Étude sur les moyens de communication avec les planètes

Aux bureaux du Cosmos et chez Gauthier-Villars (p. 1-16).

ÉTUDE
SUR LES MOYENS
de
COMMUNICATION
avec
LES PLANÈTES
par
CHARLES CROS

Extrait du Cosmos des 7, 14 et 24 août 1869.

PARIS
AUX BUREAUX DU COSMOS, 62, RUE DES ÉCOLES
et chez GAUTHIER-VILLARS, 35, quai des grands-augustins

1869
ÉTUDE
SUR LES MOYENS DE COMMUNICATION
AVEC LES PLANÈTES
Séparateur


I

§ 1. Je vais exposer un projet dont la réalisation n’est pas proche, je le crains, à cause de l’éblouissement qu’il produit chez la plupart des hommes. Son étrangeté n’est pourtant qu’apparente, car les éléments en sont absolument scientifiques.

Il s’agit d’entrer en communication avec les planètes voisines de la terre, Mars et Vénus, au moyen de transmissions lumineuses.

Sans aucun doute, et tous autres obstacles étant aplanis, s’il n’y a pas sur ces globes des êtres équivalents à l’homme comme niveau intellectuel, le projet n’aboutira qu’à un résultat négatif. Mais comme sa réalisation peut seule trancher la question, ce projet prend un haut intérêt scientifique et il est raisonnable.

La publicité que je lui donne n’a d’autre but que d’en provoquer la discussion, et d’attirer l’attention des astronomes sur un certain ordre de faits d’observation qui m’intéressent particulièrement.

§ 2. La transmission entre deux astres est fondée sur l’échange d’un phénomène répété, quel que soit ce phénomène.

Dans l’état actuel de la physique astronomique, il n’y a pas de choix à faire, on ne peut se servir que d’un rayon lumineux. Peut-être sera-t-il démontré plus tard, que mieux vaudraient le magnétisme astral, l’électricité ou l’attraction proprement dite, si ces forces sont applicables dans ce cas.

§ 3. Une lumière libre, une bougie, par exemple, placée sur un endroit élevé, éclaire d’autant moins qu’on s’en éloigne ; et il y a une distance où on ne l’aperçoit plus. Cela tient à deux causes. La première est que l’air n’est pas absolument transparent, et que, sous une certaine épaisseur il fait l’effet d’un écran opaque. La seconde est que la lumière se répandant également en tous sens est d’autant plus dispersée qu’elle arrive loin.

La relation entre la quantité de lumière et l’éloignement à la source est bien connue. Une bougie éclaire une feuille de papier placée à la distance d’un mètre ; à la distance de deux mètres il faudra quatre bougies pour produire le même éclairage. À cent mètres il faudrait dix mille bougies ; en un mot un nombre proportionnel au carré de la distance.

Or, ce n’est plus par mètres que se comptent les éloignements des planètes, mais bien par millions de kilomètres. Il n’y a donc pas lieu d’espérer qu’un foyer lumineux libre, assez intense pour être vu dans ces mondes lointains, puisse être produit et entretenu par l’homme. Des chiffres le prouveraient d’ailleurs, mais ils sont inutiles ici.

§ 4. Devant cette infranchissable limite il n’y a pas à désespérer de la solution du problème ; car la physique optique va nous offrir des ressources inattendues.

La discussion précédente porte, en effet, sur les rayons lumineux libres, c’est-à-dire, se répandant en tous sens. Or, tout le monde sait, qu’avec un miroir ordinaire, on dirige à volonté les rayons reflétés. Si donc l’on conçoit, — en reprenant l’exemple de la bougie, — qu’on dispose plusieurs miroirs autour de la flamme, de manière à renvoyer, sur un même lieu, les rayons reflétés par chacun d’eux, ce lieu recevra d’abord la lumière qui lui vient directement de la bougie, et, en outre, les rayons que reflètent les miroirs. Admettons que chaque miroir renvoie un quart de la lumière qu’il reçoit. Il en résultera que, quatre miroirs doubleront l’éclairage ; quatre cents miroirs le centupleraient. C’est en ce mode qu’Archimède, employait, dit-on, la chaleur solaire à incendier la flotte ennemie.

