Études Égyptiennes en France



DES
ÉTUDES ÉGYPTIENNES
EN FRANCE.

M. Letronne professe cette année, au collége de France, un cours qui attire de nombreux auditeurs. Il s’agit pourtant d’archéologie égyptienne, et le sujet ne semble guère d’abord être d’un intérêt général ; mais M. Letronne y apporte une critique si ingénieuse, une si spirituelle érudition, que l’on a le plus vif plaisir à le suivre, et qu’après l’avoir entendu une fois, on se promet bien de revenir. M. Letronne sait d’ailleurs tirer des plus minutieux détails de l’archéologie des résultats aussi vastes qu’imprévus. Ce n’est pas qu’il s’aventure à des conclusions précipitées, à de téméraires hypothèses : personne mieux que lui ne se résigne à attendre. Il ne déduit d’un fait que ce qui y est rigoureusement contenu, mais il ne laisse non plus échapper aucune de ses conséquences. Il ne préjuge jamais une question : il commence par savoir tout ignorer, et c’est le meilleur moyen de finir par tout connaître.

M. Letronne s’est attaché surtout, cette année, à démontrer l’origine indigène de la civilisation de l’Égypte. Sol, race, langue, écriture, institutions ; il examine tout ce qui peut lui donner quelques renseignemens à cet égard. Il a été appelé ainsi à d’importantes digressions sur la formation du Delta et sur les révolutions du bassin de la Méditerranée, sur la diversité des races et des langues, sur l’histoire du calendrier égyptien, sur les découvertes de Champollion, qu’il a défendues avec la chaleur de la conviction contre des détracteurs qui ne prennent pas même la peine de comprendre ce qu’ils attaquent.

Mais ce n’est pas seulement le plaisir d’une instruction variée et piquante que donne l’enseignement de M. Letronne : c’est plus encore peut-être, celui que l’on éprouve à penser juste. Ce cours est un modèle de méthode. À chaque recherche nouvelle, M. Letronne indique les sources, les apprécie, livre tous les élémens de la discussion, n’impose jamais ses vues, ne les annonce même pas d’avance. Il ne donne son opinion qu’après avoir fait parcourir à ses auditeurs le chemin qui l’y a conduit. On découvre peu à peu la vérité avec lui : c’est à croire qu’on la trouve ensemble. M. Letronne ne nous fait pas connaître ses idées seulement, il nous initie à ses procédés. Rien n’est plus rare qu’une bonne méthode ; mais, une fois que l’esprit en a l’habitude, il ne la perd plus : il ne trouve qu’avec elle la sécurité et le contentement de la pensée. M. Letronne rend ce service à tous ceux qui ne s’y refusent pas.

Tant de mérites suffisent bien pour expliquer le succès de son enseignement. Les études égyptiennes sont, d’ailleurs, devenues en France une tradition pour ainsi dire nationale. C’est notre pays, en effet, qui a rendu les plus grands services dans cette branche des études orientales. Nos savans se sont aussi distingués dans toutes les autres. Je n’ai qu’à nommer Abel Rémusat et M. Stanislas Julien pour la Chine, Sylvestre de Sacy et M. Quatremère pour l’Asie occidentale, M. Burnouf pour l’Inde et pour la Perse surtout, dont il rehausse la langue primitive par un admirable travail. Cependant les Anglais ont des ressources qu’eux seuls possèdent pour connaître la presqu’île du Gange. Les Russes, par leurs relations avec l’Asie centrale, sont les plus avantageusement placés pour étudier les hordes mongoles et toutes les populations du plateau. L’Allemagne, qui, depuis la réforme, est le champ clos de la théologie, a le mieux exploré l’antiquité sacrée. Aussi les savans étrangers, les orientalistes de Calcutta, d’Oxford, de Berlin, de Bonn, de Saint-Pétersbourg, peuvent nous disputer, et souvent avec avantage, la possession scientifique de l’Asie. L’ancienne Égypte, au contraire, nous appartient à bon droit. Notre pays se l’est acquise par les travaux les plus importans. Il ne sera peut-être pas sans quelque intérêt de les connaître, de savoir ce qu’ils nous ont appris sur l’Égypte.

I.

Les rares voyageurs qui, avant l’expédition d’Égypte, avaient visité les bords du Nil s’étaient arrêtés la plupart au Caire. Volney n’alla pas plus loin. Bien peu s’aventurèrent au-delà, et si l’on excepte Pococke et Norden, personne n’avait donné de description un peu exacte des ruines qui couvrent l’Égypte supérieure. Cependant, depuis les pyramides jusqu’à l’île de Philæ, au-dessus de la première cataracte, on trouve, sur les bords solitaires du fleuve, une longue suite d’anciens monumens, et nulle part on ne rencontre, dans un espace aussi étroit, réunies tant de ruines majestueuses. La commission qui fut jointe à l’armée d’Égypte les dessina et les décrivit avec un grand détail et le soin le plus attentif.

C’est à Denderah que l’on voit le premier temple égyptien, quand on monte du Caire. Il est d’une si imposante grandeur, qu’à sa vue les soldats français présentèrent les armes, par un mouvement spontané d’admiration. Mais rien n’égale dans le monde entier la majesté des ruines de Thèbes. Cette résidence des plus illustres Pharaons occupait une plaine circulaire que des rochers brûlans enferment de tous côtés. On voit maintenant, sur les deux rives du Nil, au lieu de l’immense cité, quelques pauvres villages, quelques champs, des sables, des bosquets d’acacias et de palmiers, et tout un peuple de colosses debout encore ou couchés à terre, des obélisques, des portes gigantesques, des pans de murs, des colonnades, des allées de sphinx, des temples et des palais, témoins silencieux des magnificences passées. Ce spectacle, qui dit si éloquemment combien puissante et vaine est l’œuvre de l’homme, produit l’impression la plus solennelle. Tous les voyageurs, quelque différens qu’ils soient du reste, sont unanimes dans leur admiration, et les plus froids ont trouvé quelque enthousiasme en parlant de ces ruines augustes.

Le style simple et grave de l’architecture égyptienne, l’air de mystère qui la distingue, augmentent encore l’étonnement. Les temples et les palais offrent la même disposition générale. Leur porte extérieure est flanquée de deux énormes massifs de pierre, qui s’élèvent comme des tours carrées. On a donné le nom de pylône à cette construction qui ne se trouve qu’en Égypte. Les pylônes, comme le reste de l’édifice, ont leurs murs en talus, et se terminent en terrasse. Au dehors ni colonnade, ni fenêtres. On dirait une masse compacte taillée comme d’un seul bloc de rocher, sans lourdeur néanmoins, d’un dessin régulier, d’un goût correct et d’une imposante sévérité. Après le pylône, on trouve une cour péristyle, puis un portique et une suite de salles obscures. Leurs plafonds de pierres sont soutenus par de puissantes colonnes, dont les chapiteaux, singulièrement variés, présentent les formes les plus diverses et quelquefois les plus élégantes. Ils s’épanouissent en fleurs de lotus, ils imitent les feuilles et les gracieux rameaux du palmier, ils sont sculptés en têtes d’Isis ou d’Athor, riches et ingénieuses compositions que l’on voit souvent, dans une même salle, se mêler en un heureux désordre. Des bas-reliefs relevés dans le creux et peints de couleurs qui ont encore tout leur éclat, couvrent la surface des murs, les fûts des colonnes et les plafonds. Cette décoration choque d’abord notre goût, mais on s’accoutume bientôt à ces sculptures rangées sur des lignes parallèles, et de peu de relief : il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’elles avaient un langage pour les Égyptiens ; ils en comprenaient le sens ; partout où ils arrêtaient leurs regards, ils voyaient représentées l’histoire des dieux et celle de leurs princes les plus illustres, et la pierre prenait ainsi comme une voix pour leur rappeler ce qu’ils avaient de plus sacré ou de plus glorieux.

L’art ne doit pas être jugé d’après des principes abstraits. L’architecture égyptienne, dépaysée, paraîtrait assurément défectueuse : mais elle est dans une remarquable harmonie avec la nature qui l’entoure, et de ce point de vue on la peut dire parfaite. Les campagnes du Delta n’offrent que des moissons à perte de vue et quelques rares palmiers ; puis, partout où le fleuve n’arrive pas, commence aussitôt l’aridité la plus désolée. La Haute-Égypte ne présente qu’un paysage uniformément accidenté. Les montagnes qui la resserrent commencent le désert : elles offrent à l’œil un triste rocher entièrement dépouillé, et d’un même niveau. Les bords du Nil ne déploient également ici qu’une monotone opulence. Le ciel, d’une pureté inaltérable, ne change jamais. Le fleuve, à jour fixe, inonde ses rives pour se retirer aussi à jour fixe. Tout suit un ordre invariable et constant. Ce style sobre et sévère de la nature, cette régularité et cette permanence de tous les phénomènes, le mystère et la grandeur de l’immense désert et du fleuve de vie qui dérobe ses sources lointaines, ont marqué leur empreinte sur les édifices égyptiens, et inspiré l’artiste qui les a élevés. Les grands édifices ont souvent un luxe d’ordonnance dont Thèbes donne les plus beaux exemples. C’est ainsi que du palais de Louqsor une allée de douze cents sphinx, et d’une demi-lieue de longueur, menait au palais de Karnac, la plus royale demeure que monarque ait jamais habitée. Une suite de pylônes précédés d’obélisques et de colosses l’annonçait magnifiquement. Il suffit de dire que la grande salle n’a pas moins de trois cents pieds de largeur et de cent cinquante de profondeur ; Notre-Dame-de-Paris y serait à l’aise. Le plafond est soutenu par cent trente-quatre colonnes encore debout : quelques-unes ont trente pieds de tour, et cent hommes trouveraient place sur leur chapiteau. Des bas-reliefs d’une sculpture naïve et héroïque, pleine de mouvement et de grandeur, représentent les lointains exploits et le retour triomphal des Pharaons conquérans. Chaque pierre presque y porte le nom ou l’image d’un roi. C’est là sans doute que les Sésostris, entourés de toutes les pompes du pouvoir, voyaient se presser autour de leur trône les chefs du sacerdoce et ceux des guerriers, les princes tributaires, les députés des nations soumises ; c’est là que se décidaient les destinées de tout un vaste monde, à ces âges reculés où l’Europe entière était encore barbare.

