Étude critique sur l’Ormée à Bordeaux et le journal de J. de Filhot

L’ORMÉE À BORDEAUX
D’APRÈS LE JOURNAL INÉDIT DE J. DE FILHOT
PUBLIÉ ET ANNOTÉ PAR
A. COMMUNAY
Membre correspondant des Sociétés des beaux-arts des départements.
Président de la Société des Archives historiques de la Gironde.

L’important ouvrage de M. Communay se divise en trois parties, que nous allons successivement examiner : l’Introduction, le Journal de Filhot, les Pièces justificatives.

L’Introduction contient un excellent résumé de l’histoire de la Fronde bordelaise. L’auteur a su faire entrer dans un cadre assez étroit (70 pages) un tableau complet des principaux événements qui s’accomplirent à Bordeaux et autour de cette ville de 1649 à 1653. Ce tableau, d’une grande netteté, est aussi d’une irréprochable fidélité. Le peintre, ne se préoccupant jamais de l’effet à produire et, bien différent de tant d’autres, aimant mieux chercher à faire briller la vérité qu’à faire miroiter son talent, a retracé d’une façon d’autant plus saisissante qu’elle est plus simple ce que Jacques de Fonteneil appela les Mouvements de Bordeaux. On n’avait pas encore aussi magistralement décrit les troubles et les désolations des cinq années de guerres civiles qui ensanglantèrent la capitale de la Guyenne et ses environs. M. Communay, puisant ses informations aux sources les plus pures, joignant au flair du bon chercheur le flair plus précieux encore du bon critique, contrôlant les témoignages des contemporains, vérifiant les assertions des historiens postérieurs, a jeté un jour nouveau sur toutes les péripéties du drame qui se jouait alors dans notre malheureuse province. Les acteurs de ce drame, lugubre entre tous, sont tour à tour parfaitement caractérisés par le narrateur d’une part, le duc d’Épernon, Gabriel de Pontac, seigneur d’Anglade ; René de Voyer, seigneur d’Argenson ; le comte J.-B. de Cominges, l’avocat général Thibaut de Lavie, le maréchal de la Meilleraye, le duc de Candalle, le comte d’Estrades ; d’autre part, les conseillers au Parlement Joseph d’Andrault, Étienne d’Espagnet, Pierre Le Blanc, sieur de Mauvezin, J.-H. de Bordes, Ch. de La Roche, seigneur et baron de Guimps, Jacques de Guyonnet, Jean-Luc du Mirat, le marquis de Chambret, le chevalier Jacques de Pichon, le président de Pichon-Longueville, le marquis de Lusignan, le marquis de Théobon, le marquis de Sauvebeuf, l’avocat général Du Sault, l’avocat Pierre de Voysin, Pierre Lenet, le baron de Watteville, le prince et la princesse de Condé, la duchesse de Longueville, le prince de Conti, le président Viole, le comte de Marchin, Pierre de Villars, Duretête, dont Victor Cousin a fait un ancien boucher et qui était un procureur au Parlement, Raymond Cleirac, que Bernadau, dont les bévues ne pourraient jamais être comptées, a identifié avec l’auteur des Us et Coutumes de la Mer, et qui, en réalité, était le fils du docte avocat, lequel portait le prénom d’Étienne ; René de Queux, écuyer, sieur des Tranquars, Jean Hérault, sieur de Gourville, etc.

Cette introduction, où revivent, pour ainsi dire, entourés de la plus vive lumière, événements et personnages, prépare admirablement à la lecture du Journal de Jacques de Filhot, ce précieux manuscrit que Dom Devienne a connu et utilisé, mais qu’avaient vainement cherché V. Cousin, l’historiographe de la trop séduisante duchesse de Longueville, et le président Boscheron des Portes, l’insuffisant historien du Parlement de Bordeaux. M. Communay a eu la bonne fortune, dont il s’est montré si digne, de retrouver dans les papiers qui constituent à la Bibliothèque de la ville de Bordeaux le fonds La Montaigne, une copie textuelle du document original faite de la propre main de l’érudit magistrat.

Après avoir donné sur Jacques de Filhot et sur la famille de ce généreux martyr de l’Ormée une notice qui ne laisse rien à désirer, sauf en un point que nous toucherons tout à l’heure, M. Communay s’exprime ainsi (page 87) : « Rien ne rappelle au public indifférent le souvenir de celui qui se dévoua pour sa ville natale. Pas une plaque, pas un tableau, pas même un nom de rue pour éterniser les services rendus par ce modeste et dévoué citoyen. » Nous nous associons aux regrets si bien exprimés par le savant éditeur du Procès-verbal de ma persécution (titre primitif du journal), et nous aimons à croire que les hommes d’intelligence et de cœur qui administrent la ville de Bordeaux tiendront à honneur de réparer une si longue injustice, une si longue ingratitude, et donneront à une des nouvelles rues de notre magnifique cité le nom de ce héros du devoir qui, au milieu des plus cruels tourments, déploya, selon le mot du P. Berthod en ses Mémoire, « une fermeté qui n’est pas concevable » le nom de Jacques de Filhot.

