Études d’Histoire israélite
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 536-570).
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ETUDES
D’HISTOIRE ISRAÉLITE

III.[1]
LE RÈGNE DE SALOMON.


I

La conséquence de la polygamie orientale, c’est, au sein de la famille, la prépondérance de la mère, et, quand il s’agit des souverains, l’importance majeure de la sultane validé. En ce qui concerne Salomon, la chose dut être particulièrement sensible. La préférence que témoignait David à ce fils, qui, selon quelques récits, aurait dû lui rappeler un crime odieux, venait en grande partie de l’amour dominant qu’il eut toujours pour Bethsabée. Un tel amour tenait non-seulement à la beauté de celle qu’il conquit, dit-on, par un adultère, mais aussi à la supériorité de son esprit. Cette maîtresse femme prit, en effet, dans la royauté nouvelle, une place éminente. Son fils voulut être couronné de sa main. Quand elle entrait, le roi se levait au-devant d’elle, et, s’inclinant, faisait placer pour elle à sa droite un trône égal au sien. Mariée d’abord, selon certaines traditions, à un Hittite, et peut-être à peine Israélite de sang, Bethsabée n’inspira sans doute à son fils qu’un zèle modéré pour le culte de Iahvé. Les femmes, en général, se montrent, dans l’histoire Israélite, iahvéistes assez tièdes. Le iahvéisme était, comme l’islamisme, une religion presque exclusivement virile.

Salomon commença son règne, à la manière des monarques asiatiques, en faisant disparaître ceux qui pouvaient lui causer le moindre ombrage. C’est là une pratique qui, dans les mœurs de l’Orient, n’entraîne pas le plus léger blâme. Adoniah était peu dangereux. Il s’était pris d’un amour éperdu pour Abisag, la jeune Sunamite qui avait réchauffé la vieillesse de son père. Selon les idées du temps, Abisag devait appartenir au successeur de David. Cette jeune fille, en effet, était passée, avec le harem de David, entre les mains de Salomon. Elle était le joyau du sérail ; Adoniah, qui l’avait vue soigner son vieux père, avait compté sur elle. Il se consolait de la perte de la royauté, mais il ne se consolait pas de la perte d’Abisag. Un jour, il vint trouver Bethsabée, qu’il supposait, comme femme, capable de le comprendre, et il lui dit : « Tu sais bien que le trône m’appartenait et que tout Israël avait les yeux sur moi pour la royauté future. La royauté m’est échappée et est allée à mon frère ; c’est la volonté de Iahvé. Et, maintenant, je te demande une seule chose ; ne me la refuse pas. Dis, je te prie, au roi Salomon, qui ne sait rien te refuser, qu’il me donne Abisag la Sunamite pour femme. » Bethsabée promit d’en parler au roi ; Salomon s’emporta : « Fais mieux, dit-il à sa mère ; demande aussi la royauté pour Adoniah, puisqu’il est mon frère aîné ; demande-moi aussi quelque grâce pour le prêtre Abiathar et pour Joab, le fils de Serouia. » Et, s’emportant toujours davantage, il jura par Iahvé que, ce jour-là même, Adoniah serait mis à mort. En effet, Salomon envoya sur-le-champ Benaïah, chef des Kréti-Pléti, pour le tuer. Peut-être aimait-il Abisag ; peut-être aussi ne cherchait-il qu’un prétexte pour se débarrasser d’un rival.

Abiathar, qui avait été dans le parti d’Adoniah, était odieux à Salomon. Le roi, pourtant, n’osa pas le faire exécuter, à cause de sa qualité de prêtre, « parce qu’il avait tenu l’éphod d’Adonaï-Iahvé devant son père, » et qu’il avait été le compagnon de toutes ses mauvaises fortunes. Il le chassa de Jérusalem, le priva du sacerdoce et l’exila à Anatoth, au nord de Jérusalem, dans ses terres. De la sorte, le sacerdoce officiel, si l’on peut s’exprimer ainsi, appartint exclusivement à Sadok.

Joab, apprenant la mort d’Adoniah et celle d’Abiathar, comprit que son sort était écrit. Salomon, pour le faire mettre à mort, n’aurait pas eu besoin des recommandations de son père mourant. La part qu’il avait eue à la tentative d’Adoniah aurait suffi pour le perdre. Joab alla se réfugier auprès de la tente sacrée et saisit les acrotères de l’autel. Salomon envoya Benaïah pour le tuer. Benaïah hésita. Violer l’hospitalité de Iahvé paraissait un crime horrible. Salomon ordonna de passer outre, par ce raisonnement de casuiste, qu’en tuant Joab on ne commettait pas un assassinat, que c’était Iahvé qui faisait tomber sur Joab le sang d’Abner et de Amasa, « deux hommes meilleurs que lui, qu’il avait tués, » sans que David en sût rien. Sa mort devait ainsi dégager la maison de David d’un sang qui aurait pesé sur elle. Benaïah, tranquillisé par cette manière de voir, tua Joab. On enterra le vieux guerrier dans sa propriété, près de Bethléhem. Benaïah lui succéda dans les fonctions de sérasquier.

Quant à Séméï, Salomon l’interna dans Jérusalem, et lui promit la vie sauve. Puis il trouva moyen de se prouver à lui-même que ce serait une bonne action de le tuer, que Iahvé l’ordonnait, que la maison de David en tirerait toutes sortes de bénédictions, et que, par de si bonnes actions, son trône serait consolidé à jamais. Benaïah fut encore chargé de l’expédition de l’affaire, et ainsi disparut le dernier survivant de la race de Saül. Un effroyable mélange de raison d’état et de fanatisme autorisait ces atrocités.

Salomon, tout à fait affermi sur le trône, organisa son gouvernement. Les listes que nous avons de ses fonctionnaires montrent qu’il conserva dans un grand nombre de services les ministres de David, ou qu’il donna la survivance de leurs fonctions à leurs fils. Benaïah fut, comme nous l’avons vu, son sar-saba ; Adoniram continua de gérer les revenus de l’impôt ; Josaphat-beh-Ahiloud était toujours mazkir. Azariah, fils du prêtre Sadok, Elihoref et Ahiah, ces deux derniers fils de Saraïa, le sofer de David, avaient le titre de soferim à leur tour. Ahisar était intendant de la maison royale. Sadok était cohen ; Zaboud, fils de Nathan, prêtre intime du roi ; Éliah, fils de Safat, chef des gardes ; Azariah, fils de Nathan, chef des nissabim ou préfets.

Ces nissabim étaient avant tout des agens fiscaux, chargés de faire contribuer tout Israël aux lourdes charges de la maison royale. Pour cela, on divisa le pays en douze départemens, ne répondant presque pas aux divisions des anciennes tribus. La liste de ces départemens et de leurs préfets, vers la fin du règne de Salomon, nous a été conservée.

Le pays de Juda n’est pas nommé dans cette liste, sans doute parce que c’était une terre privilégiée, exerçant l’hégémonie sur les autres tribus. Chacun de ces départemens fournissait les dépenses d’un mois. La table du roi, toujours ouverte, consommait par jour 30 kors de fine farine, 60 kors de farine ordinaire, 10 bœufs gras, 20 bœufs ordinaires, 100 moutons, sans compter le gibier et la volaille. Les nissabim faisaient, en outre, arriver l’orge et la paille aux différens postes de cavalerie. Outre ces prestations en nature, il y avait des impôts directs, des douanes sur les trafiquans et le transit des caravanes, sans parler des tributs payés par les rois vassaux. On n’a sur tous ces points que des renseignemens obscurs, des hyperboles trahissant l’ignorance de chroniqueurs bornés, pour qui ces choses administratives sont insolites et qui les voient avec les yeux grossissans de l’étonnement. Il faut même ici faire une grave réserve. Nous n’avons pas pour l’histoire de Salomon, comme pour l’histoire de David, de pièces originales. Une partie du récit est empreinte d’un sentiment malveillant, où perce l’intention de présenter Salomon tantôt comme un tyran machiavélique, tantôt comme un roi avide et prodigue, pressurant son peuple pour l’entretien d’un harem monstrueux et d’une table de Gargantua. Si l’histoire, telle qu’elle est racontée au premier livre des Rois, était vraie, le gouvernement de Salomon aurait été un des plus rudes et des plus tyranniques qui aient existé. Les personnes étrangères aux affaires (et notre historien est sûrement un naïf au premier chef) ne comprennent rien aux impôts, aux finances, aux charges d’un état. Les dépenses les mieux justifiées leur paraissent des fantaisies de souverain. Le contribuable d’esprit simple (et combien y en a-t-il ? ) croit que l’argent qu’il paie au souverain, le souverain le dépense, comme il ferait lui-même, en bombances et en plaisirs. L’historien de Salomon dont nous parlons décrit avec prolixité des prodigalités puériles ; à côté de cela, il mentionne d’un mot et comme en passant des dépenses parfaitement sérieuses (villes rebâties, docks, magasins, arsenaux, ports, haras, organisation de certaines branches de commerce).

Nous qui savons comment les choses se sont passées à la suite du règne de Louis XIV, nous voyons bien que ces brillans développemens de puissance monarchique sont à double visage. Avantageux pour une partie de la nation, ils pèsent lourdement sur l’autre partie. Les uns en souffrent, les autres en profitent. De là toujours deux courans contraires de jugemens historiques sur ces grands faits. Salomon fut, évidemment, détesté des uns, admiré des autres. L’opinion des contribuables s’est traduite par le ressentiment des prophètes et des historiens sacrés, chez lesquels perce une opposition sensible contre le roi profane et dur au peuple. Il était cruel pour ces fiers Israélites des tribus du Nord, qui n’avaient jamais subi aucune domination, d’être ainsi traités en gens taillables et corvéables à volonté. Cela était d’autant plus pénible que la ville de Jérusalem et la tribu de Juda bénéficiaient seules de ces charges imposées à la nation. L’état, quand il fait son apparition dans une société, coûte toujours cher et se présente sous une forme très vexatoire. Les populations, décimées ou affamées pour les plaisirs et les grandeurs de Louis XIV, ne pouvaient voir qu’elles souffraient pour autre chose qu’un égoïsme démesuré. Israël devait d’autant moins se payer de cette consolation fragile que l’œuvre de Salomon était antipathique à son génie et qu’elle fut éphémère. Ces grandes choses veulent être jugées par le revers ; or, cette fois, le revers fut triste. Si, le lendemain de la mort de Louis XIV, la France se fût disloquée, le jugement de l’histoire sur le grand roi serait fort différent de ce qu’il est.

L’opinion contraire à Salomon était donc légitime à beaucoup d’égards. Toute la littérature du royaume du Nord en fut imprégnée ; en Juda même, les iahvéistes de l’ancienne école lui furent hostiles. Et pourtant ces justes récriminations n’ont pu étouffer le concert des voix favorables qui placent sous ce règne un énorme accroissement de la population, de la richesse publique, du bien-être général. « Les habitans de Juda et d’Israël étaient nombreux comme les grains de sable des bords de la mer. On mangeait, on buvait, on se réjouissait… Juda et Israël demeuraient en sécurité, chacun sous sa vigne et son figuier, de Dan à Beerséba. » A Jérusalem, l’or et l’argent circulaient avec une abondance dont on ne s’était pas fait une idée jusque-là.

Ce furent surtout les populations chananéennes, encore distinctes des Israélites, qui souffrirent de ce régime de travaux forcés et de fiscalité. David, avec beaucoup de raison, avait travaillé à l’assimilation de ces vieux restes d’indigènes. Salomon fut amené, par les exigences du trésor, à une politique toute contraire. Pour rendre les charges moins lourdes aux Israélites, il fit des serfs avec ce qui restait des anciens Hittites et Chananéens. Ces malheureuses populations se virent assujetties à des levées périodiques pour les travaux. Les Gabaonites, en particulier, furent faits serfs du temple. L’armée, qui sous David compta des officiers hittites, fut désormais uniquement composée d’Israélites. Les populations chananéennes disparaissent de l’histoire. Quand vint l’orthodoxie, Israël ne souffrit plus d’esclaves incirconcis dans son sein ; tout le monde reçut en sa chair l’estampille de fils d’Abraham. La race inférieure fut ainsi entraînée dans le courant de la race la plus forte. Elle joua dans l’histoire d’Israël le rôle de démocratie opposante et fut mêlée d’une manière latente à toutes ses convulsions.

