Études socialistes/Les radicaux et la propriété individuelle



LES RADICAUX ET LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE


La démocratie, sous l’action du prolétariat organisé, évolue irrésistiblement vers le socialisme, vers une forme de propriété qui arrache l’homme à l’exploitation de l’homme et mette fin au régime des classes. Les radicaux se flattent d’arrêter ce mouvement en promettant à la classe ouvrière quelques réformes, et en se proclamant les gardiens de la propriété individuelle. Ils espèrent, par quelques lois de réforme et de solidarité sociale, retenir une grande partie du prolétariat, et par la défense de la propriété individuelle, animer contre le socialisme les forces conservatrices, la petite et la moyenne bourgeoisie, les petits propriétaires paysans.

Tout d’abord, c’est une véritable déchéance intellectuelle, pour un parti de démocratie, que de souscrire à de pareilles formules. Comment des hommes aussi cultivés que M. Léon Bourgeois et M. Camille Pelletan ont-ils pu croire que la déclaration du parti radical affirmant le maintien de la propriété individuelle avait un sens ? Ainsi employé d’une façon générale et abstraite, le mot de propriété individuelle ne signifie rien. Dans l’évolution humaine la propriété individuelle a changé bien des fois de forme et de substance, de sens et de contenu. La propriété individuelle a été, dans les sociétés qui ont précédé la nôtre, la forme d’oppressions définitivement abolies. L’esclavage a été un des modes de la propriété individuelle. Il y avait à Athènes et à Rome des esclaves publics, esclaves de la cité ou de l’État. Mais la plupart des esclaves faisaient partie du patrimoine individuel des citoyens. La propriété des esclaves était une partie de la propriété individuelle. Ou bien ils travaillaient le domaine foncier du maître grec ou romain ; ou bien ils travaillaient à son profit dans des ateliers urbains. Ce sont des individus qui les possédaient, qui en disposaient, qui les soumettaient au labeur forcé, qui les donnaient, les vendaient, les transmettaient. Et de même quand, après l’effondrement de la société antique et du régime romain fondé sur la conquête, l’esclavage fut amendé en servage, les serfs aussi furent sur la glèbe objets de quelque propriété individuelle. Il y avait, sous les mérovingiens, sous les Carlovingiens, des serfs du roi attachés à la glèbe du domaine royal, des serfs d’Église attachés à la terre des abbayes. Mais l’immense majorité des serfs appartenait à des seigneurs qui étaient en définitive à peu près des grands propriétaires fonciers possédant de plus en plus à titre individuel. Pendant le Moyen-Age, du dixième au quatorzième siècle, le servage se constitue comme un mode de ce que nous nommons la propriété individuelle. C’est le seigneur qui dispose du travail des serfs. Serfs agricoles, disséminés sur l’immense domaine, serfs industriels, boulangers, charrons, orfèvres, fileurs, tisseurs, réunis dans les annexes de la maison seigneuriale, tous ils sont sous la loi d’un individu : ils sont compris dans sa propriété ; ils sont vendus par lui avec le domaine. Ils sont, comme la terre même, comme la prairie, comme la vigne, comme les bœufs, un des objets sur lesquels la propriété individuelle s’exerce.


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J’entends bien que l’esclavage et le servage ont été éliminés de la propriété individuelle. Mais les radicaux peuvent-ils avoir l’assurance que tout élément de servitude, d’oppression, d’injustice, en a disparu ? Et de quel droit prononcent-ils de façon générale et abstraite le mot de propriété individuelle, alors que le sens de ce mot varie avec le mouvement même de l’histoire ? De pareilles formules sont la négation même de l’évolution historique. Elles condamnent le parti qui en fait usage à ne rien comprendre et à ne rien voir. Elles le mettent en dehors de la science et de la vie.

De même que dans l’antiquité la propriété individuelle admettait l’esclavage, de même qu’au Moyen-Age elle comportait le servage, elle comporte aujourd’hui le salariat. Certes, je ne m’amuserai pas au triste paradoxe réactionnaire des quelques socialistes qui disent que l’esclave et le serf étaient plus heureux que le salarié. La condition matérielle et morale de l’ouvrier moderne est dans l’ensemble supérieure à celle de l’esclave et du serf. Mais, en ce moment, il ne s’agit point de cela. Je dis simplement qu’aujourd’hui la propriété individuelle a la forme capitaliste, qu’elle permet à une minorité d’individus privilégiés de disposer du travail, des forces, de la santé des prolétaires, et de lever sur eux un perpétuel tribut. Et je dis que lorsque les radicaux déclarent tout court qu’ils veulent maintenir la propriété individuelle, ou cela ne signifie rien, ou cela signifie qu’ils veulent maintenir la propriété capitaliste.

