Études socialistes/Revision nécessaire

Études socialistes
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 23-32).


REVISION NÉCESSAIRE 1


Je ne sais pas quelle conclusion la classe ouvrière du nord tirera des dernières élections, en particulier des élections de Lille. Elle a fait assurément un grand effort de propagande et de combat, et elle a témoigné, dans tout le département, d’une énergie qui se retrouvera aux prochaines batailles. Assurément aussi, les radicaux de Lille sont inexcusables, malgré les attaques violentes dirigées contre eux au premier tour, d’avoir favorisé ou d’avoir permis au second tour la victoire de la réaction cléricale. Enfin, partout la lutte est difficile aux socialistes. Partout ils se heurtent aux traditions persistantes du passé, aux forces égoïstes du présent. Pour toutes les fractions du parti socialiste, pour toutes ses méthodes, il y a eu des victoires et des échecs.

Mais il reste vrai qu’à Lille et dans la région du Nord a éclaté d’une façon déplorable la contradiction de pensée qui perdra le Parti ouvrier français. Il a deux conceptions rigoureusement opposées du mouvement social. De ces deux conceptions opposées dérivent deux tactiques contraires. Le Parti ouvrier français de Lille recourt successivement, et dans un très faible espace de temps, à ces deux tactiques : et comme elles sont inconciliables, il est clair qu’elles se paralysent et qu’elles le paralysent.

D’un côté, le Parti ouvrier français interprète la lutte de classe dans le sens le plus étroit, si nettement répudié par Marx. Il déclare volontiers qu’en dehors du prolétariat proprement dit, toutes les forces sociales ne forment qu’un bloc réactionnaire. Il affecte de ne pas distinguer entre les diverses catégories des classes possédantes et entre les divers partis. Il met sur le même plan, il coud dans le même sac les réactionnaires, les modérés, les radicaux socialistes. Il affirme qu’entre les cléricaux et les démocrates même d’extrême gauche, le peuple ouvrier n’a aucune différence à faire. Et même, comme les radicaux démocrates pourraient surprendre plus aisément, par quelques formules de progrès social, la confiance populaire, c’est eux que l’on dénonce avec le plus de virulence. Voilà un des aspects de la pensée du parti ouvrier français, voilà une de ses tactiques. C’est celle qui a joué à Lille au premier tour de scrutin.

Mais il y a un autre aspect, et il y a une autre tactique. Foncièrement, malgré l’affectation d’intransigeance de classe, les ouvriers socialistes du nord, adhérents au parti ouvrier français, sont républicains, démocrates et anticléricaux. Ils savent que la république est, au moins en France, une force populaire, une condition du progrès ; et ils sentent aussi qu’elle est un commencement de socialisme, et la forme politique du collectivisme. Ils sont démocrates : ils tiennent passionnément à l’égalité des droits politiques, au suffrage universel, à la portion de souveraineté que le peuple peut conquérir dans les municipalités, dans les conseils généraux, au parlement. Enfin, ils veulent arracher à l’Église sa puissance politique, ses privilèges sociaux, sa dotation budgétaire. Ils veulent l’exclure de tous les services publics, de l’enseignement, de l’assistance, et la réduire à être une association privée, jusqu’à ce que le progrès des lumières, l’influence de l’éducation publique laïque et le relèvement social des opprimés aient séché peu à peu des habitudes et des croyances qui ont encore des racines tenaces dans le prolétariat comme dans la bourgeoisie.

Parce qu’ils sont républicains, démocrates, anticléricaux, ils ont de grands intérêts communs avec les partis non socialistes qui veulent maintenir la République, développer la démocratie, combattre le privilège de l’Église. Ils font donc nécessairement une différence entre les partis qui soutiennent et les partis qui combattent la République, la démocratie, le libre examen. Et voilà la seconde conception sociale du Parti ouvrier. Cette conception, il l’a affirmée par ses actes, lorsqu’il a conquis la municipalité de Lille avec le concours des radicaux. Il l’affirmait encore au second tour de scrutin lorsqu’il faisait appel, au nom de la République, aux suffrages des radicaux mis en minorité au premier tour. À Bordeaux, le Parti ouvrier français parle de « solidarité républicaine ». À Lille, il fait appel au second tour aux vrais républicains. Mais que signifie cette solidarité ? Et en vertu de quel droit fait-on cet appel ?

