Études littéraires sur l’Allemagne/01
Il est peu d’exemples assurément, dans l’histoire des livres et de leur fortune, d’un succès pareil à celui qu’obtint, en 1836, la première publication de Mme d’Arnim (Correspondance de Goethe avec un enfant). Le retentissement fut soudain, électrique ; l’enthousiasme des femmes, des étudians et des rêveurs, public puissant en Allemagne, s’alluma et se communiqua avec une rapidité contagieuse ; de violentes critiques protestèrent aussitôt, un combat s’engagea, long et acharné ; la louange et l’outrage, l’admiration et le blâme, également excessifs, injustes, aveugles, se renvoyèrent le nom de Bettina, qui conquit ainsi, du sein de ces querelles passionnées, une célébrité hors de toute mesure avec la valeur véritable et l’importance réelle de son œuvre.
Sept années à peine se sont écoulées[1], et Mme d’Arnim, dans le sentiment de sa force et la conscience de cette autorité que donne un talent reconnu, appuyé sur de nombreuses sympathies, publie un livre dont le titre seul (ce Livre appartient au roi, dies Buch gehœrt dem Kœnig) accuse une ambition immodérée. Par ce titre, Mme d’Arnim s’arroge le droit de parler au souverain directement, publiquement, de puissance à puissance, de majesté à majesté ; elle prend, pour ainsi dire, un rôle officiel ; elle se croit appelée à imposer des conseils au monarque, à le rendre attentif aux besoins de son peuple, et, chose bizarre, ce livre, malgré le style familier et la forme du dialogue, choisie sans doute pour le rendre plus populaire, malgré toutes les questions sociales qu’il effleure en courant, et bien qu’il essaie de flatter toutes les passions du jour, ce livre n’éveille ni amour ni haine, ni intérêt ni colère. Il ne soulève pas une controverse, il n’appelle aucune persécution, pas même celle de la censure[2] ; il eût passé peut-être inaperçu sans l’excès même de son extravagance et sans le bruit dérisoire qui se fait toujours pendant quelques heures autour d’une tentative arrogante et ridicule.
D’où vient cela ? D’où vient, après tant d’engouement, une si prompte et si complète justice ? après tant de transports tant d’indifférence ? Après tant de brûlantes larmes, pourquoi de si froids, de si moqueurs sourires ? Nous croyons bien, à la vérité, que cela peut tenir en partie au mérite très inégal des deux livres, mais cela tient davantage encore à une transformation notable qui s’est faite dans les goûts et les tendances littéraires de l’Allemagne depuis l’époque où parut la Correspondance de Goethe avec un enfant. À cette époque, le romantisme germanique, qui touchait à sa fin, luttait de toutes ses forces contre le sentiment d’une décadence prochaine. Les dieux s’en étaient allés ; il salua dans Bettina la sibylle qui ramenait la foule aux autels déserts ; il crut voir revivre en elle et par elle toute sa gloire et toute sa puissance passée. Ce ne fut là qu’une illusion. L’esprit allemand faisait halte, une réaction sourde se préparait dans les intelligences, un travail latent de critique et d’analyse s’opérait sur place, si l’on peut s’exprimer ainsi, et ce travail continué sans relâche, pour n’être encore ni bien retentissant ni bien fécond, pour avoir eu ses tâtonnemens et même ses écarts, n’en a pas moins exercé déjà une action certaine dont il est facile aujourd’hui de se rendre compte. L’effort des talens nouveaux tend de plus en plus à dégager le génie allemand des obscurités et du mysticisme où il a toujours semblé se complaire, à le faire descendre des nuages pour le rapprocher de la réalité. Le bon sens, la précision, la méthode de nos grands écrivains, sont aujourd’hui un objet d’étude et d’émulation salutaires en Allemagne ; les préjugés nationaux s’effacent, la critique des frères Schlegel et de leur école, critique élevée, mais trop souvent injuste à notre égard, a perdu son influence. L’Allemagne témoigne une volonté sincère de se rapprocher de nous ; elle applaudit avec joie, en quelques-uns de ses prosateurs et de ses poètes contemporains, à des qualités essentiellement françaises ; le style clair, rapide, incisif de Borne, la verve mordante de Henri Heine, l’allure décidée et railleuse des poésies d’Herwegh, sont un symptôme sensible de cette direction nouvelle. On peut également regarder le tiède accueil que vient de recevoir le livre de Mme d’Arnim comme un signe non équivoque de retour à un goût plus épuré, nous oserions dire plus français, et nous pensons qu’en raison même du peu de succès de ce livre, il ne sera pas sans intérêt de jeter, à ce propos, un coup d’œil en arrière, non-seulement sur les œuvres précédentes, mais encore sur la vie de l’auteur ; car il s’agit ici, à vrai dire, beaucoup moins d’un livre que d’un individu, beaucoup moins d’une pensée à suivre dans sa marche et ses développemens que d’une force capricieuse à saisir en ses écarts, beaucoup moins enfin d’un écrivain ou d’un penseur que d’un phénomène singulier, d’une espèce de farfadet qui bondit au hasard à travers les choses, et dont on ne saurait comprendre les excentricités ni les fantaisies, si l’on n’a auparavant quelque intelligence de sa nature propre et de son être anormal. Il ne faut surtout pas perdre de vue que ce personnage bizarre représente avec un certain éclat, dans ses qualités comme dans ses défauts, dans la poésie qui jaillit à pleine flamme de son cerveau comme dans la fumée qui s’en échappe, tout un côté du génie germanique. La liaison de Bettina avec Goethe, ses relations intimes avec les esprits les plus distingués de son temps, l’entourent d’ailleurs d’un prestige qui attire, et nous espérons qu’on ne craindra pas trop de la suivre avec nous dans les sentiers poétiques où elle aime à s’égarer ; sentiers abruptes, obstrués, sans issue, mais émaillés de fleurs charmantes, égayés de merveilleux chants d’oiseaux, et traversés par les chauds rayons d’un soleil splendide.
C’est à Francfort sur le Mein, non loin de la maison où était né Goethe, qu’Élisabeth ou Bettina Brentano vint au monde en 1785. Son père, Maximilien Brentano, était d’origine italienne et de religion catholique. Il s’établit fort jeune à Francfort, y fonda une maison de commerce, se maria deux fois, et eut de ses deux femmes un grand nombre d’enfans[3]. Les facultés de l’imagination semblent avoir été prédominantes dans cette famille ; l’excentricité des Brentano était proverbiale ; elle se détachait d’ailleurs en saillie sur les mœurs paisibles des habitans de Francfort ; on répétait volontiers dans les cercles de cette ville d’honnête négoce, où la dépense de l’esprit était réglée et prudente comme celle des revenus, ce mot d’un écrivain célèbre : « Là où, chez d’autres, s’arrête d’ordinaire la folie, elle ne fait que commencer chez les Brentano. »
Orpheline de fort bonne heure, Bettina Brentano grandit à peu près sans direction, suivit sans contrôle tous ses instincts, qui, comme on le verra bientôt, n’étaient pas ceux d’une organisation commune, et se développa librement, selon sa nature, tantôt sous les yeux de sa vieille grand’mère, Sophie Laroche, tantôt au milieu de ses frères et de ses sœurs, tantôt dans un chapitre de chanoinesses où la conduisait chaque jour son amitié passionnée pour l’une d’entre elles, douce, timide et rêveuse créature réservée à un destin funeste : Mlle Caroline de Günderode. C’est dans la correspondance qui s’établit de 1804 à 1806 entre les deux jeunes filles que nous apprendrons à connaître cette enfance étrange qui s’est perpétuée en dépit des années, et qui aujourd’hui touche à la vieillesse sans avoir traversé la maturité. Ce livre, publié en 1840 seulement, cinq années après la publication de la correspondance avec Goethe, bien qu’il soit moins éclatant de couleur et moins puissant d’émotion que le premier, est, selon nous, d’une lecture infiniment plus bienfaisante et laisse une impression meilleure. Les mêmes sentimens s’y exhalent : ce recueil de lettres est inspiré par une imagination qui a conservé toujours les mêmes ardeurs inassouvies et poursuivi les mêmes chimères ; mais ces premières expansions d’une jeunesse qui s’ignore encore, ces effusions d’un enfant dans le sein de sa première amie, cet attrait réciproque de deux êtres remarquablement doués, n’ont rien qui surprenne et qui froisse en nous l’instinct des convenances naturelles. Toutes choses restent dans l’ordre, bien que dans une sphère supérieure et idéale, tandis que plus tard, quand nous verrons la jeune fille, la femme faite, initiée au langage des passions, se jeter éperduement à la tête d’un vieillard dont elle n’est point aimée, nous demeurerons insensibles à ses plaintes, et nous détournerons les yeux comme d’un spectacle fait pour blesser toutes les délicatesses du cœur. Goethe, on le sait, et il ne le lui déguisait guère, n’a jamais éprouvé pour Mlle de Brentano qu’une curiosité complaisante ; il l’observe en psychologue ; il lui accorde l’attention qu’il mettrait à examiner quelque variété bizarre d’un genre connu, et cesse de s’occuper d’elle aussitôt qu’il a déterminé la place juste qu’il convient de lui assigner dans son musée. Aussi le blâme des esprits délicats a-t-il frappé la publication trop peu motivée de ces lettres, qui ne sont au fond qu’une longue et pénible dissonance, tandis que rien n’altère ni ne contriste le charme naturel du livre intitulé Günderode. C’est pourquoi, malgré l’apparente interversion des dates, nous préférons nous en occuper en premier lieu, car nous y trouvons véritablement la fleur de la vie de Bettina, fleur imprudemment ouverte et desséchée bientôt sous les ardeurs malfaisantes d’un amour véhément et solitaire.
Ce devait être une angélique créature, et bien digne d’un sort meilleur, que cette Caroline de Günderode qui fut la première, la seule amie de Bettina. Il nous semble la voir telle que l’a peinte celle-ci, avec ses cheveux bruns tombant en molles ondulations sur ses épaules, avec ses yeux de Pallas et son front de Platon, dans son vêtement de deuil, dont les plis souples entourent amoureusement sa taille flexible ; sa démarche est harmonieuse et doucement cadencée au point qu’elle semble glisser plutôt que marcher sur le sol ; son rire même, l’expansion de sa joie, est si contenu, qu’il ressemble au roucoulement d’une colombe, et telle est sa timidité naturelle, que le cœur lui bat, que le rouge lui monte au visage quand vient son tour, à la table du chapitre, de dire à haute voix le Benedicite. L’ame de Caroline était calme et profonde, son intelligence avide de connaître ; elle répétait souvent avec cette exaltation tranquille et ce grand sentiment des choses que donnent les approches confusément pressenties d’une mort volontaire : « Beaucoup comprendre et mourir jeune. » Elle avait appris, pour nous servir de sa noble expression, à penser avec douleur, et elle croyait que penser c’était prier. La douleur chanta en elle de douces lamentations, et Mlle de Günderode écrivit, sous le nom de Tian, un recueil de poésies remarquables. Ses lettres à Bettina sont souvent entremêlées de vers qui peignent d’exquises souffrances. L’une de ces pièces de vers nous a singulièrement ému parce que nous avons cru y voir se trahir les premières angoisses de cet amour funeste qui l’égara deux années plus tard jusqu’au suicide. En voici quelques strophes :
« Tout est muet et vide, — rien ne me fait plus joie. — Les parfums, ils ne parfument pas, — l’air, il n’aère pas — mon cœur si lourd !