Le journal du Bon François persécuté, titre pris par l’ancien secrétaire de la Chambre du roi, devenu trésorier général de France à Montauban et conseiller d’État, en tête de son épître dédicatoire à Louis XIV, est très curieux, très émouvant. Filhot raconte avec la plus grande sincérité ce qu’il a fait pour éteindre les feux horribles de la guerre civile, ce qu’il a souffert pour la noble cause de son pays. En de pareilles circonstances, combien de narrateurs, surtout s’ils avaient subi l’influence attribuée aux bords de notre chère Garonne, auraient cru pouvoir se livrer à de déclamatoires exagérations ! Filhot ne se permet aucune gasconnade. Fidèle à l’engagement qu’il a pris, au début de son journal, de n’apporter aucune passion dans son récit, il reste calme en parlant de ses tortures, il reste modéré en parlant de ses bourreaux. Félicitons et remercions M. Communay d’avoir mis entre nos mains un document où les détails les plus minutieux sont reproduits aussi exactement que dans une parfaite photographie, et qui ajoute une page des plus précieuses à l’histoire de la ville de Bordeaux.

Les Pièces justificatives, fort bien choisies et fort intéressantes, sont au nombre d’une trentaine, tirées des dépôts publics de Bayonne, de Bordeaux et de Paris. Ces pièces, toutes inédites (moins la Relation de la prise du château de Lormont, le Journal de ce qui s’est passé de plus remarquable en la ville de Bordeaux. (juillet 1653), et la Relation de l’entrée des ducs de Vendosme et de Candalle à Bordeaux, extraits de la Gazette), complètent à merveille la luxuriante série de pièces relatives à la Fronde publiées par cette vaillante Société des Archives historiques de la Gironde dont M. Communay est le président, et qui, comme il le déclare (p. 189), s’élèvent « au chiffre prodigieux de 696 ». Parmi les documents qui forment l’appendice de l’Ormée à Bordeaux, signalons les lettres des députés du Parlement à la Cour (de Gourgue, Montjon, T. de Lavie), de Louis XIV au président de La Tresne, du Parlement aux députés auprès du Roi, à Bourg ; un arrêt du Parlement « touchant l’emprunt de 30,000 livres tournoises contracté, sur les deniers publics, par la dame princesse de Condé, le jeudy 2e de juin 1650 », la « délibération de l’Hostel de Ville touchant le mesme subject » (mars 1651) ; diverses ordonnances du prince de Conti, plusieurs lettres du duc de Vendôme au maire et aux échevins de Bayonne, divers actes concernant J. de Filhot, notamment l’« Acte par lequel Romain de Chimbaud réclame une somme de 6 000 livres, versée par lui, pour obtenir la liberté de Jacques Filhot, son gendre », et les « Lettres de provisions de l’office de trésorier de France et général des finances en la généralité de Bordeaux, en faveur du sieur Jacques Filhot » (10 novembre 1654).

Nous devons des éloges particuliers aux notes dont M. Communay a enrichi son beau volume. Ces notes, fort nombreuses, sont souvent très développées, toujours très intéressantes. Les rectifications y abondent, et, pour citer seulement une des premières pages (la onzième), nous dirons que du même coup l’habile critique y redresse deux erreurs, une d’un bien savant membre de l’Institut qui, dans son édition des Historiettes de Tallemant des Réaux, confondant le fils avec le père, attribue à Benjamin I de Pierre Buffière, tué sous les murs de Libourne le 26 mai 1649, la traduction en vers du sonnet italien de Ménage à Mme de Sévigné, composée en 1654 ou 1655 par Benjamin II de Pierre Buffière ; l’autre, des auteurs de la France protestante, qui prolongent jusqu’au 11 mai 1684 l’existence de Benjamin I et nous montrent ainsi la victime du combat de Libourne se survivant pendant trente-cinq ans. Dans la plupart des notes suivantes on trouve d’alléchantes particularités ; par exemple, dans celle qui est consacrée à la fille du conseiller des Tranquars, Catherine de Queux, mariée fort jeune à Gabriel de Calvimont, seigneur de la Mothe-Montravel, classée parmi les personnes de France dont la beauté était proverbiale, et si follement aimée du prince de Conti. Signalons encore soit comme piquantes, soit comme instructives, les notes sur les Souvenirs du règne de Louis XIV par le comte de Cosnac (p. 6), sur la veuve du marquis de Chambret, Louise Aubery (p. 17), sur le Béarnais J.-Ch. de Baas (p. 36), sur la famille de Nort (p. 45), sur la naissance à Bordeaux du second fils du prince de Condé, baptisé le 18 février 1653, date indiquée pour la première fois (p. 66), sur l’étrange ressemblance du Journal de Filhot avec les Mémoires du P. Berthod (p. 82, 147, 171), sur Jean de Ponthelier, le continuateur de Gabriel de Lurbe et de Jean Darnal (p. 109), sur le chevalier de Thodias (p.124), sur le docteur Fr. Lopès, père du savant théologal Hiérôme Lopès (p. 128), etc. Pour ceux qui sont friands de notes plantureuses — et nous avouons que nous sommes de ce nombre — le commentaire de M. Communay est inappréciable : c’est un véritable pays de Cocagne.