La légende voulut qu’en songe, à Gabaon, Salomon, ayant le choix des dons les plus rares, eût demandé à Iahvé la hokma, mot qu’on a l’habitude de traduire par « sagesse. » Il ne faut pas s’y méprendre. La hokma dont il s’agit ici, c’est l’habileté politique, l’art de gouverner selon les idées de l’Orient. C’est parce que Salomon est un hakam qu’il sait trouver un prétexte pour tuer Joab et tourner le serment prêté à Séméï. Une sorte d’escobarderie politique était tenue alors pour le comble de l’intelligence. Salomon n’avait pas besoin, pour l’acquisition de ce don, d’une faveur divine particulière. Les instructions que son père lui donna en mourant étaient bien l’idéal de ce que Iahvé fut censé lui avoir révélé. Ici encore, nous croyons qu’une distinction est nécessaire entre le caractère réel de Salomon et la façon dont l’historien l’interprète. Réduites en maximes générales, et commentées par la façon dont Salomon les exécute, ces instructions de David sont le code de l’absolutisme théocratique le plus épouvantable. La manière dont les meurtres d’Adoniah, de Joab, de Séméï sont expliqués, suppose que ce qui réussit est le bien. La cause que Iahvé aime est la cause juste ; il la fait juste en l’aimant. Le droit abstrait n’existe pas ; il n’y a pas de victimes dans le monde ; celui qui est tué a tué. Séméï, qui s’est trompé de parti, et qui a eu des torts envers l’élu de Iahvé, est un coupable. Le hattâ, « le pécheur, » est le disgracié, celui à qui les événemens donnent tort, « celui qui sent mauvais aux narines de Iahvé. »

Tout cela était la conséquence de ce principe que le crime est nécessairement puni en ce monde. Quand on professe une telle croyance, on doit supposer que l’on sert Dieu en menant le criminel à sa perte. Toute sévérité royale est, de la sorte, l’exécution d’une volonté divine et mérite une récompense de Dieu. Le gouvernement qui frappe est un agent de Iahvé. S’il ne frappe pas, il manque à son devoir. En punissant, il se soustrait lui-même au châtiment. Joab a commis des crimes ; David en a bénéficié, et, pour cette raison, n’a pas dû le tuer. Mais le fils de David doit tuer Joab, pour que la race de David soit sauve à tout jamais. Le roi est justicier de Dieu. La direction qu’il donne au glaive est l’expression même de la volonté de Iahvé. À une époque plus ancienne, Iahvé tuait directement par lui-même. Maintenant il tue-par le roi… On voit que les plus sombres cauchemars de la politique ont troublé le cerveau humain longtemps avant Philippe II.

Nous avons peine à croire que Salomon, dont le défaut ne paraît pas avoir été le fanatisme, ait eu de pareilles pensées, empreintes d’un iahvéisme sombre. On les lui prêta, parce qu’elles étaient les idées dominantes du temps. La justice dans le monde était l’abîme où se perdait la conscience israélite. N’ayant pas la ressource, comme le christianisme, de « renvoyer le coupable à son juge naturel, » le penseur israélite était réduit à interpréter à sa guise l’arrêt souvent obscur de Iahvé. Disons-le à l’honneur du peuple hébreu, il n’a jamais été jusqu’à l’absurdité de l’ordalie ; l’urim et tummim, qui a couvert tant d’impostures, ne paraît pas avoir fait mourir un innocent. La hokma de Salomon a pu souvent impliquer beaucoup d’arbitraire ; il ne semble pas qu’elle ait jamais rien livré au pur hasard. Quelque chose émergeait de ce chaos de sophistique. Telle idée qui nous paraît maintenant arriérée a pu être autrefois en progrès sur le passé. Les vieilles langues sémitiques impliquaient un sentiment de justice mal analysée, un principe de moralité grossière, mais forte. Le crime était considéré comme une énormité contre nature, qui entraînait fatalement la peine. Peu à peu, on arrivait à faire une part aux divinations intuitives. L’art de rendre la justice, de discerner promptement et sûrement le vrai coupable, passait pour un don divin, pour une part de la sagesse qui vient de Dieu. La légende supposa que Salomon avait excellé en ce genre ; elle n’avait peut-être pas tort. Les gouvernemens très égoïstes aiment à se montrer justes, quand leur intérêt n’est pas en cause ; l’intelligence qui sert à faire réussir un calcul politique peut aussi servir à trouver avec sagacité le nœud d’une cause compliquée.


II

Ce qui caractérisa le règne de Salomon, ce fut la paix. Les Philistins, alliés de la dynastie nouvelle, et avantageusement employés par elle comme mercenaires, n’étaient plus tentés de passer la frontière. L’armée conserva l’organisation du temps de David, naturellement en s’affaiblissant, comme cela arrive pour toutes les organisations militaires. Ni Juda ni les autres tribus ne virent, durant quarante ans, un visage ennemi.

L’affaiblissement militaire ne se fit sentir que dans la zone des pays tributaires du royaume. Hadad ou Hadar, l’Édomite, le vaincu de Joab, qui s’était réfugié en Égypte, ayant appris la mort de David, et surtout celle de Joab, quitta le Pharaon, dont il avait épousé la belle-sœur. On ignore les détails de cette guerre, qui ont été supprimés à dessein par les historiographes hébreux, sans doute parce qu’ils n’étaient pas à l’honneur de leur nation. On sait seulement que Hadad brava Israël pendant tout le règne de Salomon, qu’il lui fit tout le mal possible, et qu’il fut souverain indépendant au moins d’une grande partie d’Edom.

Un adversaire encore plus redoutable fut Réson, fils d’Éliada, guerrier araméen, qui, après la défaite de son maître Hadadézer, roi de Soba, avait rassemblé autour de lui ceux qui s’étaient sauvés devant l’épée de David. Peut-être, avant la mort de David, avait-il réussi à tenir la campagne avec ces bandes aguerries. Un coup de main heureux mit entre leurs mains la ville de Damas, et ils réussirent à s’y maintenir. Pendant tout le règne de Salomon, Réson ne cessa de guerroyer contre Israël. Le royaume de Soba, néanmoins, ne paraît pas s’être rétabli. Damas devint désormais le centre unique de l’Aramée voisine de l’Hermon. L’horizon de David ne s’étendit jamais hors de la Syrie. Avec Salomon, des perspectives nouvelles s’ouvrirent pour les Israélites, surtout pour Jérusalem. Israël n’est plus un groupe de tribus, continuant dans ses montagnes la vie patriarcale. C’est un royaume bien organisé, petit selon nos idées, mais assez grand d’après les habitudes du temps. La vie mondaine du peuple de Iahvé va commencer. Si Israël n’avait eu que cette vie-là, on ne parlerait pas de lui dans l’histoire. Au sens matérialiste, heureux le peuple qui n’a pas d’histoire ! Au sens idéaliste, heureux le peuple qui a sa place dans les annales de l’esprit ! Un peuple est glorieux par ses révolutionnaires, par ceux qui le perdent, par ceux qu’il a conspués, tués, vilipendés.

Une alliance avec l’Egypte fut le premier pas dans cette carrière de la politique profane que plus tard les prophètes semèrent de tant d’impossibilités. Les rois de Tanis relevaient en ce moment le prestige fort abaissé de l’Egypte en Syrie. Par suite d’une expédition dont nous ignorons les circonstances, le roi de Tanis, Psioukhanou II, d’accord sans doute avec les Philistins, avait conquis l’ancien territoire de Dan, et, en particulier, la ville chananéenne de Gézer. Il extermina la population chananéenne et brûla la ville. Ce fut Israël qui bénéficia de cette conquête. Le roi d’Egypte donna Gézer en dot à sa fille et la maria à Salomon. Gézer fut ainsi acquis au domaine Israélite et dépendit directement du roi de Jérusalem.

La fille du roi de Tanis vint demeurer à Sion. Salomon n’avait pas encore commencé ses grandes constructions. La princesse égyptienne habita d’abord dans le palais de David, qui dut lui paraître mesquin auprès des merveilles qu’elle venait de quitter. Il n’est pas trop hardi de supposer que le goût de cette princesse pour un luxe raffiné eut une grande influence sur l’esprit de son mari ; d’autant plus qu’elle eut toujours dans le palais une situation supérieure à celle des autres femmes du harem.

Les relations de Salomon avec Tyr exercèrent une influence encore plus civilisatrice. Tyr, récemment détachée de Sidon, était alors au moment de sa plus grande activité, et en quelque sorte dans le feu de sa fondation première. Une dynastie de rois du nom de Hiram ou plutôt Ahiram était à la tête de ce mouvement. L’île se couvrait de constructions imitées de l’Egypte. On admirait surtout ce grand temple central de Melkarth, qui devait être l’ombilic du monde tyrien, comme son frère jumeau de Jérusalem fut le centre attractif du monde juif. Déjà, sous David, nous avons vu des rapports établis entre les deux peuples. Sous Salomon, ces rapports furent bien plus suivis. Hiram est l’allié intime du roi d’Israël ; c’est lui qui envoie à Salomon les artistes qui manquaient à Jérusalem, les matériaux précieux pour les constructions de Sion, des marins pour la flotte d’Asiongaber.

La région du Jourdain supérieur, conquise par David, semble être restée tributaire de Salomon. Ce qu’on dit d’une plus vaste extension du royaume de Salomon est empreint de beaucoup d’exagération. Ni la Syrie du Nord, ni la région du bas Oronte et d’Alep, ni même Hamath, n’ont jamais été vassales de Salomon. Ces mots « jusqu’à l’Euphrate, jusqu’à l’Egypte,.. d’une mer à l’autre, » sont, sous la plume des écrivains hébreux, le fait d’une géographie complaisante, qu’il ne faut pas prendre à la lettre. Les fables sur la prétendue fondation de Palmyre par Salomon viennent d’une lettre ajoutée à dessein au texte de l’ancien historiographe par le compilateur des Chroniques[2]. La construction de Baalbek par Salomon repose sur une identification encore plus inadmissible. Ces hyperboles furent imposées à l’historiographie juive par les prophètes du temps de Jéroboam II, qui rêvèrent pour Israël un idéal de frontières naturelles, qu’on supposa avoir été réalisé sous David et Salomon. Ce furent là, en quelque sorte, des clichés qu’on exhuma à diverses reprises, sans se soucier de leur conformité avec le vrai.

En réalité, le domaine de Salomon ne comprenait que la Palestine. La liste des nissabim, que nous avons donnée, ne s’étend pas au-delà d’Israël. Édom et Aram s’étaient totalement émancipés du joug que leur avait imposé David. Moab et Ammon étaient à l’état de pays vaincus, mais non annexés. La liste précitée des nissabim porterait à douter si ces provinces payaient un tribut réel. Les tribus d’Israël sont seules présentées dans ladite liste comme subvenant aux frais de la royauté.

Ce qui valait mieux que des peuples retenus de force, les brigands arabes étaient réfrénés dans leurs pillages. Les Amalécites, les Madianites, les Beni-Quédem et autres nomades, trouvaient, autour d’Israël, une barrière infranchissable. Les Philistins conservaient leur indépendance. Les villes phéniciennes de Jaffa, Acre, Tyr, Sidon, Gébel, Hamath, traitaient Salomon comme un puissant voisin, mais ne lui étaient nullement asservies. Cela faisait un petit état de 50 lieues sur 25 environ, avec une zone de tributaires ou d’alliés. Quand on suppose que Salomon régna sur toute la Syrie, on grossit au moins les choses au quadruple. Le royaume de Salomon était à peine le quart de ce qu’on appelle maintenant la Syrie.