De l’autre côté du fleuve, sur la rive occidentale, se trouvent des ruines considérables, restes d’une cité réservée à la fois à la royauté et à la mort, vestiges de palais funéraires où habitaient les prêtres chargés de célébrer les fêtes commémoratives des anciens Pharaons. Quelques-uns de ces édifices le cédaient à peine au palais de Karnac. On remarque encore debout aujourd’hui, parmi les ruines, deux colosses de soixante pieds, assis sur leurs siéges de pierre et taillés chacun d’un seul bloc. On les aperçoit déjà à la distance de quatre lieues comme deux rochers dont l’ombre s’étend au lever du soleil, bien loin sur les montagnes voisines. L’un d’eux est la fameuse statue de Memnon.

La chaîne libyque enveloppe cette partie de Thèbes d’une longue muraille escarpée, où l’on a percé irrégulièrement des centaines d’ouvertures à toutes sortes de hauteurs. Ce sont les grottes que les habitans de la ville royale avaient creusées pour leurs sépultures. Un sentier étroit et difficile y conduit. Les momies sont maintenant entassées dans un affreux désordre. On est obligé de passer sur elles ; elles se brisent sous le poids du corps, et l’on a souvent peine à retirer le pied embarrassé dans les ossemens et les langes. D’innombrables chauve-souris se cachent dans ces ténébreuses retraites : effrayées par la clarté des torches, elles se mettent à voler par milliers et ajoutent encore à l’horreur de ces tristes lieux. Les débris tombés des voûtes obstruent les passages, et l’on est quelquefois obligé de se courber ou de se traîner à plat ventre. La galerie d’entrée descend à des salles, à des couloirs, à des corridors, où l’on a creusé des puits pour y déposer les momies. La température est très élevée dans les hypogées ; l’odeur du bitume suffoque. Des dangers réels s’ajoutent encore à toutes ces impressions. La poussière des momies s’allumerait en un vaste incendie à la moindre étincelle, et les chauves-souris peuvent éteindre les flambeaux. Cet accident arriva un jour à deux officiers français que leur curiosité avait entraînés à ces merveilleux tombeaux : ils se trouvaient au fond d’un tortueux hypogée quand leurs torches s’éteignirent. Ce ne fut que par une sorte de miracle qu’ils réussirent à retrouver l’issue, et, qu’ils échappèrent à une lente et horrible agonie.

On voit qu’il a fallu aux savans de la commission, pour explorer ces grottes, autant de courage que de persévérance ; mais il valait bien la peine d’en montrer. Ces hypogées, où règne une nuit profonde, ont pourtant leurs parois entièrement couvertes d’hiéroglyphes et de bas-reliefs sculptés et peints avec autant de soin que s’ils ornaient les murs des temples et des palais. Un fait curieux révèle l’attention que l’on a apportée à ce travail. Le calcaire des hypogées est souvent mêlé de silex ou de pétrifications qui auraient fait obstacle au ciseau : on les a enlevés, et on a rempli le creux de pierres si bien ajustées, qu’on découvre le joint à grand’peine. Ces bas-reliefs sont des plus intéressans. On y voit, outre les cérémonies funèbres, les représentations les plus variées de toute la vie égyptienne, des scènes religieuses et guerrières, les fonctions des castes, les jeux, les festins, les danses, les travaux de la campagne, semailles, moissons, vendanges, les arts et métiers, la chasse, la pêche, la navigation fluviale. On a figuré des meubles de toute espèce, le plus souvent d’une exquise élégance, des vases surtout du galbe le plus beau, des instrumens de musique, harpes, flûtes, sistres. C’est le portrait de l’Égypte, le tableau fidèle de ses mœurs et de sa civilisation. On ne s’attendrait guère à ne le trouver que dans ces tombeaux ; mais c’est une grande pensée de les avoir choisis pour y représenter la vie comme s’ils étaient le lieu le plus propre pour méditer sur elle. Tous les hypogées n’offrent pas, du reste, le même luxe. La grandeur et la richesse de la décoration varient beaucoup ; les plus simples sont creusés au haut du rocher. Après leur mort encore les pauvres étaient relégués au dernier étage.

Toutes ces grottes ont été également violées. Les Arabes, grands chercheurs de trésors, les ont fouillées en tous sens. On voit même de misérables fellahs y passer leur vie ; ils naissent, ils meurent, ils se marient dans ces tristes retraites, et une planche posée sur des débris de momies leur sert de couche ; chose étrange de voir l’homme descendre jusqu’au plus sauvage abrutissement, aux lieux mêmes qui attestent le mieux son génie ! Les Arabes qui habitent les villages au pied de la montagne se réfugient aussi chaque année dans ces grottes quand l’exacteur vient lever l’impôt. On n’ose les y poursuivre, et ils attendent pour descendre, que les officiers du pacha aient quitté Thèbes. Avant eux, du reste, les hypogées avaient déjà été habités. On trouve encore, à quelques endroits, les sculptures recouvertes de plâtre sur lequel on a peint grossièrement des images chrétiennes ; elles furent tracées par la main pieuse de ces solitaires de la Thébaïde, qui venaient chercher dans ces demeures funèbres l’oubli des passions et la mémoire de l’éternité, et ne redescendaient dans le monde que pour quelque grand dévouement, pour quelque œuvre sublime de charité.

Ces tombeaux sont peu de chose cependant auprès de ceux que les Pharaons se sont creusés dans une vallée déserte, au sein des montagnes, loin de tous les regards. On y arrive par une gorge étroite qui se terminait sans doute autrefois en impasse, car la dernière portion du chemin a été taillée de main d’homme. Au bout, un passage étranglé laisse pénétrer dans l’enceinte, qui n’offre pas d’autre entrée. C’est le plus farouche désert ; partout la roche brûlante, pas un filet d’eau, pas trace de végétation : un morne silence pèse sur cette solitude ; les orages viennent quelquefois s’y engouffrer et y verser leurs cataractes. Du reste, les vents ne la rafraîchissent jamais ; les rayons du soleil, réfléchis par la pierre nue, y embrasent l’air ; et la chaleur devient, au milieu du jour, tellement suffocante, que deux soldats de l’escorte de Desaix moururent d’étouffement dans cette fournaise.

Les Pharaons des dynasties thébaines ont fait creuser leurs sépultures dans ce lieu si bien préparé pour les tristesses et le repos de la mort. Leurs tombeaux sont remarquables par la grandeur des salles, la beauté des sarcophages, et le luxe de la décoration. L’un de ces tombeaux avait un escalier souterrain, maintenant obstrué, qui traversait la montagne et conduisait auprès de Thèbes. Tous n’ont pourtant pas ces gigantesques proportions ; il y en a même qui ne sont pas achevés.

Plusieurs offrent des particularités intéressantes ; un surtout est martelé d’un bout à l’autre, excepté dans les parties où se trouvent les images de la mère et de la femme du Pharaon. On sait que les Égyptiens avaient un tribunal pour juger les morts, et refusaient, sans distinction de rang, les honneurs funèbres à ceux qui avaient mal vécu ; n’aurions-nous point ici l’exemple de la condamnation prononcée sur un roi dans ces augustes jugemens ? Dans un autre tombeau, on voit les ames jugées par les dieux, les supplices des méchans et les récompenses des justes. Les coupables occupent soixante-quinze zones que gardent des divinités armées de glaives : les uns sont suspendus la tête en bas ; d’autres, les mains liées sur la poitrine et la tête coupée, marchent en longue file. On en voit qui traînent à terre leur cœur arraché du sein. Les justes, au contraire, présentent des offrandes aux dieux, cueillent les fruits des arbres de vie, ou, des faucilles à la main, moissonnent les campagnes du ciel ; d’autres se baignent et jouent dans des bassins d’eau primordiale. On lit à côté de ces scènes de bonheur : « Les ames ont trouvé grace aux yeux du Dieu grand, elles habitent les demeures de gloire, les corps qu’elles ont abandonnés reposeront à toujours dans leurs tombeaux, tandis qu’elles jouiront de la présence du Dieu suprême »

Toutes ces magnificences de Thèbes, ces palais, ces temples, ces colosses, ces sépultures, étaient presque inconnus avant l’expédition d’Égypte. Les savans de la commission dessinèrent la plupart de ces monumens, en levèrent le plan et en firent une description remarquable de détails et d’exactitude. Ils en firent autant pour les ruines d’Erment, d’Esné, d’Éléthya, d’Edfou, d’Ombos, d’Éléphantine, de Philæ. C’était pour ainsi dire transporter la vallée du Nil en Europe, sous les yeux de chacun. Les savans de la commission ne bornèrent pas là leurs services ; ils rapportèrent des papyrus, ils copièrent, avec une fidélité parfaite, des textes hiéroglyphiques, ils recueillirent nombre d’antiquités intéressantes. On voudrait pouvoir dire le même bien des mémoires que l’on trouve dans leur grand ouvrage. Les savans qui les rédigèrent appartenaient à une mauvaise école historique ; ils n’avaient point de critique, et de graves erreurs sont à la base du système qu’ils se sont fait sur l’histoire de l’Égypte. Ils attribuaient à la civilisation de ce pays une antiquité fabuleuse que rien ne justifie, et croyaient que les monumens du style national étaient tous antérieurs à Cambyse : c’était commencer et finir beaucoup trop tôt. Ce qu’ils ont dit de l’astronomie et de la religion n’est pas plus exact et ne peut être d’aucun secours.