Aujourd’hui, cet ensemble de miroirs plans est remplacé par un seul miroir concave, dont la courbure continue reflète tous les rayons, produits au foyer, dans une même direction. De cette manière, ces rayons au lieu de se disperser en tous sens, se groupent en faisceau, et la lumière traverse l’espace sans s’affaiblir autrement qu’en raison de l’opacité des milieux. Les réfracteurs lenticulaires ou à échelons ont des propriétés comparables à celles des miroirs paraboliques.

§ 5. Voici quelle sera l’application de ces données à la transmission de signaux interplanétaires.

Comme la source doit être aussi intense que possible, la lumière électrique est tout indiquée. Soit donc une puissante lampe électrique, mise au foyer d’un miroir réflecteur parabolique dont l’axe principal est dirigé sur l’astre. Les rayons lumineux qui tombent sur le miroir sont reflétés parallèlement à l’axe principal. Le faisceau qu’ils forment ainsi est théoriquement cylindrique ; mais en réalité il est conique, car d’une part, il est impossible de construire des miroirs dont la courbe soit rigoureusement exacte et d’autre part la source lumineuse n’est pas un simple point qui puisse coïncider avec le foyer. Il suit de là, que les rayons formeront un pinceau divergent très-allongé soit à la sortie du miroir, soit à partir du point où le faisceau — supposé d’abord convergent — est le plus condensé. Arrivé au niveau de l’astre, le faisceau sera assez dilaté pour envelopper entièrement cet astre et le déborder de beaucoup. Seulement autant il sera dilaté, autant son intensité diminuera.

Coupons ce faisceau par une surface blanche, normale à l’axe, au point où il a un mètre de diamètre. Il est possible de donner à la lampe électrique une telle intensité, que la surface soit, dans ces conditions, autant éclairée que par un rayon de soleil.

Le faisceau est ensuite supposé se dilater à mesure qu’il s’avance dans l’espace ; arrivé à l’astre il a vingt millions de mètres de diamètre. Par suite son intensité — ou si l’on veut sa concentration — devient quatre cents trillions de fois plus faible qu’au point où nous avions interposé la surface blanche.

On est loin, évidemment, d’avoir réalisé de cette manière un soleil artificiel. La lueur dont la planète se trouve enveloppée est des plus faibles. Nul œil humain ne percevrait cette addition insignifiante au rayonnement déjà si faible du ciel étoilé.

Cependant, il ne faut pas croire que cette lueur, quatre cent trillions de fois plus faible qu’un rayon de soleil, soit nulle. De même que l’optique fournit des moyens d’empêcher la dispersion des rayons au départ, de même elle sait concentrer ces rayons à l’arrivée.

Les procédés en sont anciens, puisque l’on sait que dans les lunettes et dans les télescopes, les rayons éparpillés sur toute la surface de l’objectif — lentille ou miroir — viennent se concentrer au foyer, où ils acquièrent une intensité proportionnelle à la concentration, sauf affaiblissement par réfraction ou par réflexion.

On pourrait peut-être évaluer directement la concentration et l’accroissement d’intensité dans ces appareils. Mais le calcul en serait compliqué et difficile, outre qu’il ne serait pas réellement démonstratif. Il reste heureusement à invoquer un ordre de preuves tout différent.

Il s’agit de la visibilité de phénomènes lumineux d’une planète à une autre. Or, les phénomènes naturels que l’astronomie enregistre, vont nous permettre d’évaluer directement et sous forme numérique, la possibilité d’échange des signaux.

§ 6. La planète Neptune tourne autour du soleil à une distance trente fois plus grande que celle de la terre au même astre. Cette planète est facilement visible dans une lunette de moyenne puissance. Elle a un satellite, qui a pu être observé, quoiqu’il soit naturellement beaucoup plus petit qu’elle.