L’historiographie légendaire n’attribua à Salomon que des bâtisses frivoles et disproportionnées avec les ressources de la nation. D’autres constructions, mentionnées moins longuement, furent utiles ou nécessaires. La ville de Gézer était en ruines, par suite de l’expédition égyptienne ; Salomon la rebâtit. Les deux Béthoron, qui peut-être avaient souffert de ladite expédition, furent également rebâties. Il en fut de même du bourg danite de Baalath, de Hasor et de Megiddo, dans le Nord. Salomon construisit enfin des « villes de magasins, » sortes d’entrepôts dont le but commercial ou militaire ne saurait être exactement défini. Il y avait, en particulier, une localité de Tamar, du côté de Pétra, dont Salomon fit une ville et qui devint un lieu de station pour les caravanes. Ces postes commerciaux répondaient à une des principales préoccupations du temps, préoccupations analogues à celles qui ont fait, de nos jours, attacher tant d’importance au percement de l’isthme de Suez.

Avec une haute raison, en effet, Salomon eut toujours les yeux tournés vers la Mer-Rouge, large canal qui mettait les essais de civilisation méditerranéens en rapport avec l’Inde, et ouvrait ainsi un monde nouveau, celui d’Ophir. La baie de Suez appartenait à l’Egypte ; mais le golfe d’Akaba était en quelque sorte à prendre. Élath et Asiongaber, selon toutes les apparences, avaient été peu de chose dans les temps antérieurs. Sans occuper régulièrement le pays, Salomon s’assura la route par la vallée d’Araba. Il construisit une flotte à Asiongaber. Les Israélites avaient été jusque-là tout à fait étrangers à la navigation. Hiram donna des marins à Salomon, ou, ce qui est plus probable, les deux flottilles voyageaient de conserve. En sortant du détroit d’Aden, elles allaient à Ophir, c’est-à-dire à l’Inde occidentale, au Guzarate ou à la côte de Malabar.

La flottille appareillait une fois tous les trois ans, à l’époque de la mousson. On sait combien, à cette époque de l’année, la navigation est facile ; il n’y a qu’à fixer la voile une fois pour toutes et à s’abandonner au vent ; on est porté, pendant son sommeil, au point que l’on veut atteindre. Si, de Bombay ou de Goa, les expéditions étaient revenues directement à Asiongaber, c’eût été l’affaire de quelques mois. Le fait que la course durait trois ans prouve que la flottille faisait le tour de l’Inde, peut-être de l’Indo-Chine. Mais tout ce que la flottille rapportait de ces contrées lointaines était naturellement censé venir d’Ophir.

Quels étaient donc les objets que les navigateurs tyriens et Israélites rapportaient d’Ophir ? Rien de bien sérieux, beaucoup de frivolités. D’Ophir, les navigateurs tyriens et israélites rapportaient de grandes quantités d’or, d’argent, de pierres précieuses, du bois de santal, de l’ivoire, des singes, des paons. Ces objets frappèrent beaucoup les gens de Syrie. Le bois de santal surtout, par sa belle couleur rouge et son parfum, produisit une impression extraordinaire. On en fit des balustrades pour le temple et le palais royal, des cinnors et des nébels pour les musiciens. Passé ce temps-là, on ne vit plus de bois de santal à Jérusalem.

Que donnaient les marchands, sémites à Ophir, en, échange de ces métaux précieux et de ces autres produits, dont la valeur vénale pouvait n’être pas fort élevée ? C’est ce qu’on ne nous dit pas. Les portions de l’Inde que visitait la flottille pouvaient n’être pas, à cette époque, plus organisées que n’était. l’Amérique à l’époque de l’arrivée des Espagnols. L’or et les autres produits pouvaient être pris violemment aux indigènes. Cela est d’autant plus supposable que ces expéditions ne furent peut-être pas bien des fois répétées.

En même temps, que Salomon se créait une marine, il se créait une cavalerie et des équipes de chars de guerre. Il eut de plus un grand nombre de chevaux de selle et des chars de luxe pour son usage personnel. En ce qui concerne les chars da guerre, il n’avait qu’à imiter les Chananéens des plaines, et les Philistins. Quant aux chevaux de selle et aux chars de luxe, c’est d’Égypte qu’on les tirait. Le cheval arabe, à ce qu’il semble, ou du moins l’équitation à la façon arabe, n’existaient pas encore. Alors, comme de nos jours, le centre de l’Arabie gardait jalousement ses chevaux. Les bêtes usuelles des tribus arabes voisines de la Palestine, Ismaélites, Amalécites, Benir-Quédem, étaient l’âne et le chameau.

Une grande partie de la cavalerie israélite résidait auprès du roi, à Jérusalem. Salomon établit, cependant, en divers endroits, des postes ou quartiers de cavalerie. Nous trouvons mentionnés, du côté du sud de la Palestine, un Betmerrabot, ou remise de chars, et un Haçar-sousim (sorte de haras), Il y avait un service de courtiers qui allaient prendre les chevaux en, Égypte et les menaient en Judée. Un cheval rendu ainsi en Judée revenait à 150 sicles (environ 490 francs). Un équipage attelé coûtait le quadruple. Ces courtiers, qui payaient sans doute un impôt au roi, fournissaient également de chevaux les rois khétas et araméens.

Ces modes nouvelles excitaient naturellement une vive antipathie chez les conservateurs de l’ancien esprit agricole ou nomade, opposés au luxe et au développement de la richesse. Ces sublimes arriérés blâmaient surtout la cavalerie et les chars, qui blessaient leurs habitudes patriarcales et leur paraissaient une injure à Iahvé. Certes, il faudrait se garder d’attribuer à ces temps reculés le piétisme exalté du VIIIe et du VIIe siècle. Personne n’osait affirmer encore que le vrai serviteur de Iahvé n’a aucun besoin de ces secours extérieurs, qui inspirent à l’homme une confiance exagérée en ses forces et le détournent de rapporter toute gloire à Dieu. Mais le germe de pareils sentimens existait déjà. Les prophètes se taisaient, mais ils murmuraient. Ces progrès dans l’ordre profane leur paraissaient de profonds abaissemens dans l’ordre moral. Salomon n’avait aucun égard pour ces fanatiques et les tenait soigneusement éloignés de ses conseils ; mais les fanatiques savent attendre.

Ce qui, en effet, donnait raison aux adversaires de la royauté, c’est que les mœurs subissaient une grande altération. Le roi était très adonné aux femmes. Son harem était immense ; on parlait de sept cents femmes en titre, nommées saroth, « dames, » de trois cents concubines, esclaves achetées, servantes des saroth. Les calculs les plus modérés allaient à soixante reines, quatre-vingts concubines, et des alamath non comptées. Salomon fut, en particulier, très porté vers les femmes étrangères. Outre la fille du roi de Tanis, il aima des femmes moabites, ammonites, édomites, sidoniennes, hittites. Or, quoique, à cette époque, les règles rigoureuses qui furent faites plus tard sur les mariages mixtes n’existassent pas encore, les vrais Israélites voyaient de tels mariages de mauvais œil. Les zélés de Iahvé prétendaient que les femmes étrangères, gardant leur culte dans le sein de la famille israélite, étaient pour leur mari des causes perpétuelles de prévarication. Or on remarquait avec scandale que c’était à ces femmes que Salomon donnait tout son cœur. Dans sa vieillesse, nous les verrons prendre sur lui un ascendant extrême et l’amener à une sorte d’oubli du culte de Iahvé.


III

Les édifices de Jérusalem furent l’œuvre de Salomon la plus admirée, celle qui frappa le plus les contemporains et la postérité. Les constructions de David s’étaient bornées à peu de chose ; grâce aux richesses et à l’activité de son successeur, Jérusalem put rivaliser avec les villes égyptiennes et les villes phéniciennes les plus brillantes. Rien de très original ne caractérisa cette éclosion d’art. L’Egypte donna les modèles ; Tyr fournit les tailleurs de pierre, les architectes, les ornemanistes, les fondeurs de bronze. Mais l’époque était bonne. Un style, sévère dans les ensembles, très élégant dans les détails, s’était formé en Phénicie, sous l’influence de l’art égyptien. Des murs lisses, très soignés, en formaient l’âme. Des revêtemens de bois sculpté et doré, d’innombrables appliques d’airain, une vigoureuse polychromie, de riches tentures, donnaient à ces constructions infiniment de grâce et de vie.

Le sous-sol de Jérusalem fournissait des pierres excellentes, le maléki, calcaire dur, encore si estimé aujourd’hui. Mais le bois de construction que produisait la Judée était médiocre. Un traité de commerce fut conclu entre Hiram et Salomon. Les espèces métalliques étaient rares, et l’échange direct dominait encore. Il fut convenu que Salomon fournirait à Hiram des denrées brutes (froment et huile) pour l’entretien de sa maison, et qu’en retour Hiram fournirait à Salomon tous les bois de cèdre et de sapin dont il pourrait avoir besoin. Le Liban était couvert alors de ces arbres résineux dont l’arrivée d’une population plus dense l’a dépouillé depuis quelques siècles. C’étaient de beaucoup les plus beaux matériaux de constructions qu’il y eût au monde. Les Sidoniens savaient admirablement les couper, amener les troncs à la mer et là en composer des radeaux, qu’on dirigeait ensuite où l’on voulait. Le travail se fit pour Jérusalem sur une grande échelle. Salomon payait le salaire des ouvriers phéniciens, et envoyait pour les seconder des escouades d’Israélites, qu’on formait à ce genre de travail. Les radeaux étaient conduits à un point de la côte voisine de Jérusalem, à Jaffa, par exemple. Là les Phéniciens déliaient le radeau, et les gens de Salomon faisaient emporter les troncs.

Tout cela constituait pour Israël de très lourdes corvées, dont le légendaire Adoniram a porté la responsabilité historique. A vrai dire, le poids du travail devait peser principalement sur les populations chananéennes. Les équipes étaient organisées de façon à ce que les hommes pussent passer à tour de rôle un mois dans le Liban et deux mois chez eux. Les transports se faisaient à force de bras. Des surveillans armés de bâtons activaient la force nerveuse des malheureux attelés à ce travail.

Pendant ce temps, les tailleurs de pierre perforaient le sous-sol de Jérusalem et des environs. La pierre de Judée, comme en général celle de Syrie, prête à l’extraction de blocs de plusieurs mètres. On se servait de ces parallélipipèdes énormes pour les soubassemens et les fondemens des édifices. Les blocs se tiraient principalement des carrières qui se voient aujourd’hui sous Jérusalem, mais qui alors étaient hors ville. Les Phéniciens sciaient la pierre avec un art surprenant. Les gens de Gébel en particulier avaient une réputation pour la taille de ces sortes de pierres bien équarries et biseautées sur les angles. Des Giblites, à ce qu’il semble, dirigeaient le travail dans les carrières de Jérusalem. Sous leurs ordres travaillaient des Israélites et des Tyriens. L’élément phénicien dominait ; ces gens parlaient et écrivaient entre eux le phénicien. Ils paraissent avoir demeuré sur l’emplacement actuel du village de Siloam.

La première construction ordonnée par Salomon fut le palais de la fille de Pharaon. Il semble que le roi fût pressé d’offrir à cette princesse une demeure moins indigne d’elle. Puis il reprit les murs du Millo, que David avait laissés inachevés. Il donna aussi à la ville une enceinte continue, moyen de défense qui lui avait manqué jusque-là.

La ville qui, avant le choix de David, était bornée au sommet de la colline orientale, s’étendit rapidement vers l’Ouest, remplit l’intervalle des deux collines, et couvrit l’autre mamelon qui était plus large. Le mur offrait au Nord une ligne à peu près droite allant du temple à la porte d’angle, qui répondait à peu près à la porte actuelle de Jaffa. L’angle était sûrement marqué par quelque gros ouvrage, qu’a remplacé plus tard l’imposante tour nommée aujourd’hui el-Kalaa. Le mur se dirigeait ensuite vers le Sud, longeant la naissance des pentes, jusqu’à l’extrémité de la colline occidentale, qu’il contournait. Le mur descendait alors et allait rejoindre les dernières pentes de la ville de David, vers les tombeaux de la famille royale. Cela faisait comme étendue à peu près la moitié de la ville actuelle ; mais l’aire de la ville ancienne et l’aire de la ville moderne ne coïncidaient pas ; car le mur embrassait, au Sud, des parties que l’enceinte du moyen âge a laissées en dehors. Un tel périmètre devait pouvoir contenir une population d’environ 10,000 habitans.

