ÉTUDES


DE L’ANTIQUITÉ.

v.


HÉRODOTE.


L’Asie mineure a été le théâtre où la Grèce et l’Orient ont lutté pour la première fois. C’est dans cette presqu’île, dont la Lydie, la Mysie et la Carie étaient les régions opulentes, où la Phrygie et la Cappadoce prêtaient à l’empire des Perses une entière obéissance, où la Lycie et la Cilicie cherchaient à se protéger par leurs montagnes, où la Bythinie, la Paphlagonie et le Pont étaient tour à tour affranchies et tributaires de la domination persane, que se fit le premier choc entre le génie grec et l’esprit asiatique. Or, voici un Carien qui, assistant à ce spectacle, décrète de le raconter : Hérodote d’Halycarnasse déclare ne pas vouloir que les choses qui proviennent des hommes restent sans souvenir, que les grandes actions des Grecs et des Barbares demeurent sans gloire et sans monument ; il a dessein d’expliquer pourquoi les Grecs et les Barbares se combattirent.

Il n’y a point de hasard dans la naissance et la venue des hommes nécessaires au genre humain. Or, rien n’était plus indispensable au monde que de commencer à se connaître au moment où il redoublait la vivacité de son action, et il fut naturel que l’Asie mineure fournît non-seulement le théâtre, mais encore le témoin intelligent de la lutte qui s’engageait.

Hérodote eut la passion de savoir et de raconter. On s’accorde à placer sa naissance à Halycarnasse en Carie, l’an 484 avant notre ère. Il eut pour oncle Panyasis, poète célèbre, qui fut victime des violences de Lygdamis, tyran de la Carie. Quelles que soient les circonstances qui aient déterminé Hérodote à quitter pour la première fois Halycarnasse, la première cause de ses voyages fut son génie, sa volonté. Un invincible instinct le poussait à parcourir la terre, et il s’en fera le conquérant par la pensée, entre Cyrus et Alexandre.

Il serait puéril de vouloir tracer avec exactitude l’itinéraire d’Hérodote ; il suffit d’énumérer les principaux pays qu’il explora. Il vit l’Égypte ; il causa avec les prêtres de Vulcain à Memphis, il visita Héliopolis et Thèbes. Il alla chercher à Tyr le temple d’un autre Hercule, plus ancien que l’Hercule grec ; il visita la Palestine, la ville de Cyrène. A-t-il été à Babylone ? On aimerait à le croire, pour rendre plus complètes les excursions du célèbre Ionien[1].

Quant à la Grèce, il la vit à fond ; il parcourut l’Épire, la Macédoine, la Thrace, et de la Thrace, il est probable qu’il passa chez les Scythes, au-delà de l’Ister et du Borysthène.

On dit que de retour dans sa patrie, il y trouva le pouvoir suprême usurpé par Lygdamis, et qu’alors il chercha dans Samos un asile et une retraite. On dit encore que le désir de rendre la liberté à Halycarnasse l’y ramena, que son entreprise fut heureuse, mais qu’un régime olygarchique ayant remplacé la tyrannie, Hérodote devint odieux et impuissant entre les nobles et le peuple. Alors il abandonna sa patrie pour n’y plus revenir ; et paraissant aux jeux olympiques, il y lut plusieurs fragmens de son histoire. La Grèce tressaillit, et Thucydide pleura. Douze ans après, Hérodote lut encore à Athènes, à la fête des Panathénées, d’autres morceaux de son livre ; enfin il alla terminer son œuvre et sa vie à Thurium, et cet homme, qui avait séjourné dans Memphis, fit de l’Italie son dernier séjour et son tombeau.

On ignore quand Hérodote conçut l’idée et le plan de son histoire. Est-ce avant de voyager qu’il résolut d’écrire ? et ne parcourut-il la terre que parce qu’il avait l’intention de la raconter ? Ou bien est-ce au milieu de ses courses et de sa pérégrination aventureuse que la pensée lui vint de dire aux hommes ce qu’il voyait ? Est-ce auprès de la statue d’Isis, dont la bouche est scellée, et qui tient dans ses mains une clé comme pour fermer à l’homme la science et la nature, qu’il prit le parti de divulguer les choses humaines ? Ne serait-ce pas plutôt dans Tyr, au milieu du commerce du monde, à côté de l’ivoire, des perles et des tissus de pourpre, qu’il voulut élever un monument à l’activité humaine ? ou bien le cri de la liberté grecque n’a-t-il pas excité ce contemporain de Thémistocle à ne pas laisser périr dans la mémoire des hommes le triomphe de l’intelligence athénienne contre l’avalanche des masses orientales ?