En supposant que Neptune reflète le cinquième de la lumière qu’il reçoit du soleil, on s’assure par un calcul assez simple, que la lumière qui en vient à la terre est plus de deux cent trillions de fois plus faible qu’un rayon de soleil.

L’intensité du soleil sur la terre étant prise pour unité, nous avons donc en chiffres, pour l’intensité éclairante de Neptune.

1/200.000.000.000.000

Et pour celle du signal proposé plus haut,

1/400.000.000.000.000

La comparaison de ces deux fractions montre immédiatement que la lueur du signal n’est que deux fois plus faible que celle de Neptune vu de la terre.

§ 7. C’est là une proportion encourageante, mais la difficulté n’est pas encore absolument vaincue ; bien qu’on puisse espérer un résultat, même dans de telles conditions.

Y a-t-il moyen d’augmenter cette intensité trop faible ? Sans aucun doute et le moyen est des plus simples à imaginer.

Il suffit de diriger en même temps deux, trois, quatre, dix faisceaux lumineux semblables sur le même astre pour rendre la lueur deux, trois, quatre, dix fois plus intense. Tous les rayons se rapporteront à un même point apparent, si les lampes qui les envoient sont à côté les unes des autres. Seulement ce point deviendra d’autant plus brillant pour les observateurs, qu’il y aura plus de lampes.

De cette manière, avec deux lampes électriques, on figurera sur telle partie obscure du disque de la terre, une étoile artificielle, qui, vue de Vénus ou de Mars sera de huitième grandeur à peu près.

§ 8. Peut-être qu’une base conique de vingt millions de mètres de diamètre seulement, exigerait une précision dans les instruments au delà de ce que peut atteindre la pratique. Dans ce cas il faudra calculer d’après un diamètre plus grand et augmenter le nombre des lampes en proportion du carré de ce diamètre.

En admettant le nombre de deux lampes pour vingt millions de mètres, il s’ensuit que pour quarante millions de mètres, il faudrait huit lampes ; pour cent millions, cinquante lampes.

Le diamètre maximum nécessaire pour atteindre sûrement l’astre visé et le diamètre minimum possible d’après les instruments, seront, du reste, à fixer positivement dans les discussions pratiques du projet. Je me borne donc à présent aux renseignements approximatifs que je viens de donner dans le simple but de montrer que les difficultés sont humainement franchissables. Les calculs à faire dans ce sens sont, du reste, de simples problèmes de trigonométrie, dont je donnerai les solutions explicites si on me les demande.

Il convient enfin de signaler une condition indispensable, pour le fonctionnement des appareils. Chaque miroir doit être monté sur un rouage parallactique, où soient compensés les effets de la rotation terrestre, ainsi que ceux des révolutions sidérales des deux planètes.

§ 9. Une question, que je ne traite pas à fond ici, pour éviter les détails par trop techniques, est celle des lieux à choisir sur la terre, pour l’envoi et la réception suivie des signaux.

Les pays voisins des pôles, me paraissent réunir beaucoup d’avantages ; entre autres, leurs longues nuits qui permettraient des rapports ininterrompus pendant des mois entiers, même avec les deux planètes intérieures. Au contraire, dans les régions voisines de l’équateur, on n’aurait que les courtes durées des crépuscules pour envoyer des signaux à ces planètes. À l’égard des planètes extérieures, les pays équatoriaux n’auraient d’autres inconvénients que leurs ciels souvent nuageux et la nécessité d’interrompre les signaux pendant le jour.

Cependant, il n’est pas absolument démontré pour moi, qu’il soit impossible de donner aux signaux une intensité assez grande pour qu’ils apparaissent sur la surface éclairée de la terre, comme points plus lumineux que les parties voisines. Dans ce cas, on pourrait prendre comme source lumineuse, le soleil lui-même, dont les rayons seraient reflétés et concentrés par les miroirs.

