ÉTUDES


DE L’ANTIQUITÉ.

ii.


THUCYDIDE.[1]

Un sculpteur d’Égine avait rempli le fronton d’un temple consacré à Minerve par l’image du combat que les héros de la Grèce et de Pergame se livrèrent les uns contre les autres autour du corps de Patrocle. L’ami d’Achille est tombé ; un des siens se précipite pour le relever ; puis s’avance Ajax, fils de Télamon, qui brandit sa lance, et derrière lequel deux guerriers s’apprêtent à combattre avec l’arc et le javelot. Cependant Hector presse l’attaque et la victoire ; il est également soutenu par deux guerriers armés aussi de l’arc et du javelot, quand, au milieu des Troyens et des Hellènes, intervient Minerve, spectatrice compaissante et calme de la chûte de Patrocle, et communiquant, par sa présence divine à cette horrible lutte, une sorte de tranquillité religieuse et sévère[2].

Ce caractère, imprimé par la déesse au fronton de son temple, se retrouve toujours dans les grands travaux des anciens, temples ou poèmes, histoires ou statues : l’art y garde toujours une majesté paisible, même quand il exprime de vives douleurs ou de tragiques déportemens ; la force vient mettre un frein au désespoir et empêcher l’ame comme le visage de se contracter trop violemment. Cette inaltérable harmonie est à la fin le principe et le résultat de la véritable puissance : car la mesure n’est autre chose que la forme de la force qui s’affirme en se limitant elle-même et ne se développe bien qu’en formant autour d’elle le cercle où elle doit rayonner.

Il est une expression mesurée de l’esprit et de l’ame qui ne peut sortir que d’une ame forte et d’un esprit grand, c’est la gravité. Quand les anciens recommandaient à l’homme d’être grave, c’était lui dire : Tu supporteras convenablement le poids des choses humaines ; tu n’assisteras pas à ta propre destinée et à celle des autres avec indifférence, avec une légèreté futile, ou un abattement indigne ; tu opposeras à la vie l’intelligence et la force ; cette intelligence et cette force auront leur mesure qui te procurera l’harmonie et la beauté ; le bonheur pourra venir à la suite comme une condition et une récompense de l’art que tu auras mis à composer ton caractère et ta vie.

La gravité dompte la douleur en la comprenant ; la gravité n’est pas la tristesse, mais en s’élevant au-dessus d’elle, elle peut y compatir ; elle répugne à ce que la mélancolie a d’efféminé et de mou, mais elle peut en retenir, en les fortifiant, les inspirations idéales ; elle écarte les joies grossières et ne garde que la sérénité ; elle n’aime pas à saluer les choses humaines d’un rire brutal et pervers ; mais elle se réserve de les traduire de temps à autre au tribunal d’une grande et secrète ironie ; elle prête à ce que l’intelligence peut avoir de plus étendu la contenance la plus ferme et la plus digne.

Puisque la vie et l’histoire sont la même chose, les anciens donnaient à l’historien le même conseil qu’à l’homme, d’être grave. Pour eux, la gravité de l’historien consistait à comprendre tout ce que les affaires humaines ont de sérieux et de profond, à en peser le positif à sa juste valeur, à en peindre les catastrophes et les péripéties avec une large simplicité, de telle façon que l’histoire fût aussi grande et aussi naturelle que la vie. L’art était alors l’expression de l’ame et du caractère ; il ne se détachait pas de l’homme même comme une fantaisie ou un luxe frivole ; celui qui le possédait l’avait reçu du destin, et le fortifiait par le vouloir : l’art se confondait avec la vie. Quel homme de l’antiquité aurait imaginé d’écrire et de se faire historien au caprice d’une velléité arbitraire ? On ne se mêlait d’écrire les vicissitudes humaines qu’avec du génie et avec des circonstances qui venaient provoquer ce génie.

Or, dans la huitième année de la guerre du Péloponèse, Amphipolis, colonie d’Athènes sur le fleuve Strymon, vit tout à coup à ses portes Brasidas le Lacédémonien. Ceux d’Amphipolis qui étaient restés fidèles à Athènes, envoyèrent sur-le-champ, auprès du général athénien commandant en Thrace, Thucydide, fils d’Olorus, qui se trouvait à l’île de Thasos, colonie des Pariens, éloignée d’Amphipolis d’une demi-journée de navigation. Sur cet avis, Thucydide se mit à l’instant en mer avec sept vaisseaux. Mais Brasidas, informé de l’arrivée prochaine de l’Athénien, se hâta d’offrir aux habitans d’Amphipolis des conditions modérées ; la crainte les fit trouver raisonnables, et Thucydide, spectateur impuissant de la reddition de la ville, ne put que protéger le port d’Eion contre les attaques du Spartiate. Les Athéniens irrités bannirent Thucydide. Alors l’exilé résolut définitivement d’écrire l’histoire de cette guerre à laquelle il ne pouvait plus se mêler ; il augmenta le nombre des documens et des notes qu’il avait commencé de recueillir dès l’origine de la guerre ; il employa les richesses que lui fournissaient ses mines de Thrace à acheter des récits fidèles tant des Athéniens que des Lacédémoniens ; d’abord à Égine, ensuite à Skapté Hylé, il regarde, il écoute, il écrit, et il se trouve que le général malheureux et médiocre est un grand historien. Athènes et Sparte peuvent lutter corps à corps et se déchirer ; elles se débattent sous les yeux d’un artiste qui a mission de vouer cette guerre à l’immortalité : Thucydide est présent, qui peint les actions et les hommes sur place, à mesure que les actions s’accomplissent, à mesure que les hommes se montrent. Jamais les faits et les héros n’ont été mieux surpris en flagrant délit, et n’ont été plus vite saisis par l’histoire pour être livrés à la postérité.