La commission d’Égypte ne s’était pas d’ailleurs avancé au-delà de la première cataracte. On savait que la Nubie possédait aussi des ruines du même style. Deux artistes, MM. Huyot et Gau, la visitèrent. M. Huyot est mort avant d’avoir publié ses précieux dessins. M. Gau est de Cologne, il est vrai, mais j’ai le droit de parler de lui parce que la France l’a adopté et qu’il lui a dédié son beau travail.

M. Gau se trouvait, en 1818, à Rome pour terminer ses études d’architecture ; Niebuhr lui proposa d’accompagner le baron de Sack, qui se préparait à visiter la Grèce et l’Égypte ; M. Gau accepta cette offre. Mais, arrivés à Alexandrie, les deux voyageurs furent obligés de se séparer : la différence d’âge et d’humeur allait entre eux jusqu’à la mésintelligence. Voilà M. Gau seul, sans ressources, à une distance effrayante de son pays. Que faire ? Il ne pouvait prendre son parti de quitter l’Égypte sans avoir vu ces ruines qui parlent si haut à l’imagination d’un artiste. Il avait jeunesse, courage et liberté : où n’irait-on pas avec cela ? M. Gau sortit donc un matin d’Alexandrie par la porte du Caire, son livre de croquis sous le bras, et quelques piastres pour tout trésor. Il rencontre une petite caravane, et, arrivé avec elle à la capitale de l’Égypte, il était, quelques semaines après, à Thèbes. Il y trouva M. Drovetti, consul-général de France, qui était occupé à des fouilles ; M. Gau obtint de sa généreuse amitié les moyens d’explorer la Nubie, dont personne n’avait encore étudié les monumens. La Nubie offre le même aspect que l’Égypte : sur les deux rives du fleuve, une étroite lisière de maisons et de palmiers, puis des montagnes entièrement pelées, un ciel constamment pur, et les inondations annuelles du fleuve. C’est toujours la même nature grave et calme, une sévère monotonie, l’uniforme et brusque contraste de l’abondance et de la stérilité, et l’impression triste et solennelle du désert. L’architecture est aussi la même en Nubie qu’en Égypte ; elle a seulement en Nubie un caractère plus simple encore et plus primitif. La plupart des temples sont creusés dans la montagne ; c’est, du reste, une disposition pareille et le même style ; mais évidemment l’idée des temples-grottes est plus ancienne que celle des constructions libres. L’effet de ces édifices souterrains est des plus saisissans ; on éprouve, quand on pénètre dans leurs obscures profondeurs, une impression singulière ; il semble que ces colosses et ces images de divinités étranges qui frappent partout le regard vont prendre mouvement et parole, et révéler le mystère de vie et de mort que la terre cache dans son sein. Le grand temple d’Ibsamboul, creusé tout entier dans le roc, est le plus beau de la Nubie ; sa façade se développe sur une largeur de cent dix-sept pieds. Quatre énormes colosses de soixante-cinq pieds, images de Sésostris, décorent l’entrée. Dans l’intérieur, les statues colossales, les piliers cariatides, les bas-reliefs, tout répond à cette majesté.

M. Gau pense que la Nubie est le berceau du style égyptien. On a quelque temps cru que l’Égypte avait reçu de l’Inde son architecture ; mais l’architecture a, dans les deux pays, un caractère tout opposé. Dans l’un, elle est simple, grandiose, sévère et massive ; dans l’autre, elle offre une profusion de détails, un goût surchargé, une mignardise de découpures qui donne de la petitesse même à des édifices assez vastes. En Égypte, l’ensemble frappe toujours par son unité ; dans l’Inde, il disparaît sous la multiplicité et le fantasque désordre de mille ornemens qui dérobent les formes essentielles et brisent capricieusement les grandes lignes. On a comparé les pagodes aux pyramides : les tours si ouvragées des temples indiens ressembleraient bien plutôt aux clochers de nos cathédrales. Les excavations de Salsette, d’Éléphanta, d’Ellora, rappellent à certains égards celles de la Nubie ; mais des excavations se ressemblent partout nécessairement, et le style des sculptures, la seule chose qui puisse les bien distinguer, n’offre pas la moindre analogie dans l’Inde et en Nubie. Chose remarquable, le peuple hindou, qui du reste a des conceptions si démesurément vastes, est mesquin dans son architecture, et semble n’avoir, dans cet art, rien gardé de sa riche imagination qu’un luxe exagéré de détails, style tourmenté qui ne saurait être très antique, ou qui certainement du moins n’est pas primitif. L’on s’est fait beaucoup d’illusions sur les monumens de l’Inde ; les plus grands ont des dimensions peu considérables, et ils sont loin de mériter l’enthousiasme qu’on leur a prématurément voué. L’Inde, si poétique, n’a guère eu le génie de l’architecture. L’Égypte, si admirable dans ses monumens, n’a point eu de poésie. Les deux peuples, loin de se continuer l’un l’autre, présentent ici, comme en d’autres points, le plus parfait contraste.

M. Gau s’arrêta à la seconde cataracte. Plus loin commence l’île de Méroë. Elle n’avait pas encore été visitée avec soin. M. Cailliaud entreprit de le faire. Il revenait de l’oasis de Thèbes quand il apprit que le pacha préparait une expédition pour la Haute-Nubie. Le désir de voir la fameuse Méroë s’empara de lui ; il quitta tout pour se rendre au Caire, obtint de Méhémet la faveur d’accompagner son fils Ismal, et vainquit tous les obstacles que lui suscita la jalousie de quelques Européens attachés aussi à l’expédition. Il dépassa de plus de cent lieues Méroë et s’avança jusque vers le dixième degré.

C’est entre le fleuve Blanc ou le Nil, le fleuve Bleu et l’Atbarah, que se trouve le pays connu des anciens sous le nom d’île de Méroë. La nature prend ici un aspect tout nouveau ; la contrée s’accidente : de nombreuses rivières l’arrosent ; les pluies des tropiques y versent pendant trois mois leurs torrens sur la terre, qui verdit alors comme par magie ; la plaine est inondée, les habitans se réfugient avec leurs troupeaux sur les hauteurs ; puis, quand la saison des pluies a passé, un soleil ardent dessèche la campagne, bientôt dépouillée de sa parure et qui de toutes parts n’offre alors que l’image du désert. De nouvelles plantes, de nouveaux animaux apparaissent : le baobab étend ses rameaux gigantesques, le rhinocéros et l’éléphant viennent visiter les solitudes herbeuses qui traversent le fleuve Bleu. Ce n’est plus le Nil qui est le seul nourricier de la terre, ce n’est plus une seule vallée, un paysage monotone, un ciel inaltérable, le calme et la simplicité de la nature égyptienne. Il était donc probable que l’art égyptien, si bien en rapport avec cette nature, n’a pas pris naissance ici, quoiqu’il n’ait pas manqué d’historiens pour dire que Méroë était la métropole et l’institutrice de Thèbes. Les découvertes de M. Cailliaud décident la question. Il a trouvé des temples, des sphinx, des pyramides, de style égyptien, il est vrai, mais d’un goût altéré qui trahit par mille indices la décrépitude de l’art et non pas son enfance.

À Assour, sur l’emplacement présumé de Méroë, on trouve des groupes nombreux de pyramides. Ces tombes, dispersées dans un lieu maintenant désert, ont un air grave et mystérieux qui n’est pas sans quelque grandeur. Rien du reste ne rappelle les pyramides d’Égypte. Celles de Méroë en diffèrent par leur petitesse, par leur élancement, par les cordons de pierre qui bordent leurs arêtes, par le peu de soin avec lequel elles sont orientées, et par le vestibule et le pylône de chétives proportions qui précèdent leur entrée. Elles ne s’en distinguent pas moins par leur manque de solidité. Les pyramides de Gizèh sont aussi remarquables par le soin de leur construction que par leur masse énorme. Abd’Allatif disait qu’on ne pouvait pas même introduire un cheveu entre les pierres du revêtement. Les sultans du Caire qui ont voulu les détruire ont dû renoncer à cette entreprise, tant il était difficile de déplacer ces pierres colossales si habilement ajustées et si bien cimentées. La solidité est un des caractères les plus frappans de l’architecture égyptienne.

Les pyramides de Méroë sont construites de matériaux petits et mauvais, les plus grosses pierres n’ont pas trois pieds, encore ne les a-t-on employées que pour le revêtement ; l’intérieur n’est qu’un remplissage de cailloux liés avec de l’argile. Les temples ne sont guère mieux construits. Une partie seulement des murs est en grès, le reste est en briques. Cette négligence et cette mesquinerie sont de sûrs indices du déclin de l’art. Des édifices aussi mal construits, dans un pays où la violence des pluies tropicales est une cause active de destruction, ne peuvent être fort anciens. Le goût étranger y dénature d’ailleurs le style national. Les ordres grecs et le plein cintre romain se mêlent aux lianes sévères de l’architecture égyptienne. La sculpture rappelle bien celle d’Égypte et de Nubie. Cependant l’exécution est très inférieure, les types de physionomie et les vêtemens diffèrent, et l’on voit même sur un bas-relief une représentation indienne. Tout se réunit donc pour faire donner à ces monumens un âge assez récent.

M. Cailliaud décrivit ces ruines. On posséda alors tous les monumens de style égyptien. C’était beaucoup ; mais, tant qu’on ne lisait pas l’écriture hiéroglyphique, on risquait de se tromper sur leur destination et sur leur époque ; on ne pouvait tirer aucun parti de ces représentations sans nombre qui les couvrent et qui semblaient promettre tant de découvertes à celui qui serait assez heureux pour les comprendre. C’était le pas qu’il fallait faire sous peine d’être arrêté tout court.

II.