II

§ 1. Imaginons que les hommes ont réalisé le projet. Les habitants de la planète Vénus, ou ceux de Mars, s’ils ont des lunettes, des télescopes ou d’autres instruments amplificateurs des astres, peuvent apercevoir, sur le bord obscur du disque de la terre, un point lumineux. C’est le signal que leur adressent les hommes.

Ceux qu’on interrogera de la sorte, penseront peut-être tout d’abord que le point lumineux est ou un volcan en activité ou tout autre effet optique inexpliqué ; en un mot, un phénomène naturel où ne se manifeste d’autre volonté que l’insondable volonté universelle. Par suite, si le signal restait ainsi comme un point immobile et continuellement brillant, rien n’empêcherait qu’on le considérât comme un nouveau fait d’astronomie, digne d’être remarqué et enregistré ; mais voilà tout.

§ 2. Il importe donc que le signal n’ait pas ce caractère, mais qu’il subisse des modifications telles que son origine voulue et son but ne restent pas douteux.

Ces modifications seront tout simplement des intermittences spéciales que nous allons déterminer.

Des apparitions et des disparitions suivant une loi périodique simple, n’écarteraient pas l’idée d’un phénomène astronomique, dont la plupart sont intermittents et régulièrement rhythmés. Produites au hasard, ces variations ne serviraient probablement qu’à corroborer l’explication par l’idée d’un volcan en activité variable.

Ajoutons d’autre part qu’il faut éviter de perdre le temps à transmettre des signaux qui n’auraient d’autre utilité que d’appeler l’attention. On peut mieux faire, et voici comment.

§ 3. Je dois dire tout d’abord, — et la suite de l’étude justifie cet avis — que la première notion à échanger est celle d’une numération.

Or, les premiers signaux doivent être tels qu’ils aient un caractère en quelque sorte vivant, et qu’ils expriment la loi de la numération dont on se servira ultérieurement.

La discussion du système de numération à employer, exigeant des notions mathématiques tout à fait spéciales, ne peut entrer dans ce mémoire que je m’efforce de rendre abordable à tous. Il suffira de dire que ce système doit être le plus simple possible au début, quitte à le changer ensuite. Le système usuel, à neuf chiffres significatifs plus le zéro, sera rejeté à cause de sa complication ; ses chiffres élémentaires ont une valeur trop forte — ce qui rend trop forte aussi la somme des chiffres d’un nombre donné — et l’emploi tout conventionnel du zéro est difficile à deviner.

Il faut se servir de très-peu de signes élémentaires, et en utiliser tous les arrangements possibles dans l’ordre de génération de ces arrangements.

Les chiffres élémentaires seront : l’éclair simple, l’éclair double, triple, etc.

§ 4. Si l’on se borne à trois signes élémentaires, voici l’ordre des apparitions tel qu’il devra être dans les premiers signaux ; les apparitions sont représentés par des points dont les intervalles sont proportionnels aux durées des disparitions.

····················
··············
etc., etc.

L’étude la plus sommaire de cette série révèle sa loi. C’est une suite de groupes différents composés de un, de deux, de trois termes élémentaires et ainsi de suite ; et ces termes élémentaires sont de trois espèces seulement : l’éclair simple, l’éclair double, l’éclair triple. Ils se substituent les uns aux autres dans tel terme des groupes consécutifs, suivant leur ordre de grandeur. Ce système peut se continuer indéfiniment, et servir de cette manière à représenter la série des nombres naturels. Les propriétés, d’ailleurs fort intéressantes, de cette numération si simple, et celles des numérations analogues doivent être l’objet d’une étude particulière.

Pour que le doute ne puisse pas naître, il conviendra de produire après la suite des groupes représentatifs, la suite des nombres représentés — ces nombres étant exprimés chacun par autant d’éclairs simples qu’il contient d’unités. Enfin on y joindra quelques exemples, tels qu’un nombre assez grand exprimé en éclairs successifs, suivi de sa représentation dans le système numérique adopté.