Thucydide l’historien eut pour père Olorus et pour mère Hégésypile. Marcellin veut qu’il ait eu pour ancêtres Miltiade et Cimon, par lesquels il serait descendu d’Æacus, fils de Jupiter. Cette magnifique généalogie pourrait, selon ce biographe, s’autoriser du témoignage de Didyme et d’Hellanicus. Si sa naissance n’a pas été si divine, du moins elle a toujours passé pour illustre. Notre historien instruisit sa jeunesse à l’école d’Anaxagore. Ce philosophe exerça sur ses contemporains une vive et profonde influence : il eut pour disciples les plus grands et les plus beaux esprits d’Athènes, Périclès, Thucydide, Archélaus dit le physicien, et peut-être Euripide, qui du moins reçut ses doctrines par l’entremise de ce même Archélaus. L’homme qui expliquait la nature par une succession de causes nécessaires, et par une cohésion de parties similaires que dominait, après les avoir créées, le principe intelligent, dut communiquer à l’historien futur quelque chose de sa raison et de sa pensée froide. Thucydide s’accoutumait à envisager les choses avec une liberté tranquille ; il se préparait à étudier les hommes aussi hardiment qu’Anaxagore les phénomènes, à faire entrer dans l’histoire cette vérité que son maître avait introduite dans la nature, et que Socrate devait, au prix de sa vie, introniser dans la religion. Il ne déplaisait pas aux anciens de passer de la philosophie à l’éloquence, et le jeune fils d’Olorus variait les enseignemens d’Anaxagore par les leçons de l’orateur Antiphon, qui le premier, selon Plutarque, a rédigé les préceptes de la rhétorique. Antiphon était dans tous ses discours exact, exquis, plein de persuasion, d’artifice dans les choses difficiles, de subtilité dans l’invention ; il déployait à l’improviste des ressources infinies, s’accommodait avec un art heureux aux convenances parfois gênantes des lois et aux affections de ses auditeurs, toujours jaloux de ce qui était bienséant et beau[3]. Dans la crise des factions qui déchiraient Athènes, il dirigea le parti oligarchique, et quand les quatre cents furent châtiés par la vindicte populaire, il fut accusé et condamné à mort. Thucydide, son élève, rapporte que sa défense fut admirable et le mit au moment de mourir au-dessus de tous ses contemporains[4]. À l’école d’Anaxagore, Thucydide et Périclès s’étaient rencontrés, Thucydide, dit un scholiaste, était, comme nous le savons, condisciple de Périclès ; aussi l’aimait-il beaucoup. Amitié virile et douce, confusion de deux grandes ames, fraternité du cœur et du génie. Les deux jeunes Athéniens, celui qui devait faire de grandes choses et celui qui devait les écrire, passaient ensemble de longues heures. La nature que leur expliquait Anaxagore, la liberté grecque dont Thémistocle leur avait légué la défense et les prospérités, l’art qui leur donnait Eschyle et leur promettait Phidias, occupaient leurs entretiens. Jours heureux de la jeunesse des grands hommes ! délicieuses prémices d’une illustre vie ! pressentimens délectables d’une gloire qui n’est pas encore éprouvée ! Combien vos charmes devaient être plus vifs dans la cité de Minerve, sur les bords de l’Ilyssus, durant une des plus fortunées époques dont ait jamais pu s’enorgueillir une société, entre la bataille de Salamine et celle d’Ægos-Potamos ! Cependant Thucydide prit une femme qui lui apporta pour dot des mines de la Thrace. Il fut riche. Pendant la guerre du Péloponèse on le fit général ; on lui donna un commandement en Thrace, où se trouvaient les possessions qu’il tenait de sa femme ; c’est au milieu de ces circonstances que le message des habitans d’Amphipolis vint le chercher dans l’île de Thasos pour lui demander de secourir la ville ; mais Brasidas le prévint, et les Athéniens punirent de l’exil sa déconvenue. Alors se réveilla chez lui l’impérieux instinct qui, dès sa première jeunesse et depuis, d’intervalle en intervalle, l’avait sollicité d’écrire l’histoire. Effectivement, aux jeux olympiques, ayant quinze ans ou dix-neuf ans, il avait pleuré aux côtés d’Hérodote qui lisait ses Neuf Muses, et qui prédit à son père que tant de passion dans un si jeune cœur ne serait pas stérile. L’homme de quarante ans se ressouvint des pleurs de son adolescence ; il se soumit irrévocablement à son destin et à son génie. Désormais il est détaché de tout, hormis de l’art et de l’histoire. Cette magnifique indifférence sur ce qui le touche est sensible par la manière dont il parle de lui-même. La désagréable affaire d’Amphipolis est contée avec une brève simplicité ; en un endroit, il parle de sa fortune et des soins qu’il met à écrire son histoire ; quand il décrit la peste d’Athènes, il dit pouvoir en parler pertinemment, ayant été malade lui-même, αῦτός τε νοσησας, et ayant vu souffrir les autres. Il y a tel écrivain moderne qui, dans une semblable conjoncture, si par exemple il eût eu le choléra, aurait fait de sa propre maladie cinq à six pages. Thucydide passa vingt ans dans l’exil ; a-t-il fini ses jours en Thrace ou dans Athènes ? Sa mort fut-elle naturelle et paisible ou tragique et violente ? Il est difficile, au milieu des témoignages discordans de Plutarque, de Pausanias, de Marcellin et du biographe anonyme, d’élever ces points à la certitude historique. Mais il nous paraît vraisemblable qu’il a terminé ses jours dans Athènes quel qu’en ait été le dénouement, la mort le surprit au moment où il terminait le huitième livre de son histoire ; ses héritiers confièrent le précieux manuscrit à Xénophon qui dut honorer la vieillesse de Thucydide par une respectueuse amitié, se fit son éditeur[5] et le continua. Les Helléniques du disciple de Socrate commencent où finit l’histoire de Thucydide, et par ces mots : μετὰ δέ ταῦτα. Les anciens aimaient à s’enchaîner les uns aux autres, à se continuer : ils sentaient combien il y a de grandeur et de puissance à ourdir dans les affaires humaines, par l’action ou la pensée, une trame commune. Il ne paraît pas que Thucydide ait joui de sa gloire dans l’esprit de ses contemporains ; mais il en a joui dans sa propre conscience : Κτῆμα είς ἀεὶ est fameux ; l’historien sent qu’il écrit pour l’éternité : pourquoi ne le dirait-il pas ?