« Tout est désert et mort ; — mon esprit et mon cœur inquiets — voudraient… je ne sais quoi, — me poussent sans relâche — je ne sais où.
« Les fleurs du printemps, fidèles, — reviennent de nouveau ; — mais non plus le bonheur de l’amour ; — hélas ! il ne revient pas. — Il est beau, mais point fidèle.
« L’amour peut-il être si peu aimable ? — Si loin de moi ce qui est mien ? — La joie peut-elle être si douloureuse ? — L’infidélité si touchante ? — Ô délices ! ô tourment ! »
Il est curieux de voir cet esprit grave, replié sur lui-même, cherchant la vérité avec respect et persévérance, il est curieux de le voir tout d’un coup en présence de l’instinct vagabond qui commence, chez Bettina, à se répandre au dehors et à s’enivrer du spectacle extérieur des choses. Caroline d’abord essaie de contenir cet instinct ; elle voudrait déterminer son amie à un travail régulier ; elle ne se dissimule pas néanmoins que les résultats de ce travail seront, selon toute apparence, plus curieux que féconds, plus faits pour surprendre que pour satisfaire. « Puisque tu es assez aimable, écrit-elle à Bettina, pour vouloir devenir mon élève, je serai émerveillée un jour, j’en suis bien sûre, de l’étrange oiseau que j’aurai couvé là… N’importe. Je ne te demande qu’une chose, c’est que tu ne commences pas tout à la fois et pêle-mêle. Ta chambre ressemble à une plage où une flotte aurait échoué. Schlosser voulait deux grands in-folios qu’il a empruntés pour toi à la bibliothèque de la ville, et que tu gardes depuis trois mois déjà sans y jeter les yeux. L’Homère gisait ouvert par terre ; ton serin ne l’avait pas épargné. La jolie carte que tu as inventée pour l’Odyssée était auprès, et la boîte à couleurs renversée, la sépia répandue ; cela a fait une tache brune sur ton beau tapis de paille. Je me suis efforcée de tout remettre en ordre. Le flageolet que tu voulais emporter et que tu as cherché en vain, devine où je l’ai trouvé ? Dans la caisse d’oranger sur le balcon, où il était planté en terre jusqu’à l’embouchure : tu espérais sans doute à ton retour voir pousser là un flageoletier. Lisbeth a arrosé l’oranger immodérément ; l’instrument est gonflé : je l’ai mis à un endroit frais, afin qu’il puisse sécher lentement et ne se fende point ; mais je ne sais que faire de la musique qui était là aussi : je l’ai mise provisoirement au soleil ; elle ne saurait plus paraître devant qui que ce soit, elle n’aura jamais une mine présentable. Puis le ruban bleu de ta guitare flotte de toute sa longueur hors de la croisée, à la plus grande joie des enfans de l’école en face ; il a reçu la pluie et le soleil, et a considérablement déteint. Ton grand roseau, près du miroir, est encore vert ; je lui ai fait donner de l’eau fraîche ; l’avoine, je ne sais quoi encore, a poussé pêle-mêle dans la caisse ; il me semble qu’il s’y trouve beaucoup de mauvaise herbe, mais, ne la sachant pas bien distinguer, je n’ai pas osé l’arracher. En fait de livres, j’ai trouvé à terre Ossian, Sakontala, la Chronique de Francfort, le second volume d’Hemsterhuys, que j’ai emporté parce que j’ai le premier chez moi ; Siegwart, roman des temps passés, était sur le piano, l’encrier dessus ; heureusement il s’y trouvait très peu d’encre… Quelque chose clapottait dans une petite boîte ; j’ai eu la curiosité d’ouvrir ; deux papillons que tu y avais enfermés en chysalides se sont envolés sur le balcon, où ils ont apaisé leur première faim dans les glycines en fleur. Lisbeth, en balayant, a ramené de dessous le lit Charles XII et la Bible, et aussi un gant de peau qui n’appartient point à la main d’une femme. J’ai également trouvé deux lettres cachetées dans un tas de papiers barbouillés d’écriture. Comment est-il possible que, recevant si rarement des lettres, tu sois si peu curieuse ou plutôt si distraite ? J’ai remis les lettres sur la table. Tout est maintenant bien en ordre, ainsi tu pourras reprendre tes études avec application et contentement. — Je t’ai dépeint ta chambre avec un véritable plaisir, parce qu’elle rend comme un miroir d’optique ta manière d’être particulière, parce qu’elle résume ton caractère tout entier ; tu rassembles toute sorte de matériaux singuliers pour y allumer la flamme du sacrifice ; elle brûle et consume, mais j’ignore si les dieux s’en trouvent honorés. »
Ainsi, dès le début, nous voilà introduits par une image familière et caractéristique dans l’intimité de ce personnage fantasque qui a nom Bettina ; nous voilà touchant au doigt, pour ainsi dire, les secrets de cette nature désordonnée qui ne changera plus, qui ne se modifiera même pas. Ce sera toujours, partout, malgré Mlle de Günderode, malgré Goethe, malgré toutes les sagesses qu’elle a côtoyées, un entassement confus de matériaux incohérens, un pêle-mêle de poésie et de vulgarité, de religiosité et d’enfantillage qui choquera le bon sens et le goût. C’est l’amie indulgente et compréhensive qui nous en instruit, l’amie à qui rien n’est caché, à qui rien n’échappe, celle à qui Bettina s’est confiée tout entière dans le plus tendre abandon. Ce qu’elle a vu dans la chambre de Mlle Brentano, nous le voyons aujourd’hui encore dans la vie et dans les écrits de Mme d’Arnim : le ruban bleu flottant au vent et faisant rire les écoliers qui passent, les papillons oubliés dans la boîte, l’Homère becqueté par le serin, Hemsterhuys dans la poussière, le flageolet dans la caisse d’oranger, la Bible sous le lit, la religion, la science, l’art, abordés cavalièrement et quittés avec irrévérence ; mais, comme le dit la docte chanoinesse dans son langage un peu païen, la flamme du sacrifice, c’est-à-dire le désir ardent, le sentiment universel, brûle au sein de ce chaos, et c’est pourquoi la réprobation hésite sur les lèvres les plus sévères, c’est pourquoi il en coûte de prononcer que les dieux ne se trouvent point honorés.
Les douces réprimandes et les avertissemens maternels de Mlle de Günderode modèrent un instant les fantaisies de Bettina. Mlle Brentano prend avec un maître des leçons d’histoire ; elle a promis à son amie de lui rendre compte des résultats, et le fait d’une façon si plaisante, que nous croyons devoir citer textuellement, de peur d’altérer le charme espiègle de ces pages écrites avec une verve d’humour et d’enjouement inimitable. « Le professeur d’histoire vient trois fois la semaine ; il enseigne de telle façon, que probablement je vais à jamais tourner le dos à l’avenir ; le cher présent même me serait dérobé, si les abricots du jardin de ma grand’mère n’éveillaient mon instinct du vol qui me servira, je l’espère, à saisir quelque chose de plus profitable que ceci par exemple : L’histoire des premiers temps de l’Égypte est obscure et incertaine. — C’est fort heureux, sans cela il faudrait encore s’en occuper. — Menès est le premier roi de qui nous sachions quelque chose. — Qu’à cela ne tienne, pourvu que nous en sachions quelque chose de bon. — Mœris creusa le lac Mœris ; puis vint Sésostris le conquérant, qui se tua. — Pourquoi ? Était-il beau ? A-t-il aimé ? Était-il jeune ? Était-il mélancolique ? — À tout cela, point de réponse du maître ; rien que l’observation qu’on doit plutôt se le figurer vieux. — Je lui démontre qu’il était jeune, uniquement pour donner une impulsion à la roue du temps qui reste toujours embourbée dans la boue historique de l’ennui. Il a encore marmotté je ne sais trop quoi de Busiris qui construisit Thèbes, de Psammetichus qui réunit les états divisés, de Nabuchodonosor, à qui Cambyse, fils de Cyrus, les reprit. Les Égyptiens se réunissent à la Libye, reconquièrent la liberté, guerroient contre les Perses jusqu’à ce qu’arrive Alexandre, qui, à ma plus grande satisfaction, met fin à la dispute et à l’histoire. — Telle est la teneur de la première leçon. Tu vois que j’ai bien écouté ; ce qui m’encourageait, c’était la pensée de faire la chasse à l’ennui et de te faire voir aussi combien il est inutile de souffler encore sur des cendres dont la nature ne saurait plus tirer de sel ; il n’en sortira jamais une étincelle ; laissons donc ces vieux souverains continuer de pourrir en paix dans leurs pyramides. — Le printemps gonfle la terre ; tout à l’entour, il pousse les germes et verdit les feuilles déployées ; il presse aussi mon ame, il gonfle ma lèvre d’ivresse, de telle sorte qu’au nouveau soleil les enveloppes et les boutons de mes pensées viennent à s’ouvrir aussi. Ce matin, je suis allée dans la forêt dès le soleil levant qui entourait les cimes d’une ceinture resplendissante ; sur le sol humecté alternaient l’azur des vergissmeinnicht et l’or des renoncules ; c’était si humide, si chaud, si moussu, si ardent au visage, si frais à terre ! La rosée était si forte que j’en fus toute baignée ; comme je rentrais à la maison, le maître d’histoire m’aborde avec la dix-huit centième année du monde, dans laquelle Nemrod a fondé Babylone ; je n’ai pas voulu demander qui était Nemrod, de peur qu’il ne me l’apprît et que cela ne servît de rien. Si ce Nemrod était un bon diable et plus à mon gré que les hommes d’aujourd’hui, je lui accorderais volontiers l’immortalité ; mais le professeur met tout de suite à ses trousses Ninus l’Assyrien qui conquiert l’empire ; je n’ai donc pas de repos jusqu’à ce que l’empire soit de nouveau conquis par Nabopolasar, qui arrive également on ne sait d’où. Nabuchodonosor envahit l’Égypte ; les Babyloniens, les Assyriens, les Mèdes font la guerre jusqu’à ce que Cyrus le Perse conquière à son tour tous ces royaumes. L’histoire babylonienne comprend 1600 ans ; elle a commencé à onze heures, fini au coup de midi ; — je cours au jardin. »
Mais voici la jeune étourdie qui s’arrête au plus fort de ses divagations ; elle pense à son frère Clément, à ce frère qu’elle chérit et dont la présence l’illumine d’éclairs intérieurs. « N’écris rien de moi à Clément, dit-elle tout à coup à Mlle de Günderode, ne lui parle pas de mes extravagances ; il me croit souvent possédée du démon, il me fait mille questions, il s’étonne de ce que je suis ainsi, il scrute, il examine, il cherche la cause et interroge les gens pour savoir si je suis amoureuse. Il n’approuverait pas, s’il le savait, que je monte le soir sur le toit et que je joue sur le flageolet une sérénade au soleil couchant. » La chanoinesse promet de ne rien dire à ce frère inquiet ; elle partage les appréhensions de Clément et craindrait de les augmenter. Singulière ironie du destin qui donne à la folle Bettina pour mentors et pour guides deux graves et sensés personnages dont l’un va tout à l’heure accomplir de sang-froid la plus grande, la seule irréparable folie, et précipiter sa jeunesse dans les abîmes dont nul ne revient, tandis que l’autre, après avoir atteint le dernier terme de l’exaltation mystique, finira par s’absorber dans la contemplation des stigmates de la nonne de Dülmen[4] et mourra dans les accès d’une sombre misanthropie. L’objet de leur sollicitude, au contraire, l’enfant sans frein et sans raison qu’ils essaient vainement de modérer, de contenir, de diriger, traversera le monde sans se heurter à rien et comme portée par des esprits bienfaisans ; elle trouvera la paix au foyer, l’allégresse au dehors, le contentement partout ; elle chante encore aujourd’hui même, sur les tombeaux de ceux qu’elle a aimés, son monologue dithyrambique à la vie universelle.