Au surplus, quel que soit le moment où Hérodote ait résolu d’écrire, il n’a dû commencer l’exécution de son dessein qu’après avoir maîtrisé par une longue réflexion les matériaux infinis dont il avait à disposer. Son plan est simple, sa marche ferme, son but évident. L’unité dramatique de son sujet n’est point un obstacle aux choses immenses qu’il doit raconter : elle leur donne au contraire une forme heureuse et une splendeur héroïque. La guerre des Perses contre les Grecs, voilà l’unité d’Hérodote. Il prend pour guide, dans les commencemens de son histoire, l’épée de Cyrus, et il marche à la suite de ce conquérant. C’est au milieu des prospérités de Crésus et de la monarchie lydienne qu’il fait intervenir violemment le père de Cambyse. Une fois Cyrus entré en scène avec éclat, nous apprenons son histoire et celle de ses Perses. Nous connaissons alors les Mèdes, la royauté de Dejocès, la construction d’Ecbatane ; Dejocès a pour successeurs Phraorte, Cyaxare, Astyage, père de Cyrus, et nous voilà ramenés au conquérant. Il devient maître de toute l’Asie supérieure sur laquelle les Mèdes avaient régné cent vingt-huit ans. Hérodote raconte les institutions et les lois des Perses. Cependant les Ioniens et les Æoliens apprenant les victoires des Perses sur les Lydiens offrent à Cyrus de se soumettre. Histoire de la ligue ionienne ; premiers rapports des Lacédémoniens avec l’Asie. Cyrus après avoir asservi l’Asie mineure par ses généraux, songe à la conquête de l’Assyrie ; nous voilà dans Babylone. Maître de cette magnifique cité, dont l’historien nous donne une minutieuse description, le Perse s’engage dans une expédition contre les Massagètes : il y périt. Arès sa mort, le fil ne se rompt pas dans les mains de l’historien, car Cambyse, fils de Cyrus, le conduit en Égypte. Voilà pour la première fois l’Égypte divulguée par un Grec ; et il en trace une histoire qu’admire le guerrier comme le savant, Napoléon et Cuvier. Après l’Égypte, toujours à la suite de Cambyse, nous trouvons l’Arabie avec ses parfums, son encens et sa myrrhe, l’Éthiopie avec sa métropole Meroë, dont les ruines ont été visitées de nos jours par un voyageur français, le courageux Caillaud. L’Inde est indiquée par Hérodote.

Nous ne quittons pas les Perses ; ils ont mission de nous conduire à travers l’histoire. Darius, fils d’Hystape, après avoir partagé son empire en vingt satrapies, attaque les Scythes. L’historien se trouve ici dans un monde nouveau qu’il explore avec une curiosité infinie. Il énumère les différentes peuplades scythes, les pays qu’elles habitent ; il trouve l’occasion de faire une description de la terre ; il est fort explicite sur les mœurs et les usages des Scythes. Cependant, Darius, après avoir failli périr dans son expédition, repasse en Thrace sur le pont qu’Histiée l’Ionien avait empêché de détruire. À ce propos nous recueillons quelques indications précieuses sur la constitution politique des Ioniens.

Une autre expédition des Perses nous mène en Libye ; nous savons l’origine du royaume de Cyrène, et l’originalité de différens peuples qui habitent la Libye. Mégabaze, général de Darius, nous mène de son côté en Thrace ; il arrive en Macédoine pour demander à Amyntas, au nom de son maître, le feu et l’eau : plus tard Philippe et Alexandre répondront à un autre Darius. Nous approchons du moment où nous entrerons enfin dans les affaires grecques. Aristagoras, qu’Histiée avait préposé gouverneur de Milet pendant son absence, soulève l’Ionie contre les Perses. ; il affranchit les Ioniens, il établit la démocratie dans la plupart des villes, et il se rend à Sparte pour demander appui : refus de Sparte ; il se rend à Athènes. Digression éclatante sur l’histoire d’Athènes. Aristagoras obtient un secours de vingt vaisseaux, et voilà l’origine de la guerre entre les Grecs et les Barbares.

Les Athéniens brûlent Sardes ; manière de se faire connaître à Darius. La guerre devient générale entre les Perses et les Ioniens, qui finissent par succomber. Darius alors envoie demander la terre et l’eau dans la Grèce. Égine fait acte de soumission. Athènes accuse Égine à Lacédémone. Hérodote entre ici dans de longs détails sur les rois de Sparte, sur leurs droits pendant la paix, pendant la guerre, sur les institutions des Lacédémoniens. Cependant Dates et Artapherne cinglent vers la Grèce avec une flotte nombreuse ; ils arrivent en Eubée, s’emparent de Caryste et d’Éretrie : affaire de Marathon.