L’histoire de la guerre du Péloponèse s’ouvre par une exposition préliminaire des origines et des commencemens de la Grèce : les émigrations fréquentes dont toutes les régions de l’Hellade, sauf l’Attique, furent le théâtre, la condition des Grecs avant leur coalition contre les Troyens, la vraisemblance de leurs forces d’après la nature et la durée de l’expédition, la Grèce revenue dans ses foyers et assise sur ses fondemens, envoyant hors de son sein des colonies, l’établissement des tyrannies concourant avec l’accroissement des prospérités matérielles, ces mêmes tyrannies dissipées par des progrès ultérieurs de la civilisation, la puissance de Lacédémone fondée par les Doriens, l’émulation d’Athènes, qui bat les Mèdes à Marathon, la rivalité naissante des deux républiques, leur courte union, l’égalité de leurs forces et de leur gloire qui les met en présence et devient la vraie cause de la guerre, forment comme une espèce de prologue. L’action commence par les dissensions de Corcyre et de Corinthe : Épidamne, ville située à droite en entrant dans le golfe Ionique, et colonie des Corcyréens, était désolée tant par des divisions intestines que par les expéditions que faisaient contre eux un grand nombre de citoyens bannis qui avaient été chercher l’appui des barbares ; la colonie s’était adressée à la métropole afin qu’on la réconciliât avec les exilés, et qu’on mît fin à la guerre ; mais Corcyre avait rejeté leurs prières. Les Épidamniens embarrassés envoyèrent à Delphes consulter le dieu, qui leur répondit de donner leur ville aux Corinthiens, et de se soumettre à leur commandement. Ils obéirent, et remirent la colonie aux Corinthiens, en représentant qu’elle avait eu pour fondateur un citoyen de Corinthe, et en faisant connaître l’oracle auquel ils se conformaient. Corinthe, qui prétendait depuis long-temps que cette colonie ne lui appartenait pas moins qu’à Corcyre, et depuis long-temps aussi aigrie contre Corcyre, qui la négligeait et ne lui rendait plus les honneurs auxquels elle avait droit comme métropole, reçut Épidamne sous sa protection. Les Corcyréens, apprenant que des troupes et de nouveaux habitans partis de Corinthe se dirigeaient vers Épidamne, s’irritèrent, et la guerre éclata entre Corcyre et Corinthe. Corcyre remporta d’abord quelques avantages, qui provoquèrent chez les Corinthiens de puissans préparatifs : Corcyre effrayée, et ne se trouvant comprise ni dans les traités des Athéniens ni dans ceux des Lacédémoniens, envoya des députés à Athènes pour en solliciter l’alliance et l’appui. Les Corinthiens, instruits de l’ambassade, en députèrent une autre, et le débat s’ouvrit entre Corcyre et Corinthe devant le peuple d’Athènes. La harangue des Corcyréens fut habile : ils s’excusèrent adroitement de n’avoir pas jusqu’alors recherché l’alliance d’Athènes ; ils montrèrent que la république pouvait les accepter pour amis et alliés sans rompre ses traités avec les Lacédémoniens, puisque Corcyre n’était l’alliée ni de Corinthe ni de Lacédémone. En terminant, ils posèrent ainsi la question : Il est en Grèce trois puissances maritimes, la vôtre, la nôtre, celle des Corinthiens ; votre intérêt est de confondre les forces de Corcyre avec les vôtres contre Corinthe et le Péloponèse. Les Corinthiens, dans leur discours, traitèrent Corcyre avec indignation et mépris : ils rappelèrent ses injustices et ses impiétés envers la métropole ; ils revendiquèrent le droit qui leur appartenait de châtier des sujets rebelles. Ne vous laissez pas entraîner, dirent-ils encore aux Athéniens, par l’offre d’une marine considérable : mieux vaut la justice pour assurer la puissance que des avantages éphémères qu’il faut acheter au prix de mille dangers. Les Athéniens se décidèrent en faveur de Corcyre, et contractèrent avec elle une alliance défensive contre ceux qui attaqueraient Corcyre, Athènes ou quelques-uns de leurs alliés. C’était au fond accepter la guerre avec le Péloponèse, mais ils ne purent résister à l’appât d’une flotte puissante qui venait s’offrir à eux. D’ailleurs l’île de Corcyre leur paraissait commodément située, sur la route de l’Italie et de la Sicile.

Désormais Sparte et Athènes seront irréconciliables ; et la guerre de Corcyre et de Corinthe ne sera que le prélude de celle qu’elles se réserveront. Les mécontentemens s’aigrissent et se multiplient : on se plaignait à Corinthe de ce que les Athéniens assiégeaient Potidée, colonie corinthienne, où se trouvaient des Corinthiens et des Péloponésiens ; on se plaignait à Athènes des peuples du Péloponèse qui avaient excité à la révolte une ville tributaire de la république. Les Corinthiens convoquèrent à Lacédémone les alliés ; les Lacédémoniens tinrent leur conseil ordinaire, et invitèrent à s’expliquer devant eux tous ceux qui avaient à se plaindre des Athéniens. Les députés de Corinthe parlèrent les derniers.