Quiconque, en Grèce et à Rome, aurait déclaré tout simplement qu’il entendait maintenir la propriété privée, eût déclaré par là même qu’il maintenait l’esclavage. Quiconque, au Moyen-Age, eût déclaré tout simplement qu’il entendait maintenir la propriété individuelle ou personnelle, aurait maintenu par là même le servage et la féodalité. Et aujourd’hui, quand les radicaux, en une formule toute générale, annoncent au monde qu’ils veulent maintenir contre nous la propriété individuelle, ils se constituent par là même les gardiens de la propriété capitaliste.

Et quelle pauvreté dans ces formules abstraites ! Elles ne se bornent pas à immobiliser le sens de la propriété individuelle, qui est toujours en mouvement. Elles le simplifient arbitrairement. Or, non seulement, d’époque en époque, la propriété individuelle change de signification, mais elle a un degré de complication tout à fait variable. Tantôt elle s’applique à des rapports sociaux très complexes ; tantôt elle paraît se simplifier. Et il y a des heures où le progrès de l’humanité exige que la notion de propriété se complique ; il y a des heures où il exige qu’elle se simplifie.


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Quand l’esclavage fut amendé en servage, il y eut complication de la propriété. Les rapports du maître à l’esclave étaient d’une simplicité brutale. Puis au Moyen-Age, lorsque le serf a une famille, un patrimoine, le maître n’en dispose plus aussi aisément. La propriété individuelle du maître sur le serf est moins aisée à définir, moins simple que la propriété individuelle du maître sur l’esclave. La personnalité humaine, qui était souvent nulle chez l’esclave, et qui se manifeste mieux chez le serf, complique les rapports de propriété ; elle introduit dans la notion de propriété individuelle des éléments multiples et flottants. Et ici, cette complication de la propriété est un progrès certain.

Au contraire, à la fin du dix-huitième siècle, quand l’heure fut venue où les bourgeois et les paysans purent abattre le système féodal, c’est dans le sens d’une simplification de la propriété que s’exerça la Révolution. Elle débarrassa la propriété industrielle de toutes les servitudes et complications du régime corporatif. Elle débarrassa la propriété rurale de l’énorme enchevêtrement des droits féodaux et ecclésiastiques. Le bourgeois, le paysan devinrent plus nettement, plus absolument propriétaires qu’ils ne l’étaient sous le régime féodal et, à ce moment, dans le passage du féodalisme au capitalisme, la simplification, au moins apparente, de la propriété fut un progrès humain, comme douze siècles plus tôt, dans le passage de l’esclavage au servage, la complication de la propriété avait été un progrès humain.

J’ai lu avec passion le beau livre, tout récemment paru chez Giard et Brière, où M. Henri Sée trace l’histoire des classes rurales et du régime domanial en France et au Moyen-Age. Il a marqué avec force la complication changeante et la transformation perpétuelle de la propriété.


« Il apparaît clairement aussi, dit-il dans sa conclusion, qu’au Moyen-Age l’on a de la propriété une conception sensiblement différente de celle qui nous est familière. Ne voit-on pas, à la fois, le suzerain, le vassal et le tenancier exercer, à des titres différents, des droits sur la terre ? Le paysan, usufruitier héréditaire de sa tenure, peut être, en un sens, considéré comme propriétaire ; que les droits domaniaux disparaissent, et la terre qu’il cultive lui appartiendra sans restriction. Les droits d’usage, dont jouissent collectivement les habitants d’un même domaine, constituent aussi, à certains égards, une véritable propriété. C’est dire que la propriété, au Moyen-Age, a un caractère plus complexe, beaucoup moins abstrait et tranché que de nos jours. Loin d’être immuable, le concept de propriété s’est donc modifié au cours des siècles ; nul doute qu’il ne se modifie encore à l’avenir, qu’il ne suive dans leurs évolutions les phénomènes économiques et sociaux. »

Voilà la grande et large conclusion à laquelle aboutit de plus en plus l’école historique française. Que signifie, en face de ces constatations souveraines de l’histoire, et de cette évolution vivante du concept de propriété, la formule scolastique et enfantine des radicaux ? De même qu’il s’est déjà modifié, le concept de propriété se modifiera encore : et il est certain que maintenant c’est dans le sens d’une complication plus grande, d’une complexité plus riche qu’il va évoluer. Une force nouvelle est apparue, qui va compliquer et transformer tous les rapports sociaux, tout le système de propriété. Cette force nouvelle, c’est l’individu humain.

Pour la première fois, depuis l’origine de l’histoire, l’homme réclame son droit d’homme, tout son droit. L’ouvrier, le prolétaire, le sans-propriété, s’affirme pleinement comme une personne. Il réclame tout ce qui est de l’homme, le droit à la vie, le droit au travail, le droit à l’entier développement de ses facultés, à l’exercice continu de sa volonté libre et de sa raison. C’est sous la double action de la vie démocratique, qui a éveillé ou fortifié en lui la fierté humaine, et de la grande industrie, qui a donné aux prolétaires groupés la conscience de leur force, que le travailleur devient une personne et veut être, partout et toujours, traité comme telle. Or, la société ne peut lui assurer le droit au travail, le droit à la vie ; elle ne peut l’élever, du salariat passif, à la coopération autonome, sans pénétrer elle-même dans la propriété. La propriété sociale doit se créer, pour garantir la vraie propriété individuelle, la propriété que l’individu humain a et doit avoir de lui-même.