En même temps que se poursuivaient ces grands travaux publics, le roi faisait rebâtir entièrement la maison forte, mais petite, qui avait suffi à la royauté naissante de David. Les constructions durèrent treize ans, dit-on. Certains palais de Karnak, de Louqsor, surtout de Médinet-Abou, peuvent encore donner quelque idée du palais de Salomon.

D’abord il y avait ce qu’on appelait oulam ha-ammoudim, la « salle des colonnes, » sorte de galerie à piliers avec un perron. Cette salle servait de propylées à l’oulam hak-kissé, salle du trône, où le roi rendait la justice et donnait ses audiences solennelles. Cette dernière salle était lambrissée de cèdre ouvragé, depuis le plancher jusqu’au plafond.

Le trône, posé sur une estrade de six marches, passait pour une merveille. Il était revêtu d’ivoire, incrusté d’or, et surmonté par derrière d’une sorte de niche ronde. Les bras posaient sur des lions. Douze autres lions étaient rangés sur les marches, six de chaque côté. Le buffet du roi n’excitait pas moins d’admiration. Toute la vaisselle était d’or pur. « Rien n’était d’argent ; l’argent n’était compté pour rien du temps de Salomon. »

Voilà la partie, en quelque sorte publique, ouverte à tous. Puis venait, dans une autre cour, l’habitation du roi, décorée comme la salle du trône ; puis le palais de la reine, fille de Pharaon, analogue aux salles précédentes ; puis le harem, dont le narrateur, selon l’usage de l’Orient, ne fait aucune mention. Le palais de Salomon était entouré, comme le temple, d’une enceinte formée au moyen de trois rangées de pierres de taille, surmontées de poutrelles de cèdre, qui formaient probablement une espèce d’auvent. Outre ce grand ensemble de bâtimens, rattachés les uns aux autres, il y avait ce qu’on appelait « la forêt du Liban. » Le rez-de-chaussée de ce singulier édifice présentait, en effet, l’aspect d’une forêt. Qu’on se figure une cour rectangulaire, comme la grande construction d’Hébron, en pierres colossales, avec une seule porte, presque sans fenêtres. Quatre rangs de colonnes de cèdre, dressées parallèlement au mur, dessinaient de chaque côté quatre allées. Ce promenoir, recouvert d’un plancher, servait de supporta trois étages de chambres qui montaient le long du mur. Il y avait quinze chambres à chaque étage, en tout quarante-cinq. Les fenêtres étaient encadrées de linteaux de cèdre. De telles constructions devaient rappeler beaucoup les maisons d’Asie-Mineure, construites en bois entrelacés, avec un gros mur pour appui.

« La forêt du Liban » était un arsenal. On y conservait deux cents grands boucliers et trois cents petits boucliers dorés, armes de parade destinées aux gardes, qu’on ne leur livrait que les jours où ils devaient en faire usage.

Rien, dans notre art moderne, ne saurait donner une idée du style de ces constructions bizarres, présentant le contraste des masses les plus lourdes et des accessoires les plus légers, sortes d’appentis, parfois à plusieurs étages, accolés à des murs colossaux. Les bois de premier ordre que Jérusalem tirait de Liban donnèrent à ses constructions un caractère que ne connurent ni l’Egypte ni la Grèce. Un seul bloc de pierre formait toute l’épaisseur du mur ; aussi le bloc était-il lavé sur toutes ses faces, avec un soin extrême. Il n’y avait pas de parties négligées. Les bases étaient on pierres de huit ou dix coudées ; les assises supérieures en pierres plus petites, à refend, toutes égales, rangées selon le mode que les Grecs appelaient isodome. Un type parfait de ce genre de bâtisse est la grande enceinte d’Hébron, qui n’est peut-être que l’armature extérieure d’un palais, analogue à celui que, du temps de Salomon, on appelait « la forêt du Liban. »

Outre ses grandes constructions de Jérusalem, Salomon paraît s’être fuit bâtir des maisons de plaisance dans le Liban, peut-être dans la vallée du Jourdain supérieur, du côté de Hasbeya. C’est ce qu’on appelait « les Délices de Salomon. » La vie humaine, la vie sémitique, du moins, avait été jusque-là si austère, que ce fait d’un homme ne se refusant aucun caprice, parut quelque chose d’étrange, de nouveau, presque d’impie. On se figura comme un âge d’or matérialiste, d’éclat trompeur, ce temps « où l’argent fut à Jérusalem aussi commun que les pierres, où les cèdres y furent aussi nombreux que les sycomores de la plaine. » On accumula comme en un rêve tout ce que le luxe enfantin comporte et aime : or, pierres précieuses, parfums, vases ciselés, chevaux, chars, riches vêtemens. Une légende naquit, pleine à la fois de regrets et de colère, sur ces quarante ans de vie profane, où, laissant dormir sa vocation religieuse, Israël trouva qu’il est bon de jouir.

Le charmant épisode, probablement légendaire, de la reine de Saba, servit de cadre à cette première édition des Mille et une Nuits. L’Homme, devenu vieux, aime à se reporter vers un état d’imagination où nulle philosophie n’est encore venue troubler ses goûts d’adolescent. Un roi, en même temps sage et voluptueux, un mondain favorisé des révélations célestes, une reine qui vient des extrémités du monde pour voir sa sagesse et lui dire tout ce qu’elle a sur le cœur, un sérail hyperbolique à côté du premier temple élevé à l’éternel, tel a été, avec le Cantique des cantiques, le divertissement et la part du sourire, dans ce grand opéra sombre qu’a créé le génie-hébreu. Il y a des heures, dans la vie la plus religieuse, où l’on fait une halte au bord de la route, et où l’on oublie un moment les devoirs austères ; pour s’amuser, comme les femmes du sérail de Salomon, avec les perles et les perroquets d’Ophir.


IV

Salomon ne compte pas dans l’histoire de la théologie et du sentiment religieux en Israël, et pourtant il marque dans l’histoire religieuse un moment décisif ; il donna une maison à Iahvé. Comme son père, Salomon tenait Iahvé pour le dieu protecteur d’Israël ; il l’honorait dans tous les endroits consacrés, surtout sur les points élevés, y faisait des offrandes, y brûlait de l’encens. Le haut lieu le plus renommé à cette époque était celui de Gabaon. Salomon s’y rendait souvent, y faisait de superbes sacrifices. C’est là que la légende plaça le songe où Iahvé lui aurait donné la sagesse. Le peuple sacrifiait de son côté sur tous les hauts lieux.

La légère tendance raisonnable que David- porta dans le iahvéisme, Salomon paraît l’avoir continuée. Il ne consulte jamais Iahvé par l’urim et tummim ni par les prophètes. Le songe seul est tenu par lui pour significatif. Or le songe, moyen tout personnel de se mettre en rapport avec Dieu, supprimait le lévi et tous les ustensiles des vieux oracles. C’était la révélation par excellence de l’âge élohiste, tel qu’il nous est représenté par le Livre de Job, âge où l’homme voyait les visions de Dieu directement, sans intermédiaire d’homme ni mécanisme quelconque. Aussi les prêtres et les prophètes sont-ils fort abaissés sous Salomon. Les prêtres sont de simples fonctionnaires du roi ; les prophètes sont réduits à cacher leur mécontentement contre tout ce qui se fait et à murmurer en secret ; le roi, comme élu de Iahvé, occupe seul, en religion et en toute chose, le premier rang dans la nation. L’arche était toujours à côté du palais royal, dans une situation provisoire. La tente qui l’abritait devenait chaque jour de plus en plus un sanctuaire palatin, où résidait la principale force de la royauté. Salomon y faisait de beaux sacrifices (oloth et selamim) ; ces sacrifices étaient suivis par les officiers de la maison, qui se livraient autour de l’autel à de somptueux festins. C’était comme une religion de cour ; le peuple, à ce qu’il semble, y prenait peu de part. Il eût fallu pour cela forcer les consignes du palais, ce qui à aucune époque n’a été facile pour le peuple. La politique de la dynastie ne pouvait manquer d’exploiter, en vue de ses idées centralisatrices, ce palladium à l’ombre duquel, en quelque sorte, elle était née.

La construction du temple paraît avoir été décidée du temps de David. Elle fut l’œuvre capitale de Salomon. Le monde, vers l’an 1000 avant Jésus-Christ, était en train de se couvrir de temples. Tyr avait l’avance dans les pays sémitiques, et possédait des béthélim, sans doute imités des temples égyptiens. L’idée de loger Iahvé autrement que sous la tente, surtout quand le roi demeurait dans une maison de grandes pierres, s’imposait en quelque sorte. L’airain était employé avec prodigalité dans les temples tyriens de cette époque. Or, David avait conquis dans ses guerres contre les Araméens et les autres populations de la Cœlésyrie de grandes richesses métalliques. Tout était mûr pour donner a Iahvé la récompense à laquelle les dieux protecteurs de ce temps-là tenaient le plus : une maison à part où leur majesté résidât et où ils fussent seuls adorés.

Pour l’emplacement de l’édifice, Salomon choisit l’aire de l’Arevna ou Averna, sur laquelle il y avait déjà un autel à Iahvé, érigé à propos d’exhalaisons pestilentielles qu’on prétendait sortir de ce lieu. Ledit emplacement était tout à fait voisin de la citadelle et du palais. Un terrassement offrit aux constructions une base solide et exactement nivelée. On ne visa nullement alors à ce que le temple se dégageât et fit perspective. L’édifice, en forme de rectangle, couvrait l’espace actuel de la mosquée d’Omar. De tous les côtés, il était serré par d’autres constructions. L’entrée était du côté de l’Orient. L’édifice se trouvait ainsi très peu en rapport avec la ville. Au contraire, dans tout l’agencement de l’œuvre, le lien avec le palais est visible. Le roi a son grand escalier à part, son estrade, pendant les sacrifices ; tout est disposé pour que le roi trône et fasse de l’effet. Jamais édifice ne fut moins national ; c’est un temple domestique, une chapelle de palais, non le temple d’un grand peuple ou d’une cité ayant en elle-même un énergique principe municipal. Il faudra des siècles pour que cet édicule devienne un centre de vie et un objet d’amour. Les efforts des architectes modernes pour reconstruire le temple de Jérusalem d’après les données des livres historiques, prisés comme exactes, ont échoué et échoueront toujours. Ces descriptions, faites de souvenir par des narrateurs étrangers à toute notion d’architecture, sont pleines d’impossibilités et de contradictions ; pas un seul chiffre n’y est juste. La physionomie générale du temple, au contraire, apparaît avec certitude. C’était un temple égyptien, de moyennes dimensions, avec un vestibule formé par les antes, l’architrave et deux grosses colonnes d’airain.

Ces deux colonnes, œuvre supposée de Hiram le fondeur, en tout cas œuvre tyrienne, frappèrent les Hébreux, et, ainsi qu’il a coutume d’arriver chez les peuples peu artistes, firent naître beaucoup d’imaginations singulières. On leur donna des noms ; on les appela Iakin et Boaz. Il n’est pas impossible que ces deux mots eussent été écrits, comme des graffiti talismaniques, par les fondeurs phéniciens, sur les colonnes[3], et qu’ensuite les deux mots magiques aient été pris pour les noms des deux colonnes par des personnes peu au courant des choses phéniciennes.

C’étaient deux colonnes égyptiennes du galbe qu’on trouve au Ramesseum de Thèbes, à chapiteau treillissé, formé de gerbes de lotus et de grenades. Elles étaient creuses ; mais l’épaisseur du métal était de quatre doigts ; par conséquent elles formaient un appui solide pour l’architrave qui posait dessus. Peut-être, d’ailleurs, recouvraient-elles une chaîne intérieure de maçonnerie.

La grande porte était encadrée de linteaux de bois d’olivier sauvage ; les battans étaient en cyprès. Une petite baie à charnière, pratiquée dans les grands battans, permettait d’entrer sans qu’on fût obligé d’ouvrir ces valves gigantesques. Les boiseries étaient couvertes d’images de keroubs, de palmes, de corolles de lotus. Ces sculptures, ou, si l’on veut, ces dessins au trait, s’enlevaient en plaqué d’or sur des fonds probablement revêtus d’une teinte plate.