Pourquoi Thucydide a-t-il mis de si nombreuses harangues dans la bouche des acteurs de son histoire ? Il a profité des mœurs et des habitudes de ses contemporains pour atteindre la vérité au prix de toutes les ressources et de toutes les industries de l’art. Les anciens parlaient beaucoup dans la gestion de leurs affaires ; ils délibéraient sur tout : ils mêlaient les discours aux guerres, aux expéditions et aux lois décrétées. Ainsi les Corinthiens durent parler contre les Athéniens dans l’assemblée de Lacédémone. Voilà pour l’historien le texte nécessaire : il ajoutera son génie à la situation et à la réalité : il se servira de la harangue des Corinthiens pour apprécier l’esprit des deux peuples qui vont s’étreindre et se combattre ; sous la forme d’un reproche direct, il fera le portrait des Lacédémoniens : « Seuls d’entre tous les Grecs, ô Lacédémoniens, vous aimez à temporiser, vous défendant plus par la lenteur que par la force ; seuls, vous vous opposez à l’agrandissement de vos ennemis, non lorsqu’il commence, mais lorsqu’il est double ! Cependant on disait votre politique ferme et sûre, mais les faits démentent cette renommée. Le Mède, parti des extrémités du monde, était arrivé jusqu’au Péloponèse avant que vous lui eussiez opposé des efforts dignes de vous : et maintenant vous voyez avec indifférence les Athéniens, qui ne sont pas éloignés comme le Mède, mais qui sont près de vous. » Mais l’historien retrempe ses couleurs pour opposer l’un à l’autre le caractère de l’Athénien et du Spartiate : « Les Athéniens sont novateurs, prompts à inventer et à exécuter ce qu’ils ont résolu. Vous, au contraire, vous voulez conserver ce que vous possédez sans inventer rien, sans atteindre en réalité même au nécessaire. De plus, les Athéniens sont entreprenans au-delà de leurs forces, audacieux au-delà de toute attente, pleins d’espérance dans les revers ; votre partage est d’agir au-dessous de vos forces, de ne pas même vous fier aux choses les plus sûres, et de croire que vous ne serez jamais délivrés des malheurs. Ils sont aussi infatigables que vous êtes tardifs ; ils quittent aussi volontiers leurs foyers que vous y êtes attachés. Ils croient, en sortant de leurs murs, acquérir quelque chose ; en faisant une excursion, vous croyez nuire à ce que vous possédez. Vainqueurs, les Athéniens s’avancent très loin ; vaincus, ils se découragent très peu. Bien plus, ils dévouent à leur patrie leurs corps, devenus étrangers à eux-mêmes, et leur ame jusqu’à ses ressorts les plus secrets. S’ils ne réussissent pas dans ce qu’ils ont conçu, ils se croient déchus de ce qui leur appartenait ; s’ils saisissent l’objet de leur ambition, ils croient avoir peu fait en comparaison de ce qui leur reste à faire. S’ils échouent dans quelque projet, ils le remplacent par d’autres espérances, et complètent ainsi ce qui leur manque. Seuls, les Athéniens obtiennent et espèrent obtenir ce qu’ils ont conçu, parce qu’ils exécutent rapidement ce qu’ils ont résolu ; et c’est au milieu des peines, des dangers, durant toute la vie, qu’ils poursuivent ces travaux pénibles. Ils jouissent très peu de leurs biens par l’envie d’acquérir toujours, croyant qu’il ne peut y avoir d’autre fête que d’accomplir leurs devoirs, et qu’un repos inoccupé n’est pas un moindre malheur qu’une activité laborieuse. Enfin, si l’on disait en peu de mots qu’ils sont nés, et pour n’avoir pas eux-mêmes de repos, et pour n’en pas laisser aux autres, ce serait la vérité. » Les voilà jetés sur la scène, les acteurs du drame sont-ils assez vivans ?

Il y avait à Sparte des députés d’Athènes qui étaient venus pour d’autres affaires : instruits de ce qui s’agitait dans l’assemblée, ils crurent devoir s’y présenter, non pour répondre aux accusations portées contre Athènes, mais pour démontrer généralement qu’il ne fallait pas se hâter de prendre un parti en de si graves conjonctures, et qu’il importait d’y réfléchir avec maturité. Nouvelle harangue où sont développés les mérites et les qualités d’Athènes. Les Lacédémoniens, après avoir entendu tous les discours, firent retirer les étrangers et délibérèrent ensemble. Comme le plus grand nombre opinait à une guerre immédiate contre Athènes, on vit se lever le roi Archidamus qui conseilla la lenteur et la réflexion : son discours ajoute à la peinture du caractère des Lacédémoniens. Mais Stenelaïdas, un des éphores, déclara ne rien entendre aux longs discours des Athéniens ; ils se vantent beaucoup, dit-il, et ne se justifient pas : votez la guerre, Lacédémoniens, d’une manière digne de Sparte. L’issue de la délibération fut de déclarer que l’assemblée jugeait les Athéniens coupables, mais qu’elle voulait appeler tous les alliés à donner leurs suffrages sur la paix ou la guerre. Si les Lacédémoniens décrétaient ainsi la rupture des traités, ils cédaient moins aux instances des alliés qu’à la terreur inspirée par les progrès toujours croissans de la puissance athénienne. Or voici comment s’étaient élevées les prospérités d’Athènes.

Par cette transition simple, Thucydide se rejette dans le passé : il fait remonter les choses au moment où la Grèce, victorieuse des Mèdes sur terre et sur mer, se rassit sur ses fondemens comme déjà dans des temps antérieurs elle était rentrée au sein de ses foyers après la guerre de Troie. Nous assistons alors à l’histoire des murailles d’Athènes et à l’administration de Thémistocle : nous voyons comment il se fit envoyer à Lacédémone pour la tromper, et comment les murs d’Athènes et du Pirée s’élevèrent par le concours de l’audace et de la ruse, en dépit du Péloponèse.

