Études d’économie forestières

Études d’économie forestières
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 21 (p. 923-947).
ETUDES
D'ECONOMIE FORESTIERE

LES FORETS ET L'AGRICULTURE

I. Note sur le Défrichement des Bois, par M. L. Tassy, 1854. — II. Ein national-œkonomisches Hauptprincip der Forslwissenschaft, von Wilhelm Roscher, Leipzig 1854. — III. L’Agriculture et la Population, par M. Léonce de Lavergne, 1858.



Il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelquefois aux hommes de notre époque, pour qui l’accroissement du bien-être semble la loi suprême, que le monde n’a pas été créé exclusivement pour eux, et que, parmi les richesses dont ils jouissent sans scrupule, il en est dont ils ne sont que les dépositaires et dont ils ont à rendre compte à leurs descendans. Les forêts sont dans ce cas. Plus que toute autre propriété, elles attestent la solidarité qui relie entre elles les différentes générations ; ce ne sont pas ceux qui plantent le gland qui devront un jour couper le chêne, ni ceux qui l’ont abattu qui souffriront du manque de bois. Nous ne sommes que des usufruitiers, et tout abus de jouissance de notre part doit un jour être payé cher par ceux qui viendront après nous, car les produits forestiers ne s’improvisent pas, et quand le mal est fait, il faut de si longues années pour le réparer qu’on peut presque le considérer comme irrémédiable. Nous subissons aujourd’hui les conséquences de l’imprévoyance de nos pères, et si nous n’y prenons garde, nous léguerons à nos enfans des calamités sans nombre. Que sont aujourd’hui ces contrées bénies du ciel qui ont été le berceau de la civilisation ? Parcourez l’Asie-Mineure, la Grèce, l’Espagne, l’Italie : vous y trouverez les traces d’une végétation autrefois puissante, mais disparue depuis, et qui n’a laissé après elle que l’aridité du désert ; avec les forêts qui les couvraient s’est évanouie une prospérité que rien n’a pu leur rendre encore. Aussi n’est-ce pas sans raison que les arbres avaient été placés autrefois sous la protection de la Divinité, car, le jour où ce respect salutaire ne les défendit plus, ils tombèrent sous les coups d’une multitude stupide, ravie comme toujours de brûler ce qu’elle avait adoré. Il y avait cependant quelque chose de touchant dans ce sentiment religieux qui consacrait au culte du Créateur l’œuvre la plus majestueuse de là création. S’il se rencontre encore aujourd’hui quelques hommes chez lesquels il semble avoir survécu, le plus grand nombre malheureusement est insensible à tout ce qui ne peut s’évaluer en francs et en centimes. En présence d’une pareille disposition des esprits, peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de montrer comment les forêts, après avoir été l’instrument de notre émancipation, ont de tout temps été l’auxiliaire de l’agriculture, et sont encore aujourd’hui indispensables à son existence. Cette question a d’autant plus d’opportunité qu’une réaction marquée paraît depuis quelques années s’être manifestée en faveur des questions agricoles, autrefois si négligées. Pour que ce mouvement ne reste pas stérile, il faut connaître l’influence de la propriété forestière sur la propriété rurale. L’examen des lois spéciales qui les régissent l’une et l’autre permettra de préciser le rôle économique des forêts dans l’élaboration des produits de la terre tel qu’on commence à le comprendre, si nous en croyons quelques écrits récens, en France comme en Allemagne.


I

Le rôle des forêts sur la terre a commencé bien avant l’apparition de l’homme : c’est remonter un peu haut sans doute ; mais il n’en est pas moins utile de constater que leur première fonction a été de rendre notre planète habitable et de la préparer à recevoir son maître. Quand il parut, elles avaient déjà brisé le roc sous l’étreinte de leurs racines et fourni à ses élémens désagrégés les détritus qui devaient former la terre végétale ; elles avaient dépouillé l’atmosphère de l’énorme quantité d’acide carbonique qu’elle renfermait, et l’avaient transformée ainsi en air respirable. Les arbres entassés sur les arbres avaient déjà comblé les étangs et les marais, et enfoui avec eux dans les entrailles de la terre, pour nous le rendre, des milliers de siècles plus tard, sous forme de houille et d’anthracite, ce même carbone qui, alors si nuisible, devait, par cette merveilleuse condensation, devenir un jour une richesse si précieuse pour l’humanité. Grâce aux forêts, l’homme trouva donc sa demeure prête et sa subsistance assurée. Elles l’ont précédé comme une avant-garde indispensable, car partout où elles n’ont pas pris pied, il n’a jamais pu lui-même se fixer d’une manière permanente. Les vastes déserts de l’Afrique, les steppes de l’Asie, les pampas de l’Amérique méridionale et les solitudes glacées des pôles, restés rebelles à la végétation forestière, ont également résisté jusqu’à ce jour à toute tentative d’habitation.

C’est aux forêts que l’homme dut tout d’abord demander ses moyens d’existence. Exposé seul, sans défense, aux intempéries des saisons comme aux attaques d’animaux plus forts et plus agiles que lui, il dut y chercher son premier abri, en tirer sa première arme. Ce sont elles qui, pendant la première période de l’humanité, pourvoient à tous ses besoins : elles lui fournissent du bois pour se chauffer, des fruits pour se nourrir, des vêtemens pour se couvrir, des armes pour se défendre ; mais quand, après avoir appris à domestiquer les animaux, il demanda au régime pastoral un bien-être que les hasards de la chasse ne pouvaient plus lui donner, elles durent peu à peu céder la place aux pâturages. Pendant cette seconde phase néanmoins, elles couvrent encore une si grande étendue de terrains que le bois qu’elles produisent suffit et au-delà à toutes les exigences d’une population peu dense : les provisions séculaires amassées par elles semblent inépuisables, et personne encore ne songe à les protéger.

Enfin la propriété se constitue ; mais dans l’origine les procédés de culture, encore rudimentaires et privés de ce qui fait leur puissance, le travail et le capital, exigent de vastes étendues pour de bien maigres récoltes. Les forêts sont considérées comme un obstacle au développement de l’agriculture, le défrichement est une charge, et un sol dénudé a plus de valeur que celui qui est couvert des plus magnifiques futaies. Attaquées par le fer et le feu, elles sont chassées des plaines habitées et reléguées dans les montagnes solitaires, où elles ne sont pas même toujours à l’abri des exigences de plus en plus grandes d’une population croissante. Les conséquences de cette brutale imprévoyance ne tardent pas à se faire sentir. La pénurie de bois et les misères sans fin qu’elle traîne à sa suite, à une époque où l’absence de routes rend tout transport impossible, fait comprendre enfin l’importance de la propriété forestière et provoque des règlemens destinés à la protéger contre la ruine qui la menace. Ces règlemens, dont nous retrouvons les traces dans la législation romaine aussi bien que dans les coutumes barbares, substituent enfin un système d’exploitation régulière à la jouissance sans frein qui jusqu’alors était la règle. Ces mesures conservatrices, prises tardivement et quand le mal était déjà irréparable, furent néanmoins trop souvent inefficaces, et presque partout le défrichement continua ses progrès. Effectué sur une étendue plus considérable que celle qu’on pouvait cultiver avec fruit, il eut pour résultat de dénuder des terrains qui furent abandonnés au pâturage, ou pour jamais voués à la stérilité. Telle est l’origine des sept millions d’hectares de friches et terrains vagues qui sont encore aujourd’hui la honte de la France agricole.

Si, après avoir esquissé en quelques lignes le rôle des forêts dans les premiers jours de l’humanité, nous cherchons à nous rendre compte de celui qu’elles remplissent actuellement, nous voyons que, dans leurs rapports avec l’agriculture, il présente un double caractère : résultat d’un côté de l’action qu’elles exercent au point de vue climatologique, de l’autre des produits directs et matériels qu’elles fournissent. Du premier point dépendent les effets de leur influence sur le régime des eaux, sur la température, sur les courans atmosphériques et sur la salubrité publique. L’action des forêts sur le régime des eaux a été pour nous l’objet d’une première étude[1]. Il a été aisé de prouver que la présence des bois a, dans certaines conditions, pour effet de conserver les sources, de régulariser les cours d’eau, d’entraver la formation des torrens, et, le cas échéant, d’empêcher les inondations, ou tout au moins d’en diminuer les ravages. Nous avons montré quelle importance aurait pour nos départemens méridionaux le reboisement des montagnes qui les sillonnent, comment cette opération, tout en mettant en valeur des garigues improductives, favoriserait les irrigations, contribuerait au développement si désirable de la race bovine, et unirait, en facilitant la substitution de la stabulation au pâturage, par modifier complètement l’économie rurale de ces contrées. Nous ne reviendrons pas sur des faits déjà cités, et c’est en nous appuyant sur de nouveaux exemples que nous essaierons de montrer par combien de points les forêts intéressent l’économie agricole.