La cella (hékal) n’était éclairée que par de petites baies grillagées, placées au haut de l’édifice. Elle était coupée par un écran qui laissait au fond un petit sanctuaire, le debir, appelé plus tard Saint des saints. Le plafond était en poutres de cèdre, recouvertes de planches du même bois. Le parquet était en bois de cyprès ou de sapin, orné de lignes d’or. Les murs étaient lambrissés de boiseries de cèdre, qui allaient du sol aux poutres, si bien qu’on ne voyait nulle part le mur de pierre. Ces boiseries étaient couvertes de figures de petits keroubs, de palmes, d’oves et de fleurs de lotus gravées au trait ou sculptées en faible relief. Le tout était recouvert d’une dorure probablement à plusieurs tons. On ne sait pas bien comment le debir était éclairé. A l’intérieur, la hauteur était, ce semble, moindre que celle du hékal. Peut-être le réduit n’était-il pas éclairé du tout, comme cela a lieu dans les temples égyptiens. Il est dit souvent que Iahvé aime l’ombre, l’obscurité, le mystère, par opposition au plein air des haute lieux.

L’objet capital que le debir était destiné à renfermer, c’était l’arche. Ce vieux coffre avait probablement subi bien des restaurations et il est probable qu’il en subit encore sous Salomon. Les keroubs qui l’ornaient pouvaient paraître mesquins. On y ajouta, dans le debir, un décor splendide. C’étaient deux autres keroubs en bois dorés, de taille gigantesque, qui remplissaient presque le réduit, leurs ailes intérieures se joignant sur l’arche, et leurs ailes extérieures allant toucher le mur.

La baie de communication entre le débir et le hékal était fermée par une porte en bois d’olivier sauvage, où l’art de la sculpture en bois avait été porté à ses derniers raffinemens. Les battans étaient couverts de figures de kéroubs, de palmes, de corolles de lotus. Ces légères figures, relevées en or, se détachaient sur le fond olivâtre et devaient être du plus bel effet. Il paraît que la porte était recouverte d’un rideau, glissant sur les ganses d’or.

Devant la baie de communication se trouvait un autel de cèdre, revêtu d’or, destiné aux fumigations d’encens. Sur une table dorée, près de là, étaient les pains de présentation, que l’on renouvelait chaque semaine. Enfin, le long des parois du hékal, s’élevaient dix candélabres à sept branches, en or pur, cinq de chaque côté. C’étaient de beaux objets d’orfèvrerie, portant aux extrémités des bras sept godets, sortant de calices de fleurs. Les bras étaient articulés, dans leurs courbures semi-circulaires, par des boutons de fleur. Des mouchettes d’or étaient suspendues par des chaînettes.

Le mur extérieur de la cella n’était pas dégagé : il était entouré, dans presque toute sa hauteur, de trois étages de chambres, destinées aux prêtres. Devant la porte, en plein air, s’élevait l’autel d’airain où se faisaient les sacrifices. Le roi avait une tribune à lui pour présider aux sacrifices qu’il offrait.

Tout cet ensemble était entouré, au moins de trois côtés, d’une cour peu large, dont le pourtour était marqué par trois rangs superposés de gros blocs équarris, sur lesquels posait un auvent en poutrelles de cèdre, procurant de l’ombre à l’intérieur. Cette cour fut avec le temps réservée aux prêtres, qui y avaient leurs demeures. Plus tard, il se forma une seconde cour pour les fidèles et un second portique extérieur.

Tel était ce petit édifice qui a joué dans l’histoire un rôle si capital. On mit, à ce qu’il paraît, sept ans à le bâtir. Nous pouvons nous le figurer de la grandeur de Notre-Dame-de-lorette, à Paris, et non sans analogie extérieure avec cette grande chapelle. L’exécution fut extrêmement soignée. Les matériaux étaient apportés à pied d’œuvre, préparés d’avance ; on prétend que, durant toute la construction, on n’entendit pas une seule fois le bruit du marteau, ni le bruit de la hache, ni d’aucun outil de fer.

Le roi, évidemment, s’amusa beaucoup à son petit chef-d’œuvre ; il était presque seul à s’y passionner ; ce qui frappe, en effet, c’est l’absence du peuple en tout cela. Le temple de Jérusalem fut un joujou du souverain, non une création de la nation. Nous voyons bien le plaisir qu’eurent à le construire quelques amateurs d’art phénicien ; nous ne voyons nullement l’enthousiasme des masses. Pas un acte spontané, pas un indice de vraie piété. Le roi travaille pour sa dynastie ; la foule se tait et paraît indifférente. L’ancien culte libre des hauts lieux en plein air restait évidemment le culte cher à la plus grande partie du pays.

Un trait qui caractérise le peuple juif, c’est que, plusieurs fois dans son histoire, il lui est arrivé de s’attacher à des choses qui lui avaient été d’abord imposées. Le temple fut une idée personnelle de Salomon, une idée toute politique, dont la conséquence devait être de mettre l’arche et son oracle dans la dépendance du palais royal. Au point de vue israélite pur, le temple devait sembler une déchéance. Cette localisation de la gloire de Iahvé était si peu dans le vrai développement d’Israël que, le temple à peine achevé, nous verrons les parties les plus vivantes de la nation s’en séparer, et attester par leur schisme que cet édicule n’appartenait en rien à l’essence du iahvéisme. Le temple fut une sorte de Sainte-Chapelle, comme celle de saint Louis ; non le rendez-vous de tout Israël. Tout y est fait pour le roi, rien que pour le roi et ses officiers. Les prophètes, les vrais fidèles de Iahvé voient ces innovations de mauvais œil. Le développement religieux du prophétisme, en Israël et en Juda, se fait hors du temple, jusqu’au jour où le prophétisme s’empare du temple et en fait sa forteresse. La première Thora sera conçue en réaction contre le temple ; le mosaïsme n’est en un sens qu’une réponse à Salomon. Plus tard, le grand résumé vivant d’Israël, Jésus, détestera le temple, voudra le démolir, se déclarera capable de le rebâtir spirituel. La destruction du temple par les Romains sera la condition du progrès religieux et en particulier de l’établissement du christianisme. Tous les abus du judaïsme viendront du temple et de son personnel. Pas un prophète, pas un grand homme ne sortira de la caste lévitique. Le dernier mot d’Israël sera une religion sans temple.

Sûrement, cette bâtisse d’un art mondain, quand elle sera consacrée par le temps aura sa poésie, ses fanatiques, ses fervens. On oubliera qu’elle a été construite par des adorateurs de Baal. Mais que de hontes elle subira avant que ses souillures soient allées se noyer dans une auréole de sainteté ! Presque tous les dieux de Syrie y seront adorés, selon le caprice des rois. Iahvé, ce dieu jaloux, y aura des parèdres peu dignes de lui. La politique y entrera avec son cortège de crimes. Toute l’histoire de cet édifice portera l’empreinte de ses origines. Œuvre d’un souverain profane, éclectique en religion, toujours en lutte contre l’esprit général de la nation, le temple de Salomon rappelle un peu l’église de Ferney : Deo erexit Voltaire, lit-on sur le fronton d’un édifice devenu un grenier à foin. Le temple, si nous pouvions le voir, nous apparaîtrait probablement comme un magasin de décors poudreux ; il faudra des siècles pour qu’un véritable sentiment de piété se produise autour de ces machines de théâtre. Ce qui consacre une église, ce sont les saints ; or ce temple, tout d’abord, les saints s’en détournèrent ; les prophètes ne le bénirent pas ; les vrais héritiers des anciens patriarches, les continuateurs de leur esprit simple et fort, vont bientôt le maudire. Comme le Saint-Pierre de Rome de Jules II, il sera l’occasion d’un schisme. Le vrai iahvéiste, à la rue de ce petit naos, orné intérieurement à la manière d’un sérail, se dira en lui-même : « L’autel de pierres non taillées, en plein air, valait mieux que cela ! »


V

L’influence égyptienne, qui est si évidente sous Salomon, se borna, dans l’ordre des choses religieuses, à l’idée même du temple et au style de cet édifice. Certainement, la croyance que Iahvé résidait dans le debir, entre les keroubs, devait entraîner des conséquences. Un temple est toujours le principe d’une grande matérialisation du culte. Le temple suppose au dieu qui y demeure des besoins plus ou moins humains. Dès que le dieu a une maison, il est naturel de lui rendre cette maison commode et agréable. Les pains de proposition, adoptés par les Hébreux pour leurs sanctuaires, dès une époque fort ancienne, représentaient, comme idée première, la nourriture du dieu, la table richement servie que les Égyptiens mettaient devant tous les êtres divins. Dans les sacrifices des hauts lieux, de telles offrandes n’étaient pas nécessaires ; le dieu, c’est-à-dire l’air, le ciel, le feu cosmique, mangeait directement la viande de la bête immolée. Le dieu qui demeure dans un espace clos a d’autres besoins. Mettre devant lui les pièces de viande et les y laisser jour et nuit eût entraîné d’affreuses putréfactions. Des pains, symétriquement rangés, parurent remplir le même office. Les offrandes des prémices semblent, à cette époque ancienne, avoir été peu réglées. Il est possible qu’on les déposât dans la cella, d’où les prêtres les enlevaient nuitamment. Les fumigations d’encens étaient aussi un rite qui ne pouvait guère se développer que dans un sanctuaire fermé. Il était naturel que la maison du dieu fût remplie d’une bonne odeur, comme la maison des rois, et que, par conséquent, il s’y trouvât un réchaud pour y brûler des parfums. Cela était d’autant plus nécessaire que la cella, humide et presque sans fenêtres, devait terriblement sentir le renfermé.

Il est hors de doute que le peuple n’entrait jamais dans le debir. On s’imagina vite que les prêtres eux-mêmes s’interdisaient d’en franchir le seuil hors certains cas solennels. Un culte plus froid ne saurait guère se concevoir. A quoi, par exemple, servaient les candélabres dans une salle qui ne pouvait guère être visitée de nuit que par les chauves-souris ? Au fond, la construction du temple amena dans le culte très peu de modifications. Ces processions, ces liturgies variées, qui donnaient tant d’éclat aux sanctuaires de l’Egypte, restèrent inconnues en Israël. Le sacrifice continua d’être, comme au temps patriarcal, l’essence de la religion, et sans doute le rite n’en fut pas changé. Les sacrifices se passaient, comme toujours, en plein air. L’autel du temple était un bama entre tant d’autres, à portée du roi et de la cour. L’idée ne vint pas un moment que ce bama supprimât les autres bomoth ; cette idée-là mettra encore près de quatre cents ans à mûrir.

Les sacrifices d’animaux nécessitaient une vaisselle d’airain considérable. C’était la principale richesse des temples phéniciens. Le temple de Salomon égala sûrement sous ce rapport les plus riches sanctuaires du temps. Tous les travaux de ce genre furent mis sur le compte d’un certain Hiram, homonyme du roi ou des deux rois de Tyr contemporains de Salomon. La légende le suppose issu du : mariage d’un Tyrien avec une veuve nephtalite, et semble dire qu’il se forma à l’école de son père dans l’art de travailler les métaux. Salomon l’aurait fait venir et lui aurait confié ses travaux d’airain.

Tout l’outillage de bronze, œuvre censée de Hiram, fut l’objet d’une universelle admiration. L’imagination s’exerça principalement sur le grand bassin d’airain qu’on appelait Iam mousaq, « la mer fondue. » C’était une énorme vasque, aux rebords labiés comme ceux d’une coupe en forme de nénuphar, décorée d’oves et portée sur douze bœufs, répartis en quatre groupes de trois, se présentant de front. On peut se figurer la forme de la vasque par la cuve d’Amathonte, au musée du Louvre. L’appareil était placé devant l’entrée du temple, à gauche en entrant, non loin de l’autel des sacrifices. C’était le réservoir central de l’eau nécessaire au service du temple. Les esclaves du temple le remplissaient et y puisaient au moyen de seaux, en montant sur des marchepieds. Le transport de l’eau se faisait, ensuite au moyen de petits bassins, qui n’étaient que le cinquantième de la grande vasque. Ces bassins étaient posés sur des mekonot mobiles, ou trains à quatre roues, qu’on conduisait à la main où l’on voulait. Les trains passaient pour des petits chefs-d’œuvre de sculpture. Les roues tournantes étaient ajustées à leurs essieux par le système de leviers coudés le plus élégant et le plus perfectionné. Des écussons sculptés offraient les motifs ordinaires de la décoration salomonienne : lions, bœufs, keroubs, palmes, guirlandes festonnées. Le récipient des bassins semblait une sorte de chapiteau évasé. Ces dix élégans appareils étaient rangés, cinq par cinq, des deux côtés de l’entrée.