Cependant Pausanias, fils de Cléombrote, commençait à rendre insupportable aux Grecs la domination des Lacédémoniens, et les alliés invitèrent les Athéniens à prendre le commandement. Les progrès de la puissance d’Athènes, les victoires de Cimon, les premières défiances de Lacédémone, les premières injures, les premières inimitiés, les guerres d’Athènes contre les Corinthiens, les Épidauriens, contre les Éginètes et les Lacédémoniens, contre l’Égypte, l’Eubée, contre Mégare, l’expédition de Samos sous la conduite de Périclès, tous ces événemens rejoignent l’époque où commence la guerre du Péloponèse, et les conjonctures qui l’ont précédée, telles que l’affaire de Corcyre et celle de Potidée. Alors Thucydide reprend l’histoire du présent au point où il l’a laissée, c’est-à-dire au moment où les alliés s’assemblent une seconde fois à Lacédémone pour délibérer de la paix et de la guerre. Nouveau discours des Corinthiens où les choses sont exaspérées, où les hommes du Péloponèse sont adjurés de secourir les habitans de Potidée : car ils sont Doriens, et sont assiégés par des Ioniens ; c’est le contraire de ce qu’on voyait autrefois. Les suffrages de l’assemblée furent presque unanimes pour la guerre ; mais comme rien n’était encore prêt, on envoya des députés à Athènes pour gagner du temps et acquérir de nouveaux griefs par des plaintes qui ne seraient pas écoutées : on demanda aux Athéniens de se purger d’un sacrilège commis contre Minerve, dont Thucydide conte les détails, et dans lequel Périclès était impliqué du côté de sa mère. Les Athéniens répliquèrent en demandant aux Lacédémoniens d’expier un sacrilège commis au Tenare, d’expier encore un autre sacrilège qui avait souillé le temple de Minerve quand les éphores voulurent mettre la main sur Pausanias. Thucydide raconte l’histoire et la fin de Pausanias qui vient se mêler à la destinée de Thémistocle ; le héros athénien reparaît ; nous lisons sa fuite du Péloponèse, son refuge chez Admète, roi des Molosses, son apparition auprès d’Artaxercès, l’audace qui subjugue ce barbare dont l’ame n’était pas sans grandeur ; enfin le portrait même de Thémistocle grandement esquissé, dont le trait le plus saillant est un génie naturel, une intelligence innée qui se passa, pour ainsi dire, de la science et de l’expérience, une divination inouie des obscurités de l’avenir, une improvisation admirable des ressources nécessaires au présent.

Enfin Lacédémone envoya ses derniers députés avec ces dernières paroles : Les Lacédémoniens veulent la paix ; la paix subsistera si vous laissez les Grecs libres. Les Athéniens se formèrent en assemblée pour délibérer ; et quand plusieurs eurent parlé, Périclès, fils de Xantippe, qui était alors le premier parmi les Athéniens, et le plus puissant par l’action et la parole, ouvrit la bouche. Dans ce discours, Périclès opine ouvertement à la guerre ; il énumère les avantages d’Athènes sur les Péloponésiens dans la lutte qui doit s’engager : comparaison des forces des deux partis. Périclès recommande aux Athéniens de se confier surtout à leur puissance sur mer, d’être insensibles au ravage momentané de leurs campagnes et de leurs biens, car ce ne sont pas les choses qui possèdent les hommes, mais les hommes qui les possèdent. Il leur recommande encore de ne pas songer, pendant la guerre, à étendre leur empire, et de ne pas ajouter à des épreuves nécessaires des périls et des aventures volontaires. Après l’avoir entendu, les Athéniens répondirent aux Lacédémoniens qu’on n’obtiendrait rien d’eux par la crainte, mais qu’ils étaient prêts à traiter comme des égaux avec leurs égaux. Les députés se retirèrent, et il n’en revint pas d’autres. Voilà le préambule de la guerre et de son histoire.

Nous avons insisté sur cette première partie de l’œuvre de Thucydide, parce qu’elle nous semble le triomphe de l’art historique tant chez les anciens que chez les modernes. Se présenter comme l’historien d’un seul événement et d’une catastrophe unique, se proposer un but direct et simple, mais y graviter en entraînant avec soi tout ce qui a précédé l’objet du récit, semer sur son passage les origines de la Grèce, traverser la guerre de Troie, celle des Mèdes, assister à l’élévation des murs d’Athènes, aller reprendre dans le passé Thémistocle qui échappait par la date de sa vie au sujet et à la plume de l’historien ; ne pas oublier Pausanias, ouvrir au lecteur la place publique de Lacédémone, d’Athènes, le secret de leur haine et de leur originalité ; rassembler toute la Grèce autour de deux rivales, et préluder à l’action par une évocation synthétique de toutes les causes, de tous les élémens, et de toutes les puissances que le temps, la nature et l’histoire avaient accumulées pour y aboutir, n’est-ce pas là un miracle de l’art, n’est-ce pas là un de ces développemens du génie qui rapproche la conception humaine de la conception divine ? Peut-être quand Xénophon fit connaître aux Grecs le livre du fils d’Olorus, quelques critiques, que sais-je ? quelques Béotiens blâmèrent cette introduction : l’infini, la profondeur et la majesté de l’œuvre furent appelés peut-être chaos, confusion et pesanteur ; mais Thucydide a déclaré laisser aux hommes un monument éternel et non pas un divertissement éphémère : par la pensée, il s’est enfui de son siècle pour mettre au service de sa gloire tout le temps dont les hommes auront à disposer sur la terre.