Xercès, successeur de Darius, emploie quatre années à préparer une immense expédition contre les Grecs. Hérodote énumère toutes les nations qui fournissent des soldats à l’infanterie et à la cavalerie de l’armée, des vaisseaux et des hommes à la flotte. Ce morceau peut être comparé au dénombrement d’Homère dans l’Iliade. Xercès marche vers la Grèce et réunit à son armée des troupes tirées de tous les pays qu’il traverse. Les Grecs, de leur côté, songent à se défendre ; les Athéniens à l’instigation de Thémistocle, décident de se réfugier sur la mer. Lacédémone et Athènes envoient demander des secours à Gélon, tyran de Syracuse, qui prétend au commandement sur terre ou sur mer. Les Athéniens répondirent qu’ils ne pouvaient céder la prééminence qu’aux Lacédémoniens, et la Sicile ne vint pas en aide à la Grèce. Le défilé des Thermopyles et le détroit d’Artémisium furent choisis par les députés de la ligue grecque, comme les deux points les plus aisés à défendre. Hérodote raconte de la manière la plus détaillée et la plus naïve l’héroïsme si tranquille et si simple des Lacédémoniens aux Thermopyles.

Le huitième livre de l’historien, vulgairement appelé Uranie, est occupé par le récit de la bataille de Salamine. L’intelligence de Thémistocle et d’Athènes éclate ici toute entière. Xercès se retire sur l’Hellespont, et laisse en Grèce Mardonius avec une armée de trois cent mille hommes. Mardonius prend Athènes une seconde fois ; de l’Attique, il se retire en Béotie. Les Grecs viennent prendre position aux Érythres, en face des Barbares. Après la description de la bataille de Platée, Hérodote décrit la victoire de Mycale, remportée le même jour : puis, par une amère ironie, il raconte une anecdote de cour sur les amours de Xercès ; enfin, avec la prise de Sestos par les Athéniens, sa grande histoire est à son terme.

La marche suivie par Hérodote est simple et directe ; il prend les Perses à leur origine ; il les suit et les pousse jusqu’à leur rencontre avec les Grecs ; avec leurs conquêtes, il embrasse le monde ; avec leurs conquêtes, il rehausse la gloire de leurs vainqueurs. Eschyle n’a pas trouvé de moyen plus dramatique de flatter les Athéniens que de leur montrer les larmes et les douleurs des Perses ; Hérodote ne pouvait mieux instruire et célébrer la Grèce qu’en donnant pour introduction à son histoire, l’histoire de l’Asie.

Que de choses il entraîne dans son récit ! On sent que, pour la première fois, les choses humaines sont dignement écrites, et que celui qui les rédige ne peut se résoudre à rien omettre de curieux et d’essentiel. Aussi l’historien enveloppe tout dans la trame de sa narration : description des lieux et des phénomènes de la nature, peintures des mœurs, tableaux des traditions, des coutumes et des lois, rien n’est laissé en arrière ; on dirait un général habile obligé de conduire une vaste armée, et réussissant, sans rien perdre dans sa route, à tout amener au but final. Il est inoui combien de faits Hérodote a réunis dans une histoire qui ne dépasse pas les proportions modernes de deux volumes ordinaires. En vérité, il mérite tout-à-fait cette louange que lui décerne Scaliger, et que reproduit avec tant de plaisir le président Bouhier : Herodotus, vetustissimus omnium solutœ orationis scriptorum, qui hodie extant, scrinium originum græcarum et barbararum, auctor est à doctis nunquam deponendus, à semidoctis, et pœdagogis et simiolis nunquam tractandus. « Hérodote, le plus ancien de tous les prosateurs, trésor des origines grecques et barbares, auteur que ne doivent jamais se lasser de lire les savans, et auquel ne doivent jamais toucher les demi-savans, les pédans et les méchans imitateurs. » Scaliger a déposé dans cet éloge la justesse et l’ardeur de son érudition passionnée.