Des études historiques, faites ainsi que nous venons de le voir, devaient porter bien peu de fruits. La chanoinesse, pensant mieux réussir que le maître d’histoire, conduit son élève, un moment docile, sur le terrain de la philosophie ; mais presque aussitôt elle a lieu de s’en repentir : ces nouvelles études causent d’affreux ravages dans un esprit si mal préparé. L’histoire n’avait fait qu’ennuyer Bettina et irriter en elle l’amour de la nature : le sybaritisme de son intelligence fuyait instinctivement toute contrainte ; mais l’étude de la philosophie jette un trouble épouvantable dans son cerveau et y allume une fièvre mêlée de délire à laquelle elle est sur le point de succomber. Elle demeure quinze jours entiers presque sans connaissance. Le passage de ses lettres à Goethe où elle raconte, plusieurs années après, cet état en quelque sorte cataleptique, est un des plus curieux du livre.
« Aussitôt que je fermais les yeux, j’avais d’immenses et très lucides visions. Je voyais le globe céleste ; il gravitait devant moi, et son mouvement était incommensurable, de sorte que je ne voyais pas ses bornes, mais j’avais le sentiment de sa forme sphérique. Le chœur des étoiles passait devant mes yeux sur un fond sombre ; les astres se mouvaient en cadence comme des figures animées que je sentais être des esprits ; je voyais s’élever des édifices portés sur des colonnes derrière lesquelles les étoiles disparaissaient ; les constellations s’abîmaient dans un océan de couleurs ; des fleurs montaient et s’épanouissaient à la surface ; des ombres lointaines et dorées les abritaient contre une lumière supérieure et trop éclatante. Ainsi, dans ce monde intérieur, une apparition succédait à l’autre. En même temps, mon oreille entendait un doux bruissement ; peu à peu, ce bruissement devenait un son qui grandissait et augmentait de puissance à mesure que j’écoutais ; je me réjouissais, car ce son perçu par l’ouïe fortifiait l’ame. Dès que j’ouvrais les yeux, tout s’anéantissait, tout était muet, et je ne me sentais pas troublée ; seulement je ne pouvais distinguer le monde appelé réel, dans lequel les autres hommes prétendent se sentir vivre, de ce monde des sons ou de la fantaisie ; je ne savais quelle était la veille ni quel était le rêve, et je finissais par croire de plus en plus que je ne faisais que rêver la vie réelle. Aujourd’hui encore je demeure incertaine, et ce doute me restera durant des années. »
Mlle de Günderode, apprenant la maladie de Bettina, accourt auprès d’elle ; elle la regarde avec effroi, croyant sans doute apercevoir des signes de folie sur son visage. Lorsque enfin elle la voit guérie et reprenant le cours ordinaire de ses pensées, elle lui interdit à tout jamais les études abstraites et les spéculations philosophiques. Le frère espère encore que cette imagination vagabonde est une force créatrice qui n’a pas conscience d’elle-même et qui n’a pas su trouver sa forme ; Clément Brentano croit à sa sœur un énorme talent ; il voudrait qu’elle écrivît en vers ; l’art, selon lui, devra être le dernier mot de la destinée de Bettina ; il reproche à Caroline de la laisser errer à l’aventure et s’évaporer à tout vent : « Les cailloux du chemin, dit-il dans sa fraternelle indignation, doivent s’émouvoir de pitié en la voyant ainsi passer oisive et distraite. » Mais la chanoinesse est plus clairvoyante : « la pensée n’agit pas au dedans de toi, écrit-elle à Bettina avec une sagacité bien rare dans un si jeune esprit, elle s’abandonne passive aux choses du dehors et s’évapore comme un brouillard ; tu n’es pas née pour agir et sentir humainement, et pourtant tu es toujours disposée à t’unir à tout, à vouloir t’emparer de tout. Auprès de toi, Icare serait un jeune homme plein de prudence, de réflexion et de jugement, car, du moins, c’était avec des ailes qu’il tentait de fendre l’océan de lumière ; mais toi, tu n’emploies pas tes pieds pour marcher, ton intelligence pour comprendre, ta mémoire pour comparer, et l’expérience ne te sert point à conclure. Tu ne peux pas être poète parce que tu es ce que les poètes appellent poétique. Il faut une volonté pour donner une forme à la matière, elle ne se crée pas seule. » — Bettina, du reste, ne se fait elle-même aucune illusion. Elle peint ainsi son impuissance : « Toute cette vie, ce frémissement et ce bouillonnement intérieurs passent sans rien produire et renaîtront peut-être en moi de mille manières sans laisser aucune trace. » Ailleurs encore elle compare ses idées à des papillons sur des fleurs ; « ils fuient, dit-elle, dès qu’elle essaie de les retenir. »
Cependant, délivrée de l’histoire et de la philosophie, Bettina se jette de nouveau, et avec plus d’ivresse, au sein de la nature. Elle prélude, elle improvise sur tous les incidens vrais ou imaginaires de sa vie ; elle poétise toutes ses impressions, tous les battemens de son cœur. Tantôt elle raconte son premier remords lorsqu’il lui arrive de tuer au vol un pauvre oiseau qu’elle enterre avec larmes sous sa fenêtre ; tantôt elle gémit sur les beaux peupliers du jardin de sa grand’mère abattus en son absence, et ses lamentations, vagues et harmonieuses, ont je ne sais quoi d’entraînant dans leur obscurité même :
« Arbres qui m’abritez, votre verdure ombreuse se reflète dans mon ame, et du haut de vos cimes je regarde au loin, émue de désir.
« Le jour fuit, et ma pensée épie la réponse que peut-être une brise messagère lui apporte de toi, ô nature !
« Ô toi que j’invoque ! pourquoi ne me réponds-tu pas ? Toujours également splendide ! toute vivante !
« Seigneur ! Seigneur ! ta création me donne frissonnement sur frissonnement !
« Voici que le char du tonnerre descend ; les monts retentissent ; l’atmosphère est remplie de bruits, de souffles, de parfums. — Où courez-vous, nuées ? Brumes, où allez-vous toutes ? — Pourquoi suis-je ? pourquoi m’attirer sur ton sein, ô nature, puisque ce qui émane de tes profondeurs ne m’apaise pas plus que les eaux qui s’échappent de ton sein ne désaltèrent la montagne ?
« Je t’entends, ô tonnerre, passer lentement sur les monts pendant le jour paisible, et ton écho retentissant vibre dans les cordes de mon ame ; elle tremble, mon ame, et ne peut soupirer.
« Joie et espoir, vous m’avez souvent bercée comme les cimes frémissantes ; vous me sembliez éternels naguère, comme l’est aujourd’hui, pour moi, le jour morne et désolé.
« Voici que les nuées s’entr’ouvrent, éclatent sous ta force, ô tonnerre sauveur ! et la terre se désaltère. Et tes foudres, où vont-elles ? Et vous respirez de nouveau, ombrages qui m’abritez !
« Et je veux revivre avec vous tous, arbres qui buvez les eaux bénies du ciel et qui frissonnez au vent, pleins d’une nouvelle allégresse. »
Quelquefois, et au plus fort de ses ravissemens, l’inspiration s’élève et grandit en elle au point qu’elle semble véritablement une pythonisse sur son trépied, et qu’on a pu, en se laissant gagner par la contagion de son délire, la considérer comme une prêtresse extatique de la nature, comme une sibylle du panthéisme, comme la sainte Thérèse du Dieu-univers. Nous citerons encore ce passage éloquent où, s’adressant à Mlle de Günderode, elle lui dit : « Sens-tu cela aussi ? Être heureuse rien que parce que tu respires, quand tu marches librement sous le ciel et que tu vois l’éther incommensurable au-dessus de toi, que tu l’aspires par tous les pores, que tu as avec lui des affinités si intimes que toute vie coule en toi par lui ! — Ah ! comment cherchons-nous encore un objet à aimer ? — Être bercé, ému, nourri, animé par la vie universelle, tantôt reposant sur son sein, tantôt emporté sur ses ailes, n’est-ce pas là l’amour ? La vie entière n’est-elle pas amour ? Et tu demandes qui tu pourrais aimer ? Aime donc la vie qui t’aime, qui te pénètre, qui, éternellement puissante, t’attire à elle, de qui toutes les félicités émanent. Pourquoi donc faudrait-il que ce soit précisément quelqu’un ou quelque chose à qui tu t’abandonnes ? Reçois tout ce qui te plaît comme une parole tendre, comme une caresse de la vie elle-même ; attache-toi avec enthousiasme à la vie qui t’anime. — Que tu vives, c’est la preuve de l’ardent amour de la vie pour toi. Elle seule est le but de l’amour ; elle anime ce qui existe, ce qu’elle chérit. Et toute créature vit de l’amour, de la vie elle-même. »
Ces élans lyriques, ces transports d’un esprit exalté, ne remplissent pas seuls néanmoins les lettres de Bettina. Heureusement pour nous, qui avons peine à respirer dans ces nuages chargés d’électricité, elle en redescend parfois ; elle égaie de mille récits piquans, d’anecdotes malicieuses, de traits railleurs, de silhouettes fines et caractéristiques, les pages inintelligibles où elle vient de tracer le credo d’une religion nouvelle, et où elle effleure déjà ces extravagantes théories musicales auxquelles Goethe plus tard aura tant de peine à se convertir[5]. Il y a plaisir à lui entendre conter une lecture du roman de Delphine, la plus absurde chose qu’elle ait jamais ouïe, chez le banquier Maurice Bethmann, à qui elle déclare qu’elle n’y saurait tenir, qu’elle va quitter Francfort et n’y reviendra qu’après lecture faite du chef-d’œuvre en cinq volumes. Elle se représente très drôlement, pendant toute cette lecture, occupée à faire de son mouchoir une poupée qui provoque le rire et distrait les plus attentifs. Le riche, galant et spirituel banquier reparaît, au reste, fort souvent sous sa plume. Elle compare l’impression qu’elle reçoit de ses flatteries délicates au pollen embaumé des calices qu’une tiède brise lui jetterait à la face. Elle confesse même de petites faiblesses à son endroit ; au retour d’une fête champêtre, elle est seule avec lui dans un élégant équipage qui fend, à la lueur mouvante des torches enflammées, les ténèbres de la forêt ; elle s’abandonne tout entière à l’enivrement de la course rapide, de l’air vif des heures qui précèdent l’aube, et du doux langage que murmure à son oreille un jeune et beau cavalier. Elle lui fait don d’une écharpe qu’il promet de placer à son chevet pour continuer les délicieux rêves du bal. On pourrait la croire absorbée, tout au moins profondément émue ; mais non : en rentrant seule chez sa grand’mère, elle voit sur le pas de sa porte un beau jardinier qu’elle a souvent aidé dans ses travaux d’horticulture, ou, pour parler sa langue, avec qui elle a partagé le service du temple, et elle lui jette en passant, avec le plus tendre sourire, la guirlande de cinéraires qui ornait ses cheveux pendant la fête.