Dans cette histoire, telle que l’artiste l’avait conçue, le plus difficile était de commencer : l’action même devait être plus simple que les préambules. Quand Thucydide a exposé les préparatifs de Lacédémone et d’Athènes, et quand il a énuméré les peuples qui embrassaient la cause, les uns des Athéniens, les autres des Lacédémoniens, Athènes elle-même paraît sur le premier plan de la scène. Nous voyons les Athéniens obligés de rentrer dans leurs murs pour se préserver de la première invasion. À ce propos, l’historien remonte à la manière dont l’Attique était habitée dans la plus haute antiquité. Durant l’hiver qui suivit cette première invasion et les premières hostilités, Athènes célébra les funérailles des citoyens qui avaient succombé dans les commencemens de la guerre. Périclès fit le panégyrique solennel des morts, où il décernait à Athènes cette incontestable louange d’être l’école de la Grèce. Quelques jours après la seconde invasion de l’Attique, la peste se déclara dans la ville. On en sait la description. Cependant il se fit un grand changement dans l’esprit des Athéniens quand ils se virent la proie de la peste et de la guerre : ils accusaient Périclès, ils lui reprochaient leurs malheurs ; Périclès par sa parole releva leur courage, s’il n’apaisa pas tout-à-fait leur colère : le peuple le mit à l’amende, et peu de jours après l’élut général. Mais atteint lui-même du fléau qui désolait Athènes, il mourut au milieu de la troisième année de la guerre. Jamais homme d’état n’est sorti plus grand des mains d’un historien que Périclès de celles de Thucydide : il est clair que les destinées d’Athènes reposent sur la tête du fils de Xantippe ; il vit, Athènes prospère ; il meurt, elle tombe ; il emporte avec lui la sagesse de la cité de Minerve ; le plus aimable et le plus grand des Athéniens, il jouit de cette gloire éclatante et triste d’avoir pour oraison funèbre la ruine de sa patrie.

Nous ne saurions apporter ici le dessein de conter la guerre du Péloponèse. Les évènemens se déroulent dans le troisième, quatrième et cinquième livres[6], jusqu’à l’expédition de Sicile. La révolte de Mytilène contre Athènes, sa reddition, les délibérations des Athéniens sur son sort, le discours de Cléon, les murailles de Mytilène rasées, et le partage de son territoire sont l’objet du récit le plus attachant et le plus dramatique. L’histoire de Platée n’est pas moins tragique. La Grèce est vivement représentée déchirée par les factions, et partagée entre Athènes et Lacédémone. Nous trouvons aussi les témérités de Cléon, les caprices de la fortune qui couronne quelques-unes de ses folies, enfin sa mort dans la même action où succomba le Spartiate Brasidas. Le cinquième livre se termine par une sorte de conférence diplomatique entre les Athéniens et les Méliens. Ce dialogue est une des pièces les plus curieuses de l’antiquité. L’île de Mélos, colonie des Lacédémoniens, avait d’abord gardé la neutralité ; ensuite elle avait repoussé, par la force, les ravages des Athéniens. Ceux-ci firent contre l’île une expédition avec trente de leurs vaisseaux, six de Chio et deux de Lesbos ; mais avant de commencer les hostilités, ils envoyèrent des députés à Mélos : les Méliens ne les présentèrent pas à l’assemblée du peuple ; ils les invitèrent à conférer avec les chefs et les oligarques. Dans cette conversation qui doit aboutir à la ruine ou au salut d’un peuple, les Athéniens sont subtils et insolens, les Méliens sont subtils et supplians ; les maximes politiques développées dans cette argumentation grecque rappellent les négociations italiennes du seizième siècle.

Mais la manière de l’écrivain grandit encore avec les événemens, et les sixième et septième livres, où est racontée l’expédition de Sicile, surpassent en éclat les trois livres qui les précèdent. D’abord les commencemens de la Sicile sont exposés : il paraît que les plus anciens habitans de la partie occidentale de l’île s’appelaient les Cyclopes et les Lestrigons. Après avoir rappelé l’origine dorienne de Syracuse, alléguée par les Égestains auprès d’Athènes pour appuyer leur demande d’un puissant secours, Thucydide ouvre la délibération au sein de l’assemblée populaire et produit Nicias. Le vieillard fait entendre encore une fois le bon génie de la république : il rappelle que, faiblement rétablis depuis peu d’une terrible peste et de la guerre, les Athéniens ne doivent pas jeter leurs forces à peine restaurées dans une inutile aventure ; il attaque Alcibiade et dit qu’il ne faut pas permettre à un jeune homme qui veut se faire admirer par le luxe de ses chevaux d’étaler sa magnificence au péril de la république. Le fils de Clinias se lève pour répondre et ne se gêne pas d’avouer qu’aux jeux olympiques il a lancé dans la carrière sept chars, ce que personne n’avait fait avant lui, qu’il a remporté quatre prix, et qu’il a encore rehaussé ses victoires par ses magnificences ; il fait vanité de cette jeunesse qu’on accuse ; il ne refuse pas de l’associer à l’expérience de son antagoniste pour la plus grande gloire de la patrie. Cependant Nicias reprend la parole, et veut épouvanter les Athéniens par l’énumération des dépenses et des préparatifs ; on lui ferme la bouche en lui accordant tout ; on l’élit général avec Alcibiade ; Athènes, dans l’ivresse et le délire, semble se soulever tout entière pour se jeter sur Syracuse. Cette capitale de la Sicile a aussi ses assemblées et ses orateurs ; on s’y encourage, on y exaspère la haine et la résistance contre les Athéniens ; enfin commence le combat de la Sicile et de l’Attique. Quelque chose semble annoncer le dénouement ; il y a dans l’armée des Athéniens un homme de moins, Alcibiade, que la folie du peuple vient de proscrire, après l’avoir élu général ; du côté des Siciliens, il y a un homme de plus, Gylippe le Lacédémonien. Le succès sera décidé par l’absence et la trahison du premier, par la présence et les talens militaires du second. Mais à quoi bon ce récit ? Qui n’a pas lu le septième livre de Thucydide ? Qui n’a pas été saisi douloureusement par la peinture lamentable de la déroute des Athéniens, catastrophe sans limites et sans mesures, et qui semble n’avoir été égalée que par nos désastres au milieu des feux et des neiges de Moscou.