Depuis long-temps on a remarqué combien l’histoire naturelle et la géographie avaient reçu d’Hérodote d’indications précieuses. L’histoire des lois et des institutions sociales n’a pas moins d’obligations à l’écrivain de Carie ; ainsi, nous trouvons dans ses neuf livres, pour ne parler que des sujets principaux :


Les mœurs et les lois des Perses,

Les mœurs et les lois des Babyloniens,

Quelques usages des Massagètes,

Les lois de l’Égypte, dont l’histoire substantielle est admirablement concentrée dans un court espace,

Quelques détails sur les Indiens,

Les mœurs et usages des Scythes,

Les mœurs et lois des Libyens,

Les coutumes des Thraces,

L’histoire des révolutions démocratiques d’Athènes et des institutions de Clysthène,

Des renseignemens sur Sparte, ses rois et ses institutions.


Il serait difficile d’expliquer le silence qu’Hérodote a gardé sur Carthage. Quand, dans le septième livre, il nous raconte l’ambassade des Athéniens vers Gélon pour réclamer des secours contre l’ennemi commun, il trouve les Carthaginois sur sa route, car il rapporte cette opinion des Siciliens que Gélon eût secouru la Grèce, si, au même moment, le Carthaginois Amilcar n’eût menacé la Sicile avec une armée de trois cent mille hommes, composée de Phéniciens, d’Ibériens, de Libyens et de Ligyens. Voilà, ce semble, une de ces occasions, comme les aime Hérodote, de dire en passant les origines et les destinées d’un grand peuple. Néanmoins il reste silencieux sur Carthage. Peut-être, parvenu à l’instant où le Perse et le Grec allaient s’étreindre, il n’a pas voulu qu’une nouvelle digression vînt embarrasser son récit et suspendre l’intérêt des grandes scènes qui allaient enfin s’ouvrir.

Si l’on veut être convaincu plus encore de toute l’estime que mérite l’historien d’Halycarnasse, il faut le comparer à ce qui vint après lui. Ctesias est admirable pour grandir Hérodote. Ctesias, né à Cnides, où il est probable qu’il termina ses jours, se trouva à l’expédition du jeune Cyrus contre son frère Artaxercès Mnémon. Fait prisonnier, il dut la faveur d’Ataxercès à sa science médicale ; on dit qu’il vécut dix-sept ans à la cour du roi des Perses. Il écrivit une histoire de Perse en vingt-trois livres, et une histoire de l’Inde en un livre.

Ce dernier ouvrage, que nous ne connaissons que par un extrait de Photius dans sa Bibliothèque, est un amas de folles imaginations et de ridicules chimères. On y voit une fontaine qui s’emplit tous les ans d’un or liquide ; on y puise avec des cruches de terre, parce que l’or venant à se durcir, il est nécessaire de les briser pour l’en tirer. On y trouve un monstre, la Mastichore, qui a la face de l’homme, la grandeur du lion, et la peau rouge comme le cinabre. Enfin voici une bien merveilleuse histoire : Dans les montagnes de l’Inde ; où croissent les roseaux, il y a une nation d’environ trente mille ames, dont les femmes n’enfantent qu’une fois en leur vie. Leurs enfans naissent avec de très belles dents dans les deux mâchoires. Les mâles et les femelles ont dès leur naissance les cheveux blancs, ainsi que les sourcils. Jusqu’à l’âge de trente ans, ils ont le poil blanc par tout le corps ; mais à cet âge ils commencent à noircir, et lorsque ces hommes sont parvenus à soixante ans, leurs cheveux sont entièrement noirs. Les mêmes ont, hommes et femmes, huit doigts à chaque main et autant à chaque pied. Ils sont très belliqueux, et il y en a toujours cinq mille, tant archers que lanceurs de javelots, qui accompagnent le roi des Indiens dans ses expéditions militaires. Ils ont les oreilles si longues, qu’elles se touchent l’une l’autre, et qu’ils s’en enveloppent le dos et les bras jusqu’aux coudes.

Ctesias est imperturbable en débitant ses fables ; il assure avoir vu lui-même plusieurs des faits qu’il raconte : et s’il a omis, dit-il, beaucoup d’autres histoires encore plus merveilleuses, c’est pour ne pas avoir la réputation d’écrire des choses incroyables.

Il était moins facile de travestir aussi ridiculement l’histoire des Perses dont, non-seulement les destinées politiques, mais même la vie intérieure, devenaient de plus en plus familières aux Grecs. Au rapport de Photius, dans un second extrait, l’histoire de Perse de Ctesias contenait vingt-trois livres. Les six premiers traitaient de l’histoire d’Assyrie et de tout ce qui avait précédé l’empire des Perses. Ctesias commençait au septième à raconter l’histoire même de ce peuple. Dans ce livre, dans les huitième, neuvième, dixième, onzième, douzième et treizième livres, il parcourait l’histoire de Cyrus, de Cambyses, du Mage, de Darius et de Xercès ; puis il poursuivait au-delà du règne de ces princes jusqu’aux évènemens dont il fut lui-même contemporain ; il se montrait arrivant à Cnides sa patrie, de là passant à Lacédémone, de cette ville à Rhodes, partant d’Éphèse pour Bactres, enfin se rendant dans l’Inde. Ctesias terminait son livre par le catalogue des rois, depuis Ninus et Sémiramis jusqu’à Artaxercès.