Est-ce duplicité ? Est-ce coquetterie ? En aucune façon ; nous ne le pensons pas du moins. Sa grave amie ne l’en accuse pas une seule fois. Goethe, plus tard, ne fera que sourire à une foule de traits analogues qu’elle lui contera naïvement. Bien que cela doive paraître peu croyable à nos lecteurs, et surtout à nos lectrices, nous oserons affirmer qu’il ne faut voir dans tout cela que les formes diverses d’un seul et même sentiment, l’expression irréfléchie du besoin que Bettina éprouve de se répandre au dehors, de rendre hommage à tout ce qui est beau. C’est une sorte de charité poétique, sans retour sur elle-même, bien différente de la coquetterie ; car, et sa vie entière est là pour le prouver, toute souffrance lui est chère et sacrée autant et plus que toute beauté, et nous verrons l’instinct de son cœur généreux l’entraîner partout où gémit une douleur. Tantôt ce sera vers un pauvre poète, devenu fou, qui ne lui est connu que par ses œuvres[6], tantôt vers les israélites opprimés que Goethe dédaigne, tantôt dans les montagnes du Tyrol où l’on meurt pour la patrie, tantôt enfin dans les greniers du Vogtland[7], où sa présence seule tarit les pleurs et apaise les cœurs irrités.
Un autre trait saillant de l’esprit de Bettina, révélé presqu’à chaque page de sa correspondance, c’est le dégoût, on pourrait dire la haine, de tout ce qui est science, raison, logique. Elle répugne à étudier quoi que ce soit, de peur de porter atteinte à la spontanéité de son inspiration, de peur d’élever une barrière entre elle et son démon familier, et de lui rendre plus difficile l’accès de son cerveau. Le sentiment intime est tout pour elle ; les moindres objections tirées de l’expérience la mettent en fureur ; elle ne les conçoit pas, elle ne veut écouter d’autres conseils que ceux des étoiles, elle n’admet de morale que celle qui découle du principe de la liberté illimitée, — de droit, que celui que donne une volonté forte ; elle croit fermement qu’en voulant bien on ressusciterait un mort, et demande si le génie n’est pas la vertu. Rien de plus divertissant que les railleries perpétuelles qu’elle fait pleuvoir sur l’esprit philistin.[8]. Elle représente les philistins comme enveloppant la société tout entière d’un vaste filet dont chaque maille est un préjugé. Cette comparaison nous a fait plus d’une fois sourire ; il nous a été impossible de ne pas nous figurer Bettina comme un petit animal cabalistique, comme une souris rongeuse dont les dents s’essaient incessamment à détruire le fatal réseau ; mais, par malheur, les mailles sont fortes et résistantes, ses dents s’y ébrèchent en vain. Impatiente, elle va, elle vient le long de l’immense filet, entame un nœud, puis l’autre, quitte et reprend la besogne, et rien ne cède, et rien ne bouge sous son activité inutile.
Vers la fin de la correspondance avec Mlle de Günderode, la teinte générale s’obscurcit, quelques ombres s’étendent. Une figure sérieuse apparaît et commande le respect. C’est la grand’mère de Bettina, la belle Sophie Laroche, jadis aimée et chantée par Wieland, âgée alors de quatre-vingts ans, retirée à Offenbach, où elle semble prendre un dernier plaisir aux excentricités de sa petite-fille bien-aimée. Elle a pleuré en silence la destruction de ses beaux peupliers, et le chagrin violent qu’en a ressenti Bettina appelle toute sa confiance. Bettina trace d’elle un portrait majestueux. Elle nous la montre avec ses boucles de cheveux argentées, dans sa robe de gros de Tours à longue taille et à queue traînante, si pleine de dignité, d’un si grand air, que tout ce qui l’entoure semble commun auprès d’elle. Chaque soir, elles se promènent ensemble dans le jardin, où l’aïeule ne saurait souffrir le moindre désordre. Il faut que Bettina aille, d’arbuste en arbuste, de branche en branche, couper les fleurs et les feuilles flétries ; elle-même, attentive, soigneuse, s’occupe à redresser les tiges trop inclinées, à séparer ou à rejoindre les jeunes rameaux, donnant ainsi à la jeune fille une leçon détournée et muette sur l’œuvre de la vie. Elle chérit tendrement toute cette vie végétale ; elle parle aux branches indisciplinées : Où donc vas-tu ainsi ? s’écrie-t-elle en les liant l’une à l’autre avec de petits brins de soie écarlate. Elle ne veut pas qu’aucune reste en souffrance ; il faut que toutes puissent boire et manger à l’aise, dit-elle. Bettina lui fait observer que, dans ses joies naïves, elle semble un enfant qui verrait toute chose pour la première fois. « Qu’ai-je donc à faire ? lui répond-elle avec une simplicité grave et douce ; qu’ai-je à faire, que de redevenir enfant ? Maintenant que toutes les fleurs de ma jeunesse sont flétries, que les feuilles tombent, que mon existence en ce monde est achevée autant qu’il m’a été donné de l’achever selon les desseins de Dieu, il faut que l’esprit se prépare à germer dans une existence nouvelle. »
Cependant la tristesse des lettres va croissant ; la correspondance se ralentit du côté de Mlle de Günderode ; Bettina lui fait des reproches, et la chanoinesse s’excuse à peine. Mlle Brentano s’abandonne alors à de tristes pressentimens ; elle écrit à son amie : « Je n’ai jamais pu souffrir tes discours sur la vie et la mort, quoique je sache que ton ame plane au-dessus des nuages qui projettent leur ombre à tes pieds… Tu as raison en toutes choses ; mais un sentiment douloureux me pénètre : il est plus fort que tout ce que tu me dis de grand sur toi-même, plus fort que les conseils sacrés que tu me donnes. L’ami qui va partir pour un pays lointain parle ainsi au jour des adieux. Tes lettres précédentes n’étaient point ainsi, elles entraient dans le libre jeu de mes pensées ; maintenant tu es sur la hauteur, tu promènes ton regard tout alentour, et tu commandes comme si tu allais me quitter. Ce qui m’afflige, c’est de te voir distinguer et séparer si facilement nos deux voies, prendre pour tienne la voie d’épines, et me dire que je n’ai à m’inquiéter de rien, que je suis dans la terre de lait et de miel. »
Ces impressions douloureuses, ces premières ombres de la mort aperçues, terminent les deux volumes de la correspondance avec Mlle de Günderode. Le suicide est raconté dans les lettres à Goethe ; nous ne séparerons pas ce récit de l’histoire, dont il forme le dénouement, car, selon nous, cette première affection, c’est la vie de Bettina tout entière, qui se montre dès les premières années ce qu’elle sera toujours : vide d’évènemens et pourtant bizarre, tranquille à la surface, mais tourmentée sans relâche d’aspirations vagues et de désirs indéfinis.
« J’ignorais, dit Bettina, quelles étaient ses relations en dehors de moi ; elle m’en avait toujours dit fort peu de chose. Elle m’avait parlé une fois de Daub de Heidelberg, et aussi de Creutzer, mais j’ignorais si l’un des deux lui était plus cher que l’autre. Un jour, elle vint gaiement à ma rencontre et me dit : « Hier, j’ai causé avec un chirurgien ; il m’a dit qu’il était très aisé de se tuer. » Elle ouvrit vivement sa robe, et me montra la place sous son beau sein ; son œil étincelait de joie. Je la considérai avec stupeur ; pour la première fois, je me sentis épouvantée. Je m’écriai : — Et que ferai-je donc quand tu seras morte ? « Oh ! me dit-elle, jusque-là ma mort te sera devenue indifférente ; nous ne serons plus aussi liées ; alors je me serai brouillée avec toi. » Je me tournai vers la fenêtre pour cacher mes pleurs et les battemens de mon cœur irrité ; elle s’était tournée vers l’autre fenêtre et gardait le silence. Je l’apercevais à demi : son œil était levé vers le ciel, mais le rayon en était brisé, comme si toute la flamme se fût repliée à l’intérieur. Après que je l’eus considérée un instant, je ne pus me contenir davantage ; j’éclatai en sanglots, je me jetai à son cou, je l’entraînai violemment sur un fauteuil ; puis, m’asseyant sur ses genoux, je pleurai à chaudes larmes, je l’embrassai, je lui arrachai sa robe, je baisai la place où elle avait dit qu’on frappait le cœur, et je la priai avec larmes d’avoir pitié de moi. Je me jetai encore à son cou, et je couvris de baisers ses mains. Elles étaient froides et tremblantes ; ses lèvres remuaient convulsivement. Elle était glacée, immobile, pâle comme la mort, et ne pouvait élever la voix. Elle murmura : « Bettina, ne me brise pas le cœur… » Je la pris par la main et la conduisis au jardin, sous la treille ; j’arrachai les jeunes pousses, et, les jetant devant elle, je les foulai aux pieds en lui disant : Vois, c’est ainsi que tu traites notre amitié. Je lui montrai les oiseaux sur les branches, et j’ajoutai que jusqu’ici nous avions vécu ensemble, en jouant, mais toujours fidèles l’une à l’autre. — Tu peux bien compter sur moi, lui dis-je ; il n’y a pas d’heure du jour, de la nuit, où, si tu me fais savoir ta volonté, j’aie un seul instant d’hésitation. Viens devant mes fenêtres et appelle-moi à minuit, et je te suis, sans plus de préparatifs, jusqu’au bout du monde. Comment peux-tu trahir un pareil dévouement ? — Je la regardai ; elle était interdite et baissa la tête. Nous demeurâmes long-temps silencieuses. — Günderode, lui dis-je, lorsque ce sera sérieux, avertis-moi. — Elle fit un signe d’assentiment. »
Les deux amies se séparent. Mlle de Günderode va dans le Rhingau, d’où elle écrit à peine. Bettina se rend à Marburg, chez sa sœur. Elle y rencontre le professeur Creutzer, dont elle devient jalouse, parce qu’il semble afficher des droits à l’affection de Caroline. Elle ne cache pas son aversion pour lui, et finit par éclater en paroles injurieuses. Deux mois se passent sans qu’elle obtienne de réponse aux nombreuses lettres qu’elle écrit à la chanoinesse. Enfin, revenue à Francfort, elle court au chapitre, entr’ouvre la porte bien connue, et demande timidement si elle peut entrer. Mlle de Günderode la regarde d’abord avec froideur, puis se détourne et garde le silence. « Günderode, s’écrie Bettina, un mot seulement, et je suis dans tes bras. — Non, dit-elle, ne viens pas plus près, va-t-en ; il faut nous séparer. — Que veux-tu dire ? — Je veux dire que nous nous sommes trompées, reprend la chanoinesse, et que nous ne sommes pas faites l’une pour l’autre. » Bettina, attérée, désespérée, rentre chez elle, appelle sa sœur Méline, et la supplie d’aller au chapitre pour obtenir de Caroline qu’elle puisse lui parler une minute, une seule minute. Méline n’obtient rien ; elle revient en pleurant dire à Bettina que tout est fini, que son amie ne l’aime plus.