Si la lutte de classe a le sens que lui donne parfois le Parti ouvrier français, s’il est vrai qu’en dehors du prolétariat socialiste, tout est au même degré réaction et ténèbres, quel lien peut subsister entre les socialistes et les républicains démocrates bourgeois ? Vous disiez tout à l’heure qu’entre la classe prolétarienne et tous les autres partis indistinctement, il y a une opposition absolue et uniforme. Que signifie donc dès lors la « solidarité » brusquement affirmée ? La solidarité suppose qu’il y a des intérêts communs à défendre. La « solidarité républicaine » suppose que la République vaut d’être défendue par les démocrates des deux classes, de la classe ouvrière et de la classe bourgeoise. Ainsi, tantôt vous creusez un abîme infranchissable et vertigineux ; tantôt, vous jetez un pont sur cet abîme. En ces manœuvres contradictoires se perd peu à peu toute la force vive d’un parti.

J’ai demandé en vertu de quel principe le Parti ouvrier français faisait appel, au second tour, aux républicains radicaux. Comment les discerne-t-il tout à coup dans la mêlée, après avoir déclaré qu’ils sont indiscernables, confondus dans la même armée ennemie ? Et quel titre peut-il invoquer auprès d’eux pour les appeler à lui ? Il leur dit : « Vous êtes républicains et démocrates ; nous sommes républicains et démocrates : vous devez voter pour nous. » Mais les radicaux et républicains bourgeois ne peuvent voter pour des socialistes qu’en faisant abstraction des antagonismes de classe. Ils ne le peuvent qu’en se détachant du bloc réactionnaire. Ils ne le peuvent qu’en proclamant qu’il y a plus d’intérêt pour eux, républicains bourgeois, à voter pour des républicains, même socialistes, que pour des non-républicains, même bourgeois. Les socialistes qui les appellent supposent donc que la masse bourgeoise peut se dissocier. Ils supposent donc que chez une partie au moins des républicains bourgeois l’antagonisme de classe, si puissant qu’il soit, peut être vaincu par des forces d’union, par la solidarité républicaine et démocratique. Ou l’appel du second tour lancé par le Parti ouvrier français n’a pas de sens, ou il a celui-là. Et il est absolument contraire aux formules intransigeantes du premier tour.

Encore une fois, ces contradictions n’excusent pas l’attitude des radicaux lillois, qui, eux, ont commis la contradiction suprême : celle d’affirmer la République, et de la livrer ensuite, en ressentiment de quelques outrages électoraux, les plus vains de tous.


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Mais je dis que les effets déconcertants de ces conceptions contradictoires du Parti ouvrier français iront s’aggravant. Je dis que la classe ouvrière ira de défaite en défaite si elle ne met pas plus d’unité dans sa tactique, si dans l’espace d’une quinzaine et en vertu de théories absolument inconciliables, elle proclame qu’entre les démocrates bourgeois et les cléricaux il n’y a aucune différence, pour faire aussitôt appel aux démocrates contre les cléricaux, et si tantôt elle resserre la lutte de classe jusqu’à l’intransigeance la plus sectaire, et tantôt l’assouplit et l’élargit jusqu’au concept bienveillant et accueillant de solidarité républicaine.

Mais il y a une autre contradiction de méthode qui arrêterait toute croissance, toute action du prolétariat.