Il est constant d’abord que les forêts arrêtent les courans atmosphériques et en diminuent la violence. Elles agissent dans ce cas comme abri, et contribuent souvent à conserver à l’agriculture des terrains immenses, qui, sans elles, eussent été envahis par les sables, stérilisés par les vents de la mer, ou rendus improductifs par le souffle glacé du nord. Ce sont des plantations de pins maritimes qui seules ont pu fixer les dunes de Gascogne, arrêter un envahissement que tous les efforts avaient été impuissans à prévenir, et empêcher nos deux départemens des Landes et de la Gironde d’être un jour engloutis sous les flots de sable de cette marée toujours montante. N’est-ce pas aussi au déboisement des Cévennes, effectué sous le règne d’Auguste, que la vallée du Rhône doit d’être aujourd’hui exposée aux épouvantables rafales du mistral ? Ce vent, qui vient du nord-ouest, exerce de tels ravages que, dans l’origine, il fut regardé comme un fléau du ciel, et que la terreur des peuples lui dressa des autels et lui offrit des sacrifices. Dans une intéressante étude récemment publiée[2], M. Baude a montré comment des plantations effectuées dans les environs d’Anvers avaient pu, en corrigeant le régime atmosphérique, transformer en champs fertiles des sables jusque-là stériles : il y insiste sur la nécessité de suivre cet exemple dans le département de la Manche, aujourd’hui exposé aux coups de vent du nord-est, et où, suivant lui, l’extension du sol forestier est une condition indispensable de tout progrès agricole.

Dans certains cas aussi, les forêts ont sur la santé publique une influence des plus bienfaisantes. Quoique beaucoup moins général que le précédent, cet effet n’en est pas moins réel et constaté par de nombreux exemples. La Sologne, dont la stérilité et l’insalubrité sont aujourd’hui proverbiales, a été autrefois très boisée, et elle était alors un pays si prospère que François Lemaire, l’historien du duché d’Orléans, a pu dire : « Si la Beauce se trouve privée de tant de choses, la Sologne la récompense, car elle est abondante en prés, pâtis, bois de haute futaie, taillis, buissons, étangs, rivières, terres labourables portait blé, et méteil, et seigle[3]. » La dénudation d’un sol composé de sable pur ou d’argile compacte a stérilisé certaines parties et provoqué sur d’autres la formation des marais, cause première des fièvres endémiques qui désolent ce pays. Aussi le reboisement est-il considéré comme le principal remède à cette situation, et partout où il a été déjà effectué, il a produit les résultats les plus satisfaisans. On ne fera par là du reste que rendre à cette contrée son aspect primitif, car il résulte des documens historiques, aussi bien que des nombreux vestiges qu’on rencontre de toutes parts, que la région comprise entre Orléans, Bourges et Blois était autrefois couverte de vastes forêts, dont celles de Boulogne et de Chambord sont les restes imposans[4].

S’il est constaté que les massifs boisés contribuent à la conservation des sources, à la régularisation des cours d’eau, au maintien des terres sur les pentes ; s’ils fixent les sables mouvans, protègent les cultures contre la violence des ouragans ; si enfin ils rendent aux contrées marécageuses une salubrité qui leur manque, il faut en conclure que le déboisement doit avoir pour l’agriculture les conséquences les plus funestes, puisqu’il suffit souvent à rendre certaines contrées tout à fait inhabitables, et que par suite un reboisement bien entendu en améliorerait sensiblement la situation économique. Déjà si grande à ce premier point de vue, l’importance agricole des forêts paraîtra plus sérieuse encore si l’on considère les produits matériels qu’elles fournissent. Les bois sont, comme le blé, les légumes, les fruits, une production de la terre. Spontanée dans l’origine, la végétation forestière ne saurait plus, dans les pays peuplés et civilisés comme le nôtre, être abandonnée à elle-même. Il faut en effet, pour que les bois donnent les produits les plus Considérables et les plus utiles, que la culture vienne en activer la croissance, en favoriser le développement. Si l’on veut en empêcher la dégradation, il faut combler par des repeuplemens artificiels les vides qu’y font chaque année les exploitations. La sylviculture, qui comprend l’ensemble des travaux destinés à accroître la production ligneuse, est donc une branche de l’agriculture, et une branche d’autant plus précieuse qu’elle contribue à la mise en rapport des terrains mêmes qui paraissent les moins propres à la végétation. Il n’est pas en effet, sauf le roc nu ou l’argile pure, de sol si aride ou si marécageux, si brûlant ou si froid, si meuble ou si compacte, qui ne puisse convenir à la culture de quelqu’une de nos essences forestières. L’aune, le saule, le bouleau, prospèrent dans les terrains les plus humides, le pin sylvestre dans les plus secs, le chêne dans les plus forts ; le mélèze se plaît sur les sommets neigeux des Alpes, et les pins maritimes sur les sables salés de l’Océan. Il n’est pour ainsi dire pas un coin de notre globe dont la sylviculture ne puisse tirer parti. La forêt de Fontainebleau, dont quelques cantons sont à si juste titre admirés des touristes, repose, pour plus des deux tiers de son étendue, sur un sable siliceux presque pur (environ 97 pour 100 de sable et 3 pour 100 d’argile) que le défrichement transformerait inévitablement en désert. Les arbres, par leur couvert et leurs détritus, empêchent l’évaporation de la pluie et en retardent l’infiltration en augmentant l’hygroscopicité du sol ; mais qu’ils viennent à disparaître, et l’eau, pompée par le soleil ou pénétrant, à travers ces sables sans consistance, jusque dans les couches inférieures, fera totalement défaut à une végétation devenue impossible.

Cette merveilleuse propriété qu’ont les forêts de pouvoir prospérer sur les terrains les plus maigres a souvent été mise à profit par l’agriculture pour amender et préparer le sol à recevoir des céréales. En Sologne, elles font partie de l’assolement de certains domaines ruraux : le pin maritime s’y associe aux cultures qui conviennent spécialement à ces terrains de landes ; pendant vingt ou vingt-cinq ans, il leur fournit des détritus qui permettent d’y cultiver ensuite sans fumure et sans autre dépense que les façons aratoires, pendant un certain nombre d’années, du seigle et du sarrasin. Lorsque la terre est épuisée par cette série de cultures, de nouveaux semis de pins maritimes lui rendent sa fertilité et font de nouveau place, après vingt-cinq ans, au seigle et au sarrasin. Dans cette rotation, le pin maritime joue le rôle d’une jachère doublement productive, puisque, outre les matières ligneuses qu’il fournit, il donne au sol l’engrais qui lui est indispensable. Ses aiguilles sont en outre très recherchées comme litière pour les bestiaux et considérées comme supérieures à la paille. Le plus souvent la faculté d’enlever ces aiguilles dans les pineraies fait l’objet de clauses spéciales consignées dans les baux.

Les forêts sont destinées à pourvoir la société des bois de toute espèce dont elle a besoin, et moins qu’aucune autre industrie peut-être, l’agriculture peut se passer de bois. Supprimez les forêts, et vous n’avez plus ni abri, ni charrue : vos champs incultes ne suffisent plus à nourrir vos bestiaux errans ; du même coup vous avez tué l’agriculture. La disette de bois est une cause de misère extrême, dont M. Blanqui, dans un rapport sur la situation des départemens des Alpes présenté en 1843 à l’Académie des Sciences morales et politiques, a fait un tableau navrant. Il a vu les habitans de cette contrée déshéritée réduits à se chauffer avec de la bouse de vache desséchée au soleil, et à briser à coups de hache le pain que, faute de combustible, ils étaient obligés de cuire en une seule fournée pour l’année tout entière[5]. Sans le bois, que devient la vigne, cette culture française par excellence ? Ne sont-ce pas les châtaigniers qui donnent les échalas autour desquels viennent s’enrouler les ceps ? N’est-ce pas du chêne qu’on tire le merrain dont sont faits les tonneaux, et l’écorce du chêne-liège ne fournit-elle pas les bouchons destinés à conserver le précieux liquide ? Enfin n’est-ce pas le bois, quelle que soit son essence, qui met en action les nombreux alambics qui transforment le vin en eau-de-vie ? La vigne occupe aujourd’hui 2 millions d’hectares environ de notre territoire, qui peuvent produire, année moyenne, de 200 à 220 millions d’hectolitres. Qu’on réfléchisse à la perturbation qu’une pénurie de bois, même momentanée, apporterait directement à cette seule branche de l’agriculture.