§ 5. L’exemple des premiers signaux donnés ci-dessus, est construit d’après une numération à trois éléments. Je n’ai pas voulu insinuer par là que ce système fût le préférable. Peut-être la numération à deux éléments, est-elle plus avantageuse. C’est encore une question à discuter d’une manière rigoureuse. Les conclusions de cette étude, tendront probablement à l’emploi d’une numération basée sur peu de signes élémentaires. Je ferai remarquer qu’il y a ici des questions de maximum et de minimum dont la solution devient précieuse, en ce qu’elle serait la même de part et d’autre, si les êtres qui correspondent sont de niveaux intellectuels à peu près équivalents.

§ 6. Tels seront donc les premiers signaux à envoyer. Il faudra les répéter constamment, en variant les exemples de représentation numérique ; car le faire trop rarement serait diminuer les chances d’être aperçu de ceux qu’on suscite.

Si l’appel était fait à la terre, il faudrait aussi qu’il fût souvent répété ; puisque les savants ne se relaient pas sans interruption pour observer, dans leurs instruments, l’état de la surface des planètes.

Peut-être attendra-t-on longtemps la réponse ; peut-être encore se lassera-t-on de l’essai avant que cette réponse n’arrive. On n’aura pourtant pas le droit d’en conclure que le projet est irraisonnable, ni que les planètes ne sont pas habitées sauf qu’elles le soient par des êtres inférieurs à l’homme.

Qu’on imagine un appel fait à la terre, dans les conditions que j’ai dites, avant Galilée ; il eût été absolument impossible que personne s’en aperçût et y répondît.

Cette considération suffit à établir qu’un premier essai sans résultat ne devra pas être regardé comme motif de ne plus recommencer. Les signaux ont même été vus ; ils ont été compris ; mais réponse n’y a pas été faite à cause de l’insuffisance des moyens matériels.

Si aujourd’hui l’appel était fait à la terre, il faudrait avant d’y pouvoir répondre vaincre l’ignorance, le scepticisme et le mauvais vouloir de bien des hommes, puis ensuite procéder à la construction délicate, difficile et coûteuse des appareils de transmission. Il y aurait ainsi, bien du temps perdu, et l’on désespèrerait sans doute de nous, là-bas.

§ 7. Mais laissons de côté ces prévisions négatives et poursuivons la recherche.

Les observateurs, armés des plus puissants instruments, ne quittent pas du regard l’astre interrogé. Voilà que sur la portion obscure de son disque, un petit point lumineux apparaît. C’est la réponse ! Ce point lumineux, par ses intermittences, calquées sur celles du signal terrestre, semble dire : « Nous vous avons vu ; nous vous avons compris. »

Ce sera un moment de joie et d’orgueil pour les hommes. L’éternel isolement des sphères est vaincu. Plus de limite à l’avide curiosité humaine qui, déjà inquiète, parcourait la terre, comme un tigre sa cage trop étroite.

Mais, dans cet enivrement, au milieu des rêves qui voudraient devancer le temps où l’on saura, une réflexion surgit et fait peur. Ces rêves sont fondés, sur une petite lumière qui brille bien loin dans un monde où tout, sans doute, est autre qu’ici bas. Cette lumière dit bien qu’il y a quelqu’un ; mais, rien de plus. On voudrait connaître en entier, on voudrait voir, entendre et toucher ce monde mystérieux. La petite lumière n’a fait qu’irriter la soif de savoir, et la rendre intolérable. Un monde peut-il apparaître à cette lueur presque imperceptible ?

C’est ce qu’il reste à voir.

§ 8. Oui, cette petite lumière suffit à transporter tout un monde dans un autre. Dans les rhythmes de ses apparitions et de ses disparitions, peuvent s’incarner toutes les essences perceptibles et concevables. Et en cela, rien de miraculeux ni d’étrange.

