État politique et moral de la Grèce avant la domination macédonienne

ÉTAT POLITIQUE ET MORAL
DE LA GRÈCE
AVANT LA DOMINATION MACÉDONIENNE

Il y a pour la Grèce deux dates fatales : l’une, où l’Asie entière descendit sur elle avec les millions d’hommes de Xerxès ; l’autre, quand Philippe, père d’Alexandre, devint roi de Macédoine. À la première, elle paraissait perdue, et elle triompha ; à la seconde, elle paraissait n’avoir rien à craindre, et elle perdit tout.


I.

Au milieu, en effet, du IVe siècle avant notre ère, la Grèce semblait avoir devant elle un long avenir. Quels dangers l’œil le plus perçant pouvait-il découvrir pour elle ? À l’orient, la Perse se débattait dans cette longue agonie des états orientaux, si peu vivans et pourtant si lents à mourir d’eux-mêmes. À l’occident, les Romains en étaient encore à rebâtir leur ville brûlée naguère par les Gaulois. Du nord, que redouter ? Le Thessalien Jason était mort et avec lui ses grands desseins. Quant à la Macédoine, si troublée et depuis tant de siècles impuissante, prophète bien moqué eût été celui qui eût prédit sa fortune prochaine : « Lorsque mon père devint votre roi, dira un jour Alexandre aux Macédoniens, vous étiez pauvres, errans, couverts de peaux de bêtes et gardant les moutons sur les montagnes, ou combattant misérablement, pour les défendre, contre les Illyriens, les Thraces et les Triballes. Il vous a donné l’habit de soldat ; il vous a fait descendre dans la plaine et vous a appris à combattre les barbares à armes égales. » En vérité, Démosthène ne se fera pas trop d’illusion en croyant que la liberté hellénique pouvait être défendue contre de tels voisins.

Un ami de la Grèce eût donc, à cette heure, vu sans effroi finir la sanglante expérience qui s’était poursuivie depuis trois ou quatre générations. Les Grecs, ne pouvant s’unir, semblaient du moins être arrivés à des conditions générales d’existence plus équitables et meilleures. Il n’y avait plus de peuple dominant sur un autre peuple, par conséquent plus de maîtres et de sujets; mais il y avait moins de morcellement. Beaucoup de petits états avaient disparu au sein de confédérations qui maintenant couvraient des provinces entières ; moyen plus sûr et moins contraire aux tendances impérieuses de l’esprit grec d’arriver, un jour peut-être, par l’union des ligues provinciales, à une confédération de tout le corps hellénique. En outre, ces ligues sont faites à des conditions plus justes. Tous les alliés d’Athènes, les plus faibles comme les plus puissans, ont une voix au congrès général, et tous les membres de la confédération d’Arcadie, comme ceux de la ligue achéenne, ont des droits égaux. Dans la nouvelle alliance entre Lacédémone et plusieurs peuples du Péloponnèse, il est convenu que chaque état commandera sur son territoire.

Une des grandes iniquités de Lacédémone, l’ilotisme des Messéniens, était réparée : Messène était indépendante, et Sparte enfermée dans sa vallée de l’Eurotas. L’Arcadie, renonçant à ses antiques divisions, avait réuni trente de ses villages dans la grande cité, Mégalopolis, et formé un état capable de tenir en bride l’ambition Spartiate, en couvrant contre elle le reste du Péloponnèse. Corinthe, fatiguée de ces guerres qui la ruinaient, n’aspirait qu’à la paix, au commerce, au plaisir. Argos, naguère souillée de sang, voyait au moins les factions s’apaiser et lui donner quelque répit. Les Achéens renouaient leur vieille fédération avec des idées d’égalité et de justice qui leur vaudront l’honneur d’être les derniers sur- vivans de la Grèce. La ligue béotienne obéissait à Thèbes, mais maintenant sans trop de contrainte. Athènes enfin avait relevé son commerce avec sa marine militaire, et ramené à elle ses anciens alliés par la sagesse de sa conduite.