L’abondance de la matière ligneuse est si favorable aux progrès agricoles que c’est par des concessions gratuites de bois dans leurs forêts que les seigneurs du moyen âge ont pu attirer sur leurs domaines les populations qui les ont mis en culture. Bien des communes de l’Alsace, de la Lorraine, de la Franche-Comté, n’ont pas d’autre origine que ces droits d’usage. Le bois n’est pas cependant le seul produit des forêts, et dans bien des pays les grands massifs d’arbres sont précieux encore à d’autres titres. Dans les Ardennes par exemple, le sartage est la base de l’agriculture. La partie septentrionale de ce département, qui comprend les arrondissemens de Rocroi et de Mézières, est couverte de montagnes boisées, abruptes, au sol argileux, compacte, humide et froid : elle est sillonnée par trois vallées ou plutôt par trois profondes crevasses, au fond desquelles roulent les eaux de la Meuse, de la Semoy et de la Sormonne : des villages se montrent partout où l’évasement des parois leur a permis de s’établir. Privé de terres arables, puisque la nature du sol n’en permet ni le défrichement ni la mise en culture, l’Ardennais, au moyen du sartage, demande aux forêts une subsistance qui sans elles lui ferait défaut. Après l’exploitation de la coupe annuelle, il répand sur le sol les ramilles, menues branches, ronces, épines, bruyères, etc., qui restent après l’enlèvement des bois ; il y met le feu par un temps très sec de juillet ou d’août, et sème en septembre du seigle qu’il recouvre d’un léger labour. Ainsi ameubli par la chaleur, pourvu, par l’incinération des végétaux, des sels qui lui manquaient, le terrain peut donner de 15 à 18 hectolitres de seigle par hectare et de 3,000 à 4,000 kilogrammes de paille de première qualité, qui sont une ressource importante pour ces populations si peu favorisées.

Dans le Bas-Rhin, c’est aux forêts que le petit cultivateur demande la litière de ses bestiaux, et ce sont les feuilles mortes tombées des arbres qui remplissent cet office. Dans ce département, où la propriété a atteint une division telle que la plupart des parcelles n’excèdent pas 30 ares, on s’adonne surtout à la culture des plantes industrielles, telles que le houblon, la garance, le tabac, culture fort épuisante, comme chacun sait, et qui exige beaucoup de main-d’œuvre. Ne possédant pas de paille ou vendant au dehors le peu qu’ils en récoltent, les petits propriétaires trouvent dans les feuilles mortes une litière suffisante pour faciliter l’entretien de deux ou trois têtes de bétail et procurer l’engrais qui leur est indispensable. L’enlèvement des feuilles mortes se fait aujourd’hui sur une si grande échelle que sur plusieurs points l’existence même des forêts en est compromise. Le sol, périodiquement dépouillé de son engrais naturel, s’appauvrit peu à peu, et la végétation n’y trouve déjà plus les élémens nutritifs dont elle a besoin. Dans le Morvan, partie qui comprend le bassin supérieur de l’Yonne et de ses affluens, les bois, constituent la culture principale, les autres ne sont qu’accessoires. En général peu fertile, le sol n’y donne quelques produits que par suite du grand nombre d’animaux de service entretenus pour le transport des bois. Il n’existe en quelque sorte pas une seule exploitation rurale qui n’ait été créée en vue des travaux divers qu’exigent les forêts.

De tous côtés se montre l’action des forêts dans l’élaboration des produits agricoles : ici, c’est le fruit du hêtre, la faîne, dont l’huile si estimée devient, dans les années de semence, une source de bien-être pour les populations riveraines ; là, c’est le gland, qui offre aux porcs l’aliment qu’ils préfèrent et qui les engraisse ; ailleurs enfin, c’est le pâturage, qui, exercé avec sagesse dans les parties où les arbres sont assez âgés pour n’avoir plus rien à redouter de la dent du bétail, peut donner de très grands bénéfices. Enfin ce qui doit unir plus étroitement les forêts à l’agriculture, c’est le travail même qu’elles procurent aux populations rurales, ce sont les industries de toute nature qu’elles provoquent, et qui dans nombre de pays ont donné naissance à des communes quelquefois très importantes[6].

Les travaux dans les forêts s’effectuent pendant l’hiver. Les bois coupés pendant cette saison sont d’une plus longue durée quand ils sont mis en œuvre, et ont une plus grande puissance calorifique quand ils sont employés au chauffage que s’ils avaient été abattus pendant que la végétation est en pleine activité. Les forêts offrent donc aux ouvriers des campagnes un travail assuré précisément au moment où le chômage commence pour eux dans les champs. Grâce à elles, les attelages, inactifs pendant la morte saison, trouvent dans le transport des bois un emploi fructueux, et deviennent l’occasion de bénéfices considérables. Le bûcheron commence son travail vers le mois de novembre pour le terminer à la fin de mai ; il abandonne alors la hache et la scie pour la faux, l’abatage et le façonnage du bois pour la moisson. C’est un curieux sujet d’études que cet homme, qui vit la moitié de sa vie en forêt, qui fait tomber sous les coups de sa cognée ces géans de la végétation, qui les débite en pièces de charpente ou en bois de chauffage, qui les schlitte sur les flancs des montagnes[7] jusqu’au fond des vallées, où seulement les voitures peuvent venir les prendre, qui prépare enfin pour notre usage ce bois que nous voyons flamber dans notre cheminée, sans nous douter au prix de quels efforts il a pu être mis à notre portée. Le bûcheron est ordinairement entouré de sa famille, dont chaque membre, dans la limite de ses forces, participe à ses travaux : l’un coupe les branches ou façonne les fagots, l’autre empile les bûches pendant que sa femme, accroupie près du feu, prépare pour tous un frugal repas. Les véritables bûcherons, ceux qui font du travail du bois leur métier à peu près exclusif, qui, après avoir abattu l’arbre, le convertissent en charbon, le débitent en planches ou en fabriquent des sabots, ne quittent guère la forêt ; ils y passent la nuit dans des baraques en bois, établies sur le lieu même de leurs travaux avec des pièces de bois prises dans la coupe ; ils suivent les exploitations, et se transportent chaque année avec leurs outils sur les points où le travail les appelle. Il n’en est pas de même de ceux qui ne sont bûcherons qu’accidentellement, et qui ne s’éloignent pas des forêts voisines de leur domicile : ceux-ci rentrent au village presque tous les soirs, et ils y rapportent des copeaux, des bois morts, des menus bois, qui font en quelque sorte partie de leur salaire, et qui suffisent à leur chauffage pendant l’année tout entière. Il n’est pas difficile de comprendre quelle heureuse influence une vie aussi active doit avoir sur la moralité de ces hommes, chez lesquels on ne retrouve aucun des vices qui dégradent l’ouvrier des villes.

Enfin les forêts rendent un dernier service à l’agriculture, celui d’orner le paysage : il semble au premier abord qu’à ce titre elles ne devraient intéresser que l’artiste ou le citadin en vacances ; mais, si en embellissant la campagne les forêts la font aimer, il faut bien que l’économiste lui-même se préoccupe d’un sentiment qui agit puissamment sur la population rurale. Les bois donnent partout un air de vie et de gaieté qui épanouit l’âme humaine en la fortifiant, et dont on ne se rend bien compte qu’en présence de l’aspect triste et morne qu’offrent les champs privés d’arbres. L’Europe entière connaît le panorama Unique au monde qui se déroule devant le spectateur placé près du moulin de Longchamps. Supprimez par la pensée le bois de Boulogne, que vous avez à votre gauche, les forêts de Fausse-Repose et de Ville-d’Avray, qui couronnent les coteaux depuis Suresnes jusqu’à Versailles, celle de Meudon, qui s’élève derrière le viaduc, sur les hauteurs de la rive gauche : que restera-t-il de ce splendide paysage ? Des champs grillés par le soleil, blanchis par la poussière, des maisons sans ombre et sans abri qui vous feraient regretter la ville et son horizon rétréci les jours mêmes où la canicule fond sous nos pieds le bitume des boulevards. La beauté du paysage a de tout temps été pour les Anglais et les Américains l’objet des plus vives préoccupations ; c’est au point qu’il n’existe pour ainsi dire pas chez eux un seul traité d’agriculture où il ne soit question de l’effet des forêts ou des bouquets d’arbres sur le scenery. Tandis que nous ne songeons, nous, qu’à embellir nos villes, ils ne pensent, eux, qu’à orner leurs campagnes, et cela se conçoit, car elles sont leur séjour habituel, et ils se hâtent d’y retourner dès que leurs affaires ne les retiennent plus à la ville : chez nous, c’est l’inverse ; au lieu d’être l’habitation ordinaire, la campagne n’est le plus souvent pour nous qu’un pied-à-terre. Pour qu’aux yeux de gens aussi positifs cette question ait une telle importance, il faut qu’elle soit en réalité moins futile qu’elle ne paraît d’abord, et qu’elle présente un côté utile et sérieux : peut-être en effet ne faut-il pas attribuer à une autre cause qu’à la monotonie de nos plaines dépouillées l’absentéisme qui est une des plaies de notre agriculture, et il est hors de doute que la présence de forêts convenablement disposées parviendrait à retenir chez eux nombre de propriétaires qui ont hâte de quitter leur triste domaine aussitôt qu’ils ont touché leur fermage.