« Un moment, s’écrie Bettina, je crus que la douleur allait m’écraser ; mais bientôt je sentis que j’étais encore debout. Eh bien ! pensai-je, si le sort ne veut pas me favoriser, jouons à la balle avec lui. Je me montrai gaie, rieuse ; mais je passais les nuits à sangloter. » Deux jours après, elle entre chez la conseillère de Goethe, et va droit à elle : « Je viens de perdre une amie, lui dit-elle, dans la personne de la chanoinesse de Günderode ; il faut que vous la remplaciez. — Essayons, » répond la conseillère, et dès ce moment un nouveau fil se noue dans la vie de la capricieuse enfant, un nouvel élément est offert à ces bouillonnemens de jeunesse, à ces élans d’enthousiasme, qui sont l’existence même de Bettina, et que la plus vive douleur ne saurait un instant suspendre. Bientôt son frère l’emmène dans le Rhingau. Arrivés à Geisenheim, elle entend conter par une servante la fin tragique d’une jeune dame qui vient de se noyer dans le fleuve. « C’est Günderode, » s’écrie-t-elle, et elle ne se trompait pas. « Le lendemain de bon matin, dit Bettina, nous continuâmes notre voyage. Franz avait ordonné au batelier de se tenir vers l’autre rive, pour éviter de passer trop près de la place fatale ; mais Fritz Schlosser était là, et le paysan qui avait trouvé Caroline montrait l’endroit où la tête reposait, où étaient ses pieds, et le gazon où elle était étendue. Le batelier rama involontairement de ce côté. Franz, hors de lui, me répétait dans le bateau tout ce qu’il pouvait entendre à distance du récit du paysan. Il me fallut écouter les épouvantables fragmens de cette histoire : la robe rouge délacée, et le poignard qui m’était bien connu, et le mouchoir rempli de pierres autour du cou, et la large blessure ; mais je ne pleurai pas, je me tus… et je regardai devant moi. Le Rhin superbe s’étendait au loin avec ses îles d’émeraude ; et je voyais les rivières qui accouraient de tous côtés et s’unissaient à lui, et les villes riches et paisibles sur ses bords, et les coteaux fertiles : je me demandai si le temps apaiserait en moi le sentiment de la perte que j’avais faite. Alors je pris la résolution de rassembler toutes mes forces et de m’élancer au-delà de mon malheur, car il me semblait indigne de moi de témoigner un désespoir que je pourrais maîtriser un jour. »
Le chagrin n’a pas long-temps prise sur des natures comme celle de Bettina. L’ame chrétienne, quand la douleur l’éprouve, s’arrache aux choses de la terre, et embrasse, humble et résignée, la croix de Jésus ; mais les ames que domine le sentiment de la vie universelle (nous dirions le sentiment panthéistique, si ce néologisme ambitieux n’effrayait pas les oreilles délicates), celles qui, avec Bettina, aiment l’existence pour le seul bonheur d’exister, celles-là repoussent de toutes leurs forces la pensée de la douleur et de la destruction. Elles se jettent d’un mouvement plus impétueux au dehors quand elles se sentent atteintes au dedans, et voudraient, si cela dépendait d’elles, pousser le flot de la vie, afin qu’il recouvrît au plus vite la tombe importune qui fait obstacle et les avertit du néant. Ainsi Bettina, déjà préoccupée depuis toute une année de ce colosse de l’intelligence, de ce poète olympien que l’Allemagne entière déifiait alors par son culte comme par son blasphème, Bettina, un instant arrêtée dans son essor par le brisement douloureux de sa première affection, retrouve bientôt auprès de la vieille mère de Goethe tout son enthousiasme et toutes ses joies. Chaque jour, elle vient s’asseoir aux pieds de la vénérable matrone, et la prend pour confidente des élans de son cœur et de son esprit vers le dieu absent.
Dans un ouvrage plein de talent, mais trop empreint de partialité, Borne a dit de Mme d’Arnim, dont l’ignorance était un titre à sa sympathie, car il considérait les fautes d’orthographe comme la fleur de l’amabilité féminine, que Bettina s’était toujours sentie attirée vers les lieux élevés ; qu’elle avait aimé passionnément à grimper, à escalader les murs, les arbres, les tours, et que, par suite du même instinct, elle avait voulu aussi grimper tout au haut de l’intelligence de Goethe, pour plonger de là son regard dans des horizons sans limites. La conseillère ne prit probablement pas plus au sérieux l’amour de Bettina pour son fils, car elle encouragea sans aucun scrupule cette schwärmerei[9], dont les conséquences possibles eussent alarmé tout autre qu’elle. Elle supposait, elle espérait d’ailleurs, et tout se tut devant cet espoir maternel, que l’imagination de Bettina, jeune, vive, désordonnée, que son esprit pétulant qui ne respectait rien, seraient pour le poète déjà vieilli un agréable sujet d’étude, ou tout au moins un délassement nouveau. Elle essaya bien un peu, comme l’avait fait Mlle de Günderode, de tempérer la fougue de cette imagination sans contrepoids, de retenir ce feu d’artifice qui, suivant sa propre expression, éblouit plus qu’il n’éclaire ; mais, voyant que la passion de Bettina débordait, elle finit, quand celle-ci lui dit dans son beau langage imagé : « Je suis semblable à un vaisseau dont la voile est gonflée et qui est retenu à l’ancre sur la rive étrangère, » par lui permettre de partir et d’aller trouver à Weimar l’objet encore inconnu de cette passion chimérique.
C’était une singulière personne que la conseillère de Goethe. On ignore si sa jeunesse avait connu les affections vives ; mais depuis bien long-temps déjà, à l’époque dont nous parlons, elle était entrée dans son caractère de mère, et cette Romaine dépaysée, cette Cornélie francfortoise, ne se considérait plus elle-même et ne considérait tout autre individu que dans ses rapports avec son fils immortel. Je suis la mère de Goethe y dit-elle à Mme de Staël dans leur rencontre chez Mme Bethmann. Appelle-moi ta mère, écrit-elle encore à Bettina, c’est le nom qui comprend à lui seul toutes mes félicités. Son existence était tout à la fois modeste et solennelle, officielle et retirée ; ses revenus étaient fort modiques, mais ses toilettes toujours pompeuses : elle aimait à se montrer en grande tenue, dans son vêtement de soie couleur de feu garni de dentelle, les joues couvertes d’un doigt de rouge, et la tête chargée d’un magnifique édifice de boucles poudrées. Souvent visitée par de hauts personnages, souvent mandée chez des reines ou des princesses, ces visites ne lui causaient aucun émoi et servaient seulement de prétexte aux interminables histoires qu’elle contait avec verve et bonheur, et qui tenaient ses voisins bouche béante, oreille tendue, pendant des heures entières, assis en cercle autour de son fauteuil. Elle entrait au théâtre comme chez elle, avertissait les acteurs de sa présence, applaudissait d’autorité et à pleines mains, comme si elle eût voulu qu’on l’entendît à Weimar ; et quand madame la reine de Prusse la fait mander à Darmstadt, elle s’endort sans façon dans le salon d’attente, au grand ébahissement des courtisans indignés. Son seul amour, son seul culte, nous le répétons, c’est ce fils qu’elle a eu l’honneur de mettre au monde ; elle se mire dans sa création, et toute sa personne révèle le sentiment d’un repos glorieux comme celui d’un autre septième jour.
Forte de l’assentiment de la conseillère et munie d’une lettre de Wieland, l’ami de sa grand’mère Laroche, Bettina vole à Weimar. Elle-même raconte à la conseillère sa première entrevue avec Goethe en des termes tels qu’aucun lecteur français ne pourrait y voir autre chose que l’aveu peu voilé d’un abandon complet de sa personne aussi bien que de son cœur ; mais le lecteur allemand, plus compétent en matière de schwärmerei, n’en a pas jugé ainsi, et nous nous rangeons volontiers à son opinion. « Je montai l’escalier ; il y avait le long du mur des statues en plâtre ; elles commandent le silence. Tout est charmant, mais solennel. Dans les appartemens règne la plus grande simplicité, mais une simplicité si engageante !… La porte s’ouvrit, et il parut, solennel et grave, et me regarda fixement. J’étendis les bras vers lui, je crois ; bientôt je n’eus plus conscience de rien ; Goethe me reçut sur son cœur. « Pauvre enfant, vous ai-je effrayée ? » telles furent les premières paroles avec lesquelles sa voix m’entra dans le cœur ; il me conduisit dans sa chambre, et m’assit sur le sopha vis-à-vis de lui. Nous demeurâmes tous deux muets ; enfin il rompit le silence : — Vous avez vu dans le journal que nous venons de faire une grande perte par la mort de la duchesse Amélie ? — Hélas ! lui dis-je, je ne lis pas les journaux. — Vraiment ! j’avais cru que tout ce qui se passait à Weimar vous intéressait. — Non ; rien ne m’intéresse que vous, et je suis trop impatiente pour feuilleter des journaux. — Vous êtes une aimable enfant. (Longue pause.) — Moi clouée sur ce fatal sopha et pleine d’angoisses ; vous savez qu’il m’est impossible de rester assise, en personne bien élevée. Hélas ! mère, est-il possible de se trahir ainsi ? Je dis tout à coup : — Je ne saurais rester sur ce sopha, et je sautai en l’air. — Eh bien ! dit-il, faites à votre gré. — Alors je volai dans ses bras ; il m’attira sur ses genoux et me pressa contre son cœur ; tout fut silence, tout s’anéantit. Je n’avais pas dormi depuis long-temps ; des années s’étaient écoulées dans le désir. Je m’endormis sur sa poitrine, et quand je m’éveillai, une nouvelle vie était commencée. »
Les dates et les faits même des deux livres de Bettina ont été fortement controversés. Le philologue Creutzer et d’autres personnes dignes de foi ont démontré maint anachronisme, mainte erreur palpable, dans les récits de Mme d’Arnim. La conseillère de Goethe et Mlle de Günderode la plaisantent souvent sur son peu de véracité, et généralement aujourd’hui sa réputation sous ce rapport est plus que compromise. L’erreur principale, et volontaire selon toute apparence, de Bettina, est celle qui, en diminuant son âge et en ajoutant aux années de Goethe, établit entre eux une disproportion telle qu’elle excuse, ou du moins atténue, la liberté de certains tableaux et la hardiesse passionnée de certaines expressions. Cependant, si l’on se dit que Mlle Brentano n’avait pas moins de dix-sept ans lors de sa première visite à Weimar en 1808, et que Goethe n’en avait pas plus de cinquante-trois, les choses changent d’aspect : les limites, évidemment posées par Goethe et non par Bettina dans ces rapports étranges, sont encore beaucoup trop éloignées de la bienséance pour qu’il soit possible d’approuver l’étalage qu’a fait l’auteur des sentimens de la femme, et la célébrité convoitée et achetée au prix de si intimes révélations.