L’homme ne sait pas ignorer. On avait déjà tenté plusieurs fois de lire les mystérieux caractères de l’Égypte ; le jésuite Kircher prétendait en avoir retrouvé la clé ; il voyait en eux les symboles d’un culte satanique et y découvrit tous les démons de la cabale ; il exposa ses idées avec une assurance et un luxe d’érudition qui firent de nombreuses dupes ; il ne craignit pas même d’abuser de son crédit jusqu’à citer à l’appui de ses rêveries des auteurs qui n’existèrent jamais. Deguignes croyait que les Chinois étaient une colonie égyptienne et expliquait, comme Needham, les hiéroglyphes au moyen de leur écriture. D’autres ne virent dans ces caractères que des signes relatifs aux travaux rustiques ou à l’astronomie. Court de Gébelin faisait dériver des hiéroglyphes les lettres de l’alphabet. Bref, chacun avançait son hypothèse avec le plus parfait aplomb, sans se permettre le moindre doute.

Zoëga, le savant archéologue du siècle passé, vit bien qu’on n’était pas en mesure d’aborder ce problème. On se trouvait en face d’un texte entièrement inconnu, et l’on n’avait aucun moyen d’en établir le sens par une méthode sûre ; on en était réduit aux suppositions gratuites, aux conjectures arbitraires, et rien ne permettait de décider entre les unes et les autres. Aussi les hommes qui aiment à faire courir à la science les folles aventures de leur imagination avaient-ils beau jeu. Ils firent si bien, qu’ils discréditèrent auprès des esprits sages toutes les recherches sur les hiéroglyphes. Ces recherches semblaient, en effet, donner le vertige au bon sens, et l’habitude était si bien prise que, même au temps de Champollion et depuis, il s’est trouvé des gens qui ont eu l’héroïsme de soutenir les opinions les plus incroyables. L’un d’eux lisait sur le portique du grand temple de Denderah une traduction du centième psaume de David pour inviter les peuples à entrer dans le temple de Dieu. Un autre a découvert que les hiéroglyphes, considérés comme de simples lettres, n’exprimaient que des mots hébreux. Un troisième vient de publier un dictionnaire des hiéroglyphes où, entre autres merveilles, il nous révèle que le chat est le symbole de Dieu. Vous vous étonnez ; rien n’est plus simple pourtant : vous connaissez le cri du destructeur des souris, retranchez la préfixe m, reste la racine iao ; or, iao est, comme chacun le sait, le nom de Dieu en chinois, en hébreu et dans les langues les plus anciennes. Le chat est donc le seul animal qui ait reçu le privilége de le prononcer ; voilà pourquoi il est le symbole de Dieu. Mais laissons là ces innocentes facéties.

L’on avait obtenu, lors de l’expédition d’Égypte, un secours inespéré pour résoudre l’énigme. M. Bouchard, officier du génie, trouva, au mois d’août 1799, dans des fouilles exécutées à l’ancien fort de Rosette, une pierre de granit noir dont la face bien polie offrait trois inscriptions en caractères différens : l’une en hiéroglyphes, la seconde en écriture vulgaire égyptienne, la troisième en langue et en caractères grecs. Ce dernier texte est un décret du corps sacerdotal de l’Égypte réuni à Memphis pour décerner de grands honneurs au roi Ptolémée Épiphane, à l’occasion de son couronnement. On y voit que les deux autres inscriptions contiennent l’expression fidèle du même décret en langue égyptienne et en deux écritures distinctes. Voilà un point de comparaison obtenu, un rapport déterminé entre les écritures égyptiennes et une écriture connue, un moyen donc de découvrir, de rechercher du moins, d’après un procédé légitime, le sens des hiéroglyphes. Ce monument, devenu célèbre sous le nom de pierre de Rosette, tomba entre les mains des Anglais, mais c’est en France qu’on a su en tirer parti et qu’on a trouvé la clé des hiéroglyphes. C’est là, au jugement de Sylvestre de Sacy, le plus grand service qui ait été rendu à l’histoire depuis la renaissance des lettres, et Niebuhr appelle la découverte de Champollion la plus belle découverte historique des temps modernes.

Jean-François Champollion naquit à Figeac le 28 décembre 1791. À l’âge où il devait commencer ses études, il n’existait plus d’enseignement public en France. Son père y suppléa avec le secours d’un digne ecclésiastique, que la révolution avait arraché à son ministère. Le jeune enfant fut si bien dirigé, que, lorsqu’il vint, à neuf ans, rejoindre son frère aîné à Grenoble, Homère et Virgile lui étaient déjà familiers. Fourier, alors préfet de l’Isère, l’accueillit très bien ; il était un des savans les plus distingués de la commission d’Égypte, parlait avec enthousiasme des merveilles qu’il avait vues sur les bords du Nil, et ces entretiens eurent sans doute une influence décisive sur Champollion. Dès que Champollion se sentit entraîné vers les études égyptiennes, il comprit la nécessité de connaître les langues et les écritures de l’Orient, et il vint en 1807 à Paris pour y apprendre le copte. Un instinct juste le guidait en cela. Les hiéroglyphes eussent-ils été entièrement symboliques, ils auraient cependant toujours figuré les idées dans l’ordre où la langue les exprimait et il aurait fallu la connaître pour les lire. Or, le copte, qui nous est conservé, dans la traduction de la Bible, était la langue parlée en Égypte, quand ce pays fut converti au christianisme. Sans doute, depuis les premiers Pharaons jusqu’alors, à travers une aussi longue suite de siècles, elle subit plusieurs changemens ; mais la permanence de toutes les institutions égyptiennes peut faire soupçonner que la langue aussi varia moins en Égypte qu’ailleurs. Dans tous les cas, l’hypothèse d’une langue sacrée qui aurait été essentiellement différente de la langue vulgaire, sur laquelle, par conséquent, le copte ne donnerait point de lumières, est sans aucun fondement.

À dix-neuf ans, Champollion fut nommé professeur-adjoint d’histoire à la faculté de Grenoble. Il retrouva encore Fourier ; il fut, grace à lui, exempté de la conscription et put profiter des matériaux que le préfet de l’Isère avait réunis pour le grand ouvrage sur l’Égypte. Quand une idée doit faire notre vie, elle brille un instant à nos yeux de tout son éclat pour nous maîtriser ; elle nous révèle toute sa beauté et se promet à nous. Ce n’est là peut-être qu’un rêve fugitif ; mais son souvenir allume l’enthousiasme nécessaire pour une grande œuvre, et, dans la joie que laissent à l’homme ces fiançailles avec sa pensée, il trouve la force dont il a besoin. Il y a sans doute bien des illusions dans ce premier amour ; sans elles pourtant on ne ferait rien de grand. Champollion les connut aussi. À dix-sept ans, l’âge où l’on trouve tout simple de faire une encyclopédie ou de réformer le monde, il eût l’idée d’écrire un ouvrage qui devait être un tableau complet de l’Égypte avant Cambyse. Il en communiqua le plan quatre ans après ; dans la vivacité de ses espérances, il se flattait d’un prompt achèvement ; les lenteurs de l’impression lui donnaient seules quelques inquiétudes. Il aura dans la suite souri plus d’une fois de cette naïve confiance ; il ne possédait pas encore le premier élément de sa découverte et il n’a du reste jamais publié de cet ouvrage que la partie géographique.

En 1815, la faculté des lettres de Grenoble fut supprimée, et Champollion put se livrer tout entier à ses recherches. Il se mit sérieusement à l’étude des écritures égyptiennes. On peut distinguer en général trois différentes espèces d’écritures. L’écriture figurative n’est que l’imitation exacte des objets que l’on veut représenter ; elle est, à vrai dire, un dessin plutôt qu’une écriture. Plusieurs peuples s’en sont servis d’abord pour la quitter ensuite ; les Mexicains n’en ont pas eu d’autre. Les idées abstraites et morales ne peuvent être exprimées par un procédé pareil que si l’on donne aux objets imités un sens métaphorique. L’écriture figurative devient donc presque inévitablement symbolique ; sans cela, elle demeure d’une extrême indigence. Sa forme, du reste, demeure la même ; ses caractères exigent une habileté dans le dessin que peu de personnes possèdent ; ils ont dû se modifier pour devenir d’un usage général et commode. On les a abrégés au point qu’ils ont cessé d’être figuratifs, et qu’au lieu de peindre les objets, ils n’ont plus servi qu’à en représenter conventionnellement l’idée. C’est la seconde sorte d’écriture, le procédé idéographique qu’emploient les Chinois et les Japonais. Ce système, comme le précédent, nécessite une multitude de signes. L’écriture alphabétique est au contraire d’une admirable simplicité ; elle fut en usage dans l’Inde et l’Asie occidentale. Je n’ai rien dit de l’Europe dans cette statistique des écritures. Chose singulière ! l’Europe, si ingénieuse et si inventrice, n’a pas su imaginer d’écriture. C’est de la Phénicie que par la Grèce et par Rome, après maintes modifications elle a reçu ses alphabets. Les Celtes, avant les influences étrangères, n’en ont pas eu, et les caractères runiques trouvés sur quelques monumens du Nord sont postérieurs au christianisme et ne peuvent ainsi rien prouver.

On devait se demander à laquelle de ces classes appartenait chacune des trois écritures que l’Égypte a employées. Les hiéroglyphes, qui représentent fidèlement des objets de la nature et des produits de l’art, paraissaient être figuratifs et symboliques. Les deux autres écritures, l’hiératique ou la sacerdotale, la démotique ou la vulgaire, furent généralement regardées comme alphabétiques, parce qu’on ne pouvait y reconnaître aucun signe figuratif.

La pierre de Rosette offrait le moyen de vérifier ces conjectures, car une hypothèse ne pouvait plus se maintenir que si elle faisait retrouver dans le texte hiéroglyphique et dans le texte vulgaire le sens exact de l’inscription grecque. Sylvestre de Sacy avait reconnu dans l’inscription cursive les groupes qui correspondent aux noms propres grecs et leur nature alphabétique. Ackerblad, savant philologue suédois, les décomposa ; mais, quand il voulut lire le reste de l’inscription avec l’alphabet dont il avait obtenu les élémens, il s’en trouva incapable. Le docteur Young attaqua l’inscription hiéroglyphique. Il comprit que de toute nécessité elle n’était pas entièrement symbolique. Les noms propres étrangers, n’exprimant dans la langue égyptienne aucune idée, étaient pour elle de purs sons et ne pouvaient avoir été écrits que phonétiquement. Les Chinois ont été forcés, pour les exprimer, de donner à leurs signes, mais dans ce seul cas, une valeur phonétique. Young présuma que les Égyptiens avaient eu recours au même artifice. Il analysa d’après ce principe le nom de Ptolémée, facilement reconnaissable, comme tous les noms propres des textes hiéroglyphiques, à l’anneau qui l’enferme ; mais il avait cherché un alphabet syllabique, comme celui de la Chine, et il ne put lire aucun autre nom avec les signes qu’il avait obtenus. Impossible à lui de faire un pas de plus sur cette route.