Des différens services que nous venons d’énumérer, et dont l’agriculture est redevable à la propriété forestière, il en est plusieurs sans doute qui sont peu en harmonie avec les procédés d’une culture perfectionnée, et que, dans l’intérêt même du sol forestier, il serait désirable de voir cesser. Le cultivateur normand par exemple hausserait probablement les épaules de pitié si on voulait lui persuader de fumer son champ avec des feuilles mortes, et le fermier anglais est trop bon calculateur pour envoyer jamais ses bestiaux paître la maigre herbe qui pousse dans les bois, et se priver ainsi de l’engrais précieux qu’ils fournissent. Il eût été également préférable que, sur bien des points, il n’eût pas été constitué de droits d’usage, car ils ont souvent contribué à faire mettre en culture des terrains naturellement pauvres, qu’il eût été plus avantageux de maintenir en nature de bois ; mais enfin, dans les conditions actuelles de notre agriculture, les forêts sont pour elle un auxiliaire indispensable. Quand, par suite des progrès qu’elle fait tous les jours, ces pratiques vicieuses auront été abandonnées, les forêts trouveront naturellement leur place partout où elles doivent donner un revenu supérieur à celui des terres arables, et partout où elles pourront exercer une influence utile au point de vue climatologique. Bien des terrains vagues, impropres à toute autre culture, devront alors être reboisés ; en revanche, bien des forêts de plaine pourront être avantageusement défrichées et consacrées à l’agriculture. C’est alors seulement que, chaque partie du territoire se trouvant affectée à la destination qui lui convient le mieux, et qui concourt le plus à la prospérité générale, le pays se trouvera porté à son maximum de production.


II

En présence des services importans que rend la propriété forestière, on a peine à comprendre qu’elle n’ait pas trouvé dans son utilité même une sauvegarde contre les dévastations dont de tout temps elle a été victime. L’exemple de la Grèce et de l’Espagne, stérilisées par des défrichemens inconsidérés, n’a pu préserver la Sologne ni la Champagne du même sort, qui menace également une grande partie de la France méridionale. La fureur de destruction qui anime parfois les populations, aveuglées par la perspective d’une jouissance immédiate, se réveille surtout dans ces heures de crise où l’avenir paraît incertain, où tout sentiment de prévoyance s’évanouit devant les dangers du moment. Si nos luttes politiques ont semé tant de ruines de tous côtés, c’est bien certainement la propriété forestière qui en a le plus cruellement ressenti le contrecoup, car les atteintes qu’elle a subies ne sont pas de celles qui se réparent facilement. « A la révolution, dit M. Michelet dans son Histoire de France, la population commença d’ensemble cette œuvre de destruction. Ils escaladèrent, le feu et la bêche à la main, jusqu’aux nids des aigles, cultivèrent l’abîme, pendus à une corde. Les arbres furent sacrifiés aux moindres usages : on abattait deux pins pour faire une paire de sabots. En même temps le petit bétail, se multipliant sans nombre, s’établit dans la forêt, blessant les arbres, les arbrisseaux, les jeunes pousses, dévorant l’espérance. La chèvre surtout, la bête de celui qui ne possède rien, bête aventureuse qui vit sur le commun, fut l’instrument de cette dévastation démagogique, la terreur du désert… » Quoique moins désastreuses pour les propriétés boisées que les premiers temps de la révolution, les années 1830, 1848, 1851, sont également pour elles des dates fatales qui ont marqué leur passage en caractères qui n’ont pas encore disparu.

Plusieurs causes, à nos yeux, contribuent à développer cette tendance à la dévastation des forêts, qui se manifeste dans toutes les crises révolutionnaires. La première, c’est que lorsque les forêts couvraient la plus grande partie du territoire, elles étaient un obstacle au développement de l’agriculture, et le défrichement était considéré comme un bien. Les seigneurs, qui pendant la féodalité n’y avaient cherché que le plaisir de la chasse, loin d’en restreindre l’étendue, s’étaient efforcés, au moyen du droit de garenne, de l’accroître aux dépens des terres de leurs vassaux. Ce droit, qui interdisait à ceux-ci la faculté de défendre leurs propriétés contre les ravages incessans du gibier, resta en vigueur jusque vers 1270, et fit tomber entre les mains des seigneurs les terres, devenues incultes, que leurs détenteurs avaient été contraints d’abandonner. Pour le paysan, les forêts étaient donc une véritable calamité, une cause de maux de toute nature, et le souvenir des souffrances passées n’a peut-être pas été étranger au sentiment qui le faisait agir quand il déboisait le sol. A. voir son acharnement, on eût dit que la forêt était le dernier lien qui le rattachait au régime d’autrefois, et qu’en la faisant disparaître, il consacrait son affranchissement d’une manière irrévocable.

Un second motif qui pousse au défrichement, c’est le désir égoïste de jouir sans peine ni mesure des richesses transmises par les générations passées. Un sol qui a été longtemps boisé a accumulé une grande quantité de détritus végétaux qui permet d’en tirer sans fumure une récolte abondante pendant plusieurs années. Le produit ne tarde pas cependant à devenir tout à fait nul, si l’on ne prend le soin d’entretenir cette fertilité par de nouveaux engrais. Aussi est-ce un bien pauvre calcul que de défricher un terrain quand on manque des capitaux nécessaires pour le faire valoir. Cette opération, toujours fâcheuse quand le sol est peu propre à l’agriculture, est souvent une mauvaise spéculation, même sur les terres les plus fertiles. Nous connaissons telles forêts, situées dans les parties les mieux cultivées de France, dont le revenu en bois est supérieur à celui des meilleures terres arables de la localité, et dont le défrichement serait par conséquent préjudiciable à l’intérêt général. Quoi qu’il en soit, ce ne sont pas aujourd’hui les terres qui font défaut à l’agriculture, ce sont les capitaux, si malheureusement détournés en ces dernières années vers les spéculations industrielles. Défricher les forêts, quand on manque du capital nécessaire pour mettre en valeur le sol qui les supporte, c’est fournir un nouveau contingent au chiffre déjà si élevé de nos terrains en friche. La Bretagne, la Sologne, la Champagne, la Provence, autrefois très boisées, ont été, par le défrichement, transformées, dans certaines parties, en déserts improductifs. Le reboisement est aujourd’hui le seul moyen de leur rendre leur ancienne prospérité.

Nous trouvons enfin dans la nature même de la propriété forestière un autre motif du peu de respect dont elle est l’objet de la part des populations. Les forêts en effet croissent spontanément ; ou à peu près ; elles n’exigent ou du moins n’ont exigé pendant longtemps l’incorporation d’aucun travail ni d’aucun capital : elles n’avaient donc pas jusqu’alors subi cette consécration qui constitue la propriété. Bien longtemps avant que Charles Comte, et après lui Bastiat, nous eussent appris que le travail, antérieur ou actuel, est le seul principe véritable de la propriété, l’instinct public l’avait pressenti, et, faisant peu de cas du droit de premier occupant, il se refusait à admettre que la forêt, dont la création n’avait exigé aucun effort, pût appartenir à quelqu’un. Elle devait donc, d’après lui, être à tout le monde, et tout le monde devait avoir le droit d’y puiser le bois dont il avait besoin. Les forêts furent ainsi pendant fort longtemps considérées par tous comme la propriété du corps social, et c’est pour ce motif qu’elles sont restées jusque dans ces derniers jours entre les mains du roi, des communes, des couvens ou des seigneurs, qui représentaient tous plus ou moins un intérêt collectif. Elles ne sont devenues propriétés particulières qu’à la suite de donations ou d’aliénations, et ce n’est guère que depuis 89 qu’elles sont entrées d’une manière absolue dans la circulation au même titre que celles-ci.