Les autres ustensiles des sacrifices, les pots, les pelles, les patènes, furent faits du même travail. Nous n’avons qu’une notice insuffisante sur quarante-huit autres colonnes que Hiram aurait fait fondre pour le temple et pour le palais de Salomon. Ces immenses travaux de fonte d’airain ne furent pas faits à Jérusalem, où le sol ne s’y prêtait pas. Ils furent coulés dans le terrain argileux de la vallée du Jourdain, entre Succoth et Sarthan.

L’orfèvrerie d’or n’était pas moins prodiguée. Outre les chandeliers d’or, il y avait des lécythes, des couteaux, des jattes, des, plateaux, des éteignoirs en or fin ; Les gonds des portes, dit-on, étaient d’or. De plus, le trésor du temple contenait les objets précieux que David avait rapportés de ses expéditions dans l’Aram et le Nord, et qu’il avait consacrés à Iahvé.

Déjà, on le voit, l’art d’Israël excluait les représentations de la figure vivante, les scènes de la vie humaine, les images d’objets réels, bornant volontairement ses ressources aux fleurs conventionnelles, aux animaux conventionnels aussi, aux êtres fantastiques. C’est là un fait capital ; car il est bien difficile d’admettre que, sur ce point, les idées du temps des rois piétistes aient eu un effet rétroactif, et que toutes les descriptions des œuvres salomoniennes aient été faussées. C’est ici la meilleure preuve que le iahvéisme puritain prêché par les prophètes avait ses racines dès l’époque de David et de Salomon. C’est l’anthropomorphisme surtout qui était redouté. La plastique était admise, pourvu qu’elle ne s’appliquât à rien d’existant dans la nature. Les keroubs étaient un emblème tout païen ; à l’époque de Salomon, c’étaient des sphinx ; plus tard, ce furent des monstres assyriens. Les palmes, les grenades, les coloquintes, qui formaient les motifs principaux des décorations murales, avaient des liens avec le culte du soleil. En admettant que les piétistes aient pu marteler d’anciens reliefs plus vivans, il est douteux qu’ils y eussent substitué une décoration qui elle-même était de nature à soulever dans leur esprit des scrupules fondés.

Quand le temple fut achevé, l’installation de l’arche s’y fit avec pompe, au mois d’étanim, à la date du hag, qui se faisait en ce mois. Salomon y présida ; des bêtes innombrables furent tuées en sacrifice. L’arche fut posée sous les grands keroubs ; on conserva dans leurs anneaux les longues barres qui avaient servi autrefois à la porter.

Quels objets contenait l’arche à cette époque ? Voilà ce qu’il est fort difficile de dire. Le nehustan ou serpent d’airain qu’on rapportait à Moïse s’y trouvait probablement. Il en était de même de l’éphod et de quelques téraphim. Si jamais l’arche renferma des écritures, il faut supposer qu’on les en retira, au moment où le coffre sacré fut mis dans le debir.

A partir du moment -de l’installation de l’arche, Iahvé fut censé demeurer dans le debir, assis entre les ailes des anciens keroubs de l’arche et à l’ombre des nouveaux keroubs. Là était, dans une ombre mystérieuse, la gloire de Iahvé ; une nuée permanente était censée remplir le sanctuaire. Le dieu résidait au sein de la terreur. Aucun œil humain ne le voyait. Plus tard, il ne fut permis qu’au chef des prêtres d’entrer dans le debir une fois l’an.

Le service religieux que Salomon établit paraît avoir été des plus simples. Trois fois par an, aux trois fêtes de Pâques, de la Pentecôte et des Tentes, il montait avec ses officiers, et offrait des oloth et des selamim sur l’autel d’airain qui était devant le temple. Il entrait dans le hékal, s’y prosternait, et brûlait de l’encenseur l’autel doré qui était devant la porte du debir. Outre ces trois occasions solennelles, il est probable que le roi offrait souvent des oloth, peut-être même en offrait-il tous les jours, ou du moins aux néoménins et le jour du sabbat. Roboam, le fils de Salomon, se rendait au temple avec ses gardes armes de lettre boucliers de parade. Le tour de la phrase semble supposer que cela arrivait assez fréquemment. Le sacrifice régulier du matin et du soir, et même le sacrifice journalier ne furent établis que bien postérieurement.

Salomon et ses successeurs immédiats paraissent avoir présidé directement aux actes de culte qui se pratiquaient dans le temple. Le temple, on ne peut trop le rappeler, n’est guère, à cette époque, que le sanctuaire domestique de la royauté. Pour les sacrifices, cependant, on avait besoin d’hommes spéciaux, et, d’ailleurs, quand le roi était absent, il fallait le remplacer. La classe des cohunim gagnait ainsi chaque jour en importance. Logés autour du temple, ils vivaient dans l’oisiveté d’une bombance perpétuelle, entretenue par les offrandes. Le gros travail ne leur incombait pas. Ils avaient pour cela des esclaves, les Gabaonites, attachés au service de la maison de Dieu comme bûcherons et porteurs d’eau.

Le rôle liturgique d’un « grand prêtre, » ayant une prééminence fonctionnelle sur ses confrères, n’existait pas à cette date reculée. Le roi avait un cohen parmi ses hauts fonctionnaires, comme, plus anciennement encore, les gens riches avaient un lévi à leur service ; mais c’était là une charge de cour, non un titre hiérarchique, ni un pontificat supposant sous lui un clergé organisé. Sadok fut le premier cohen du temple. Sa postérité est censée l’avoir desservi jusqu’à l’an 167 avant Jésus-Christ. Même après cette date, l’aristocratie sacerdotale continua de s’appeler sadokite, et de là vint ce nom de « sadducéen, » qui joua un si grand rôle dans les luttes du christianisme naissant.

Un temple crée toujours un culte compliqué et des services nombreux. Il était écrit que le sanctuaire fondé par Salomon serait un grand centre liturgique. Salomon fut la cause éloignée du cérémonial pompeux qui ne se montre que cinq cents ans plus tard, lors de la reconstruction du temple après la captivité. Tout ce qui se rapporte au costume des prêtres, lequel se bornait d’abord au simple éfod de lin, ces surcharges de lourds ornemens, pour la plupart imités du vestiaire sacré de l’Egypte, sont des innovations des grands liturgistes du VIe siècle. La musique sacrée était, dans l’ancien temple, peu développée. Les détails sur les brigades de chanteurs que Salomon aurait organisées dans le temple, ces célébrités musicales d’Asaph, d’Éthan, de Héman, sont des rêves du chroniqueur ecclésiastique de Jérusalem, transportant au temple de Salomon ce qui ne fut vrai que du second temple. La musique était, au temps de Salomon, l’accompagnement obligé de la vie des palais. Il était naturel qu’on lui donnât une place, comme aux parfums, dans le palais de Iahvé. Mais il en est peu question dans les textes anciens. C’est seulement dans les processions qu’on trouve des joueurs d’instrumens et des jeunes filles tambourinaires (toféfoth) ; or, justement, dans la musique du temple, il n’y eut jamais de toféfoth.

Que devint l’urim et tummim dans toutes ces transformations ? On peut le supposer gisant au fond de l’arche. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, depuis la construction du temple, on ne le consulta plus. Apres la captivité, on le vit reparaître dans le pectoral du grand-prêtre ; mais, du temps des rois, l’éclat du prophétisme réduisit tout à fait l’odieux tourniquet au silence. Le temple fut le premier acte de la destruction successive des scories superstitieuses du vieil Israël.

L’étonnante précocité de l’esprit hébreu a souvent fait apparaître chez les Israélites certains phénomènes intellectuels et moraux avant qu’ils ne fussent mûrs chez les autres peuples. Il n’est pas déplacé, à propos de Salomon, de parler de raison et de tolérance. Le fanatisme, du moins, fut tout à fait absent du caractère de ce roi. On ne trouve sous son règne aucun de ces massacres nationaux, vrais sacrifices humains en bloc, qui déshonorèrent le temps de Saül et de David. Parfois Salomon alla même jusqu’à une sorte d’éclectisme religieux. Les orthodoxes crurent ensuite tout expliquer en attribuant cette tolérance à l’influence des femmes étrangères, qui, selon eux, devint plus impérieuse sur Salomon à mesure qu’il vieillissait. Ces femmes lui auraient inspiré de la froideur pour le culte de Iahvé, et l’auraient entraîné vers les cultes exotiques. Ainsi les Sidoniennes le rendirent pieux envers Astarté ; les femmes ammonites lui firent révérer Milik ou Milkom. C’est là sans doute une imagination enfantine. La tolérance de Salomon fut la conséquence de toute la direction de son règne. Dans l’intérieur de Jérusalem, Iahvé, à ce qu’il semble, n’eut pas de concurrent. Mais la colline des Oliviers, vis-à-vis de Sion, compta beaucoup de sanctuaires païens, que l’on retrouve aujourd’hui. Camos, le dieu moabite, eut aussi son haut lieu. De tous les côtés, les femmes brûlaient de l’encens et sacrifiaient à leurs dieux. Les nombreux étrangers de Jérusalem, notamment les ouvriers phéniciens, faisaient de même. Aucun dieu n’était encore assez exclusivement le vrai Dieu pour chasser absolument les autres. A Tyr, le temple de Melqarth, dieu aussi jaloux que Iahvé, n’empêchait pas qu’il n’y eût dans les faubourgs des chapelles à d’autres dieux, tels qu’Esmoun, Astoreth. Loin de mettre Iahvé hors de pair, le temple de Salomon proclamait au fond que Iahvé n’était qu’un dieu comme un autre, non inférieur, mais de peu supérieur à tous les autres, au moins hors de l’espace de terrain qui lui était spécialement consacré.


VI

Les grands règnes coûtent toujours très cher. Israël n’avait ni commerce ni industrie pour couvrir ses dépenses. Les bois de construction, les artistes et les ouvriers, Salomon était obligé de les demander aux Tyriens, qui profitaient du besoin qu’on avait d’eux. Nous avons déjà vu Salomon s’acquitter envers Hiram par des livraisons de céréales et de bestiaux. Vers la fin du règne, il fallut procéder à des aliénations de territoire. Salomon dut céder à Hiram vingt villes de la Galilée, à l’ouest du lac Houle, dans la région de Iaron et de Maron. C’était ce qu’on appelait le pays de Caboul. Il paraît que Hiram fut mécontent du paiement. C’est pourtant un très beau pays, bien supérieur comme richesse au reste de la Palestine. La créance devait évidemment être énorme.