Le médecin de Cnides n’a négligé aucune occasion, non-seulement de contredire Hérodote, mais de l’injurier. Cette affectation est risible dans un homme si enclin à prêter aux plus grandes extravagances sa plume et sa crédulité. Quel abîme entre Ctesias et Hérodote ! Ctesias, venu le second, est resté dans les formes de la chronique primitive. Pour sa manière d’écrire et de raconter, il ressemble tout-à-fait aux plus anciens écrivains, à Hécatée de Milet, à Phérécide de Leros, à Charon de Lampsaque, à ces chroniqueurs antiques dont Denys d’Halycarnasse caractérise ainsi la manière[2] : les uns racontaient les histoires des Grecs, les autres celles des Barbares, sans les mettre ensemble ; au contraire, ils les séparaient par villes et par nations. Leur unique but était de faire connaître les écrits ou monumens conservés en chaque pays, soit dans les temples, soit dans les autres lieux publics, tels qu’ils les y trouvaient. Ils n’ajoutaient ni ne retranchaient rien à ces monumens qui renfermaient des fables accréditées depuis long-temps, et des catastrophes qu’aujourd’hui nous estimerions puériles. Quoique nous n’attachions pas grande confiance à la critique de Denys d’Halycarnasse, nous pouvons ajouter foi à cette description des anciennes chroniques ; et nous pouvons d’autant mieux croire le rhéteur grec, qu’il est confirmé sur ce point par Cicéron qui, comparant les premiers historiens grecs à Caton, Fabius Pictor et Pison, dit que, dans les deux nations, les premiers écrivains se contentèrent de consigner les époques, les noms des personnages et des lieux, la suite des faits, sans aucun ornement[3].

L’art historique n’existait donc pas pour les Grecs avant Hérodote, et le premier il passa de la chronique à l’histoire. Écrire l’histoire, c’est faire intervenir dans les choses humaines la pensée avec son discernement, sa méthode, sa puissance. Hérodote, le premier, imprima aux faits extérieurs la forme de l’art. Nous ne croyons pas, comme on l’a dit, qu’il se soit proposé l’imitation d’Homère ; non, mais il a senti vivement que la réalité pouvait, comme la tradition poétique, être soumise aux lois de l’esprit. Voilà ce qui a donné à son récit tant de force et de continuité ; il s’est jeté audacieusement au milieu des choses humaines, et sans s’y perdre, il est arrivé au dénouement, comme dans un port heureux.

Pour la première fois la Grèce connut avec Hérodote, non les faits, mais l’art de l’histoire, et elle éprouva, non-seulement l’émotion, mais la surprise du beau. Elle applaudit aux Muses d’Hérodote, comme la France applaudit au Cid. L’autorité du beau est éternelle, mais sa puissance est encore plus vive quand elle excite dans une société les premiers transports de l’enthousiasme.

Si l’art est déjà parfait dans Hérodote, le fonds est immense et toujours sain. À ce propos nous ne pouvons nous abstenir de relever Plutarque et de le gourmander. L’écrivain de Chéronnée a écrit un traité de la Malignité d’Hérodote. Il commence par établir quelques règles générales : l’historien ne doit pas affecter de raconter des faits qui ne sauraient jamais figurer dans l’histoire ; il ne doit pas vouloir faire passer le blâme et la médisance à l’aide de la louange et du silence ; il ne doit pas présenter les choses sous le mauvais côté ; il doit s’abstenir de prêter des intentions malignes et d’assigner les causes les plus défavorables ; il aurait tort d’exagérer les avantages personnels qui ont déterminé à une entreprise, ou d’en diminuer les difficultés ; enfin, il sera coupable s’il cache le fiel de la méchanceté sous les dehors de l’amitié. Plutarque applique ces règles à la manière dont Hérodote écrit l’histoire. Nous ne le suivrons pas dans les reproches frivoles et injustes qu’il lui adresse. Dans le dernier siècle, Hérodote a été défendu en détail par un membre de l’Académie des inscriptions[4]. Voici seulement la conclusion de Plutarque : « Qu’en faut-il donc penser et dire (d’Hérodote) ? Que c’est un homme qui peint bien au vif, que son langage est beau et doux, qu’il y a de la grace, de l’artifice et de la beauté en sa narration ; mais comme un poète musicien, quand il récite doucement, élégamment et délicatement une fable, non pas comme bien l’entendant et au vrai la sachant, cela délecte et réjouit tous ceux qui l’écoutent ; mais il se faut garder, comme d’une mouche cantharide entre les roses, de sa médisance, de sa bassesse, de faire grand cas de peu de chose, qui se glissent par-dessous ces bien polies, lissées et unies façons de parler, afin que, sans y prendre garde, nous ne mettions en notre teste de fausses, étranges et absurdes opinions et persuasions des meilleurs et plus nobles hommes et villes de la Grèce[5]. »