Ajoutons du reste, comme le fait avec raison remarquer M. Guillaume Roscher dans son essai sur le principe de l’économie forestière, que la nécessité d’une appropriation privée était pour les forêts beaucoup moins flagrante que pour les terres arables. Dans l’origine en effet, la jouissance des terrains de chasse et des pâturages était commune, comme elle l’est encore aujourd’hui pour les Indiens du Nouveau-Monde ou les squatters australiens ; mais, lorsqu’on commença à cultiver la terre, il fallut bien garantir la propriété des moissons à ceux qui avaient fait les semailles, et celle du sol à ceux qui avaient fait les travaux nécessaires pour le rendre fertile. Pour les forêts, il n’en fut pas ainsi ; la jouissance commune, qui ne compromettait en aucune façon leur existence tant qu’elle n’arrivait pas à l’abus, continua d’être la règle. Elle existait chez les barbares, et se perpétua par les droits d’usage lorsque les seigneurs s’emparèrent de ces propriétés. Aujourd’hui encore l’affouage dans les forêts communales n’est pas autre chose que la jouissance commune mise en harmonie avec nos institutions actuelles. Les bois n’y sont pas vendus au profit de la caisse municipale, mais ils sont partagés en nature entre les habitans pour, être employés par eux à leur usage personnel.

Ce caractère de jouissance commune, qui, pendant tant de siècles, a été le trait distinctif de la propriété forestière, joint à la persuasion qu’elle ne pouvait appartenir à personne, mais qu’elle devait être à tous, a eu pour elle, comme nous l’avons dit, les plus fâcheuses conséquences, et a puissamment contribué au développement des nombreux délits dont elle est journellement victime. On ne saurait croire en effet combien est répandue cette idée, que le délit forestier n’est pas un vol, et combien il se trouve de gens qui, trop scrupuleux pour prendre un épi dans un champ cultivé, n’hésitent pas à abattre et à s’approprier les plus beaux arbres de la forêt voisine. Et, chose plus grave encore aux yeux de bien des personnes, ces délinquans sont presque excusables ; les tribunaux eux-mêmes semblent partager l’erreur générale et se montrent quelquefois à leur endroit d’une indulgence inexplicable. L’administration forestière, à qui est confiée la gestion des bois de l’état et des communes, voit trop souvent ses efforts impuissans se briser contre une si déplorable prévention. À entendre les attaques dont elle a toujours été l’objet et qui se sont produites jusque dans nos assemblées législatives, on dirait vraiment que les intérêts qu’elle défend ne méritent aucune protection, et que les maraudeurs qu’elle poursuit sont seuls dignes de toutes les sympathies.

Pour bien apprécier les services qu’elle rend, à ne parler pour le moment que de la répression des délits, il faut avoir suivi le garde forestier dans les différentes phases de ses utiles fonctions. Moyennant un traitement annuel de 500 fr., ce modeste préposé est chargé de la surveillance exclusive d’une étendue de forêt qui varie ordinairement de 400 à 600 hectares, mais qui s’élève quelquefois bien au-delà. Les plus heureux, logés en maison forestière, habitent avec leur famille au milieu des bois ; les autres résident au village le plus voisin de leur triage. Outre les opérations forestières et les travaux divers auxquels ils sont tenus de concourir, ils ont à surveiller jour et nuit la forêt confiée à leur vigilance, et à y constater, sous leur responsabilité personnelle, les délits qui pourraient y être commis. Se rend-on bien compte du courage et du sang-froid nécessaires à de pareilles fonctions ? On admire avec raison la bravoure de nos soldats, on applaudit avec enthousiasme à leurs actes héroïques ; mais, sans chercher à en diminuer le mérite, on doit tenir compte de l’exaltation que produisent l’entraînement de l’exemple, l’amour-propre surexcité, l’odeur de la poudre, l’attrait même du danger. Rien de semblable pour le garde forestier : son courage à lui n’a rien de commun avec cette furia francese, souvent un peu théâtrale et parfois éphémère ; c’est au contraire un courage calme, froid et de tous les instans. Toujours seul, loin de toute habitation, le plus souvent même loin de toute route fréquentée, il n’a pour mobile que le sentiment de son devoir ; s’il y a lutte, il n’a pas de public pour l’applaudir, et s’il succombe, il n’a personne pour lui porter secours. Il faut avoir vécu au milieu de ces hommes modestes pour savoir ce dont ils sont capables, car leurs hauts faits à eux ne sont pas consignés dans les journaux, et à moins de circonstances vraiment exceptionnelles, aucune décoration ne vient les en récompenser. — Nous avons connu un brigadier forestier, mort aujourd’hui, qui surprit un jour, dans l’endroit le plus reculé du bois qu’il surveillait, un délinquant occupé à abattre un arbre. Avant qu’il eût eu le temps de faire aucun mouvement, cet homme s’était élancé sur lui, l’avait terrassé, et un genou sur la poitrine, la hache levée sur sa tête, il voulait exiger de lui la promesse de ne pas lui faire de procès-verbal pour le délit qu’il commettait, le menaçant de mort s’il refusait. « Si tu me tues, répondit le brigadier, je ne te ferai certainement pas de procès-verbal ; mais si tu ne me tues pas, tu en auras un. » Il ne fut pas tué, et le procès-verbal fut dressé ; mais le garde n’y mentionna pas même ce fait, qu’on ne connut que beaucoup plus tard, par l’indiscrétion même de l’auteur de cet attentat.

Nous avons vu, dans le département du Bas-Rhin, un garde qui, nommé il y a une vingtaine d’années à un poste où quatre de ses prédécesseurs avaient été successivement assassinés dans l’exercice de leurs fonctions, parvint seul, par son énergie et son exemple, à déraciner complètement les habitudes de pillage autrefois invétérées dans sa commune, et à transformer entièrement le genre de vie de ses habitans : de maraudeurs ils se firent cultivateurs, et s’en trouvèrent si bien que le nombre des délits constatés, de 800 qu’il avait été dans la première année, était en dernier lieu tombé à 4 ; les travaux des champs leur procuraient un bien-être toujours croissant, dont leur existence primitive ne pouvait même leur donner aucune idée.

Avec une organisation mieux entendue, les services que pourraient rendre les gardes forestiers s’étendraient bien au-delà d’une simple surveillance. Si en effet, ainsi que l’avait prescrit l’ordonnance réglementaire de 1827, on avait créé, comme en Allemagne, des écoles de gardes, au lieu de les recruter parmi les sous-officiers de l’armée, il eût été facile de joindre à l’enseignement professionnel les notions les plus essentielles de la science agricole et de leur faire connaître les méthodes pratiques de culture les plus convenables suivant les localités. Une fois dans le service, ils auraient appliqué ces principes aux terrains qu’on leur abandonne ordinairement pour leur usage, et auraient contribué par leur exemple à répandre dans les campagnes les procédés d’une culture plus avancée et à propager l’emploi d’instrumens perfectionnés.

La répression des délits dans les forêts tend cependant à devenir de jour en jour plus générale, à mesure que la civilisation fait des progrès et que les voies de communication se multiplient. Ce résultat eût toutefois été atteint beaucoup plus rapidement, si la loi elle-même ne paraissait avoir été faite sous l’impression de l’idée qu’à raison de leur croissance spontanée, les forêts sont en dehors du droit commun, et si elle n’avait pas craint d’imprimer au délit forestier le cachet de vol dont elle a caractérisé tous les autres attentats à la propriété. En étudiant en effet les différentes dispositions du code forestier, on s’aperçoit bientôt que les délits sont moins sévèrement punis quand ils sont commis dans les bois que dans toutes les autres propriétés. Non-seulement on n’indemnise en aucune façon le propriétaire d’une forêt, obligé, contre son gré et dans un intérêt général, de la conserver dans cet état, quand même il trouverait avantage à la défricher, mais on fait encore peser sur lui des charges exceptionnelles. Ainsi les forêts, comparativement aux terres arables situées dans les mêmes conditions, sont toujours plus lourdement imposées ; la partialité des répartiteurs à leur égard est telle que l’impôt s’élève souvent, pour elles à 40 pour 100 de leur revenu. Elles participent en outre à bien des charges communales dont elles n’ont aucun bénéfice à attendre[8]. Comme les autres propriétés, elles contribuent, par les centimes additionnels dont elles sont frappées au prorata du chiffre de la contribution foncière, à l’entretien des chemins vicinaux, et cependant, lorsqu’elles veulent utiliser ces chemins pour le transport des bois, elles doivent payer à part les dégradations qui peuvent en résulter. La production moyenne de l’hectare boisé n’est cependant pas supérieure en poids à celle de toute autre culture : elle ne dépasse guère 2,500 ou 3,000 kilogrammes, tandis que celle de l’hectare cultivé peut s’élever à 4,000 kilogrammes et au-delà pour le froment, en y comprenant la paille, et à 4,500 kilogrammes s’il s’agit de pommes de terre. Le nombre de colliers qu’exigent ces cultures pour la fumure, le labour, la moisson, est en outre beaucoup plus considérable que celui que demande le simple transport de la production ligneuse de l’hectare de bois. Si donc les impôts spéciaux affectés à l’entretien des chemins vicinaux sont suffisans pour cet objet quand il s’agit de terres arables, à plus forte raison devrait-il en être de même pour les forêts, et si leur viabilité ne peut être assurée que par des réparations extraordinaires, on a peine à comprendre qu’on les laisse exclusivement à la charge de ces dernières quand les premières présentent des causes de dégradation beaucoup plus sérieuses. Qu’on ajoute aux conditions d’infériorité que nous venons d’énumérer l’élévation des tarifs de navigation et l’exagération des droits d’octroi à l’égard de la matière ligneuse, et l’on comprendra que, si l’ignorance et l’imprévoyance sont les causes premières de la disparition des forêts communales ou domaniales, c’est à l’insuffisance du revenu que donne la propriété boisée, due surtout à la législation qui la régit, qu’il faut en partie attribuer les défrichemens si nombreux aujourd’hui des forêts particulières. D’autres circonstances tendent cependant, comme on va le voir, à produire le même effet.