Une seule de ces mille notes appelle quelques observations. L’auteur, accordant trop de confiance au livre plus élégant que solide du biographe de Madame de Longueville pendant la Fronde, dit (p. 84, note 2) « Victor Cousin rapporte sur Filhot deux anecdotes qui méritent d’être rééditées. Louis XIV, passant par Bordeaux à l’époque de son mariage et de la paix des Pyrénées, voulut voir Filhot, et, commandant à ses gardes de s’ouvrir pour le laisser approcher, il lui dit de ce ton et de ce style royal qui lui est propre, et que nul n’a pu feindre et lui prêter : Eh bien ! Monsieur de Filhot, martyr de mon État, comment vous trouvez-vous de vos blessures ? — Sire, lui répondit Filhot, toutes les fois que j’ai l’honneur de voir Votre Majesté, elles me deviennent plus chères. » Nous doutons fort de l’anecdote si indulgemment accueillie par M. Communay. D’abord, quoi qu’on en dise dans les lignes ci-dessus, le ton et le style de l’interpellation royale sont fort peu vraisemblables. Louis XIV parlait toujours avec une grave simplicité, et nous ne parvenons pas à nous le représenter saluant Filhot de ce titre pompeux : Martyr de mon État ! Mais sur quelle autorité s’appuie donc le trop peu sceptique philosophe pour reproduire le dialogue à sensation du jeune roi et du bon citoyen ? Quel est le chroniqueur contemporain qui garantit l’authenticité des ronflantes paroles ainsi échangées ? Qui donc, en tout le dix-septième siècle, soit à Bordeaux, soit ailleurs, a jamais fait la moindre allusion à un colloque aussi singulier ? Sait-on où l’on trouve, non la phrase digne du solennel M. Prudhomme attribuée au grand roi et qui n’est nulle part, mais la prétendue réponse de Filhot ? Dans l’épitre dédicatoire à ce dernier, déjà mentionnée, et où nous lisons (p. 92) : « Pour moi ; je confesse ingénuement, Sire, que touttes ces douleurs me sont devenues chères, lorsque après avoir eu l’honneur de voir Vostre Majesté, je considère que c’est pour Elle que je les ay souffertes. » C’est à l’aide de cette phrase, écrite le 15 janvier 1654, au retour du voyage de Filhot à Paris, qu’a été fabriquée l’historiette rattachée, en dépit de tous les obstacles, à l’année 1660. Cousin a eu l’imprudence de prendre cette impossible historiette dans l’Histoire de la ville de Bordeaux, par Dom Devienne, lequel, avec sa légèreté habituelle, renvoie le lecteur (p. 480) au Journal même de Filhot, où, comme on vient de le voir, un démenti indirect, mais formel, est infligé aux racontars de 1771. Le célèbre écrivain ne s’est pas contenté d’emprunter au bénédictin la fausse pièce de monnaie que ce dernier avait eu le tort de mettre en circulation : il lui a aussi emprunté ses expressions, même les plus malencontreuses, et c’est ainsi que l’académicien dont nous vantions un peu plus haut le style élégant, a pu, copiste aveugle, reproduire littéralement cette phrase : Commandant à ses gardes de s’ouvrir, ce qui semble nous transporter dans le Japon, où ceux qui entourent le souverain se fendent, dit-on, le ventre, sur son ordre, avec un respectueux empressement.

M. Communay, après avoir déjà si bien mérité de la Guienne par ses beaux travaux sur le Parlement de Bordeaux et l’Ormée à Bordeaux, nous promet une série d’études biographiques et bibliographiques sur les membres du Parlement qui ont cultivé les lettres. Il nous donnera bientôt aussi, comme il l’annonce (p. 109), le résultat de ses recherches sur les auteurs de la Chronique Bourdeloise. Enfin, il réunit avec une persévérante ardeur les matériaux de cette Chronique du Château de Cadillac (du milieu du seizième siècle au milieu du dix-septième), qui sera pour tous les curieux un incomparable régal. Il nous est doux de saluer de toute notre estime et de toute notre sympathie l’avenir, comme le passé, d’un tel travailleur.

Revenons un moment à l’Ormée pour déclarer que si l’ouvrage de M. Communay, considéré au point de vue historique, est digne de l’attention de tous ceux qui aiment les monographies où le sujet est épuisé, il est non moins digne, au point de vue national, de tous ceux qui aiment la France. Du récit des excès de ces mauvais citoyens appelés les Ormistes, se dégage une haute et salutaire leçon qui s’adresse surtout aux orageuses années de la fin de ce siècle : c’est que la guerre civile est le plus exécrable des fléaux, c’est que rien ne doit jamais décider un homme à se révolter contre sa patrie, parce que la patrie est sacrée, parce que c’est une mère, et que frapper une mère, c’est le crime des crimes, le crime à jamais maudit.