Cette liaison d’ailleurs ne fut jamais pour Goethe une chose pleinement consentie. Les visites de Bettina lui étaient importunes ; il aimait ses lettres parce qu’il y trouvait la matière de très beaux vers, mais sa conversation désordonnée le fatiguait et sa personne ne lui était point agréable. Il finit par s’en exprimer ouvertement devant sa femme, jalouse, comme on peut le croire, de Mlle Brentano, et peu soucieuse de la voir en tiers sous le toit conjugal. Mme Goethe n’attendit pas long-temps pour entamer une querelle dans laquelle Bettina, irascible et emportée, ne ménagea rien ; au plus fort de son courroux, elle osa appeler Mme la conseillère, qui avait le malheur d’être courte, grasse et rouge, une saucisse enragée. Le poète fut pris pour juge entre les deux femmes. Il demanda à Bettina de se sacrifier à la paix du ménage, et la congédia poliment en lui laissant un vague espoir d’avenir qui ne se réalisa point. Ce fut très peu de temps après que Mlle Brentano épousa M. d’Arnim, écrivain distingué de l’école romantique, ami intime de son frère Clément, avec qui il avait fait, sous le titre du Cor enchanté (das Wunderhorn), une publication de chants populaires. M. d’Arnim était un homme d’un très beau visage et d’un caractère aimable. Il avait avec Bettina des affinités d’esprit qui ne se sont peut-être jamais rencontrées à ce point entre deux individus unis par le sort. Le monde surnaturel lui était plus familier que le monde réel ; dans son penchant à un naturalisme mystique, il regardait les phénomènes sensibles comme des symboles, des figures de l’absolu, au sein duquel il vivait plongé dans une sorte d’ivresse tranquille. Supérieur à Bettina par le don de la création, il avait pourtant aussi une grande peine à tracer des contours, et se laissait facilement égarer par l’amour du bizarre. On conçoit que les manières insolites de Bettina, ses allures cavalières et ses inconséquences, ne devaient pas le frapper beaucoup. Il vivait au-dessous et au-dessus de la région où se passent ces choses, qui étaient comme non avenues à ses yeux. M. et Mme d’Arnim vécurent tendrement ensemble pendant de longues années[10]. La correspondance avec Goethe avait cessé ; mais M. d’Arnim ne s’en fut point inquiété si elle eût continué, car il conduisit lui-même sa femme à Weimar, dans l’espoir de ramener le cœur du grand poète à des sentimens meilleurs. Ce fut en vain : Goethe demeura inflexible ; les tentatives ultérieures de Bettina n’eurent aucun succès, ses lettres restèrent sans réponse, et la dernière fois qu’elle vint à Weimar, dans l’année 1826, le ministre refusa brusquement de l’admettre en sa présence. En 1831, M. d’Arnim mourut d’un coup d’apoplexie. Goethe cessa de vivre deux ans plus tard.
Les deux volumes intitulés Correspondance de Goethe avec un enfant sont assez connus en France pour que nous n’y insistions pas beaucoup ; ce sont de riches improvisations, mais monotones dans leur continuité, sur la nature, sur la liberté de l’esprit, sur l’amour, des invocations à Goethe et des retours de Bettina sur elle-même, pleins d’une humilité exagérée. « Tu es immensément bon, dit-elle à Goethe, de supporter mon amour qui me rend heureuse par-dessus tout. » Et ailleurs : « Il faut que tu aies une haute opinion de moi pour exprimer en ma présence des sentimens et des pensées si rares. » Il ne faudrait pas chercher dans la fermentation perpétuelle de ces lettres ce que l’on aime surtout à retrouver dans ces femmes privilégiées que leur destin a fait chérir d’un homme supérieur : l’image d’un vaste et haut esprit dans un cœur limpide et profond, quelque chose comme le spectacle du Mont-Blanc réfléchi dans le lac de Chède. Ainsi que nous le disions plus haut, Goethe ne répond aux brûlantes effusions de Bettina par aucun épanchement ; il n’y a de sa part aucune intimité réelle, aucune confiance[11]. De loin en loin, il lui adresse un billet laconique, qui n’est guère autre chose qu’un accusé de réception ou un encouragement à continuer sa correspondance, dont il pourra, dit-il, tirer parti. Aussi, nonobstant une ténacité rare et certes sans exemple dans l’histoire du cœur, cette correspondance commencée dans toute la fougue, l’éclat, la véhémence et la certitude enflammés de la jeunesse, vient finir en un chant de désespoir dont on n’a pas assez remarqué, ce nous semble, la triste beauté.
« C’est à toi que je veux parler, non pas à celui qui m’a repoussée, qui n’a pas voulu voir mes pleurs, et qui, dans son avarice, n’a ni bénédiction ni malédiction pour moi : ma pensée s’éloigne de celui-là ; c’est à toi, génie ! créateur et préservateur du feu ! à toi qui, de tes ailes puissantes, as souvent ranimé l’étincelle de la cendre éteinte, à toi qui voyais avec une secrète délectation la jeune source s’élancer en murmurant, et, se révoltant contre le rocher, se frayer un chemin jusqu’à la baie tranquille, jusqu’à tes pieds. Mes yeux dans tes yeux ! vie unique ! Il n’est pas d’inspiration qui s’élève plus haut que toi, plus haut que le bonheur d’être vue de toi et de te contempler !
« Oui, le temps écoulé est maintenant un songe, l’éclair de l’inspiration a consumé rapidement ton vêtement terrestre, et je t’ai vu ce que tu étais, un fils de la beauté ; maintenant, c’est un songe.
« Je m’étais offerte moi-même en sacrifice à tes pieds (mystère terrible et silencieux !), muette et cachée comme le germe dans son enveloppe. Il devait mûrir à ton soleil, au soleil de ton amour !
« Tous les torts involontaires, toutes les fautes, je voulais les avouer, je voulais en arracher le pardon de tes yeux, par mon regard chargé de larmes, par mon sourire ; je voulais l’arracher de ta conscience par l’ardeur de mon cœur que tu ne retrouveras plus. — Mais tout cela n’était qu’un songe !
« Dix ans de solitude se sont élevés sur mon ame, m’ont séparée de la source où je puisais la vie. Depuis ce temps, je ne me suis servie d’aucune parole ; tout était anéanti, tout ce que j’avais pressenti, éprouvé. Voici quelle fut ma dernière pensée : un temps viendra où je renaîtrai, car, pour ce temps-ci, ils ont enterré mon esprit et enseveli mon cœur. — Ce temps à venir, ô mon ami ! il plane au-dessus de moi comme le vent du désert qui enfouit dans le sable tant d’existences, et pas une voix ne m’éveillera, si ce n’est la tienne, et ceci, sera-ce encore un songe ?
« Alors je demandais à Dieu cette unique grace, que je pusse recevoir ton dernier soupir dans un baiser ; j’aurais voulu toucher de mes lèvres ton ame s’envolant vers le ciel ! — Temps écoulés, retournez-vous encore une fois vers moi au lointain horizon, car vous emportez l’image de ma jeunesse couverte de voiles épais. »
En cherchant à nous expliquer non pas le génie de Bettina (ce mot ne peut guère s’appliquer à la force singulière qui tourbillonne en elle), mais ce que les Allemands nommeraient avec justesse sa génialité, en essayant de nous rendre compte de ces riches germes demeurés stériles, de cet avortement perpétuel de la pensée, de cette énergique impuissance, de ce style tantôt touchant au sublime, tantôt lâche et trivial, il nous était venu à l’idée que Bettina devait être un artiste détourné par les circonstances de sa vocation véritable, un génie musical entravé peut-être, quelque Beethoven ignorant les lois de la musique, qui n’avait pu se servir de sa langue naturelle, et qui, au lieu de traduire sa pensée avec les sept notes de la gamme, s’était vu contraint de parler avec les vingt-quatre lettres de l’alphabet. De là venaient sans doute le tourment, l’angoisse, l’effort pénible, qui se font sentir dans ses écrits. L’imagination de Bettina, pensions-nous, est captive ; c’est une princesse enchantée dont la syntaxe est la prison et dont la basse chiffrée eût été le libérateur. Cette hypothèse nous avait paru très vraisemblable, et nous croyions de bonne foi avoir découvert la seule explication raisonnable des écrits de Mme d’Arnim, lorsque d’infortune il nous tomba entre les mains un cahier de Lieder mis en musique par Bettina[12]. Des lettres de l’auteur nous prouvent en outre qu’elle accorde à ces compositions une importance extrême. Elle les a méditées longuement ; elle les commente, elle les explique avec un sérieux qui a droit de surprendre. Elle ne semble pas douter de l’excellence de ses œuvres musicales. Il nous est impossible, nous l’avouons, d’être en cela de son avis ; ces malencontreuses mélodies ont détruit pour nous une illusion chère, et nous leur en gardons rancune. En les entendant, nous nous sommes écrié avec chagrin : Ainsi donc Mme d’Arnim sait les règles de la composition musicale ! Ainsi donc Bettina n’est point une musicienne condamnée à écrire en prose ! Ainsi donc rien ne l’a empêchée de devenir Beethoven, Weber ou Schubert, si telle eût été sa destinée ! Qu’est-ce donc que Mme d’Arnim ? Son troisième livre va nous l’apprendre. Elle est, ou du moins elle croit être un écrivain politique, un homme d’état, un philosophe réformateur.