III

La France, on l’a dit souvent et l’on ne saurait trop le répéter, est un pays essentiellement agricole. Mieux partagée qu’aucun autre sous le rapport du sol et du climat, elle donne les produits les plus divers et possède le monopole de quelques-uns des plus précieux : telle est la vigne par exemple, car les vins qu’elle fournit laissent bien loin derrière eux ceux de toute autre contrée. Il semblerait que, dans des conditions aussi exceptionnelles, la nation eût dû s’attacher à profiter le plus possible de ses avantages naturels, et tourner tous ses efforts vers la production agricole, qui lui eût donné amplement de quoi se procurer par l’échange les objets que d’autres peuples pouvaient eux-mêmes produire à de moindres frais. C’eût été le moyen le plus simple et le moins onéreux de nous pourvoir de fer, de certains tissus, de houille et d’une foule de choses que nous sommes peut-être moins aptes que d’autres à nous procurer directement. Au lieu de suivre cette marche si naturelle, nos législateurs en ont pris le contre-pied, et, trouvant que la nature avait mal réparti ses dons, ils ont imaginé de vouloir réparer son oubli. Tous leurs efforts paraissent n’avoir eu d’autre but que de décourager l’agriculture et de la sacrifier à l’industrie. Établi dans l’intention de favoriser cette dernière, notre système douanier a, par l’appât de bénéfices exceptionnels, attiré vers elle les bras et les capitaux, et fait le vide dans les campagnes, désertées par les travailleurs et appauvries par la spéculation. L’agriculture s’est trouvée par là doublement lésée, car d’un côté les capitaux dont elle eût profité lui ont été enlevés par l’industrie, de l’autre la protection accordée aux produits industriels a empêché par contrecoup les produits agricoles de trouver un débouché sur les marchés étrangers. Grâce à ce mécanisme ingénieux, on est parvenu à tarir chez nous la source naturelle de nos richesses pour créer à grands frais d’autres engins de production qui n’ont pas encore osé affronter le grand air de la liberté, et pour comble d’inconséquence, en voyant l’usure dévorer nos campagnes dépeuplées et leurs habitans affluer vers les villes, on a la naïveté de s’étonner d’un résultat qu’on a tout fait pour provoquer, et auquel on cherche maintenant à remédier par des moyens artificiels de toute nature. Les forêts se sont vivement ressenties d’un état de choses si anormal, car la pénurie des capitaux, en entravant les progrès agricoles, a contribué, dans bien des départemens, à conserver, comme base de l’économie rurale, le régime pastoral, si contraire, comme nous l’avons vu, à la prospérité du sol forestier.

Les motifs qui doivent faire désirer soit le reboisement d’un terrain dénudé, soit le maintien d’une forêt en nature de bois, dépendent, comme nous l’avons dit, du double caractère que nous avons reconnu à la propriété forestière, et ne peuvent être que la conséquence ou de son action au point de vue climatologique, ou du revenu qu’elle peut procurer. De là résultent d’un côté la nécessité de conserver boisées les parties qui, dans cet état, doivent avoir sur le régime des eaux ou la salubrité une influence salutaire, de l’autre l’avantage, au point de vue pécuniaire, de consacrer à la culture forestière les terrains dont aucune autre ne pourrait tirer un parti plus avantageux. En ce qui concerne le premier point, on ne saurait contester qu’il touche à l’intérêt général beaucoup plus encore qu’à l’intérêt particulier. Les propriétaires des forêts situées dans ces conditions peuvent bien à la rigueur profiter, dans une certaine mesure, des effets généraux qui résultent de leur présence ; mais ils n’en profitent pas assez pour que ce motif seul puisse les engager à les conserver en nature de bois, s’ils trouvent d’ailleurs un avantage quelconque à les transformer. Qu’importe au surplus au propriétaire d’un bois situé sur les plateaux que les rivières débordent dans les plaines, qu’elles transportent jusqu’à leur embouchure les terres enlevées sur leur passage, qu’elles entravent la navigation par leurs atterrissemens, ou forment des marais qui promènent la mort au milieu des populations riveraines ? N’écoutant que son intérêt, il n’hésite pas un instant à détruire sa forêt, s’il trouve dans cette opération le plus léger bénéfice. Pour qu’il se décidât à la conserver, il faudrait donc qu’elle lui procurât, comme telle, un revenu supérieur à celui qu’il retirerait des autres cultures ; mais cette condition même, qui peut être suffisante à une époque et dans des circonstances déterminées, n’agit malheureusement pas d’une manière assez générale pour garantir à jamais la société contre les défrichemens qui lui sont préjudiciables. L’histoire nous apprend en effet que la disparition des forêts ne s’est pas bornée aux parties qu’on pouvait cultiver avec avantage, mais qu’elle s’est étendue à des montagnes arides qui ont été stérilisées, et à des plaines impropres à toute autre production que le bois, et qui ont été par là transformées en déserts. On a bien essayé d’arrêter le mal par des lois qui prohibèrent les défrichemens, mais ces lois, qui nécessitaient l’ingérence toujours fâcheuse de l’état dans la gestion des propriétés privées, ont eu l’inconvénient plus grave encore d’être inutiles. Jamais elles n’ont pu empêcher un défrichement de s’effectuer quand le propriétaire y trouvait son avantage, et la longue suite des ordonnances royales et des arrêts du parlement, rendus depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, afin de sauvegarder la propriété forestière, n’a servi qu’à constater l’impuissance de l’action légale en cette matière. C’est que les forêts, pas plus que les autres propriétés, ne peuvent se soustraire aux lois économiques qui les régissent, et que, par leur nature même, elles ne sauraient convenir à l’appropriation privée.

Ce qui dans toutes les industries donne à l’action individuelle une grande supériorité sur l’action gouvernementale, c’est l’esprit d’initiative qui la caractérise. La mobilité des opérations, la multiplicité des transactions, la transformation des produits, la rapidité de leur transport sur les points où ils sont demandés, ne s’accommodent pas de la régularité et de la lenteur calculée des administrations publiques. Le propriétaire privé, toujours à l’affût des besoins qui se manifestent, se tient prêt à les satisfaire. Sa boussole, c’est son intérêt ; c’est son intérêt qui tantôt lui fait courir les chances d’une opération aléatoire, tantôt lui conseille une prudente réserve. La ruine est la sanction pénale de son manque d’aptitude ou de sa négligence ; la fortune est la récompense de l’exactitude de ses calculs et de son habileté. La société peut donc s’en rapporter complètement à l’industrie particulière pour faire face à toutes les exigences qui peuvent être satisfaites aussitôt qu’elles se manifestent jamais dans ce cas cette industrie ne lui fera défaut ; mais il ne saurait en être ainsi lors qu’il s’agit de produits dont la longue élaboration exige un esprit de suite qui lui manque d’ordinaire. C’est en cela surtout que la production ligneuse se distingue essentiellement de la production agricole. Il suffit de quelques mois pour faire fermer le grain, développer la plante, mûrir l’épi et livrer le blé au commerce. Les fourrages, les racines, les légumes n’exigent pas plus de temps, et si la vigne est moins prompte, du moins peut-on être sûr de ne pas attendre au-delà de quelques années les produits qu’elle fournit. Dans ces conditions, il est très facile à l’agriculteur de parer à toutes les éventualités et de s’adonner plus spécialement à la production qui lui donne le plus de bénéfices, c’est-à-dire à celle dont la société a le plus besoin. Les lois de l’offre et de la demande sont pour lui un régulateur infaillible. Qu’une récolte vienne à manquer, la hausse du blé lui fait augmenter l’année suivante l’étendue des terrains emblavés et combler par là les vides opérés dans les réserves. Que son prix vienne au contraire à s’avilir, il trouvera bénéfice à cultiver des plantes fourragères et à élever du bétail. Ce sont ces oscillations continuelles, résultat du jeu des intérêts particuliers, qui finissent, sous le régime de la liberté, par apporter cette stabilité si nécessaire aux intérêts de tous.