Une fois le mode de numération adopté de part et d’autre, les hommes, si l’on veut, vont commencer les rapports explicites.

On ne sait transmettre que des nombres ; c’est donc avec des nombres qu’on va s’entendre. Or, cette limite étant posée, il n’y a pas deux méthodes à suivre. Il faut traduire, par un procédé géométrique simple, les figures planes convenablement choisies, en séries numériques et transmettre successivement les termes de ces séries.

Les mathématiciens connaissent plusieurs procédés graphiques, au moyen desquels une figure plane — ou même solide — est fragmentairement représentée par une série de nombres ; réciproquement ils savent traduire une série de nombres en une figure construite par points. Les différents moyens graphiques doivent donc être classés de manière à ce qu’on choisisse tout d’abord le plus simple de tous.

Si la question restait indéterminée à l’égard de quatre ou cinq de ces procédés, l’inconvénient serait minime. Ceux qui reçoivent n’auraient qu’à les essayer tous ; ils finiraient bien ainsi par trouver celui qu’ont adopté ceux qui envoient.

Pour me faire comprendre de tous, je vais montrer par un exemple familier comment des séries numériques représentent une figure plane, un dessin quelconque.

La série de nombres

193711425

étant donnée par écrit, on prend un fil d’une longueur indéfinie

et des perles de deux couleurs, — blanches et noires si l’on veut. On lit le premier nombre 19, et on enfile dix-neuf perles d’une même couleur dans le fil — par exemple des perles blanches ; on lit le second nombre 3 et on enfile trois perles noires. Ainsi de suite pour les autres nombres en alternant les couleurs des perles. On a de cette manière un rang de perles, le noir et le blanc se suivent sans que leur succession ait aucun sens apparent.

On garnit un autre fil suivant la seconde série.

18,4,6,2,5,6,19

On fait de même pour une troisième, une quatrième série et ainsi de suite jusqu’à la dernière série.

Cela fait, il ne faudra pas chercher beaucoup pour avoir l’idée de mettre les rangs de perles les uns à côté des autres, dans l’ordre même où les séries ont été données. De cette manière on verra apparaître sur la surface couverte de perles, une figure plus ou moins détaillée formée en perles noires, les perles blanches servant de fond. C’est le dessin en points que contenaient implicitement les séries.

Des procédés analogues de notation numérique des dessins, sont employés dans diverses industries, entre autres le tissage et la broderie. Il y a là toute une science qui, suivant la marche ordinaire, se pratique avant d’être systématisée. Il en sortira une nouvelle et importante branche des mathématiques, et par suite une classification nouvelle de ces sciences primordiales. L’étude des rhythmes prendra place au même rang que celle des figures.

Si l’on s’arrêtait au moyen que je viens de décrire, la transmission serait des plus simples. On enverrait au moyen de la numération préalablement établie, d’abord une série de nombres ; ensuite, après un arrêt suffisamment prolongé, on enverrait une autre série et ainsi de suite.

Ce mode de transmission n’est pas le seul ; je ne le crois pas non plus le meilleur, et je l’ai pris comme exemple facile à décrire. On pourrait encore enfiler toutes les perles à la suite les unes des autres, et enrouler le fil sur un cylindre, étant connu le nombre de perles à mettre par tour, ou bien aussi contourner le fil en spirale sur une surface plane, étant connue la loi d’accroissement du nombre de perles par tour de spire.

Je le répète, il y a un grand nombre de moyens graphiques, dont la discussion exacte devra être faite. J’ai fait des recherches dans ce sens, et je les publierai ultérieurement si cela est nécessaire.

Il n’y a là du reste aucune difficulté immédiate, et on aura trop le temps de fixer ces détails.

§ 9. La transmission des éclairs rhythmés est donc ainsi ramenée à une transmission de dessins, de projections planes. Il reste donc à examiner brièvement si ce mode de communication satisfera à toutes les exigences de l’œuvre que je propose.