Ce Livre appartient au roi ; mais il appartient aussi au public, ce qui nous a permis de le lire et nous permet aujourd’hui d’en dire notre avis avec une sincérité entière. Dès le début, et sans autre préambule que cette phrase mise en vedette : Madame la conseillère raconte, nous tombons sur un long monologue de la conseillère de Goethe, ou plutôt de Bettina elle-même, qui s’identifie avec ce personnage respecté, afin sans doute de pouvoir s’abandonner plus impunément à toutes les audaces de son esprit armé en guerre. On dirait qu’effrayée à l’avance de ce qu’elle va dire, Mme d’Arnim voudrait tenir la critique à distance, lui imposer par le costume et le masque vénérable de la mère du grand poète. Le prétexte de ce monologue est le récit d’une visite de Mme la conseillère à madame la reine de Prusse ; mais, à travers le voile transparent de l’anachronisme et de la fiction, il est aisé de reconnaître Bettina, qui s’adresse personnellement à Frédéric-Guillaume IV. S’efforçant d’enflammer le roi pour la pensée dont elle est possédée, Mme d’Arnim le prépare insensiblement, dans ces premières pages, aux merveilleux conseils qui vont suivre. Le principe qu’elle pose tout d’abord est celui-ci : Le souverain n’a qu’un devoir : conquérir la liberté, non-seulement pour lui, mais pour son peuple. Or, qu’est-ce que la liberté ? C’est la vérité. Comment arrive-t-on à la vérité ? Par la critique, c’est-à-dire en secouant résolument toutes les notions imposées, toutes les traditions sociales ou religieuses, en s’abandonnant sans réserve à l’instinct, en étant soi enfin, rien que soi, et, une fois parvenu à cet affranchissement suprême, en brisant les chaînes du peuple et en le dégageant de ses devoirs conventionnels. Le peuple, selon Bettina, c’est le corps, dont le souverain est l’ame ; il est donc indispensable que ce corps jouisse du plein exercice de sa force, si l’ame veut jouir elle-même de la plénitude de ses facultés. Cette image, étourdiment choisie par Mme d’Arnim pour exprimer le rapport des princes aux sujets, des gouvernans aux gouvernés, entraîne l’auteur à une énorme inconséquence qui détruit déjà, et sans aller plus loin, la valeur philosophique de tout l’ouvrage. Bettina, apôtre de la démocratie nouvelle, s’adresse au prince comme à l’élu de Dieu ; elle le supplie à genoux de vouloir bien communiquer à son peuple le souffle de vie. Reconnaissant ainsi le principe du droit divin et la légitimité de la puissance individuelle, elle exhorte le monarque à se montrer homme de génie ; elle l’invite à se faire le premier démagogue de l’Allemagne, et le presse tout simplement de se détruire lui-même en appelant ses sujets à la liberté et à l’égalité absolues. Mais prenons patience, nous ne sommes pas à bout de contradictions. Dans la seconde partie du premier volume, Mme la conseillère, ennuyée sans doute de parler seule, appelle, pour exciter sa verve, deux interlocuteurs, dont l’un, M. le curé, va prendre à tâche de soutenir les intérêts de l’église, tandis que l’autre, M. le bourguemestre, représentant en sa personne la classe entière des philistins, se chargera de défendre tant bien que mal la lettre de la loi écrite. Ces nouveaux personnages disputent sur un ton presque toujours burlesque et dans le pur dialecte francfortois avec Mme la conseillère, qui met en déroute, aux cris de vive la liberté et de vive la fantaisie ! la masse compacte de leur érudition et de leur expérience. Elle en veut surtout au théologien, à qui elle verse abondamment du vin de Champagne, et lui démontre, en trinquant avec lui (klirr, klirr, écrit Mme d’Arnim pour indiquer la joyeuse rencontre des verres au fort de la dispute), que le plus insupportable de tous les jougs, c’est celui des croyances bibliques. Les sept jours de la création apparaissent à la conseillère comme le symbole de toutes les erreurs qui ont envahi le monde ; elle accuse les sept jours de tous les maux et de toutes les sottises du genre humain. Il va sans dire que Bettina, dans sa critique du dogme, ne part d’aucun principe et ne se place à aucun autre point de vue que celui de son propre caprice. Elle ne démontre rien ; elle affirme. Elle ne cherche pas à convaincre, mais à éblouir ses adversaires, et, pour mieux en venir à bout, elle leur jette à la face des poignées de poussière ramassée sur tous les chemins et dans tous les sentiers du XVIIIe siècle. Mme d’Arnim possède au suprême degré l’aplomb complaisant que donne l’ignorance des choses déjà dites ; elle répète donc et donne comme siennes de grossières railleries sur les mystères de la foi, dont le moindre tort est d’être devenues extrêmement banales. Tout lui est bon, rien ne répugne à son goût d’écolier ; les plaisanteries semblent lui plaire, la ravir, en raison même de ce qu’elles ont de brutal et de vulgaire. Lorsque Mme d’Arnim pense avoir détruit sous ses coups tout l’édifice de la théologie chrétienne, elle abandonne la Bible et se lance bride abattue à travers tous les systèmes du jour, qu’elle salue en passant du geste et de la voix. Toutes les idées qui s’agitent aujourd’hui dans le monde, le saint-simonisme et le fouriérisme, l’excellence des penchans, la possibilité pour l’homme d’acquérir des sens nouveaux dans un avenir de perfectibilité indéfinie, la justification ou plutôt la négation du mal, le droit de punir contesté à la société, le travail attrayant, et jusqu’à la notion hégélienne du devenir, tout cela apparaît et disparaît presque aussitôt à l’horizon de sa fantaisie.
Napoléon préoccupe aussi Mme d’Arnim, car elle est de nature ailée et bourdonnante : tout ce qui est lumière et flamme l’attire. L’appréciation qu’elle fait de l’empereur, son intention très marquée de le présenter au roi de Prusse comme un exemple de ce qu’il doit faire et de ce qu’il doit éviter, nous paraissent assez curieuses pour que nous n’hésitions pas à citer ici les lignes enthousiastes qu’elle lui consacre. L’empereur a traversé Francfort ; Bettina l’a vu ; le regard de Napoléon a percé son ame de part en part. Elle pense qu’il faudrait l’avertir qu’il court à sa perte ; elle veut le suivre, s’attacher à ses pas, devenir son bon ange, le sauver. La conseillère n’est point de cet avis. L’humanité n’est pas mûre, pense-t-elle, pour les grandes choses que Napoléon devrait accomplir… « C’est l’humanité qui l’entraîne encore plus que son propre orgueil. Si ce qui l’entoure, si son temps avait en soi la grandeur, cette grandeur se serait nécessairement exprimée en lui. Non, il n’aurait pas pu saisir le mal, si la grandeur s’était montrée à lui avec puissance dans le miroir du monde… Quand l’aigle-héros ne prend pas son vol au plus haut des airs, c’est parce que l’atmosphère est trop lourde, c’est parce que des nuages opaques répandent des vapeurs méphitiques et paralysent sa force. Il est nécessaire qu’un grand sentiment de personnalité et des sentimens libéraux dans les masses se rencontrent. Comment démontrer à une ame d’esclave que la liberté est en elle ?… Qu’il ne soit donc plus question de calomnier Napoléon, car nous portons la moitié de sa faute dans notre propre cœur. Il y a un juge au-dessus de lui moins sévère que nous, c’est sa propre conscience. Celle-là a un baume qu’elle répand sur chaque blessure, sur les rêves et les espoirs déçus de cet homme qui a terrassé les monstres de la révolution (les monstres de la révolution ! ô Bettina, que sont devenus vos instincts démagogiques et vos rêves de liberté absolue ?) ; mais aussi il voit plus clairement que personne combien son égoïsme et son ambition ont été peu raffinés, car un esprit plus grand que le sien lui aurait fait choisir un idéal supérieur à ce bonheur où sa grandeur morale a échoué et où sa grandeur politique échouera encore. Combien il se fût montré redoutable à toute l’Europe par d’austères vertus républicaines ! avec quelle puissance morale il se montrerait à nous, et quelle riche moisson nous aurions vu mûrir en France, s’il avait semé de sa main ces vertus grandies en lui ! »
Toute une moitié du second volume, sans qu’on sache trop pourquoi ni comment, est consacrée au détail circonstancié de quelques misères particulières. Ce sont des noms de pauvres, leur adresse, le nombre de leurs enfans, le triste relevé de leur dépense journalière : un registre de bureau de bienfaisance ; et l’auteur ne propose d’autre moyen, pour guérir ces maux profonds d’une civilisation corrompue, que le remède, à coup sûr fort hasardé, de la liberté illimitée. Malheureusement cette liberté, dont elle nous donne un spécimen littéraire dans son livre, où rien ne s’enchaîne, rien ne se déduit, rien ne s’explique, n’est pas faite, ainsi entrevue, pour tenter beaucoup les esprits amoureux de beauté morale.
Quant à nous en particulier, confessons-le, il ne nous est resté qu’une impression pénible du livre socialiste de Mme d’Arnim. Autant nous avions été charmé, séduit, entraîné par la poésie lyrique et le caprice tout individuel de sa correspondance avec Mlle de Günderode, autant ce caprice s’attaquant aux idées qui décident du sort des peuples et cette poésie dégénérée en fièvre de métaphores[13] nous ont désagréablement affecté. Nous n’avions pas besoin de ce nouvel exemple pour déployer la sottise maussade qui gagne de proche en proche parmi les femmes de ce temps-ci, et cette manie d’être importantes qui les étourdit, les aveugle et les fait choir en toute sorte de ridicules. La faiblesse et la frivolité de l’esprit féminin ne se trahissent jamais mieux que dans sa prétention à la doctrine et dans les produits avortés de ses savantes méditations ; cherchez bien, vous trouverez toujours au fond de tout la coquetterie et la mode. La mode exerce sur les femmes un empire irrésistible ; celles qui la dédaignent dans leurs ajustemens la subissent avec une servilité d’autant plus grande dans le choix de leurs opinions. Les femmes se vêtissent de systèmes, se parent d’érudition et de philosophie ; les taches d’encre à leurs doigts ont le même sens que les perles à leur cou ; elles posent des idées sur leur tête comme elles y poseraient une guirlande, et la publication d’un premier livre est pour elles aujourd’hui quelque chose d’analogue à ce qu’était naguère une présentation à la cour, exercée, répétée à l’avance sous la direction du maître de maintien et de graces. Or, la mode est de nos jours aux systèmes humanitaires, aux grandes rénovations sociales et religieuses. Il est peu d’entre nous qui aient complètement échappé à la tentation de se mettre en campagne et de marcher à la conquête de quelque cité des béatitudes, de quelqu’une de ces Jérusalem impossibles, dont les murailles sont de brouillard et dont les citoyens sont des fantômes. Les femmes, on pouvait le prévoir, n’ont eu garde de rester en arrière ; elles se sont hâtées de broder toute sorte de drapeaux à l’usage de toute sorte d’utopies ; elles ont vaillamment combattu de la plume et de la voix, ici pour le phalanstère, là pour le dieu Enfantin, ailleurs pour le nouveau messie, qui ne peut manquer de naître d’un nouveau charpentier, ailleurs encore, qui le croirait ? pour un néo-catholicisme inventé en des heures d’inquiet loisir, et dont Rome à bon droit fait justice.
L’une (pourquoi faut-il, hélas ! qu’on soit contraint de se souvenir d’elle ici ?), l’une attelle les divins papillons de sa fantaisie à la plus lourde des charrues philosophiques ; elle enchaîne le beau génie de sa jeunesse et le condamne comme les réprouvés de Dante à marcher péniblement courbé sous un manteau de plomb. Ô Indiana ! ô Valentine ! ô Juliette ! appelez donc à vous par son plus doux nom celle qui vous oublie ; dites-lui que vous attendez vos sœurs ; dites-lui que nos espérances attristées, mais constantes, les convient avec vous à une existence immortelle !
L’autre, en proie à quelque démon ambulant, s’en va de porte en porte, de maison en maison, triste commis-voyageur de l’avenir humanitaire, offrir aux ames sensibles l’échantillon des félicités promises. Lui arrive-t-il de rencontrer quelques esprits récalcitrans, quelques cœurs obstinés dans la vieille routine : — Vous êtes catholique, s’écrie-t-elle alors, qu’à cela ne tienne, nous le sommes aussi ; le catholicisme a du bon, nous le gardons, soyez tranquille. Seulement le diable nous déplaît, sa galanterie nous est suspecte ; supprimons le diable, nous sommes d’accord. — Et si l’on vient à lui demander à quel chiffre environ répond ce nous, qui semble indiquer toute une communauté de fidèles, la femme humanitaire se redresse fièrement et vous dit d’un ton à rendre sage toute une maison de fous : — J’ai sept apôtres ; c’est peu, j’en conviens, mais Jésus-Christ n’en a pas eu plus de douze. — La conclusion est claire : encore un peu de temps, d’argent et de paroles, et la femme humanitaire succède à Jésus-Christ dans l’empire des ames et la domination du monde.