Rien de semblable pour les produits ligneux à cause du temps qu’ils exigent pour acquérir les qualités qui les font demander. Il faut à la nature de vingt à vingt-cinq ans pour produire la bûche qui pétille dans l’âtre, de cent cinquante à deux cents ans pour élaborer la quille du navire qui nous porte ou la poutre du toit qui nous abrite. Ces produits sont l’œuvre du temps, et dès lors les lois de l’offre et de la demande sont impuissantes à garantir à la société un approvisionnement continu. Comment en effet attendre que la demande se manifeste, si l’offre ne peut y répondre qu’un siècle du deux plus tard ? Il importe donc, puisque la société a besoin de bois, que les forêts soient aménagées de manière à en fournir annuellement à peu près la même (quantité, de manière à éviter les souffrances qui seraient la conséquence inévitable d’une pénurie éventuelle. Le but de la sylviculture est précisément d’assurer cette régularité si précieuse pour tous, mais que les forêts particulières, soumises à tous les hasards de la spéculation, sont impuissantes à procurer, car l’approvisionnement constant des marchés en matières ligneuses ne saurait en aucune façon se concilier avec les vicissitudes si diverses de la propriété privée.

Si la liberté est la condition première de la prospérité de l’agriculture, la stabilité est indispensable à l’existence même des forêts. La facilité avec laquelle elles se dénaturent, la difficulté de les reconstituer, le temps qu’elles exigent pour donner des produits, en font une propriété d’une nature toute spéciale. La superficie qu’elles couvrent fait partie intégrante de leur constitution ; une fois qu’elle est enlevée, la forêt elle-même n’existe plus, et c’est pour ce motif que la société du Crédit foncier a limité au tiers de leur valeur le maximum des avances qu’elle fait sur les propriétés boisées, tandis que pour les autres elles peuvent atteindre la moitié. Les spéculations, les partages sont pour elles une cause inévitable de ruine. Une forêt divisée entre plusieurs héritiers est une forêt à peu près perdue ; chacun des morceaux qui, joint aux autres, formait un tout homogène est incapable, une fois isolé, de donner un revenu régulier, et le défrichement devient souvent le seul moyen d’en retirer quelque profit. C’est comme une machine dont les différentes pièces appartiendraient à des propriétaires différens : une fois qu’elles ne concourent plus ensemble à un même but, elles ne représentent plus que la valeur intrinsèque du métal dont elles sont faites. Si l’on réfléchit que trois générations à peine nous séparent de 89, et que jusqu’à cette époque les forêt particulières, restées presque toutes entre les mains des seigneurs, s’étaient, sous l’empire du droit d’aînesse, transmises de père en fils sans se démembrer, on ne peut méconnaître, en voyant leur état actuel, que nos institutions ne leur aient porté un coup fatal. La plupart d’entre elles en effet, exploitées à dix ou quinze ans, ne donnent plus aujourd’hui que des produits sans importance qui vont de jour en jour en diminuant. Aussi, si nous devons nous féliciter des entraves de toute nature dont la révolution nous a affranchis, avons-nous moins à nous applaudir de l’influence qu’elle a eue sur le domaine forestier. Quelques particuliers sans doute, mettant à profit la merveilleuse propriété qu’ont les forêts de prospérer sur les terres les plus réfractaires à toute autre culture, leur consacrent celles dont ils ne peuvent tirer un meilleur part, et consentent, dans l’intérêt de leurs descendans, à employer à des plantations un capital qui devra s’accroître spontanément par le seul effet de la végétation ; mais c’est évidemment là l’exception, et d’ailleurs la réalisation de ce capital accumulé est un appât auquel bien peu d’héritiers sont en mesure de résister.

Il résulte de tout ce qui précède que ni l’action bienfaisante des forêts au point de vue climatologique, ni le revenu pécuniaire qu’elles procurent, ne suffisent pour garantir leur conservation en tant qu’elles resteront propriétés privées. C’est donc exclusivement à l’état, comme représentant l’ensemble des intérêts sociaux, que doit être réservée la possession des massifs boisés qu’il est nécessaire de conserver. Comme être moral et impérissable, il doit tenir compte des exigences de l’avenir aussi bien que des nécessités du présent, et sa responsabilité, qui s’étend aux générations futures, lui fait un devoir de leur transmettre intactes des richesses dont nous ne sommes que les usufruitiers. Cette conséquence, que Charles Comte avait tirée d’une manière un peu vague, il est vrai, du principe même de la propriété, un savant économiste allemand, M. Guillaume Roscher, que M. Wolowski vient de faire connaître à la France[9], l’a déduite de la comparaison des différens systèmes de culture. M. Léonce de Lavergne enfin lui a donné, dans la Revue même, la sanction de son autorité[10]. L’assemblée nationale s’était parfaitement rendu compte du peu d’aptitude des particuliers à être propriétaires de forêts, puisque, par la loi du 23 août 1790, elle déclara inaliénables celles de l’état[11]. Il n’y a pas jusqu’aux Américains, le peuple du monde le plus réfractaire à l’intervention gouvernementale, qui, pour protéger la propriété forestière, n’aient été obligés d’y avoir recours. Dès 1837, les hommes d’état du Massachusetts, alarmés du progrès des déboisemens et des conséquences qu’ils prévoyaient, chargèrent une commission d’étudier les moyens de conserver et d’augmenter l’étendue du sol forestier. Voici comment s’exprime. M. Emerson, le rapporteur : « Les forêts, dans leur ensemble, ne doivent pas être traitées, du moins d’une manière profitable pour le pays, par des individus agissant isolément, sans lien entre eux, sans règle, sans principe ; la conservation et l’amélioration des forêts ne peuvent être réalisées que d’après un aménagement sagement préconçu, appliqué sur toute la surface du pays, en employant toutes les ressources de la science, respecté et suivi de génération en génération. Un gouvernement qui ne vit pas au jour le jour, mais qui, les yeux fixés sur l’avenir, veut travailler pour les générations futures, fait preuve de sagesse, de prudence et de patriotisme en procédant à une statistique des forêts destinée à faire connaître au peuple l’importance de ses richesses forestières et la manière dont il doit en user[12]. »

Comprend-on après cela que le gouvernement français lui-même n’ait pas hésité, à différentes époques, à provoquer l’aliénation d’une partie des forêts domaniales ? Comprend-on surtout qu’un de nos plus grands financiers ait cherché à motiver de désastreuses opérations par la prétendue supériorité des propriétés privées sur les propriétés publiques, et par les revenus plus considérables que donnent toujours les premières[13] ? Ce raisonnement échafaudé sur un calcul erroné, et répété comme un axiome indiscutable à chaque nouvelle crise, a réussi, il est vrai, à arracher à nos assemblées délibérantes les différens votes qui ont porté à 328,000 hectares l’étendue des forêts domaniales aliénées depuis 1814 seulement ; mais il n’a jamais pu convaincre l’opinion publique, qui s’est toujours prononcée contre ces opérations : elle prévoyait en effet que ces forêts ainsi vendues étaient fatalement condamnées à disparaître, et qu’un jour viendrait où l’état aurait à racheter ces terrains dénudés et à les reboiser au prix de sacrifices bien autrement considérables que le bénéfice que lui procurait cette vente irréfléchie. C’est en effet à créer des forêts nouvelles partout où l’intérêt général l’exige, et à assurer, même au prix de l’expropriation, la conservation de toutes celles dont l’influence climatologique est manifeste, que l’état doit tendre, bien loin d’aliéner celles qu’il possède encore. C’est à ces conditions seulement que la liberté du défrichement pourra être accordée à celles qui ne sont pas dans ces conditions, et qu’il en résultera une meilleure distribution du sol forestier. Les bois situés en plaine et dans de bons sols disparaîtront pour faire place à des cultures plus productives, tandis qu’on les verra couronner des montagnes qui sans eux resteraient stériles. La liberté succédant à la réglementation actuelle permettra ainsi aux diverses propriétés de se constituer suivant leurs lois naturelles, au grand avantage des intérêts privés comme des intérêts généraux.