La classe ouvrière veut des réformes, j’entends des réformes prochaines, immédiates. Elle en a besoin pour vivre, pour ne pas fléchir sous le fardeau, pour aller d’un pas plus ferme vers l’avenir. Elle a besoin de lois d’assistance ; elle a besoin que sa force de travail soit protégée ; elle a besoin que la loi ramène à des proportions humaines la durée quotidienne du labeur. Elle a besoin que l’âge d’admission des enfants dans les usines soit élevé, pour qu’ils puissent recevoir une assez haute culture. Elle a besoin que l’inspection du travail soit plus sérieusement soumise à l’action du prolétariat lui-même. Elle a besoin que la puissance sociale et légale des syndicats soit renforcée, qu’ils deviennent de plus en plus les représentants de droit de la classe ouvrière. Elle a besoin que des institutions sociales d’assurance contre la maladie, la vieillesse, l’invalidité, le chômage, soient établies. Elle a besoin d’être introduite peu à peu, comme classe dans la puissance économique, dans la propriété. Et elle aura un grand intérêt si les services capitalistes, mines, chemins de fer, sont nationalisés, à obtenir que les syndicats ouvriers de ces grandes corporations soient associés à l’état dans la gestion et le contrôle des nouveaux services publics. Elle aura un grand intérêt à être représentée de droit, par ses syndicats, dans les conseils d’administration des six mille sociétés anonymes, civiles ou commerciales qui détiennent le grand commerce et la grande industrie. Elle aura intérêt à exiger, à obtenir qu’une part des actions soit réservée de droit, en toute entreprise, aux organisations ouvrières, afin qu’ainsi, peu à peu, le prolétariat pénètre au centre même de la puissance capitaliste, et que la société nouvelle sorte de l’ancienne avec cette force irrésistible « d’évolution révolutionnaire » dont a parlé Marx.

En tous sens s’ouvrent des réformes que la classe ouvrière peut et doit conquérir, des voies où elle doit et peut marcher. Et cela, le Parti ouvrier français ne le méconnaît pas. Il le méconnaît si peu qu’il a accepté, dans l’intérêt immédiat du prolétariat, d’administrer les intérêts municipaux, c’est-à-dire une parcelle de la société d’aujourd’hui. Dans la récente campagne électorale, quand les élus du Parti rappelaient leur activité qui, en effet, fut admirable, à la fois minutieuse et enthousiaste, que de titres ils invoquaient où la « lutte de classe » s’effaçait devant les nécessités administratives ! C’étaient des rues percées, c’est-à-dire tout à la fois plus d’air et de santé pour tous les citoyens, bourgeois et propriétaires, — et une plus-value pour les propriétaires d’immeubles. C’étaient des contrats avec les propriétaires de rues privées transformées en voies municipales, contrats utiles à la ville dont ils agrandissaient le domaine, et utiles aussi aux propriétaires déchargés des soins d’éclairage, d’entretien et de propreté. C’étaient aussi des paroles émues sur « notre chère cité », non plus la cité dolente et âpre du travail se heurtant, dans l’enceinte des mêmes murailles, à la cité jouisseuse et superbe du capital, mais la cité totale, enveloppant dans sa croissance solidaire les classes antagonistes. Donc, le Parti ouvrier français a le souci des réformes : il veut que le prolétariat agisse, que le socialisme crée, même dans la société d’aujourd’hui, même au prix de toutes les solidarités confuses, de toutes les responsabilités indéterminables qu’entraîne aujourd’hui l’action.

Mais tout ce programme de réformes, comment se réalisera-t-il ? Il ne peut se réaliser que par l’influence grandissante du Parti socialiste et de la classe ouvrière sur l’ensemble de la nation. Et cette influence, comment se marquera-t-elle ? Par l’adhésion plus ou moins spontanée de la majorité de la nation aux réformes successivement proposées par la minorité socialiste. Mais déclarer d’avance qu’en dehors du socialisme toute la nation ne sera qu’un bloc réfractaire et hostile, rejeter de la même façon et condamner au même degré les catégories bourgeoises qui toujours résistent aux réformes, et celles qui sont susceptibles peu à peu de les adopter, c’est tuer en germe toute réforme, c’est proclamer qu’avant l’heure de la révolution totale, les semences utiles ne seront point recueillies par la terre, mais dévorées toutes par les oiseaux pillards ; c’est briser l’espoir du prolétariat ; c’est appesantir sur lui, jusqu’au problématique sursaut des soudaines délivrances, la charge des jours présents. C’est proclamer soi-même l’impossibilité des réformes qu’on annonce et qu’on demande.

Et voilà encore une terrible contradiction.



Paru initialement dans La Petite République, 3 août 1901