Il est singulier qu’Hérodote et Thucydide aient eu tous les deux le malheur d’être mal compris et d’être attaqués hors de toute raison. Denys d’Halycarnasse a fait de Thucydide les critiques les plus insensées ; il lui reproche son sujet même, et le blâme d’avoir écrit l’histoire d’une grande catastrophe. On s’étonne davantage de rencontrer si futile et si inique dans ses agressions Plutarque dont l’esprit est d’ordinaire si étendu et si juste. Il semble qu’il y ait une époque dans l’histoire de l’antiquité où les meilleurs génies ne pouvaient échapper à la pente du sophisme. Sénèque, pas plus que Plutarque, ne sauve sa vaste pensée de la contagion de la sophistique et de la rhétorique.

Que ne puis-je imiter Hérodote ! s’écrie Lucien : je ne dis pas en tout, ce serait trop désirer ; mais que ne m’est-il permis d’atteindre à quelques-unes de ses perfections ! Que n’ai-je en partage la grace de son style, l’harmonie et la douceur particulière de son dialecte ionien, la richesse de ses pensées, et mille autres beautés que cet écrivain a su réunir, et qui feront à jamais le désespoir de ceux qui voudraient le prendre pour modèle[6]. Voilà une louange éclatante ; voilà comment s’honore la critique. L’écrivain de Samosate porte toujours, dans ses jugemens comme dans ses railleries, une exquise justesse ; et nous voyons, par la manière dont il a parlé de Thucydide, de Démosthène et d’Hérodote, qu’il eut autant d’enthousiasme pour le génie que d’enjouement cruel contre le ridicule.

Mais on n’a pas assez remarqué combien, outre la beauté de la forme, Hérodote, pour le fonds même de son histoire, grandit, quand on le rapproche de ceux qui vinrent long-temps après lui. Dira-t-on, par exemple, que Diodore de Sicile et Denys d’Halycarnasse ont l’esprit plus juste et le jugement plus sain ? Trouvera-t-on dans Diodore quelque chose qui puisse ressembler à ce que nous appelons la critique historique ? Il raconte souvent les mêmes faits qu’Hérodote ; comme lui, il expose les origines des sociétés, leurs traditions, et toujours Hérodote a sur lui l’avantage du bon sens et de la pénétration, Denys d’Halycarnasse a-t-il le moins du monde l’intelligence de ce qui est primitif ? et ne faut-il pas toujours dégager les faits qu’il nous transmet d’une enveloppe qui les altère ?

Veut-on un autre exemple ? Voici un autre historien, né à Chio, élève d’Isocrate, qui entreprend d’être le continuateur de Thucydide, et d’écrire l’histoire contemporaine dont il trouve le héros dans Philippe de Macédoine. Cet écrivain ne manquait ni de renseignemens précieux ni du talent d’écrire ; il est souvent cité par les auteurs qui lui succédèrent ; mais les jugemens de Théopompe étaient toujours passionnés, et l’on ne pouvait prêter créance aux appréciations qu’il faisait des hommes et des choses. Polybe, après avoir cité le portrait qu’il trace de Philippe de Macédoine, lui reproche d’avoir commencé son histoire par le pompeux éloge de ce prince, et d’avoir changé cet éloge dans le cours de son récit dans la plus calomnieuse peinture. « Je doute, ajoute Polybe, que l’on approuve davantage le dessein général de Théopompe. Il entreprend d’écrire l’histoire de la Grèce en la prenant où Thucydide l’a laissée, et quand on s’attend à lui voir décrire la bataille de Leuctres et les plus brillantes actions des Grecs, il laisse là la Grèce et se jette sur les exploits de Philippe. Or, il aurait été, ce me semble, bien plus raisonnable d’insérer l’histoire de Philippe dans celle de la Grèce, que d’envelopper l’histoire de la Grèce dans celle de Philippe. Quelque ébloui que l’on fût de la dignité et de la puissance royale, on ne saurait pas mauvais gré à un historien qui, en parlant d’un roi, passerait par occasion aux affaires de la Grèce ; mais jamais historien sensé, après avoir commencé par l’histoire de la Grèce, et l’avoir un peu avancée, ne l’interrompra pour faire celle d’un roi[7]. » Ainsi, Théopompe échouait dans la difficulté de raconter dignement les rapports nouveaux de la Macédoine et de la Grèce, tandis qu’Hérodote avait trouvé le secret d’enfermer la lutte de la Grèce et de l’Asie dans une unité pleine de grandeur et de simplicité. Hérodote dans son récit est impartial, et néanmoins il est Grec ; de plus il est Athénien ; on lui sent pour le génie de Thémistocle et d’Athènes une affectueuse partialité, mais son cœur est toujours juste, son esprit toujours infini, et il persévère dans la force de tout embrasser et de tout comprendre.