Le mécontentement éclatait de toutes parts. L’opposition ne s’attaquait pas seulement au gouvernement de Salomon ; elle atteignait la monarchie elle-même. On faisait d’amères réflexions. On prétendait savoir les paroles que Samuel prononça quand le peuple vint lui dire : « Donne-nous un roi pour nous gouverner. » Le discours qu’on prêtait au vieux prophète était la satire anticipée du règne de Salomon : « voici, aurait dit Samuel, quelle sera la conduite du roi qui régnera sur vous. Vos fils, il les prendra pour cochers, pour palefreniers, pour courir devant son char, ou bien pour en faire des centeniers, des dizeniers, ou bien encore pour labourer ses champs, pour moissonner ses moissons, pour construire ses engins de guerre et ses chars. Vos filles, il les prendra pour en faire des parfumeuses, des cuisinières, des boulangères. Ce qu’il y aura de meilleur dans vos champs, vos vignes, vos plantations d’oliviers, il le donnera à ses serviteurs. De vos semailles et de vos vignes, il prélèvera la dîme, pour faire des gratifications à ses eunuques et à ses valets. Il prendra vos esclaves et vos servantes, l’élite de votre jeunesse et vos ânes, pour les appliquer à ses besognes. Il dîmera vos troupeaux, et vous serez vous-mêmes ses esclaves. Je dois vous prévenir, ajoutait Samuel, que, le jour où, mécontens du roi que vous vous seriez choisi, vous élèveriez vos cris vers Iahvé, Iahvé ne vous écouterait pas. »

On commençait à trouver que Samuel avait eu raison. A Jérusalem, tout se bornait à des murmures. Les turbulens chefs de bandes du temps de David, les Abner, les Joab, avaient disparu, La monarchie absolue avait affaibli les caractères ; personne n’osait lever l’étendard de la rébellion. Mais le travail matériel n’avait pas encore eu ses effets abrutissans ; l’esprit de fierté et d’indépendance vivait dans les tribus du Nord. Parmi les ouvriers qui travaillaient à la construction du Millo et du mur de Jérusalem, Salomon remarqua un vigoureux Éphraïmite, fils d’une veuve de Séréda, qui s’appelait Jéroboam, fils de Nebat. Il fut frappé de l’air de résolution avec lequel ce jeune homme faisait sa lâche, et il le mit à la tête des travailleurs de Joseph (c’est-à-dire d’Éphraïm et de Menassé). Il ne se doutait pas que, ce jour-là, il donnait un chef à la révolte[4]. Les joséphites ne se voyaient qu’avec rage, assujettis à de durs travaux, qui ne servaient qu’à la plus grande gloire de Juda et d’un roi qui leur était étranger. Jéroboam attisa le feu qui couvait et partit pour le Nord. A Silo, il se mit en rapport avec le prophète Ahiah, qui faisait la guerre la plus déclarée à Salomon. On raconta plus tard que, le prophète l’ayant rencontré sur la route, ils se trouvèrent tous deux seuls dans la campagne ; qu’alors Ahiah prit le manteau neuf qu’il portait, le partagea en douze pièces et dit à Jéroboam ; « Prends-en dix pour toi, » voulant signifier par là que Juda seul et Benjamin resteraient attachés au roi de Jérusalem.

La révolte n’était pas mûre encore. Jéroboam ne réussit pas à opérer un soulèvement effectif. Salomon essaya de le faire tuer ; Jéroboam réussit à se sauver en Égypte et trouva un asile auprès du roi Sesong. Mais les prophètes commençaient à parler haut. Le prophète Ahiah, de Silo, n’était sans doute pas le seul à battre des mains sur la prochaine ruine de toutes ces splendeurs, et à prédire que les tribus rurales auraient bientôt leur revanche.

La force d’Israël, en effet, la base même de sa conviction morale, étaient profondément atteintes. Cet éclat extérieur n’était obtenu que par des entassemens d’iniquités. La noblesse antique, la fierté de l’homme libre étaient perdues. Tous étaient serfs. Il y avait des riches, mais il y avait, aussi des pauvres. La lutte éternelle allait s’ouvrir ; c’en était fait de l’ancienne fraternité patriarcale. Et quel était le profil net de la révolution accomplie ? Que Jérusalem voyait d’assez brillantes parades ; que des milliers d’hommes gémissaient dans les carrières de Juda, dans les forêts du Liban, au fond des galères de la mer d’Oman, pour procurer à quelques satisfaits des habitations commodes et approvisionner les bazars de Jérusalem de joujoux de harem. C’était trop peu vraiment ; Ce n’est pas Salomon qui a écrit : vanitas vanitatum ; mais vanitas vanitutum est bien le résumé de son règne. Nul plus que lui n’a contribué à la démonstration de cette grande vérité, que tout ce qui ne contribue pas au progrès du bien et du vrai n’est que bulle de savoir et bois pourri.

C’est au milieu de ces-graves symptômes de dissolution que Salomon mourut, après avoir régné, comme son père, environ quarante ans. Il fut enterré à côté de David, dans les grottes royales situées au pied des rochers de la ville de David.

Si la destinée d’Israël eût-été la richesse, le commerce, l’industrie, la vie profane en un mot, Salomon eût été un fondateur ; il donna, en effet ; une assez brillante vie matérielle à une petite nation qui n’avait pas eu d’existence mondaine avant lui. Mais c’est toujours un rôle ingrat pour un souverain d’avoir travaillé au rebours de l’histoire. L’œuvre de Salomon fut viagère. Il n’en resta presque rien après lui. De tribus encore patriarcales, il avait voulu tirer sans transition une culture à la manière de Sidon et de Tyr. Dans l’état de civilisation d’alors, et surtout avec les dispositions morales du peuple Israélite, cet étalage de luxe et de caprice excita une terrible réaction. La mémoire de Salomon resta odieuse dans les tribus. Son harem fut l’objet d’amères railleries, et, dans les dialogues d’amour qu’on récitait ou chantait en certaines occasions, le sujet était toujours le même. Une jeune fille des tribus du Nord, renfermée de force dans le harem de Salomon, restait fière, obstinée, et, malgré toutes les séductions du sérail, gardait sa fidélité à son amant, à son village, à ses souvenirs de vie champêtre. Dans ces scènes improvisées, on n’avait pas assez d’enthousiasme pour la bergère ; on n’épargnait pas la honte au vieux débauché. D’ordinaire l’héroïne s’appelait Sullamith, et, on a pu voir en ce nom une allusion à Abisag la Sunamite, qui joua un rôle si touchant dans les derniers jours de David et à l’avènement de Salomon. Ce qui n’est pas douteux, c’est que le petit poème, écrit bien plus tard, qu’on désigne par le nom de Cantique des cantiques, renferme l’expression des sentimens malveillans du vrai Israël, resté simple de mœurs, envers un règne dont il avait payé les dépenses et dont il avait peu profité.

Le règne de Salomon doit être considéré comme Une erreur dans l’ensemble de l’histoire d’Israël. La fin de cette opération mal concertée fut une terrible banqueroute. Mais, en politique, il n’y a pas d’action perdue. Tout ce qui est grand rapporte tôt ou tard son bénéfice. Même les grandes fautes deviennent avec le temps de grandes fortunes ; on en peut tirer gloire et profit. Louis XIV, la Révolution et Napoléon Ier, qui ont perdu la France, comptent entre les capitaux les plus assurés de la France. L’homme, pour se consoler de sa destinée le plus souvent terne, a besoin d’imaginer dans le passé, des âges brillans, sorte de feux d’artifice qui n’ont pas duré, mais ont eu de charmans reflets. Malgré les anathèmes des prophètes et les dénigremens des tribus du Nord, Salomon laissa, dans une partie du peuple, une admiration qui s’exprima, au bout de deux ou trois cents ans, par l’histoire, à demi légendaire, qui figure dans les Livres des Rois. Les malheurs de la nation ne firent qu’exciter ces rêves d’un idéal perdu. Salomon devint le pivot de l’agada juive. Pour l’auteur de l’Ecclésiaste, il est déjà le plus riche et le plus puissant des hommes. Dans les Évangiles, il résume en lui toute splendeur humaine. Une ample floraison de mythes se produisit autour de lui. Mahomet s’en nourrit ; puis sur les ailes de l’islam, cette volée de fables aux mille couleurs répandit dans le monde entier le nom magique de Soleyman.

La réalité historique qui se cache derrière ces récits merveilleux fut à peu près ceci : un millier d’années avant Jésus-Christ, régna, dans une petite acropole de Syrie, un petit souverain, intelligent, dégagé de préjugés nationaux, n’entendant rien à la vraie vocation de sa race, sage selon l’opinion du temps, sans qu’on puisse dire qu’il fût supérieur en moralité à la moyenne des monarques orientaux de tous les temps. L’intelligence, qui évidemment le caractérisa, lui valut de bonne heure un renom de science et de philosophie. Chaque âge comprit cette science et cette philosophie selon la mode qui dominait. Salomon fut ainsi tour à tour paraboliste, naturaliste, sceptique, magicien, astrologue, alchimiste, cabbaliste. Un seul passage ancien présente à cet égard une demi-valeur historique.

« Dieu donna à Salomon une science et une sagesse extraordinaires, et un esprit aussi étendu que le sable des rivages de la mer. Et la science de Salomon surpassa celle de tous les Arabes et toute la science de l’Egypte. Il s’éleva en sagesse au-dessus de tous les hommes, au-dessus d’Éthan l’Ezrahite, de Héman, de Calcol, de Darda, fils de Mahol, et son nom se répandit chez les nations environnantes. Et Salomon prononça trois mille masal (proverbes ou paraboles) et composa cinq mille sir (chants lyriques). Et il traita de tous les arbres, depuis le cèdre qui croit sur le Liban, jusqu’à l’hysope qui sort des murailles, et il traita des quadrupèdes, des oiseaux, des reptiles et des poissons. Et on venait de tous les pays entendre la science de Salomon, de la part des rois qui avaient ouï parler de sa sagesse. »

Ce passage a été écrit à une époque où Salomon était déjà devenu un personnage légendaire, et où l’on ne se refusait à son sujet aucune exagération. La seule partie de la littérature hébraïque actuellement conservée qu’on pourrait attribuer à Salomon, c’est la partie du Livre des Proverbes qui s’étend du verset 1er du chapitre X au verset 16 du chapitre XXII. Mais, si ce petit recueil de proverbes remonte effectivement au temps de Salomon, ce n’est pas là une œuvre personnelle ; tout au plus, pourrait-on admettre que Salomon fit faire la collection. Jamais personne n’a composé des proverbes comme un ouvrage suivi et de propos délibéré. Non-seulement nous n’avons aucun écrit de Salomon ; mais il est probable qu’il n’écrivait pas. Nous nous le figurons bien plutôt comme un khalife de Bagdad, amusé par les lettrés qui compilaient pour lui, comme un Haroun-al-Raschid, entouré de chanteurs, de conteurs, de gens d’esprit, avec lesquels il prenait volontiers le ton de confrère et de collaborateur.

Un premier recueil de proverbes put être ainsi composé dans l’entourage de Salomon. Peut-être s’y joignit-il une histoire naturelle enfantine, description des créatures, en commençant par les plus grandes et finissant par les plus petites, ou bien des moralités tirées des animaux et des plantes. Les sir, de même, n’ont pu être des compositions réfléchies, faites artificiellement dans le loisir de l’homme de lettres. L’essence du sir était d’être inspiré directement par une circonstance déterminée. Ici encore, on pourrait supposer qu’il est question d’une compilation, et on aimerait à croire qu’il s’agit du Iasir ou Iasar, si de fortes raisons n’invitaient à placer la composition de ce recueil après le schisme, dans les tribus du Nord.

Salomon ne fut donc pas un écrivain. Déterminer avec précision. l’état de la littérature hébraïque à cette époque, ou, pour mieux dire, énumérer ce que l’on possédait d’écritures à Jérusalem et en Israël, au moment du schisme, serait chose tout à fait impossible. Quand Juda et Israël séparèrent décidément leurs destinées, vers l’an 975 avant Jésus-Christ, il y avait plus de cent ans que l’écriture était d’un usage habituel chez les tribus israélites. Le règne de David laissa, des notes d’histoire militaire d’un étonnant caractère de réalité, dont quelques-unes sont venues jusqu’à nous. Il est plus difficile de reconnaître ce qui vient du règne de Salomon dans la prose effacée des histoires postérieures. En quel état existaient, mille ans avant Jésus-Christ, ces Toledoth ou généalogies qui devaient servir de base à la future histoire primitive de la nation ? On l’ignore tout à fait. Les souvenirs nationaux étaient encore à l’état traditionnel et non écrit. L’imagination se nourrissait des histoires héroïques du temps des Juges ; on récitait les beaux cantiques de cet âge ; on y voyait un genre déjà près de mourir, que David fut peut-être le dernier à cultiver.

Le moment capital pour ces grandes poésies nationales n’est pas celui où on les écrit ; c’est celui où on les chante. Quand Isfahani écrivit le Kitâb el-Aghâni, la vieille poésie arabe était déjà morte. Certes, il n’est pas impossible que, dès l’époque de Salomon, il existât un divan lyrique ; mais ce n’est pas là le recueil dont des parties considérables nous ont été conservées, tandis que les recueils paraboliques de Salomon paraissent bien avoir été le noyau des compilations qu’on mit plus tard, sous son nom.