On m’a dit que la transmission était bien lente de cette façon ; il faudrait pourtant s’en contenter s’il n’y en avait pas d’autre. Disons tout de suite, d’ailleurs, qu’en outre des conventions abréviatives qui s’établiront par la suite, on prévoit dès à présent que des procédés de transmission très-rapide pourront être mis en œuvre.

En effet, que l’on colore diversement les rayons, chaque élément de la numération deviendra un éclair simple dont la teinte seule indiquera la valeur. Ou bien tel signe donné aura autant de valeurs différentes que ses colorations possibles.

À cela, il faut ajouter la possibilité de polariser la lumière suivant tous les angles du cadran, et celle de lui faire traverser des vapeurs dont l’analyse spectrale retrouverait la nature au lieu d’arrivée.

Ces ressources semblent promettre un langage interplanétaire aussi précis et aussi rapide que sa suprême importance l’exigera.

III

§ 1. Ce qu’il me reste à dire est bien peu de chose au point où j’ai laissé la question.

Deux mondes échangent des signes équivalents à des figures dessinées ; ce qui en résultera se prévoit facilement, et des conseils n’ont plus grande utilité. Chaque savant, chaque homme donnera son avis sur la terre, et de là-bas il viendra peut-être quelque idée bien au-dessus de toutes celles que je pourrais émettre désormais.

Je me bornerai donc à quelques grandes lignes préhistoriques sur ce sujet.

§ 2. Il sera nécessaire de construire une suite de figures représentant la totalité du savoir humain. Ces figures sont chacune désignées par un nombre, — autant que possible dans un ordre scientifique à partir des notions simples jusqu’aux notions de plus en plus complexes. D’ailleurs cet ordre résultera de la nécessité d’être compris. Ainsi, l’expression d’une connaissance humaine, une fois sa figure représentative transmise, sera le chiffre qui désigne cette figure.

§ 3. Un exemple éclaircira ceci.

Il s’agit de distinguer et de dénommer les couleurs ; on fait un dessin clair et simple représentant l’expérience de la décomposition des couleurs par le prisme. Le rayon mixte en cette figure, donne naissance à plusieurs rayons simples. On numérote, sur la figure même ces différents rayons, dans l’ordre de leurs réfrangibilités croissantes. La figure totale est elle-même désignée par un chiffre ; supposons que ce soit la planche 17. Le groupe 17-1 voudra dire rouge, 17-2 orangé, 17-6 bleu, etc.

Ainsi, le chiffre 17 signifiera couleur en général, et le chiffre suivant indiquera l’espèce de la couleur.

De même seront transmises et dénommées les notions des substances chimiques, des diverses forces physiques, des éléments musicaux, des sons vocaux, etc., par leurs caractères différentiels numériques.

Il est inutile, pour l’instant, de continuer cet exposé ; il serait inopportun de l’approfondir. La représentation figurative du savoir humain forme une étude particulière, et très-vaste, qui nous entraînerait trop loin. Elle mérite d’ailleurs d’être traitée à part, et demandera pour l’application de nombreux collaborateurs.

Du reste, ce travail d’idéographie aura eu des précédents, quoique le but des travaux antérieurs ne soit pas le même que le but actuel.

§ 4. Je sens une objection qui s’élève dès le début de cet exposé ; j’y dois répondre avant de terminer.

Suis-je le seul qui, dans la foule des mondes voisins, ai eu l’ensemble d’idées ici émises ? Il est probable que non. Alors, si ces idées ne sont pas de vaines rêveries, comment se fait-il qu’aucun signal n’ait été adressé à la terre jusqu’à présent, que des avertissements ne nous soient pas venus de la part d’êtres qui possèdent sans doute de plus puissants moyens que nous ; car il doit y avoir de ces êtres dans l’infini des possibles ?