Un des plus grands charmes qu’on éprouve dans la lecture des neufs Muses est dans la variété des faits qui passent sous nos yeux. Hérodote n’est pas un historien politique comme Thucydide, pragmatique comme Polybe ; il embrasse tout, la nature comme les sociétés : il décrit les fleuves aussi bien que les peuples ; et dans son œuvre, toutes les puissances naturelles servent à l’homme de cortége. On ne pouvait, avec plus de convenance, ouvrir la série des grandes histoires de l’humanité ; la première devait naturellement être universelle et tout contenir. Et cette universalité primitive répond avec bonheur aux dispositions de notre siècle qui, à l’autre extrémité du temps, travaille à douer le monde de la conscience complète de lui-même.

Que de fois il nous est arrivé de recommencer par notre pensée les courses et les voyages d’Hérodote ! Que de fois nous l’avons suivi dans Thèbes, dans Memphis, dans Babylone et dans Athènes, dévoré d’une curiosité que l’illustre conteur ne rassasiait pas ! En se replongeant dans le passé, on agrandit la vie, et l’on contracte la force de mieux s’élancer vers l’avenir. Il nous semblait qu’en nous asseyant avec l’historien sur les degrés du temple de la théocratie, notre œil discernerait mieux l’enchaînement des progrès de la sociabilité humaine. Nous terminerons ici, avec le père de l’histoire, ces études que nous avions entreprises. Nous avions eu le dessein de travailler à la divulgation des choses du passé, tant par la biographie que par l’histoire, de nous arrêter à peindre plusieurs grands hommes, à part, dans leur figure et leurs qualités individuelles. Mais le temps manque, ou plutôt il nous emporte. L’homme dans cette vie est obligé de jeter à la mer la plus grande partie de ses projets pour sauver le reste, et il n’a que le choix des sacrifices. Nous abandonnerons donc à regret ce culte particulier que nous avions voué aux grands hommes, et ces autels solitaires que nous leur avions obscurément élevés. Notre consolation est l’espérance de les retrouver un jour, de les saluer et de les peindre en passant dans la grande arène du genre humain.

L’histoire est admirable pour attester à la fois la liberté humaine et la nécessité divine. Doutez-vous que l’homme soit libre, regardez le mouvement des sociétés, leurs pratiques, leurs agitations ; voyez comment l’activité se développe, et même comment les fantaisies se satisfont. Les nations se montrent capricieuses comme les hommes, inégales comme eux ; elles ont leurs jours d’abattement et d’enthousiasme ; elles se découragent ; elles se relèvent.

Mais ce ne sont encore là que les signes extérieurs de la liberté. Un peuple, comme un homme, pour être vraiment libre, doit développer son intelligence, si loin qu’il pourra. Le mot de Spinosa ne perd pas de sa justesse pour être appliqué aux nations : voluntas et intellectus unum et idem sunt.

L’intelligence est l’essence même de la liberté humaine et de la volonté sociale. Hommes et peuples, si nous ne comprenons pas suffisamment les choses, nous pouvons avoir des fantaisies, mais point de liberté véritable. Mais si nous voyons clairement un but, une loi, une idée, notre volonté, non plus notre caprice, est pénétrée intimement ; elle se meut, elle marche, elle se dirige, et elle agit d’autant plus puissamment qu’elle est éclairée davantage.