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Ainsi un droit social de propriété se constitue nécessairement au profit des travailleurs ; et ce droit social se communique aux associations diverses, communes, coopératives, syndicats, qui peuvent de plus près que la nation, et avec plus de souplesse, garantir le droit des individus, leur activité enfin affranchie. Ainsi, à la propriété capitaliste, relativement simple et brutale, se substituera une propriété infiniment complexe, où le droit social de la nation servira à assurer, par l’intermédiaire de groupements multiples, locaux ou professionnels, le droit essentiel de toute personne humaine, l’essor libre de toute activité. Tout élément capitaliste aura disparu ; aucun homme ne pourra se servir d’autres hommes pour se créer des dividendes, des bénéfices, des rentes, des loyers, des fermages.

Mais la propriété nouvelle en sa complexité vaste, nationale, communale, corporative, coopérative, sera en même temps individuelle : car aucun individu ne sera livré ou à l’exploitation d’autres individus, ou à la tyrannie des groupes, ou au despotisme de la nation : et le droit de chacun sera garanti par des contrats précis et souples qui seront, jusque dans la propriété commune, la forme épurée de la propriété individuelle.

Ainsi se vérifiera la conclusion de l’historien, que le concept de propriété doit se modifier encore. Et en ce sens, il n’est pas un chercheur, il n’est pas un érudit, qui ne travaille à démontrer le ridicule, la puérilité de la formule radicale. Je voyais, dans le volume de M Sée, la longue liste des hommes de science, chartistes, archivistes, historiens, qui ont ou recueilli ou ordonné ou déjà interprété les documents dont il se sert. Et certes, parmi ces hommes, il en est beaucoup qui appartiennent ou qui croient appartenir aux partis de conservation, quelques-uns même aux partis de réaction. Mais tous, quel que soit leur système personnel, quelle que soit leur croyance, tous ils servent la cause de l’évolution, c’est-à-dire, en ce moment, la cause du socialisme, parce qu’ils ne s’arrêtent pas à la surface de l’histoire, mais qu’ils pénètrent le fond et qu’ils découvrent aux hommes l’éternel mouvement qui décompose et recompose, selon des formes et des lois nouvelles, la propriété. Et il est impossible que de proche en proche ces études des maîtres ne pénètrent pas jusqu’à la jeunesse bourgeoise.

Ainsi, quand les radicaux, pour arrêter ou pour ralentir le mouvement d’émancipation du prolétariat, parleront du maintien nécessaire de ce qu’ils appellent, en jargon scolastique, la propriété individuelle, ils seront pris entre la colère de la démocratie ouvrière qui leur reprochera justement de défendre, sous ce mot ambigu, la propriété capitaliste, et le dédain de la science qui opposera, à leur conception abstraite et immobile de la propriété, la réalité du mouvement historique.


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L’heure approche où nul ne pourra parler devant le pays du maintien de la propriété individuelle sans se couvrir de ridicule et sans se marquer soi-même d’un signe d’infériorité. Ce qui règne aujourd’hui, sous le nom de propriété individuelle, c’est une propriété de classe, et ce n’est pas au maintien de cette propriété de classe, c’est à son abolition que doivent travailler, d’un effort continu, ceux qui veulent l’avènement de la démocratie dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique.

Mais que les radicaux veuillent bien y prendre garde. Si leur formule sociale : maintien de la propriété individuelle, est réduite à rien, si elle est destituée de tout sens, ce n’est pas seulement par l’exemple du passé ; ce n’est pas seulement par la tendance invincible des forces nouvelles à briser le cadre capitaliste. Dans la société bourgeoise elle-même, dans le code bourgeois, la propriété individuelle revêt tant de formes incomplètes, subit tant de démembrements et de restrictions, que, dès maintenant, et au point de vue même de la bourgeoisie, c’est un enfantillage ou un anachronisme de parler purement et simplement du maintien de la propriété individuelle.

Nous, socialistes, pour démembrer ou absorber graduellement la propriété capitaliste, pour diriger dans le sens de la propriété collective le mouvement social, il nous suffira bien souvent d’élargir certaines pratiques de la société bourgeoise, d’appliquer grandement quelques articles de son code, et d’accélérer, dans les voies où elle est engagée déjà, la marche de notre législation. Ceux qui s’instituent les gardiens de la propriété individuelle ne se bornent pas à nier la société de demain ; ils méconnaissent la société présente.