On a vu plus haut que les sociétés humaines sont restées longtemps hors d’état d’apercevoir les signaux et de les comprendre. Il y a eu peut-être des signaux adressés, et les hommes ne les ont pas vus ; peut-être même nous en envoie-t-on aujourd’hui sans qu’on y fasse attention. L’astronomie physique est encore étudiée avec assez peu de ferveur pour que de pareils phénomènes puissent n’être pas aperçus.

Le hasard m’a mis sous les yeux quelques faits étranges ; je voudrais les voir rassemblés, je voudrais qu’on recherchât s’ils ne se reproduisent pas. Divers observateurs, Schrœter, Harding, Messier et d’autres ont vu des points brillants sur les disques de Mercure, de Mars et même autant que je m’en souviens sur celui de Vénus.

Les explications qui supposent des volcans, ou des phénomènes de réflexion mal définie des rayons solaires, sont peu satisfaisantes, tous en conviennent.

Qu’on y regarde attentivement ; peut-être verra-t-on de nouveau ces points, et les verra-t-on mieux. Il faut une idée préconçue pour voir, et on ne l’a pas eue jusqu’ici.

§ 5. J’ai fini de dire ce que je crois le plus immédiatement important sur la question que j’ai soulevée, et je suis prêt à donner toutes les explications de détail, autant que je puis le faire, si cette question est sérieusement discutée.

Je serai heureux, si je ne me heurte pas de toutes parts, comme cela m’est arrivé souvent, au non-savoir négateur de tout ce qui n’est pas le calque fidèle du passé.

NOTE JUSTIFICATIVE

Évaluation de l’intensité de la lumière de Neptune vu de la terre. — Soit, comme unité, l la quantité de lumière que reçoit du soleil, sur la terre, une surface d’un mètre carré normale aux rayons.

Déterminons le nombre de ces unités lumineuses qui, émises par le soleil, sont interceptées par Neptune.

Le rayon de Neptune est de

28.380.000 mètres.


on en déduit la surface d’un grand cercle

(28.380.000)2 × π 2.530.321.295.040.000 mètres carrés.


La quantité de lumière reçue étant, à égale surface, 902 fois plus petite sur Neptune que sur la terre, on trouve pour le nombre d’unités lumineuses interceptées,

2.811.000.000.000 l

On admet que les miroirs métalliques reflètent environ un tiers de la lumière qu’ils reçoivent ; nous pouvons donc fixer sans témérité à un cinquième la quantité de lumière reflétée par la surface bien plus absorbante d’un astre. On a donc, pour le nombre d’unités reflétées,

562.500.000.000 l


Cette quantité de lumière se répand dans l’espace en se distribuant également sur la surface intérieure d’un hémisphère idéal qui aurait Neptune pour centre. Plus le rayon de cet hémisphère — c’est-à-dire la distance à Neptune — augmente, plus la lumière se disperse et s’affaiblit. Mesurons cette dispersion.

En nombres ronds, la distance de Neptune à la terre est de

4.500.000.000.000 mètres


Élevant ce nombre au carré et le multipliant par 2 π, nous obtiendrons la surface hémisphérique dont cette distance est le rayon. On trouve pour cette surface

127.234.395.000.000.000.000.000.000 mètres carrés.

La lumière émise par Neptune subira, en arrivant jusqu’à la terre, un affaiblissement proportionnel à ce nombre. Nous avons vu que Neptune émet

562.500.000.000


unités de lumière ; l’intensité éclairante de cet astre sur la terre — ou la quantité de lumière qu’un mètre superficiel en reçoit — sera donc exprimée par la fraction suivante

5.625 l/1.272.343.950.000.000.000


ce qui devient, toutes réductions faites,

1/226.194.480.000.000

C’est la valeur minima que doit avoir — dans le cas des signaux envoyés — l’intensité de la source divisée par la section du faisceau au niveau de la planète.

FIN

DU MÊME AUTEUR :
DU
PROBLÈME DE LA PHOTOGRAPHIE DES COULEURS
Paris, 1869, chez GAUTHIER-VILLARS
53, Quai des Grands-Augustins
Prix : 1 franc.