Voilà l’union et non pas la contradiction de la liberté humaine et de la nécessité divine, c’est-à-dire des lois générales qui modèrent le monde. Ni les hommes ni les peuples ne perdent leur liberté, parce qu’ils reconnaissent des lois dont ils sont eux-mêmes les juges et les créateurs. Ils emploient au contraire cette liberté pour accomplir avec vigueur le but et la loi reconnue ; voilà la grande face de la liberté humaine.

Mais que d’actions, tant dans la vie individuelle que dans la vie sociale, échappent à l’empire des lois générales qui mènent l’humanité. Un homme ne nous semblerait-il pas fort ridicule s’il voulait imprimer à tous ses actes, aux actes indifférens comme aux actes essentiels, l’uniformité de la même loi ? N’y a-t-il pas un laisser aller qui dans la vie est inévitable, et fait même le charme de la sociabilité ? L’histoire des nations nous offre la même variété et le même abandon : les peuples ont des accidens et des fantaisies, des caprices et des aventures qui ne relèvent point des lois générales du monde : voilà la face variable et souvent divertissante de la liberté humaine ; voilà l’aliment ordinaire des mémoires, des révélations indiscrètes, des chroniques, des journaux, des correspondances. Là, l’histoire est souvent plaisante, comique, imprévue, et il n’y a pas de raison de nous refuser ces spectacles ; car s’ils peuvent nous distraire, ils ne sauraient obscurcir l’éternelle vérité.

Que l’historien ne fasse donc pas intervenir hors de propos les lois générales ; ce sont de grandes dames dont il doit ne pas prodiguer l’auguste présence. Elles ont assez de la direction suprême des choses, et ne sauraient descendre aux petits détails de la maison et du ménage.

Il ne faut donc pas craindre de voir aborder l’histoire par des esprits vraiment philosophiques ; car si leur idéalisme est sincère, il doit s’accommoder à l’intelligence des choses humaines. Malheur au système dont l’étendue n’est pas égale à la réalité ! Chez l’historien, l’observation la plus exacte peut donc s’allier à un enthousiasme sévère et persévérant : l’écrivain peut associer l’élément comique à l’intuition idéale ; de cette façon, il présentera aux hommes une histoire complète d’eux-mêmes.

L’humanité, qui accueille tous les rapports qu’on lui fait sur son propre compte, sait fort bien réduire les choses à leur valeur exacte, à leur expression simple ; elle analyse, elle abstrait, elle choisit, elle met en oubli, après s’en être amusée quelque temps, le récit des faiblesses, des ridicules et des misères humaines ; elle garde la grandeur ; elle retient les résultats ; elle s’attache au triomphe de ses propres idées ; elle conserve le nom de ceux qui les ont servies, et les appelle illustres parce qu’elle les a trouvés utiles. Alors, dans sa large justice, elle laisse emporter les petites choses par le poids des grandes ; elle ne s’informe plus si Alexandre aimait le vin et les voluptés, mais comment il a changé le monde, si Richelieu en pantalon vert et avec des castagnettes a dansé un pas devant la reine, mais comment il a poussé le génie et la fortune de la France. Pour elle, alors, tous les commérages sont sans force et sans crédit. En vain Théopompe écrira cinquante-huit livres contre Philippe de Macédoine, le père d’Alexandre se rit à côté de son fils des impuissans efforts du rhéteur ; en vain Tallemant-des-Réaux est venu par des révélations posthumes tenter la dépréciation du siècle et des contemporains de Descartes et de Molière ; nous avons ri peut-être, mais nous n’avons ni retiré notre suffrage, ni rétracté notre admiration.

L’humanité est exigeante et sévère ; mais une fois qu’elle a prononcé, elle ne se dédit plus. Elle ne flatte qui que ce soit, mais elle ne déshérite jamais personne de la gloire qu’elle a mûrement délibérée.

Et ce point est essentiel, car il sert de fondement aux hommes et aux peuples qui vivent dans le présent. L’histoire n’est plus alors un amusement stérile, une dispense d’agir, mais un exemple, un aiguillon.


Lerminier
  1. Voyez le président Bouhier. Recherches et dissertation sur Hérodote.
  2. D. D’Halicarnasse, Jugement sur Thucydide.
  3. De Oratore, lib. ii, c. 12.
  4. Mémoires de l’Académie des belles-lettres, vol. xixe. Défense d’Hérodote contre les accusations de Plutarque, par l’abbé Geinoz.
  5. Traduction d’Amyot.
  6. Hérodote, ou Aétion.
  7. Exemples de vertus et de vices. — Théopompe.