Champollion découvrit enfin la vérité qui s’était si long-temps dérobée à ses efforts. Il avait cru aussi que les hiéroglyphes étaient symboliques et les deux autres écritures alphabétiques. Une étude plus attentive le fit changer d’opinion. Le grand nombre de signes sacerdotaux et vulgaires lui parut contraire à l’idée d’un alphabet ; il ne vit plus dans ces signes que des caractères idéographiques. Il regarda les signes hiératiques comme une tachygraphie des hiéroglyphes, et les signes vulgaires comme une abréviation des hiératiques. Il vérifia sa conjecture à l’aide de papyrus de diverses écritures, accompagnés des mêmes images ; il supposa qu’ils avaient le même sens, compara tous leurs caractères, vit qu’il avait deviné juste, et détermina les harmonies des écritures égyptiennes sans connaître encore la valeur de leurs signes ; travail d’anatomie comparée qui exigeait à un degré étonnant la finesse et l’exactitude d’observation, le génie des combinaisons, et demandait un soin, une patience, un labeur effrayans.

Champollion comprit cependant aussi que les noms propres étrangers devaient être écrits phonétiquement. Il essaya la lecture du nom de Ptolémée sur la pierre de Rosette : il se laissa conduire par la comparaison des hiéroglyphes et des lettres grecques, et crut voir que chacun, au lieu d’une syllabe, n’exprimait qu’une consonne ou une voyelle. Il fallait une certitude. Pour l’obtenir, il aurait suffi d’avoir deux noms propres déterminés et contenant plusieurs lettres employées à la fois dans l’un et dans l’autre, tels, par exemple, que Ptolémée et Cléopâtre. Le texte hiéroglyphique de Rosette ne présentait malheureusement, à cause de ses fractures, que le seul nom de Ptolémée. M. Letronne venait de restituer une inscription grecque inscrite sur le piédestal d’un obélisque à Philiae. M. Banks, à cette nouvelle, envoya à Paris une copie de cette inscription qui offrait avec le texte grec sa traduction hiéroglyphique. On y voyait, à côté du nom de Ptolémée, un autre nom qui devait être celui de Cléopâtre. S’ils étaient écrits alphabétiquement, on devait retrouver ces mêmes signes aux places que les mêmes lettres occupent dans les noms grecs, et c’est ce qui arriva.

Voilà Champollion en possession de plusieurs caractères dont la valeur est incontestable. Il chercha tous les textes qui contenaient des noms de Ptolémée, et, en conservant aux caractères déjà connus la valeur qu’il leur avait assignée, il put lire à côté du nom de chaque Ptolémée celui de son épouse, c’est-à-dire celui qu’il fallait obtenir. Il découvrit ensuite avec son alphabet des noms d’empereur, et toujours à côté leurs titres grecs autocrator et sebastos ; il devait en être ainsi, car le grec demeura sous les Romains la langue officielle de l’Égypte, comme il l’avait été sous les Lagides. Cela évitait l’embarras de trois langues dans un seul pays et n’avait aucun inconvénient, puisque tous les Romains de distinction envoyés dans les provinces parlaient le grec aussi bien que le latin. Champollion obtint ici une démonstration irrécusable de l’exactitude de son alphabet. Nous avons des médailles égyptiennes de l’empire, frappées en Égypte, portant tous les titres affectés aux divers empereurs ; Champollion rencontra toujours à côté du nom d’un empereur les titres particuliers qui le caractérisaient sur ses médailles.

Champollion publia ces résultats en 1822, dans une lettre adressée à M. Dacier. Cette lettre fit grande sensation. Mais Champollion était sur le point d’étendre ces découvertes. Il croyait encore que les noms propres étrangers étaient les seuls que les Égyptiens eussent écrits en hiéroglyphes phonétiques : il vit bientôt qu’ils avaient employé le même procédé pour les noms propres égyptiens. M. Salt, consul d’Angleterre, reçut à Alexandrie la lettre à M. Dacier. Il demeure incrédule, part pour la Haute-Égypte afin de réfuter d’après les monumens la nouvelle théorie. À sa grande surprise, il la trouve vérifiée, et non-seulement il est convaincu, mais il parvient à lire avec l’alphabet de Champollion les noms des Pharaons. Il publie le résultat de ses nouvelles recherches ; mais Champollion venait aussi d’y parvenir de son côté à Paris. M. Cailliaud avait rapporté la caisse de la momie d’un certain Pétéménophis : c’était un nom égyptien. Il se trouvait écrit à la fois en grec et en hiéroglyphes phonétiques : donc les Égyptiens écrivaient par ce moyen leurs propres noms. Champollion conçut ainsi l’espoir de lire les noms des anciens rois ; il ne tarda pas à y réussir.

Encore une fois cependant il devait étendre ses idées. Ses lectures lui firent découvrir que l’usage des hiéroglyphes phonétiques n’était pas restreint aux noms propres. À vrai dire, on aurait pu le présumer, d’après le caractère même de l’écriture symbolique ; car elle figure les idées prises d’une manière abstraite, sans marquer leurs rapports, et il est naturel que les formes grammaticales qui expriment ces rapports soient écrites phonétiquement. Champollion les reconnut, avec son alphabet, telles qu’elles sont dans le copte, et lut aussi un assez grand nombre de mots égyptiens écrits en hiéroglyphes phonétiques. Il finit donc par se convaincre que cette sorte de hiéroglyphes est d’un usage très général, et qu’elle est la clé de tout le système.

Il avait cependant rencontré en chemin un fait qui aurait pu facilement le dérouter ; il trouvait, dans la suite de ses lectures, des signes différens pour le même son, et son alphabet allait s’embarrassant d’une foule de caractères. Ce grand nombre de signes était ce qui lui avait fait refuser aux écritures sacerdotale et vulgaire le caractère alphabétique ; mais alors Champollion ne pouvait rétrograder : il était trop sûr des pas qu’il avait faits. Il ne douta pas de son alphabet, et il réussit bientôt à se rendre compte de l’étrange particularité qui l’avait surpris. Les hiéroglyphes phonétiques représentent un objet dont le nom commence en égyptien par le son à exprimer. On comprend comment il était facile ainsi d’avoir plusieurs signes pour le même son ; tous les objets dont les noms avaient le même son initial pouvaient, en principe, également le représenter. Ce luxe semble assez incommode, et la simplicité de nos alphabets offre bien plus d’avantages. Cependant les Égyptiens ont tiré de cette multitude de caractères homophones un parti qui décèle la nature de leur génie. Ils ne les employaient pas indifféremment l’un pour l’autre. Avaient-ils à écrire un mot qui exprimât une idée agréable par exemple, ils choisissaient entre les homophones celui qui représentait aussi l’objet le plus agréable. Le symbolisme, si naturel à l’Égypte, se glissait de cette manière jusque dans son alphabet, qui parlait à l’esprit comme aux yeux, figurait l’idée et le son tout à la fois, et donnait aux lettres une sorte de pensée et d’ame. Souvent aussi c’étaient de simples convenances pittoresques qui déterminaient le choix : le sculpteur et le peintre prenaient entre les homophones celui qui se coordonnait le mieux avec les autres signes du groupe ; mais ce choix a toujours été renfermé en de certaines limites.

Champollion fit, en 1824, connaître sa théorie dans le Précis sur le système hiéroglyphique des anciens Égyptiens. Chose remarquable, il n’est entré dans le sentier de ses découvertes qu’en prenant tous les caractères des trois écritures égyptiennes pour des signes d’idées et non pas de son ; et, pour posséder le secret de ces écritures, il a dû reconnaître à la fin que le principe alphabétique se combine dans chacune en des proportions diverses avec le principe idéographique. Champollion a distingué plus de huit cents signes hiéroglyphiques différens. L’Égypte est le seul pays qui ait fait usage à la fois et toujours de trois systèmes graphiques : l’hiéroglyphique, l’hiératique, qui en est, en quelque sorte, la tachygraphie, et le démotique, ou vulgaire, qui en est une dérivation plus éloignée. Dans le premier, sont curieusement combinés les élémens phonétiques et symboliques. Sous cette bigarrure, sous cet air complexe, se cache cependant une réelle unité ; l’Égypte offre l’unique et curieux exemple d’un alphabet qui semble vouloir se dégager de l’écriture symbolique, et qui y reste pris, comme, dans sa statuaire, on voit la forme humaine retenue encore au bloc dont elle ne peut se séparer. Ce caractère est commun aux trois écritures. Le style architectural distingue les hiéroglyphes ; leur dessin précis et sévère, leur richesse, leur variété, les rendent singulièrement propres à décorer les monumens. On les a imaginés, semble-t-il, pour graver sur les temples et sur les palais l’histoire des dieux et des Pharaons, et sur les tombeaux les enseignemens de la mort et les souvenirs de la vie.