Après tant de pathétique, il n’y a de contraste puissant que la simplicité. Thucydide, dans le huitième livre, continue le récit des événemens avec une gravité plus austère encore, gravité qui convient aux malheurs d’Athènes, aux révolutions intérieures de sa démocratie. Ce huitième livre a été l’objet des plus singuliers jugemens : on a dit qu’il était indigne des précédens, que l’esprit de l’historien s’était affaibli, que cette décadence était prouvée par un style moins puissant et moins haut, et surtout par l’absence complète de harangues ; enfin quelques-uns ont avancé que ce huitième livre n’était pas de Thucydide. Pour démontrer la faiblesse de ces témérités erronées, je reprendrai les choses dans leur ensemble. Dès le principe de la guerre, Thucydide put avoir l’envie et même concevoir le projet d’en écrire l’histoire, mais il est vraisemblable qu’il ne se mit sérieusement à l’œuvre que lorsqu’il se vit exilé : neuf années avaient déjà coulé quand il commençait, avec la conscience et la possession de toutes ses ressources et de toutes ses pensées : alors il composa cette vaste introduction que nous avons si fort admirée ; il lui donna pour suite la peste d’Athènes, l’éloquence et la mort de Périclès ; cependant il était occupé à raconter les événemens qui remplissent le troisième, quatrième et cinquième livres, quand éclata l’expédition ou plutôt la catastrophe de Sicile ; l’historien vit son drame se compliquer par cet épisode si soudain et si douloureux ; il dut redoubler de soins, de patience et de génie ; les enquêtes et les informations devenaient plus difficiles et plus longues ; quelque chose de si nouveau, de si fatal et de si désespéré demandait à l’historien ses forces les plus énergiques et les plus concentrées, et l’art devait au moins, par sa puissance, égaler la grandeur de la catastrophe et de la matière. Thucydide écrivait cette expédition de Sicile, quand Athènes fut prise par Lysandre : dénouement apporté à l’historien par l’inexorable destinée qui poursuit sa patrie. Quelles patriotiques douleurs durent s’élever dans l’ame de l’artiste ! L’œuvre qu’il élève grandit à toute heure sous sa main par les malheurs de son pays ; et c’est par des coups de génie qu’il devra répondre aux coups de la fatalité. Thucydide sentit le besoin de séparer dans son histoire les désastres de Sicile d’avec la prise d’Athènes par quelque chose de fort simple ; il écrivit donc simplement, mais avec un redoublement de tristesse austère, le huitième livre que nous connaissons ; il n’en écrivit pas plus parce qu’il mourut ; mais en mourant, il eut devant les yeux l’œuvre qu’il méditait, les suprêmes momens d’Athènes, Alcibiade qu’il aurait peint et jugé, le spartiate Lysandre, cette inexplicable déroute d’Ægos-Potamos qui coulait bas les vainqueurs de Salamine, la prise et la honte du Pirée, ses murailles démolies au son des flûtes[7] ; car enfin la Grèce se réjouissait, et la ruine d’Athènes était pour elle un jour de fête. Pourquoi le destin fut-il donc si âpre envers la cité de Minerve, jusqu’à lui envier son Thucydide et le lui enlever trop tôt ? Il est constant pour nous que Thucydide, en écrivant ce qui forme le huitième livre, avait dans la tête tous les élémens du dénouement et de la péroraison ; il était simple parce qu’il venait d’être pathétique, et bientôt devait l’être plus encore ; il suspendait l’effet des harangues parce que déjà il l’avait porté loin, et bientôt devait le porter à son comble ; par la modération, il se préparait au sublime. Il est clair, quand on a étudié Thucydide, que ce grand homme composait son œuvre d’une façon synthétique, avec une intelligence prévoyante, qui tenait toujours en réserve des forces inconnues ; et que la Grèce tout entière, depuis ses origines jusqu’à la chute d’Athènes, fut contenue dans son génie.

Thucydide parut après Hérodote, qui eut pour précurseurs Denys de Milet, Acusilaüs d’Argos, Hécatée de Milet, Charon de Lampsaque, Hellanicus et Phérécide[8] ; Thucydide, successeur d’Hérodote, eut pour continuateurs Théopompe et Xénophon ; il est le point central de l’art historique chez les Grecs. Hérodote exprime le passage de la chronique à l’histoire, Thucydide constitue l’histoire elle-même ; il lui donne son caractère et sa gravité : disciple d’Anaxagore, ami de Périclès, il connaît la philosophie et le gouvernement ; il est autrement grand homme qu’eux, mais avec eux, associant l’histoire à l’étude de la nature et à la grande gestion des affaires.

Entre Anaxagore et Socrate, Thucydide vient dans le développement de la pensée grecque établir la politique : il est dénué de tout pressentiment de la révolution morale que doit accomplir le maître et l’ami d’Alcibiade ; il peint et représente la société grecque comme Machiavel a peint et représenté l’Italie du xve siècle ; et il n’a pas plus d’intelligence pour Socrate que Machiavel n’en a eu pour Luther.

Il est artiste consommé, et pour l’industrie de l’art, ni l’histoire antique, ni la moderne, n’ont à lui opposer, je ne dis pas un vainqueur, mais un égal. Denys d’Halycarnasse accuse Thucydide d’avoir mal choisi son sujet : « Il ne fait, dit-il, que l’histoire d’une seule guerre qui ne fut ni belle ni heureuse ; guerre qu’il serait à souhaiter qui ne fût jamais arrivée, et qu’il aurait fallu condamner du moins au silence et à l’oubli. » Que répondre à un pareil homme et à une pareille objection ? L’antiquité a donc eu ses prodiges de bêtise comme de grandeur[9].

Thucydide conte admirablement les choses, et la complication du récit n’en altère jamais l’unité. Mais peut-être est-il encore plus grand dans ses harangues. L’imagination a besoin d’un véritable effort pour concevoir la puissance dont était doué Thucydide de faire ainsi parler les hommes : trois fois il ne craint pas de donner aux Grecs l’équivalent de la parole de Périclès ; Mytilène et Platée lui inspirent les plus touchans discours : Alcibiade a la brillante éloquence d’un jeune homme et d’un favori du peuple d’Athènes ; Hermocrate à Syracuse trouve contre les Athéniens des explosions de haine et de colère qui font trembler pour eux ; tout dans les harangues de Thucydide a sa raison et son effet. Quel est donc cet homme qui redouble, par l’éloquence, la puissance de l’histoire, qui augmente la vérité par l’idéal, qui laisse aux orateurs de tous les temps des exemples pour les enflammer en les désespérant ?