D’autres enfin, en trop grand nombre, et qu’il serait fastidieux d’énumérer ici, aristocrates ou démagogues, déistes, méthodistes, panthéistes, néo-chrétiennes ou néo-amazones, mères de l’église ou mères des compagnons, toutes, quel que soit le nom dont elles se nomment ou dont on les nomme, prêchent, enseignent, évangélisent, à toute heure, en toute occasion, et l’on chercherait en vain dans ce tapage insensé une parole saine et bienfaisante venue de la conscience ou d’un cœur vraiment ému. Toutes ces choses semblent dites, écrites et proclamées pour satisfaire je ne sais quelle dépravation de l’esprit ; on y respire les miasmes de la vanité surexcitée. C’est encore du fard, ce sont des mouches et des paniers mille fois plus ridicules, à coup sûr, que ne l’était l’accoutrement fantasque de nos grand’mères. Celui-là, du moins, ne masquait que le corps, tandis que le pédantisme des femmes philosophes défigure l’ame elle-même. La condamnation des femmes de ce temps-ci est tout entière, à nos yeux, dans un seul fait sensible à tous : elles ont tué la grace en elles, elles l’ont écrasée sous une virilité d’emprunt, et, dans leur hâte à se donner des missions humanitaires, elles ont failli à leur mission véritable, elles ont forfait aux lois naturelles ; car la grace, ce n’est pas seulement un attribut de l’être féminin, c’est le principe même de son existence, c’est le souffle de Dieu dans la femme, c’est le feu sacré dont elle est la gardienne et la prêtresse mystérieuse. Et qu’on ne pense pas ici que nous voulions amoindrir le rôle de la femme dans l’association humaine ; tout au contraire. Il y a une philosophie profonde dans le langage. Or, le mot de grace ne s’y entend pas seulement de la délicatesse et de l’élégance des formes, il y prend souvent une signification plus haute. Selon l’acception religieuse, il exprime le don divin. L’action de graces encore, c’est l’élan reconnaissant du cœur vers le bienfaiteur éternel ; faire grace, c’est pardonner. Et toutes ces notions se retrouvent dans l’idée que nous concevons de la femme ; elle est sur la terre l’esprit de mansuétude et de pardon, elle est la prière qui s’élève au ciel, elle est l’inspiration qui en descend. Son intelligence, moins apte que celle de l’homme au travail de la pensée, est plus ouverte aux vérités intuitives : si elle est moins capable d’application aux affaires publiques et de cette domination sur la matière qui fait l’industrie et tout un côté de l’art, elle plane avec plus de liberté dans ces régions du sentiment où l’on entend d’ineffables échos des harmonies divines, et elle en rapporte dans son sourire, dans son regard et dans son langage, je ne sais quelle vertu apaisante et conciliatrice sans laquelle l’homme succomberait tôt ou tard, accablé sous le fardeau de la science et du travail.
Un nom cependant vient ici sur toutes les bouches, et ce nom paraît être la réfutation victorieuse de ce que nous venons de dire. Une femme, qui semble encore présente au milieu de nous, tant sa mémoire y est honorée, Mme de Staël, ne s’est pas bornée à l’étude des mystères du cœur. Elle a osé aborder les grands problèmes de la politique moderne ; elle a écrit, sur les évènemens, sur leurs causes et leurs conséquences, des pages d’une haute raison que nul ne lira jamais sans respect. Champion ardent de la liberté, elle l’a défendue sous le plus fascinateur des despotismes. Elle a lutté de tout son pouvoir pour ramener l’opinion incertaine aux grandeurs de la révolution française, et son talent n’a point failli à son courage, et son esprit ne s’est point égaré ; il a été s’éclaircissant, s’affermissant de plus en plus dans la sagesse. Mais, outre qu’il nous serait trop facile de conclure de cette exception glorieuse pour la vérité de nos assertions, qui ne voit, au premier coup d’œil, que le principe vital du talent de Mme de Staël, c’est le sentiment, c’est le cœur ? Ce n’est point assurément le futile amour-propre de se montrer homme dans ses opinions et sa vie qui l’entraîne hors de la voie commune. L’amour filial lui met la plume à la main, les exemples de la maison paternelle l’excitent et la soutiennent. La fille de M. Necker ne pouvait rester étrangère à la politique sans une insensibilité coupable, et cette première inspiration du cœur, ces premières impressions d’une enfance enthousiaste, développées par les plus salutaires influences, lui tracent le cercle où nulle autre peut-être après elle ne sera aussi naturellement introduite. Quel contraste avec nos modernes réformatrices, et combien le principe de la grace est toujours là qui tempère tout et ramène à la mesure et à la simplicité !
Quel contraste surtout avec Mme d’Arnim, plus coupable qu’aucune autre de ce crime de lèse-grace que nous leur reprochons à toutes ! Bien différente en cela de Mme de Staël, Bettina n’a jamais voulu mettre de frein ni à ses pensées ni à son langage. Au lieu de se réconcilier avec ses contraires, comme parle excellemment un spirituel moraliste, ce qui est le travail naturel des esprits sains, elle a été outrant et poussant à l’extrême tous ses défauts. Lorsqu’elle a vu que la curiosité et la mode s’attachaient à ses extravagances, elle s’y est complu, elle les a entassées à plaisir, elle en a bâti un piédestal à sa vanité. Aujourd’hui elle affecte de dédaigner tout ce qui lui manque, le bon sens, la réflexion et l’expérience ; mais à ces heures de solitude et de vérité auxquelles n’échappent point les plus fuyans esprits, elle regrette, nous en avons la certitude, tant de richesses imprudemment prodiguées. Une voix lui crie qu’en se précipitant, comme elle l’a fait, sans grace et sans prudence, à travers toutes les idées et toutes les doctrines, elle a plus compromis qu’elle ne l’a servie la cause sainte de cette liberté qu’elle aime ; et sous l’éclair de sa célébrité d’un jour, elle reconnaît sans doute déjà qu’elle a passé étourdiment tout à côté d’une gloire durable, et qu’elle a failli au religieux accomplissement d’une belle destinée.
- ↑ Le dernier livre de Mme d’Arnim a paru en 1843. En 1840, elle a publié sa correspondance avec Mlle de Günderode. Ces trois ouvrages composent jusqu’ici l’ensemble de ses œuvres littéraires.
- ↑ Lorsque la pensée vint à Mme d’Arnim de publier ce singulier livre, elle voulut s’assurer auparavant qu’il serait donné intact au public, et que la censure n’en retrancherait pas une ligne. « Dans mes états, les dames sont exemptes de toute censure, » lui fit répondre le roi de Prusse, à qui elle avait adressé sa requête. La réponse était galante sans doute, trop galante pour être bien flatteuse. Bonaparte montra moins de courtoisie envers l’auteur des Considérations, Frédéric-Guillaume a remercié Mme d’Arnim, dans une gracieuse lettre, de la dédicace et de l’envoi qu’elle lui a fait de son livre politique : il sait trop bien qu’il n’a rien à en craindre. La meilleure apologie des pouvoirs absolus est, à coup sûr, les aberrations et les extravagances des visionnaires démagogues.
- ↑ Une des filles a épousé M. de Savigny, le célèbre jurisconsulte. Un des fils, Clément Brentano, mort, il y a un an, à Aschaffenbourg, était un des poètes les plus distingués de l’école romantique.
- ↑ Anne-Catherine, religieuse augustine au couvent d’Agnetenberg, près Dülmen, morte le 9 février 1824. Elle croyait avoir assisté à la passion de notre Seigneur, et était marquée à la poitrine, aux mains et aux pieds, des saints stigmates.
- ↑ Bettina est revenue sur ces étranges théories dans sa correspondance avec Goethe, qui ne sut jamais voir, comme elle, dans la septième diminuée un médiateur entre le monde sensible et le monde des esprits, un sauveur qui s’est fait chair pour délivrer la chair. Elle dit aussi quelque part : « La musique est incompréhensible, donc la musique est Dieu. » Ceci est un échantillon de la logique de Bettina.
- ↑ Hœlderlin, poète et écrivain d’une grande élévation d’idées et de sentiment, mort à Tubingen, après quarante ans d’une folie morne. Schiller lui porta un tendre intérêt. Il avait été camarade d’études de Schelling et de Hegel.
- ↑ Le Vogtland est le quartier le plus misérable de Berlin.
- ↑ On sait que ce mot, d’origine universitaire, est passé de l’argot des étudians dans la langue générale ; beaucoup d’écrivains ont employé en vers et en prose le mot philistin et tous ses dérivés, philisterei, philisterös, etc., et il est aujourd’hui complètement vulgarisé. Ce mot flétrissait, dans la pensée des étudians, tout ce qui n’était pas eux, considérés comme le peuple élu des libres penseurs et des esprits forts ; il signifie habituellement un honnête diseur de lieux communs, un individu lié par tous les fils du préjugé, et qui n’oserait avoir une opinion ni une fantaisie non autorisée par la coutume.
- ↑ La schwärmerei est une rêverie chronique, une folie grave et raisonneuse, autorisée et en quelque sorte consacrée en Allemagne par les plus illustres exemples.
- ↑ Mme d’Arnim a presque toujours vécu à Berlin depuis son mariage ; elle a eu un grand nombre d’enfans, et a mis en pratique pour leur éducation son unique principe : celui de la liberté illimitée. On doit dire que jusqu’ici ce principe a porté les meilleurs fruits. Ses fils ont fait d’excellentes études ; ses deux filles aînées sont des modèles accomplis d’amabilité et de grace. La troisième, âgée de onze à douze ans, ravissante et poétique créature, semble seule devoir perpétuer l’esprit capricieux et lutin des Brentano.
- ↑ Goethe a été très sérieusement attaqué dans la presse allemande pour n’avoir pas aimé Mlle Brentano. Nous n’entreprendrons pas de le justifier ici d’une chose qui ne demande, en vérité, aucune apologie. Nous ferons seulement observer que Bettina semble avoir été prédestinée aux amours malheureux. Mlle de Günderode, sa première amie, rompt brusquement avec elle, et ne craint pas de la jeter dans le désespoir par sa mort volontaire. Goethe, après l’avoir abreuvée d’humiliations, finit par l’éconduire, et le plus grand amour de Bettina, l’amour de la nature, n’est pas non plus payé de retour. La nature a été pour elle une marâtre ; elle lui a refusé le seul don que rien ne remplace aux yeux d’une femme : elle ne lui a pas donné la beauté.
- ↑ Douze Mélodies sur des paroles de Goethe, dédiées à Spontini par Bettina d’Arnim.
- ↑ Bettina dit quelque part, en personnifiant le soleil couchant : Il se retire si doucement, que l’on n’entend pas le bruit de ses semelles à l’horizon.