Mais s’il est admis que les forêts sont par leur nature une propriété essentiellement nationale, il ne saurait évidemment plus être question, à cet égard, de jouissance commune. Le partage entre les habitans des produits ligneux qui en proviennent n’est pas le meilleur moyen d’en tirer parti, car il a pour conséquence inévitable d’en déprécier la valeur, et devient par cela même une perte pour la société. C’est par la vente, pendant qu’ils sont encore sur pied, des arbres à abattre que l’on peut en obtenir le bénéfice le plus considérable. L’adjudicataire, maître de façonner ces bois à son gré, tend naturellement à satisfaire les besoins les plus urgens, parce qu’il doit lui-même y trouver son avantage. Cette marche, actuellement suivie dans les forêts domaniales, restreint donc l’action de l’état dans les limites où elle est nécessaire, c’est-à-dire la conservation et la bonne exploitation des forêts, mais elle abandonne avec raison à l’industrie particulière le soin de débiter la matière ligneuse suivant les exigences de la consommation. Le produit de ces ventes entre dans les caisses du trésor, dont il forme une des branches de revenu.

Nous avons essayé de faire connaître ici le rôle de la propriété forestière dans l’économie rurale et de dissiper le préjugé malheureusement trop répandu de son antagonisme avec la propriété agricole. Soit en effet que par leur action bienfaisante les forêts contribuent à la salubrité de l’air, à la fertilité du sol, à la bonne distribution des eaux, soit qu’elles nous permettent de tirer parti des terrains qui sans elles seraient improductifs, ou qu’elles nous fournissent le bois dont la société ne peut se passer, soit enfin que par leur riante végétation elles décorent la campagne et la fassent aimer de ceux qui l’habitent, elles sont pour l’agriculture un auxiliaire des plus précieux. La question forestière n’est donc pas exclusivement, comme on l’a cru jusqu’ici, une question fiscale : elle est avant tout agricole ; son importance sous ce rapport est bien autrement grave pour le pays que sous celui des considérations financières qu’elle peut comporter. La méconnaître, c’est préparer à la France un avenir dont l’Espagne, la Grèce et l’Asie-Mineure peuvent nous donner une idée.


J. CLAVÉ.

  1. Voyez la livraison du 1er février dernier, le Reboisement et le Régime des Eaux en France.
  2. Voyez la Revue du 15 janvier dernier, les Côtes de la Manche, par M. J.-J. Baude.
  3. Histoire des Antiquités de la ville et du duché d’Orléans, par François Lemaire, p. 27.
  4. Voyez au sujet de cette intéressante question le rapport sur la plantation forestière de la Sologne adressé au ministre de l’agriculture et du commerce par M. Brongniart à la suite d’une mission dont il a été chargé en 1850. Annales forestières, 1852.
  5. Des faits de même nature ont été signalés dans la Lozère, par le préfet de ce département, à la dernière session du conseil-général.
  6. « Au milieu de ces forêts (celles de la France pendant le moyen âge) vivait une population sylvestre, livrée exclusivement aux industries qui naissent de l’exploitation des bois ; elle formait en certains lieux des corporations particulières : telles étaient celles des bons cousins des bois et des charbonniers. Pour être admis dans ces corporations, on était soumis à une sorte d’initiation. La Forêt-Noire, celles des Alpes et du Jura furent longtemps peuplées de ces initiés. Peut-être faut-il reconnaître dans ces communautés des descendans des dendrophores, dont les corporations existaient aussi bien dans l’Italie que dans la Gaule, et qui étaient chargés de transporter les pièces nécessaires pour les constructions, le bois à brûler, le charbon et les planches. En certains cantons, les charpentiers formaient ainsi des corporations qui habitaient au milieu des bois. Dans les Pyrénées, la race méprisée des cagots était, durant le moyen âge, presque exclusivement livrée à cette profession et occupait ça et là des hameaux aux environs des forêts… Cette population de charbonniers, de forgerons, de boisseliers, de verriers, de tourneurs, de sabotiers, de cendriers, de cercliers, de tuiliers et de potiers, a donné naissance à des villes et à des villages. Leurs demeures réunies en hameaux survécurent à la destruction des forêts au milieu desquelles elles avaient été élevées, et ces hameaux sont devenus graduellement des bourgs. » (A. Maury, Histoire des Forêts de la Gaule, p. 300 et suivantes.)
  7. Le schlittage, ainsi que l’indique son étymologie (schlitt, traîneau), est une opération qui consiste à charrier des sommets des montagnes jusqu’au fond des vallées les bois déjà façonnés. Les traîneaux employés à cet usage sont plats et disposés de manière à recevoir une charge considérable qui s’élève jusqu’à 5 et 6 mètres cubes ; ils sont munis par devant de deux brancards recourbés qui servent au schlitteur tantôt à les retenir, tantôt à les traîner. La voie par laquelle s’effectue la descente est formée de bûches parallèles, distantes de 40 centimètres environ et maintenues dans leur position par des piquets fichés en terre. Ces chemins, qui suivent les sinuosités de la montagne, sont quelquefois jetés comme des ponts à claire-voie au-dessus des ravins et des précipices. Le schlitteur doit se retenir avec les pieds à chaque échelon de cette échelle gigantesque, et arrêter en s’arc-boutant la marche de plus en plus précipitée du fardeau qui le pousse. Le moindre faux pas de sa part est inévitablement suivi d’une catastrophe. Une fois déchargé, le traîneau est remonté à vide pour servir à de nouveaux voyages.
  8. Ainsi jusqu’à présent le propriétaire de bois devait contribuer au traitement du garde champêtre, dont la surveillance dans les forêts était tout à fait nulle. Pour ne pas laisser à la merci du public les bois, il était tenu en outre d’avoir des gardes spéciaux payés par lui. Les délits constatés n’étaient jamais poursuivis s’il ne se constituait partie civile, et s’il ne garantissait à l’état les frais de poursuite. Une loi récemment votée par le corps législatif vient de modifier cette situation : les gendarmes et les gardes champêtres seront à l’avenir tenus de surveiller les forêts particulières, et les délits pourront être poursuivis d’office par le ministère public. Il est douteux toutefois que cette surveillance soit suffisante pour rendre inutile le service de gardes spéciaux.
  9. Par la traduction des Principes d’Économie politique de G. Roscher, 2 vol., Guillaumin.
  10. « On attribue généralement aux économistes des théories contraires à la propriété des forêts par l’état. Je proteste, pour mon compte personnel, contre cette imputation. Le principe fondamental de la science économique n’est-il pas que toute espèce de propriété revienne à qui en tire le meilleur parti ?… » Voyez la Revue du 1er décembre 1855, les Essences forestières à l’Exposition universelle, par M. Léonce de Lavergne.
  11. Le préambule de cette loi, très énergiquement formulé, ne laisse aucun doute sur les motifs qui l’ont provoquée : « L’assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités réunis des domaines, de la marine et des finances, de l’aliénation des biens nationaux, du commerce et de l’agriculture, considérant que la conservation des bois et forêts est un des objets les plus importans et les plus essentiels aux besoins et à la sûreté du royaume, et que la nation seule, par un nouveau régime et une administration sage et éclairée, peut s’occuper de leur conservation, amélioration et repeuplement, pour en former en même temps une source de revenus publics, a décrété, etc. »
  12. Les Forêts dans l’état de Massachusetts, par M. A. F. d’Héricourt. Annales Forestières, avril 1857.
  13. Voici comment s’exprimait M. Laffitte en 1831 pour justifier le projet d’aliéner 300,000 hectares de bois domaniaux : » Nous pourrions ajouter ici beaucoup d’autres considérations, connues de tout le monde, sur le peu d’aptitude de l’état à être propriétaire, et sur l’avantage de faire passer les propriétés publiques aux mains des particuliers… Les bois en général ne rendent, que 2 ou 2 1/2 an plus à l’état ; transportés aux particuliers, ils rendraient par les mutations ou l’impôt foncier 1 1/2 au moins pour 100, c’est-à-dire les deux tiers environ de leur revenu actuel. L’état en aurait donc en caisse la valeur, et retrouverait par l’impôt une partie du produit. Les particuliers on retireraient aussi de leur côté un revenu supérieur à celui qu’en retirait l’état. La supériorité de l’industrie individuelle explique ces différences. »