Quand on pense à tous les inutiles efforts tentés pour déchiffrer les hiéroglyphes, et aux difficultés des découvertes de Champollion, on ne peut s’empêcher d’admirer son génie. Ce n’est point ici un coup de fortune : c’est par un siége en règle et non par une surprise qu’il est devenu maître de la place ; il lui fallait, pour réussir, la vivacité d’intuition et la patience, le désintéressement, qui lui permit de critiquer ses propres idées, la souplesse d’esprit, pour les quitter au besoin et en chercher de nouvelles, une persévérance à toute épreuve et point d’obstination. Il devait avoir cette imagination fertile en expédiens qui devine toutes les ressources cachées dans les faits connus pour en atteindre de nouveaux, et non pas cette imagination commode qui se préfère aux faits et dont on avait si bien usé dans ces recherches ; la hardiesse des procédés et la circonspection, une méthode irréprochable et une tactique agressive sans témérité ; c’est seulement ainsi qu’on mène à bien une découverte. Champollion dut changer plus d’une fois de chemin : son sentier se perdit souvent, comme il arrive dans les montagnes, où se fit mauvais et fut croisé par mille autres qui semblaient meilleurs. Il sut toujours voir quand il devait quitter sa route, ou poursuivre malgré les apparences.

Champollion, qui illustrait son pays, y trouva des détracteurs. Les faiseurs d’hypothèses étaient inconsolables de se voir enlever les hiéroglyphes, le plus beau de leurs biens ; d’autres dépits moins innocens expliquent aussi des attaques qui ne valent pas la peine d’une réfutation. Champollion aura sans doute commis quelques erreurs, il a pu se décider trop tôt sur quelques points ; mais, en donnant le premier l’exemple de la méthode à suivre, il a donné à chacun le moyen de vérifier ses opinions, de réparer ses fautes, de compléter son œuvre. On comprend mieux que les Anglais lui aient contesté la priorité de ses découvertes et l’aient revendiquée pour Young. Cette dispute a fait grand bruit dans le temps ; elle est jugée tout à l’avantage de Champollion. Il suffit de dire que des six principes de Young le Précis des Hiéroglyphes en réfutait quatre, en modifiait un cinquième, et, quant au dernier, le docteur Tychsen de Göttingue l’avait établi avant Young et Champollion. Cette découverte inespérée promet les plus beaux résultats. Elle n’est pas complète sans doute, elle ne le sera peut-être jamais tout-à-fait ; mais elle est déjà très avancée, elle fera sûrement encore des progrès, et, au point où elle se trouve, elle donne les moyens de lire tous les noms propres et en grande partie les papyrus des momies et les inscriptions des temples et des palais de l’Égypte.

Champollion était impatient d’utiliser sa découverte. M. Drovetti, ancien consul-général de France en Égypte, avait consacré plusieurs années à recueillir des antiquités égyptiennes du plus grand prix. Il avait espéré travailler pour notre pays. Ses offres généreuses furent refusées à la suite de misérables intrigues ; ce fut le roi de Sardaigne qui acheta cette collection. Champollion désirait aller à Turin. Le duc de Blacas fit connaître son vœu au roi, et Champollion reçut aussitôt de Louis XVIII une mission pour étudier les monumens égyptiens de l’Italie. Il partit de Paris en mai 1824 et fut de retour vers la fin de 1826 ; il passa neuf mois à Turin ; il y dressa la liste d’une suite nombreuse de Pharaons des dynasties les plus illustres ; il publia des lettres du plus haut intérêt sur la chronologie de l’ancienne Égypte. L’origine du Musée égyptien se rattache à ce voyage d’Italie. Le consul-général d’Angleterre, M. Salt, avait fait transporter à Livourne plus de quatre mille monumens égyptiens. Champollion obtint qu’on les acquit pour la France, et nous dédommagea ainsi de la perte de la collection de M. Drovetti.

Mais Champollion voulait voir le monde de ses découvertes ; son rêve avait toujours été le voyage d’Égypte. Il rédigea un projet d’expédition scientifique ; le duc de Blacas, ce généreux Mécène des études archéologiques, le mit sous les yeux de Charles X ; le roi y donna son approbation, et, le 31 juillet 1828, Champollion était en mer avec les artistes qu’il avait choisis pour l’accompagner et une commission du grand-duc de Toscane, présidée par le savant Rosellini. Vingt mois après, il était de retour ; il avait en si peu de temps exploré l’Égypte et la Nubie jusqu’à la seconde cataracte. On peut voir dans ses lettre la vive impression que faisaient sur lui les merveilles de la vallée du Nil, le bonheur qu’il avait à vivre au milieu de ces ruines vénérables, à retrouver sculptées sur les palais les archives de l’ancienne Égypte, à reconnaître les portraits des Pharaons les plus célèbres.

L’architecture avait été dessinée par la commission d’Égypte et par MM. Huyot et Gau. Champollion, pour ne rien faire d’inutile, ne s’occupa que des sculptures et fit copier les bas-reliefs les plus importans. Ces bas-reliefs reproduisent toute la physionomie de l’ancienne Égypte. Ils font passer en quelque sorte sous nos yeux tout le peuple des Pharaons. Nous suivons les rois conquérans dans leurs lointaines expéditions, nous les voyons rentrer en triomphe, nous assistons aux fêtes du culte, nous pénétrons dans les sanctuaires et dans les palais, nous voyons ce qui se passe dans les demeures privées, nous surprenons le secret de la vie familière, et la mystérieuse Égypte va être, à quelques égards, l’un des pays les mieux connus.

On est effrayé de voir l’immense quantité de notes et de dessins que Champollion rapporta de son voyage. Ces travaux excessifs avaient porté à sa santé une atteinte fatale. En 1831, on créa pour lui, au Collége de France, une chaire d’archéologie. Il donna une première leçon, mais, malgré son zèle, il dut renoncer à professer ; son état maladif ne le lui permettait pas. Il se retira l’automne à Figeac et s’occupa avec ardeur de sa grammaire égyptienne. Il eut une attaque d’apoplexie au mois de décembre ; il sentit que le temps pressait, et, dans un court répit que lui laissa sa maladie, il acheva de mettre en ordre sa grammaire. Après s’être assuré qu’il n’y manquait rien, il la remit à son frère en lui disant : « Serrez-la soigneusement, j’espère qu’elle sera ma carte de visite à la postérité. » Ses amis se faisaient encore illusion ; mais il ne s’abusait pas comme eux, et, le 4 mars 1832, il succomba à une troisième attaque d’apoplexie.

La mort le surprit quand il se préparait à réaliser le rêve de sa jeunesse, et à écrire, d’après les documens qu’il avait recueillis, une histoire complète de l’Égypte. L’ordre qu’il avait laissé dans ses notes et ses dessins fit que du moins ils ne furent pas perdus. On les recueillit, et le gouvernement les publie sous le titre de Monumens d’Égypte et de Nubie. Il publiera bientôt aussi d’autres dessins laissés par un homme qui vient d’être, comme Champollion, martyr de son dévouement aux études égyptiennes ; je veux parler de Nestor L’hôte, un des artistes qui accompagnèrent Champollion dans son voyage. Champollion n’avait pu, malgré son activité, faire dessiner tout ce qu’offraient d’intéressant tant de vastes ruines. Déjà frappé de la maladie dont il est mort, il avait dû négliger tout ce qui se trouve encore au-dessous de Thèbes. Nestor L’hôte fut chargé en 1838, par M. de Salvandy, de relever les bas-reliefs qui avaient été négligés. Afin d’aller plus vite, il se bornait à prendre des empreintes d’une partie de leur surface et ne dessinait que le reste. À son retour, un accident de mer lui fit perdre toutes ses empreintes. Les dessins ne pouvaient plus, sans ces empreintes, lui être d’aucun usage. Il avait fait un voyage presque inutile. Ce malheur ne le découragea point ; il sollicita comme une grace de M. Villemain une troisième mission en Égypte, l’obtint, et rapporta en France de précieux portefeuilles. On doit surtout à Nestor L’hôte un travail des plus intéressans. Plusieurs monumens de Thèbes qui remontent à près de quatre mille ans sont construits avec des débris d’édifices plus anciens, et ces matériaux portent sur leurs faces intérieures des sculptures et des hiéroglyphes. La commission d’Égypte l’avait déjà remarqué ; elle supposait que les édifices dont les matériaux servirent à de nouvelles constructions avaient dû être ruinés par la vétusté. Mais quelle suite de siècles n’aurait-il pas fallu pour cela, puisque quarante ont laissé presque intacts les palais des Pharaons ? Là-dessus d’effrayans calculs sur l’âge de la civilisation égyptienne. Mais il est inutile de remonter à cette antiquité fabuleuse. L’invasion des pasteurs, qui eut lieu vers 2300 ans avant Jésus-Christ, eut pour effet, comme le dit Manéthon, de détruire ou de mutiler les édifices religieux de l’Égypte. C’est à cet évènement qu’on doit attribuer la destruction de ceux dont les matériaux ont été employés par les rois de la dix-huitième dynastie ; les cartouches hiéroglyphiques (contenant des noms de rois) gravés sur ces matériaux ne se retrouvent plus nulle part ailleurs, excepté dans un tombeau de Thèbes et dans les grottes sépulcrales de Psinaula. Ces monumens sont donc de l’époque où régnaient ces anciens Pharaons. Les sculptures nombreuses qui les décorent donnent une idée complète de l’état des arts et de la civilisation de l’Égypte à ces temps reculés dont la limite inférieure est le XXIIIe siècle avant Jésus-Christ. C’est à Nestor L’hôte qu’on doit les dessins qui feront passer sous nos yeux ces tableaux authentiques d’une civilisation si ancienne.

III.

Ce ne sont pas seulement les monumens d’architecture et de sculpture, les inscriptions hiéroglyphiques et les papyrus égyptiens, qui ont donné les moyens de connaître l’ancienne Égypte. Les inscriptions et les papyrus grecs ont fourni de précieuses informations sur son histoire depuis la conquête d’Alexandre. Les Lagides adoptèrent le culte et les usages de l’Égypte. Ils relevèrent les temples que Cambyse avait détruits, comme plusieurs siècles auparavant les Touth-Mosis et les Rhamsès avaient réparé les ruines faites par les Hyksos. Les Romains continuèrent cette politique sage et tolérante. Les Égyptiens, ce peuple architecte, purent donc, sous la domination grecque et sous la romaine, recommencer partout ces grandes constructions interrompues un moment sous les Perses. C’est encore ici un savant français, M. Letronne, qui a fait les plus belles découvertes.

