, casuel, droits féodaux, pensions et places militaires, civiles, judiciaires et autres. C’était 1825 francs pour chacun. Ils payaient 28,600,000 francs d’impôts territoriaux ou un neuvième seulement du revenu foncier, et 60 millions de taxes de consommation ; ensemble 88,600,000 francs montant encore au neuvième de la totalité de leur revenu. Il leur restait annuellement 667,400,000 francs ou 1430 francs par individu. Cette richesse excédait considérablement la moitié de celle produite chaque année, en France, par toute espèce de travail ; elle montait à 56 francs pour 100.

Les communes avaient 1465 millions de revenu, savoir : 960 provenant des biens-fonds et 505 de l’industrie et des arts et métiers. La part de chaque personne était de 61 francs par an, ou 16 à 17 centimes par jour. Les impôts territoriaux enlevaient 296 millions ou le tiers des revenus fonciers ; ceux de consommation 240 millions, ou le quart de ce revenu, et les autres taxes environ 400 millions : Au total 936 millions ou les deux tiers de toute espèce de biens ou de salaire.

Ces impôts ôtaient à chaque individu de la classe des communes 39 fr. sur les 61, qui formaient sa participation au revenu net de la France. Il ne lui restait que 22 fr. à dépenser par an, ou un peu plus de 6 cent. par jour. Le revenu dégrevé d’un ecclésiastique était cinquante fois plus grand, et celui d’un noble était presque centuple.

La proportion du revenu disponible des différentes classes d’habitans du royaume, était tellement inégale, que cinquante-cinq individus des communes devaient subsister de la part que prenait un seul ecclésiastique dans la fortune publique ; et que cent huit devaient vivre une année entière de ce qu’obtenait chaque gentilhomme de la richesse de l’état et des biens de ses ancêtres.

Les habitans de la France, considérés en masse, sans distinction de castes, avaient, en 1788, pour 24 millions et demi de personnes, 1200 millions de revenus territoriaux, qui payaient à l’état 324 millions et demi ou 27 pour cent. En outre, les consommations étaient frappées de taxes, montant à 200 millions, ou 25 pour cent. En sorte que les impôts payés à l’état s’élevaient à 624 millions ou plus de moitié de produit foncier. Les redevances au clergé, les logemens militaires et les dommages qu’ils causaient, les chasses royales, la corvée, la milice, chargeaient, de plus, les communes de 400 millions. La masse des impôts montait à un milliard 25 millons ; elle égalait la moitié de toute espèce de revenu, et grevait de 42 francs chaque habitant du royaume, lui laissant pour tous les besoins, pendant l’année, une somme de 48 francs ou 13 centimes par jour.

Sous l’empire de cet ordre de choses, la France ne comptait vers la fin de la dynastie des Valois qu’une population de 15 millions ; et les deux tiers de son territoire étaient incultes[2].

Elle n’avait sous Louis xv, en 1760, que 20 millions d’habitans ; et près de la moitié de la surface était en friche[3].

Enfin, lorsqu’en 1792, elle possédait déjà une population de 26 millions d’hommes, un quart de son étendue ou 13 millions d’hectares, faisant 6,700 lieues carrées, était occupé par des marais, des landes et des broussailles. Pour trois lieues de terrains utiles, il y avait des terrains abandonnés ayant une lieue carrée de surface, et dont l’ensemble formait, dans l’intérieur de ce beau pays, un désert grand comme la Pologne[4].

Ces faits expliquent comment alors, dans le cours de trois années, il y avait périodiquement une année de disette ou de famine dans l’une des contrées les plus fertiles de l’Europe.

Nous venons de montrer ce que la France était devenue en quatorze siècles, sous l’influence prolongée des institutions féodales et de la puissance temporelle du sacerdoce, nous rechercherons une autre fois quels sont, dans la France nouvelle, les élémens de la société, tels qu’ils sont sortis de la révolution.


A. Moreau de Jonnès.
  1. Dupré de Saint-Maur, Forbounais, Necker, Pommelle, Lavoisier, etc. etc.
  2. Le duc de Nevers et Jean Bodin.
  3. Forbonnais. Dénombrement officiel. Tupigny, p. 3.
  4. Roland. Rapport à la convention, 1er janvier 1793.