N’existait-il pas aussi, dès le temps de David, ou de Salomon, un commencement d’histoire sainte ? Le canevas de l’Hexateuque n’était-il pas déjà tracé par écrit ? Le vieux fonds d’idées babyloniennes, que le peuple portait comme le fonds le plus ancien de son bagage traditionnel, n’était-il pas en partie fixé par l’écriture ? Cela nous semble peu probable, quoiqu’on ne le puisse dire impossible. L’espèce de carte de géographie du chapitre X de la Genèse paraît se rapporter au temps de Salomon. Le chapitre XIVe de la Genèse tranche si fortement sur la prose environnante qu’il faut le supposer antérieur aux plus anciennes rédactions de l’Histoire sainte. L’Hexateuque le plus ancien, celui qu’on appelle « jéhoviste, » est déjà d’un ton piétiste qui dépasse fort les sentimens religieux du temps de David, et surtout de Salomon. Le livre des Guerres de Iahvé ou le Iasar y est cité. L’Histoire sainte, nous apparaît donc tout entière comme une œuvre pieuse, parallèle aux écrits des prophètes, appartenant à l’époque exclusivement religieuse d’Israël, tandis que la littérature du temps de Salomon semble avoir eu un caractère profane. La Bible n’était pas commencée : il n’y avait pas encore de livres saints ; mais les livres saints de l’avenir engloberont de nombreuses paillettes dues aux sofer et aux mazkir de ce temps. Si la réputation littéraire de Salomon a été fort usurpée, l’importance de son temps dans l’histoire des lettres hébraïques ne saurait être niée.

Moins fécondes, en un sens, furent les tentatives de Salomon du côté du commerce et de la navigation. De telles ambitions constituaient pour Israël un vrai porte-à-faux. Le pays produisait peu et consommait à peu près ses produits. Il n’avait ni industrie ni métaux. Ses blés et ses huiles n’avaient de valeur qu’à Tyr. La race, d’ailleurs, n’avait alors aucune aptitude aux besognes lucratives. L’immense majorité voulait, par principe religieux, rester dans l’ancienne vie, peu favorable au développement de la richesse, mais faite pour assurer le bonheur de l’homme libre. Nous verrons les tentatives de la navigation de la Mer-Rouge renouvelées plus tard, en Juda, par Josaphat. Les habitudes de faste et de vie tyrienne seront reprises, en Israël, par la maison d’Achab. Mais tout ira se briser contre les instincts profonds du peuple de Iahvé. Ce peuple a une mission ; jusqu’à ce qu’elle soit remplie, rien ne saurait le distraire. Après cela, il pourra lui arriver de se livrer à des exercices tout opposés.

Ce qu’il y a de singulier, en effet, c’est que Salomon, si peu en accord avec l’âme d’Israël dans les temps antiques, s’est trouvé, au contraire, la complète personnification de l’esprit, juif, tel que les siècles modernes l’ont connu. Quand Israël aura terminé ou à peu près le cycle de sa période religieuse, quand le parti épicurien et jouisseur, qui a toujours existé en ce peuple, à côté du parti exalté pour la justice et le bonheur de l’humanité, retrouvera la parole, Salomon sera vengé des injures vomies contre lui par les prophètes et les piétistes. L’auteur de l’Ecclésiaste prêtera au vieux roi des tirades éloquentes, que celui-ci n’eût pas désavouées, pour exprimer le vide absolu de la vie, quand on la prend uniquement par le côté personnel. Le sadducéen est Juif aussi bien que le disciple exalté des prophètes. Or, au point de vue des sadducéens, qui est devenu celui de la plupart des Juifs éclairés des temps modernes, c’est Salomon qui eut raison ; ce sont les prophètes qui perdirent la nation. Le sort des grands hommes est de passer tour à tour pour des fous et pour des sages. La gloire est d’être un de ceux que choisit successivement l’humanité pour les aimer et les haïr.

VII

Si la royauté des Isaïdes était encore mal établie dans les tribus du Nord, dans le pays qui s’appelait par excellence Israël, elle était au-dessus de toute contestation en Juda. L’hérédité, qui avait été violée de Saül à David, et qui, de David à Salomon, n’avait été ni correcte ni sans orage, est maintenant une loi absolue dans la dynastie de Jérusalem. L’aîné du roi isaïde montera désormais sans rival sur le trône de Sion, pendant quatre cents ans. Ce rare privilège fut considéré comme un don spécial de Iahvé, récompensant ainsi la dynastie qui lui avait érigé une maison stable, au lieu de la tente précaire où il avait résidé jusque-là.

Roboam, fils de Salomon et de Naama, fille de Hanoun, roi des Ammonites, paraît avoir été un esprit borné et un caractère obstiné. Il eût fallu tout le contraire pour maintenir l’œuvre de David. Il eût fallu surtout exonérer les tribus d’Israël de la corvée et des charges de toute sorte qui résultaient des dépenses de la cour et des grandes constructions de Jérusalem. Le Nord, bien moins détaché de la vie nomade que Juda et Benjamin, avait en aversion ces villes et ces palais, dont le Sud était déjà fier.

A la nouvelle de la mort de Salomon, Jéroboam accourut d’Egypte et recommença ses agitations dans les tribus joséphites. Roboam se rendit à Sichem, pour recevoir l’investiture des tribus. Là, le mécontentement éclata. On reconnaissait les avantages de la royauté, et on en désirait la continuation, mais on n’en voulait pas les charges. Roboam se trouva entre des conseils opposés. Il avait quarante et un ans ; mais il s’était entouré de jeunes étourdis, qui ne songeaient qu’à jouir du règne nouveau. Les vieux serviteurs de Salomon conseillaient de céder, du moins en paroles. Au contraire, la génération de courtisans qui arrivait au pouvoir avec le nouveau roi voulait le gouvernement à outrance. Ils persuadèrent au roi de résister. On résume ainsi les paroles, à la fois présomptueuses et provocatrices, que l’extravagant souverain aurait adressées aux tribus : « Mon petit doigt est plus gros que la taille de mon père. Mon père a rendu votre joug pesant ; moi, je le rendrai plus pesant encore. Mon père vous a châtiés avec des fouets ; moi, je vous châtierai avec des scorpions[5]. »

La révolte alors fut ouverte. L’ancien cri des tribus d’Israël :

Qu’y a-t-il de commun entre nous et David ?
Qu’avons-nous à faire avec le fils d’Isaï ?
A tes tentes, Israël !
Maintenant soigne ta maison, David ! Ce cri, qui avait déjà servi de mot de ralliement à plus d’une sédition, se fit entendre de toutes parts. Le fédéralisme et le goût de la vie patriarcale reprirent le dessus. Les Israélites quittèrent Sichem avec la résolution de ne plus se prêter à la corvée. Le roi eut de la peine à remonter dans son char et à regagner Jérusalem. La première fois qu’Adoniram[6] reparut dans les provinces, il fut assommé à coups de pierre. Jéroboam, que sa force corporelle et son courage désignaient pour la royauté, fut proclamé roi d’Israël par une assemblée des tribus.

Que faisait pendant ce temps l’armée royale, dont les chroniqueurs nous racontent tant de merveilles ? La preuve que cette armée n’exista jamais sérieusement, c’est qu’elle ne fit rien, quand elle aurait eu la meilleure raison d’agir. Roboam s’éternisa en préparatifs pour reconquérir son ascendant sur les tribus du Nord. Mais la forte génération du temps de David était bien morte. L’opinion se montrait indifférente. Les hommes de Dieu, réduits au silence durant tout le règne de Salomon, recommençaient à parler, même du côté de Jérusalem. Un certain Semaïah, prophète, se leva, en Juda, disant que Iahvé lui avait révélé ces mots : « vous ne vous mettrez point en route pour combattre Israël votre frère. « Il fut convenu que tout ce qui était arrivé avait été l’effet de la volonté de Dieu. L’œuvre politique de David et de Salomon était condamnée à jamais. Elle avait duré environ soixante-dix ans.

L’opposition de ces deux dénominations, Juda et Israël, existait dès le temps de Saül. Elle tenait à des raisons anciennes et profondes. La scission, cette fois, fut irrémédiable. Juda et Benjamin demeurèrent fidèles à la famille de David. Tout le reste acclama Jéroboam. Une ligne passant à la hauteur de Béthel marqua la limite des deux royaumes. Les efforts qui seront tentés pour ressouder les deux moitiés séparées échoueront misérablement. Les alliances des deux royaumes seront elles-mêmes de courte durée. Juda traitera Israël d’infidèle ; Israël dépréciera David, raillera Salomon. Tout espoir d’un état sérieux ayant son centre à Jérusalem est perdu sans retour.

On achète toujours cher l’idéal qu’on aime, cet idéal fût-il excellent. L’amour de l’indépendance, de l’autonomie locale, de la vie agricole et pastorale, l’antipathie contre les grandes villes, contre les grandes organisations centralisées, le dégoût pour les recherches de l’art et pour tous ces joujoux de cuivre et d’or par lesquels Salomon avait cru honorer Iahvé, c’étaient là des sentimens hautement louables. Ils firent la grandeur religieuse d’Israël ; mais ils firent aussi sa faiblesse temporelle. Israël, divisé et incapable d’une forte résistance, sera le jouet des : empires qui se partageront le monde. En revanche, son rôle spirituel ; qu’une puissante royauté profane eût compromis, est désormais assuré.

L’avenir religieux d’Israël, en effet, dépendait de la liberté prophétique. Or cette liberté, absolument inconciliable avec l’existence d’un gouvernement régulier, cette liberté qui eût péri sans aucun doute dans un état fort, le royaume joséphite, malgré des luttes terribles, la garda toujours. Jérusalem, d’un autre côté, capitale d’un territoire extrêmement restreint, se trouva réduite au rôle de tête sans corps. Impuissante dans l’ordre politique et militaire, elle devint une ville toute religieuse : David, qui pensait ne bâtir qu’une ville forte, se trouva en réalité avoir bâti une ville sainte. Salomon, en croyant élever un temple à la tolérance, bâtit la citadelle du fanatisme. Le champ clos fut préparé pour une des luttes les plus surprenantes de l’histoire. Tous les vents conspirent à enfler les voiles de celui qui accomplit un mandat divin. Ce qu’on fait contre lui tourne pour lui ; car ce qu’on fait contre lui, supprimant son rôle égoïste, le force à se replier sur son rôle sacré. Si l’œuvre de Salomon eût réussi, la force d’Israël se fût dissipée dans les orgies des jeunes fous qui entouraient Roboam ; il ne serait pas plus question d’Israël et de Juda que des petites royautés éphémères qui ont vécu et sont mortes dans les régions voisines. La hardie sécession des Joséphites détruisit la destinée vulgaire et assura la destinée transcendante d’Israël.

Jusqu’ici, en effet, l’histoire d’Israël n’a pas différé essentiellement de l’histoire des peuples de la même race et de la même région ; désormais cette histoire va entrer dans une voie particulière et qui n’a d’analogue chez aucun peuple. Les Moabites, les Edomites, les Ammonites, les Araméens de Damas, ont eu des David, et des Salomon ; aucun de ces peuples n’a eu de prophètes, du moins comme ceux d’Israël. Le peuple hébreu va se développer d’une façon qui n’appartient qu’à lui. Iahvé cessera bientôt d’être un dieu local ou national ; les prophètes le proclameront Dieu universel juste, unique. Le génie d’Israël fondera ainsi le culte pur, en esprit et en vérité. Et le monde éprouvera pour ces oracles étranges un attrait invincible. Fatiguée de ses vieilles chimères religieuses, l’humanité, dans mille ans, trouvera qu’elle n’a rien de mieux à faire que de s’attacher au principe obstinément proclamé par les sages d’Israël, d’Élie à Jésus.


ERNEST RENAN.

  1. Voyez dans la Revue du 15 octobre 1887 : Saül et David.
  2. Comp. I Rois, II, 18, et II Chron., VIII, 4. Il s’agit de Tamar, du côté de Pétra, non de Tadmor.
  3. On développera ce point ailleurs.
  4. L’arrangement anecdotique est trop sensible dans ce récit pour qu’on l’adopte à la lettre.
  5. Fouets armés de dards.
  6. Ce nom était devenu mythique pour désigner le préposé aux corvées.