Chacun sait les disputes dont les zodiaques égyptiens ont été l’objet. Dans ceux de Denderah, on crut que le point solsticial se trouvait dans le signe du lion : or, le point solsticial n’a pu être dans ce signe que trente siècles au moins avant notre ère. On reportait donc à cette époque la construction du temple.

Dans les zodiaques d’Esné, le solstice parut être dans le signe de la Vierge, ce qui les ferait remonter jusqu’à cinq mille ans avant Jésus-Christ. Les calculs les plus subtils furent prodigués à cette occasion. Chacun composa son système et attaqua celui des autres ; c’était une dispute interminable. On supposait sans motif que ces zodiaques avaient un sens astronomique, tandis qu’ils pouvaient fort bien n’avoir qu’un sens religieux ou astrologique, sans rapport à l’ordre de l’année solaire. Du reste, on manquait de tout point fixe et commun pour s’entendre. Cette querelle n’était si passionnée que parce qu’elle en cachait une plus grave. La question religieuse se mêlait à la question archéologique. L’antiquité que Dupuis et Fourier donnaient aux zodiaques reculait la civilisation égyptienne au-delà de toutes les limites que permet la chronologie biblique, dont on confondait la cause avec celle du christianisme, à tort je le pense, car le christianisme est tout autre chose qu’une question de chiffres.

Un élément positif vint enfin permettre de juger le procès. On avait trouvé sur le portique du temple de Denderah une inscription grecque que la commission d’Égypte n’avait pas su interpréter. M. Letronne la restitua et l’expliqua en 1821. Elle apprend que les Tentyrites ont élevé ce portique à Tibère. Le zodiaque qui s’y trouve ne pouvait donc être antérieur à ce prince. Le fait avait beau être évident, le raisonnement simple, la conclusion inévitable : on cria au paradoxe, à l’abus d’érudition. À vrai dire, ces quelques mots grecs déroutaient toutes les théories que l’on s’était arrangées sur l’Égypte. C’était de quoi faire perdre le sommeil à toute la commission d’Égypte. On croyait jusqu’alors, avec elle, que tous les monumens de style égyptien étaient antérieurs à Cambyse. On s’était appuyé sur des zodiaques pour attribuer à la vallée du Nil la plus antique civilisation, et voilà ces systèmes renversés par une seule petite inscription. Champollion, même au premier moment, était d’assez mauvaise humeur contre elle. Ce fut enfin une tempête universelle contre les hardiesses de M. Letronne. Il tint bon, et bien lui en prit.

L’année suivante, MM. Huyot et Gau revinrent d’Égypte. Ils avaient reconnu sans peine, avec le coup d’œil exercé des artistes, que les monumens égyptiens ne pouvaient être tous de la même époque. Sans s’être entendus, sans avoir pu lire aucune inscription, sans autre secours qu’un jugement délicat et sûr, ils avaient distingué trois époques, celle d’une simplicité primitive et naïve, celle de la perfection et celle de la décadence. Ils avaient l’un et l’autre attribué à la dernière le temple de Denderah. M. Letronne obtint bientôt une coïncidence plus décisive encore. C’est au mois de septembre de cette même année 1822, que Champollion publia sa lettre à M. Dacier, où il montrait que le portique de Denderah ne portait que des noms d’empereurs romains. La sculpture du portique et le zodiaque par conséquent dataient de l’empire. Le doute devenait impossible surtout lorsque Champollion eut aperçu le titre d’autocrator dans les hiéroglyphes qui accompagnent le zodiaque circulaire. On fut contraint d’accepter les résultats de M. Letronne.

Il alla plus loin. Il examina les autres zodiaques égyptiens. On en connaissait quatre encore, et l’on n’en a pas trouvé davantage, malgré les plus attentives recherches. Les deux zodiaques d’Esné et celui de Panopotis sont de l’empire romain. Les inscriptions grecques et hiéroglyphiques le prouvent également. Le quatrième se trouvait dans l’intérieur de la caisse de momie que M. Cailliaud avait rapportée de Thèbes. Quelques lettres grecques, tracées sur le bord de cette caisse, vinrent encore chagriner les partisans de la haute antiquité du zodiaque. Elles apprenaient, à n’en pouvoir douter, que cette caisse avait été faite pour un certain Pétéménophis, mort l’an XIX de Trajan. Il demeura donc démontré que tous les zodiaques égyptiens connus étaient postérieurs à l’ère chrétienne.

L’absence du zodiaque sur les monumens pharaoniques semble attester clairement que ces représentations furent le résultat d’une influence étrangère et récente, et qu’elles n’étaient pas dans les habitudes nationales de l’ancienne Égypte. On ne peut s’empêcher de chercher à cette apparition toute nouvelle une cause dans l’époque où elle a eu lieu. L’astrologie était alors en grande vogue. Celle qui rapproche les nativités à la place qu’occupent les planètes dans le zodiaque est originaire de la Chaldée, et s’introduisit assez tard chez les peuples occidentaux. Elle acquit un singulier développement vers le premier siècle de notre ère, lorsque les progrès de l’astronomie lui eurent permis de s’entourer d’un appareil scientifique propre à déguiser sa futilité. La manie des horoscopes devint générale. Il était naturel de soupçonner que les zodiaques égyptiens pouvaient n’être que des thèmes de nativité. Le zodiaque de la momie de Pétéménophis confirme cette conjecture. Il commence par le signe du lion, et finit par celui du cancer, comme les zodiaques de Denderah ; il a eu pour objet, on en est certain, d’indiquer que le personnage était né sous le signe du capricorne, et tout fait supposer que les cinq autres zodiaques étaient principalement astrologiques.

Tout cela n’empêchait point encore que le zodiaque, pour n’avoir pas été figuré sur des anciens monumens, ne pût être connu en Égypte à un âge très reculé. Cependant M. Letronne acquit bientôt la preuve que le zodiaque n’était pas originaire d’Égypte, et qu’il n’y était venu que fort tard. Ceci semble bien paradoxal, l’on n’a guère d’envie d’être convaincu, mais il est mal aisé de résister aux preuves de M. Letronne.

On doit distinguer dans le zodiaque deux choses très différentes et souvent confondues, sa division en un certain nombre de parties égales et les signes des constellations. Tous les peuples ont dû observer que le mouvement de la lune dans le ciel s’opère en un peu plus de vingt-sept jours, et que la course du soleil est marquée par environ douze pleines lunes. La division du calendrier lunaire et du calendrier solaire était indiquée par ces nombres, et peut ainsi se retrouver la même chez des peuples qui n’ont eu entre eux aucune communication ; mais les groupes d’étoiles sont susceptibles d’être composés de vingt manières différentes, et n’ont rien que d’arbitraire. L’usage des mêmes groupes et des mêmes figures, chez deux peuples, suppose donc nécessairement que l’un des deux les a reçus de l’autre. Or, nous retrouvons en Égypte et dans toute l’Asie le même zodiaque solaire qu’en Grèce, avec les mêmes signes. Personne ne mettait en doute son origine orientale. On ne se disputait que sur le peuple à qui il fallait attribuer son invention. Dupuis faisait le zodiaque originaire d’Égypte. Voyons si la chose est possible.

Le zodiaque égyptien a les mêmes signes que le zodiaque grec, mais les figures des autres constellations sont toutes différentes sur les deux sphères. Cela prouve que les deux sphères ont une origine distincte, et que le zodiaque a été transporté sur l’une d’elles après coup. Le zodiaque égyptien a douze signes. Le zodiaque grec n’en a d’abord eu que onze : le scorpion servait pour deux signes, et ses serres n’ont été remplacées par la balance que vers le premier siècle avant Jésus-Christ. Or, il serait incompréhensible que d’un zodiaque en douze divisions et douze figures, les Grecs eussent pris les douze divisions, et seulement onze des figures et ne se fussent décidés que beaucoup plus tard à introduire la douzième. Évidemment, le zodiaque a passé tout entier d’une sphère à l’autre. Ce n’est pas la Grèce qui a imité l’Égypte : ce sont donc les Égyptiens qui ont emprunté le zodiaque grec quand il fut complet. Il ne reste pas d’autre alternative. Le même raisonnement prouve que tous les zodiaques solaires qui ont les mêmes signes que le zodiaque grec complet dérivent de lui, à un âge très récent. Voilà qui bouleversait un peu l’histoire ; cependant M. Letronne n’est pas embarrassé de soutenir sa thèse sur tous les points.

Les Chaldéens ont, à une époque reculée, imaginé le zodiaque solaire. Les Grecs leur doivent l’idée de cette zône céleste et sa division en douze parties ; mais ils ne leur doivent point les figures des constellations. Elles existaient déjà sur la sphère grecque avant l’introduction du zodiaque. Le zodiaque, après être venu de Babylone, a fini par y retourner, sous une nouvelle forme, avec les figures et les noms grecs des constellations. Les astrologues chaldéens, quand leurs superstitions se répandirent dans l’Occident, sentirent le besoin, pour lutter à armes égales avec leurs émules grecs, de s’aider des progrès que l’astronomie avait faits à Alexandrie. Ils adoptèrent ainsi le zodiaque grec, parce que l’école d’Hipparque lui rapportait tous les mouvemens célestes et dressait les tables d’après lui.

Dans les livres anciens des Perses, on ne trouve aucune trace d’astronomie zodiacale. Le Boundehesch, où les signes de notre zodiaque sont cités, est une compilation postérieure au christianisme et même à l’islamisme. Elle n’a donc aucune autorité dans la question qui nous occupe. Les monumens mithriaques ne prouvent rien non plus. On ignore si l’astronomie joue aucun rôle dans ces représentations ; peut-être sont-elles purement religieuses. Tout ce qu’on sait de ces bas-reliefs, c’est que le plus ancien ne remonte pas au-delà du règne d’Adrien, et que leur type principal est emprunté de l’art grec.