Le style de Thucydide a été fabriqué pour durer toujours ; il a toutes les propriétés de l’homme qui l’a forgé ; il est profond comme lui, grave, majestueux, austèrement pathétique, positif et idéal comme lui ; il ressemble à l’homme qui l’a tiré hors de lui ; nous conseillons aux rhéteurs anciens et modernes de s’y résigner, ou plutôt qui les oblige à s’occuper de Thucydide ?

Il n’y a qu’un sentiment sincère et profond des beautés de l’histoire qui a pu engager M. Ambroise-Firmin Didot à essayer de le traduire. M. Firmin Didot n’ignorait pas que Charles Lévesque avait, en 1795, publié une traduction de Thucydide qui fut distinguée plus tard par le jury des prix décennaux, et qui offrait, sinon une image toujours satisfaisante de l’original, du moins un reflet qui n’était pas sans mérite et sans charme jusque dans sa pâleur. Charles Lévesque possédait, dans une assez notable mesure, la connaissance, le goût et l’intelligence de l’antiquité. M. Gail déclara que le travail de son prédécesseur lui avait été fort utile, et s’efforça de donner à sa traduction nouvelle le caractère d’une fidélité plus opiniâtre. Venant après Lévesque et Gail, M. Firmin Didot a profité de tous deux, ce qui est fort naturel, mais ne s’en distingue pas d’une manière bien nette ; ce qui eût été nécessaire. Son allure n’est pas décidée : peut-être n’est-il pas assez maître de tous les secrets de l’idiome grec et de la langue française, eu égard à la rude tâche qu’il s’était imposée. Mais le nouveau traducteur n’en mérite pas moins les remerciemens des amis de l’antiquité pour ses efforts, pour le beau texte grec qui accompagne sa traduction, enfin pour une version nouvelle qui doit procurer à Thucydide quelques lecteurs de plus.

Thucydide, comme tous les grands génies qui viennent les premiers, est suivi dans l’évolution de la pensée humaine par des esprits analogues qui ont su marier à leur ressemblance avec lui une forte originalité. Salluste et Tacite chez les Romains, Machiavel chez les Italiens, sont évidemment des proches de Thucydide ; c’est la même souche et le même genre de génie avec toutes les différences d’un développement libre et puissant au milieu d’une civilisation différente. L’esprit exclusivement politique n’a pas dans l’histoire de plus grands représentans que Thucydide, Salluste, Tacite et Machiavel.

Nous ne saurions quitter aujourd’hui le fils d’Olorus sans remarquer combien la face des choses, et par conséquent la face de l’histoire, a changé. Qui songerait aujourd’hui à écrire l’histoire dans les préoccupations exclusivement politiques de Thucydide et de Machiavel ? La politique Italie elle-même donne pour successeur au secrétaire florentin le platonicien Vico, divinateur de génie, mais ne sachant pas assez de choses pour la généralité de ses axiomes, religieux, mais gêné par l’orthodoxie catholique, philosophe, mais ne dépassant pas les limites de l’idéalisme platonicien. Un illustre philosophe allemand, M. Schelling, nous semble, en résumant dans un de ses ouvrages sa pensée synthétique sur la philosophie de l’histoire, avoir en même temps, et sans le savoir, résumé en l’agrandissant la pensée de Vico : « L’histoire, a écrit M. Schelling[10], est une épopée conçue dans l’esprit de Dieu : ses deux parties sont le mouvement par lequel l’humanité sort de son centre pour se développer jusqu’à sa plus haute expression, et l’autre mouvement qui effectue le retour. La première partie est comme l’Iliade de l’histoire, la seconde en est l’Odyssée. Le premier mouvement est centrifuge, le second est centripète. » La théorie de Vico est surpassée et rectifiée ; car si nous ne croyons pas avec lui que l’humanité tourne dans le cercle de la forme catholique, nous croyons avec Schelling que nous retournerons à Dieu, et c’est notre plus chère espérance. Seulement nous demanderons quelle sera la route. L’idéalisme de Vico, succédant à l’école politique de Machiavel, eut lui-même pour contemporain et pour successeur le génie politique de Montesquieu, qui ne peut pas plus nous satisfaire aujourd’hui comme règle à suivre que la théorie du Napolitain. Avec Vico, on étouffe dans le passé ; avec Montesquieu on condamne l’humanité à une imitation perpétuelle, car de ce que certains faits politiques se sont produits, il induit qu’ils se renouvelleront toujours. Que conclure de tout cela, si ce n’est que l’histoire veut être conçue et écrite aujourd’hui dans un système de métaphysique social assez puissant pour contenir toutes les idées, toutes les propriétés et tous les faits de l’humanité, et pour frayer la route avec ce majestueux et irrésistible cortége aux vérités futures ?


Lerminier.
  1. Traduction nouvelle avec le texte en regard, par M. Ambroise-Firmin Didot, 4 vol., in-8o.
  2. Cela se voit à Munich.
  3. Plutarque, vies des dix orateurs, Antiphon. édit. Reiske, t. 9, pag. 309.
  4. Thucydide, liv. 8, 55-68.
  5. Voyez l’excellent article de M. Letronne sur Xénophon dans la Biographie Universelle.
  6. Il est probable que la division de l’histoire de Thucydide en huit livres fut faite par ceux qui la publièrent après sa mort : mais comme elle est généralement adoptée, nous nous en servons ici.
  7. Xénophon, Helléniques, liv. 2.
  8. Creuzer, historiche Kunst der Griechen.
  9. Lévesque a fait dans sa cinquième excursion une réfutation détaillée des critiques de Denys d’Halycarnasse.
  10. Philosophie und Religion.