Les zodiaques indiens n’ont été trouvés que dans des édifices modernes. Le zodiaque proprement indien est le zodiaque lunaire en vingt-sept nakschatras. La plus ancienne mention du zodiaque solaire se trouve dans Aryabattha, dont l’époque est indiquée par Colebrooke entre 200 et 400 de notre ère. Encore ici tout montre que ce zodiaque a été apporté à l’Inde d’un pays étranger. Les relations commerciales entre l’Inde et l’empire romain avaient, aux premiers siècles de notre ère, pris une grande extension. C’est alors que l’astrologie grecque s’introduisit dans l’Inde. Certaines dénominations purement grecques dont se servent les astrologues indiens rendent cette origine palpable, et l’astrologie dut nécessairement amener avec elle le zodiaque, dont elle ne pouvait se passer.

Le zodiaque lunaire est également le seul que la Chine ait connu d’abord. Le zodiaque en douze signes y a été introduit fort tard, l’an 164 de notre ère, par une ambassade de Marc-Aurèle. Voilà donc le zodiaque qui, au lieu de nous venir d’un peuple antédiluvien, comme le voulait Bailly, ou des sanctuaires de l’Orient, perd son âge vénérable et son air sacerdotal, nous arrive de Grèce et la quitte à une époque fort récente, pour courir le monde en société de l’astrologie. Il en résulte plus d’une conséquence importante. Tous les systèmes qui veulent expliquer les anciennes religions par l’astronomie zodiacale sont par là frappés de nullité. On a souvent attribué aux premiers âges du monde, non pas seulement une riche inspiration, une vive et poétique intuition, ce qu’ils avaient sûrement, mais encore une science positive plus tard perdue on ne sait pourquoi ; la prétendue antiquité du zodiaque était donnée comme une preuve décisive ; cette preuve tombe.

On a cru aussi que la Grèce devait presque tout à l’Orient. Ce petit peuple, au contraire, dont le pays marque à peine sur la carte, eut un développement éminemment original, rendit à l’Orient une véritable science pour prix des notions vagues et incertaines qu’il en avait reçues, répandit jusque dans de lointaines contrées de l’Asie et de l’Afrique sa langue, ses idées, ses découvertes, et, par son génie et l’épée d’Alexandre, sut conquérir un vaste empire à sa civilisation.

Voilà des résultats nouveaux, étendus, qui touchent aux questions les plus intéressantes de l’histoire. Le point de départ n’était pourtant, ne l’oublions pas, que quelques caractères grecs tracés sur une pierre, qui paraissaient exprimer un fait bien insignifiant. Ce n’est pas la seule fois que cette bonne fortune arrive à M. Letronne. Elle lui est trop habituelle pour qu’il n’y ait pas un peu de sa faute à la rencontrer ainsi. Il excelle à déduire d’un fait toutes ses conséquences. Il ne lui permet pas de rien cacher ; il le harcelle, il ne lui laisse pas de trêve qu’il ne l’ait forcé à se rendre à discrétion, et cela toujours avec une aisance, une liberté d’allures si parfaites, qu’on le suit sans la moindre peine. — Rien qui trahisse ou qui exige l’effort. Ces déductions ont beau cependant être naturelles : elles sont si imprévues, qu’elles donnent le plaisir d’une découverte, et que souvent elles ont le charme du paradoxe. Pourquoi s’en étonner ? Quand on ne veut pas penser avec la tête de son voisin, quand on se met à tout ignorer pour ne rien savoir, sur la foi d’autrui, quand on s’obstine à une méthode rigoureuse, il est bien difficile de ne pas quitter une fois les sentiers battus. Le paradoxe peut n’être qu’un bon sens poussé jusqu’au bout, comme le sens commun n’est souvent aussi qu’un non sens qui s’arrête à moitié route, au carrefour de toutes les opinions. M. Letronne unit la sagacité et la portée, la finesse et l’étendue d’un esprit attentif à l’ensemble comme aux plus minutieux détails ; jamais rien de pesant ni de banal. L’érudition fait peur à beaucoup de gens ; elle est si souvent ignorante du bon goût, embarrassée dans son fatras, futilement curieuse et lourdement puérile. Avec M. Letronne, on n’a rien à craindre de pareil. L’érudition est toujours chez lui ingénieuse, sensée et du meilleur atticisme ; elle comprend à demi-mot ; il lui suffit d’un indice. Une critique lucide et inventive, la précision, le bon goût, une science armée de toutes pièces et preste dans ses mouvemens, la rigueur mathématique du raisonnement, l’exquise clarté du langage, donnent aux travaux de M. Letronne un caractère éminemment français.

M. Letronne a su se livrer toujours aux recherches où son talent le devait mieux servir. Il ne s’est guère occupé de la poésie, de la philosophie ou de la religion des peuples anciens. Il laisse aux Creuzer, aux Welcker et aux Ottfried Müller le soin de faire d’admirables travaux sur l’art et sur la mythologie. Il préfère les recherches sur le gouvernement, la politique, les sciences positives. Il aime à retrouver l’anecdote des temps anciens, à pénétrer jusqu’à leur vie familière ; il se plaît à les surprendre en négligé ; il montre fort peu de respect pour l’étiquette dont l’histoire a pris l’habitude, et ne craint pas d’assaisonner quelquefois l’archéologie d’un grain de malice.

M. Letronne a écrit nombre de dissertations sur les antiquités égyptiennes. Il m’est impossible de les faire connaître ; il en vaudrait la peine pourtant ; elles se distinguent par les qualités que je viens de signaler chez lui, et presque toujours elles se terminent par quelque découverte piquante.

Chacun connaît l’histoire de la statue de Memnon, qui rendait, au lever du soleil, des sons harmonieux. Le fils de l’Aurore a reçu de M. Letronne un rude échec à sa célébrité. Le colosse se dilatait et vibrait aux premiers rayons du soleil ; mais, pour que cette vibration produisit un son appréciable, il fallait qu’aucune fissure ne vînt arrêter les oscillations, et que la masse fût parfaitement saine. C’est un mérite qu’il est à peu près impossible de trouver dans un bloc de brèche aussi énorme. Personne donc n’entendait rien, jusqu’à ce qu’un tremblement de terre, l’an 27 avant Jésus-Christ, rompît le colosse en deux. La moitié demeurée debout était saine, et dès ce jour Memnon devint harmonieux. Sa voix matinale n’a que cette humble origine : le critique le prouve sans pitié. Le prodige dura deux cent trente ans. Septime Sévère, devant qui Memnon avait obstinément gardé le silence, voulut calmer le héros et s’avisa de restaurer son colosse. Il espérait que la voix en deviendrait plus belle. Il dut jurer, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. Les pierres placées sur le tronçon mutilé firent l’office de sourdine, et Memnon redevint muet. Je soupçonne M. Letronne d’avoir non sans un secret plaisir, joué ce mauvais tour à ce poétique mensonge. Creuzer s’était fourvoyé au sujet de Memnon et de sa voix. M. Letronne ajoute un peu cruellement : « Les amateurs d’allégories et de symboles cesseront de prendre le beau Memnon pour but de leurs élucubrations fantastiques ; car et le cercle d’or de l’année, et le cercle annuel des cantiques, et les sept sons du septième jour, et l’harmonie des sphères, et le cadran, et le gnomon, et les incarnations du soleil, toutes ces inventions, assurément très poétiques, ont maintenant disparu pour faire place à une histoire toute prosaïque et toute simple, mais claire. » Le mysticisme est le moindre défaut de M. Letronne, et, s’il a une superstition, ce ne peut être que celle de la clarté.

Ses Recherches sur l’Égypte sont jusqu’à présent son ouvrage le plus important. Il y explique quarante-trois inscriptions grecques de l’Égypte que l’on connaissait en France en 1823. Depuis lors le nombre de ces inscriptions s’est considérablement accru. M. Letronne en possède aujourd’hui sept cents. Il les a restituées et expliquées : il n’a plus qu’à les publier, et le premier volume de ce recueil va paraître. Il publie en même temps les papyrus grecs du Louvre. L’histoire des Lagides, si peu connue encore, sera ainsi retrouvée dans les documens originaux. On ne peut douter qu’avec de si abondans matériaux, un esprit comme celui de M. Letronne n’éclaire cette époque intéressante d’une lumière toute nouvelle. Ces recueils seront sûrement riches de découvertes inattendues, d’investigations curieuses, d’aperçus ingénieux, de vastes résultats, et l’un des beaux monumens de la science moderne.

La France a donc bien l’initiative des études égyptiennes. C’est elle qui a ouvert la vallée du Nil au monde savant. Elle a la première exploré les ruines de Thèbes, de la Nubie et de Méroë. C’est Champollion qui a déchiffré les hiéroglyphes ; c’est M. Letronne qui explique les monumens grecs. L’art et les institutions de l’ancienne Égypte, sa chronologie, son histoire, ses mœurs et ses coutumes sont en grande partie connus, grace à ces travaux. Ils ont jeté moins de jour sur la religion, mais elle ne tardera pas, sans doute, à perdre ses obscurités. En Angleterre, en Allemagne, en Hollande, en Italie, on s’occupe aussi avec ardeur et succès de ces recherches. Les musées de Londres, de Turin, de Leyde, de Berlin, de Rome, sont étudiés avec soin. Le roi de Prusse doit envoyer le docteur Lepsius glaner en Égypte ce que nos voyageurs ont laissé d’inexploré, et ce jeune philologue, déjà justement illustre, saura recueillir de nouvelles richesses. Il est permis de beaucoup espérer quand on voit un concours si nombreux, et qu’on pense aux rapides progrès de ces études dans les vingt dernières années. Le sphinx n’aura peut-être bientôt plus pour nous d’énigme importante ; nous serons initiés un jour sans doute à cette sagesse des Égyptiens tant admirée autrefois ; nous comprendrons la pensée qui leur inspira de si grandes choses, et nous connaîtrons la force qui donna à toute leur œuvre une si étonnante durée.


A. Lèbre.