Qui empêchait ces états rentrés dans leurs limites de vivre en paix, après s’être mutuellement convaincus d’impuissance dès qu’ils voulaient en sortir? Pourquoi ne seraient-ils pas redevenus ce qu’ils avaient été, un siècle plus tôt, chacun un foyer de lumière? Malgré tant de combats, ils n’avaient pas beaucoup perdu de leur population, et rien de leur activité physique ou intellectuelle. Leurs soldats étaient toujours les meilleurs soldats du monde, car la légion romaine n’avait pas fait ses preuves, ni la phalange macédonienne. Leurs savans, leurs artistes étaient nombreux. Pour l’art, pour la philosophie, pour l’éloquence, ce qu’on a appelé le siècle de Périclès continuait.

Phidias, Polyclète, Zeuxis, Parrhasios, étaient morts, et, entre les mains de leurs successeurs, l’art se transforme et fléchit. Déjà dans la frise du temple d’Apollon Epikourios, près de Phigalie, Iktinos avait donné à ses figures plus d’expression et de vivacité que n’en ont les groupes du Parthénon. Une génération s’écoule, et voici que la passion anime le marbre, comme elle avait agité déjà les tragédies d’Euripide. Dionysos ressent l’ivresse qu’il inspire, Aphrodite la volupté qu’elle promet ; le style, moins sévère, est plus humain, et le mouvement de la vie remplace la calme sérénité des dieux de Phidias.

La sculpture est sur la route qui conduira les artistes à composer des statues iconiques et à subordonner trop souvent l’art à la vérité vulgaire. Par la recherche du détail, l’excès du fini et une exactitude trop servile, on perdra le sentiment de la beauté idéale. Lucien exprime cette tendance en disant d’un artiste de ce temps, Démétrios, qu’il n’était plus un faiseur de dieux, mais un faiseur d’hommes, où οὐ θεοποίος τις, ἀλλ’ἀνθρωποπίος ὤν. Ou bien l’on tendra au tragique, au gigantesque, et l’on construira des colosses de bronze qui seront des prodiges d’industrie. Charès de Lindos édifiera, vers 280, le colosse de Rhodes ; Lysippe, un Jupiter haut de 40 coudées (18m,15). Dans quelques années, Démocrates offrira à Alexandre de tailler l’Athos en statue, une des mains portant une ville, l’autre laissant échapper un torrent qui retomberait en puissantes cascades. Le héros eut plus de goût que l’artiste, il refusa. A chacun son œuvre ; que l’homme laisse à Dieu ses montagnes.

Mais avant que les artistes se préoccupassent de faire tragique, ce qui n’est pas le propre de la statuaire, il y eut pour l’art grec une période charmante, celle que remplit l’école de la grâce, qui se plut à donner aux dieux la jeunesse efféminée au lieu de la majesté olympique. Deux Athéniens, Scopas et Praxitèle, qui en furent les chefs, créèrent le type des Vénus pudiques et craintives, représentation de la femme bien plus que de la déesse. Les grands artistes du ve siècle ne montraient jamais la nudité féminine. Des critiques peut-être trop ingénieux ont même cru que, si Praxitèle, lorsqu’il sculpta son Aphrodite de Cnide, « au regard humide, » τὸ ὑγρόν, lui ôta tout voile, il avait du moins placé près d’elle un vase qui, rappelant le bain symbolique, éloignait l’idée profane par un souvenir de pureté religieuse. L’attrait de sa beauté fut toujours très vif, et il l’est encore jusque dans les imitations que nous en possédons. « l’Olympe, dit une épigramme de l’Anthologie ne possède plus la déesse de Paphos; elle est descendue à Cnide; » et l’on conte que, Nicomède de Bithynie ayant offert aux Cnidiens de payer toutes leurs dettes en échange de leur Vénus, ils refusèrent.

Scopas n’eut pas les scrupules qu’on a prêtés peut-être à Praxitèle : dans le temple de Mégare, il entoura Aphrodite de trois statues, l’Amour, le Désir, la Persuasion. C’était bien le temps où l’on dit qu’une courtisane fameuse pour sa beauté, Phryné de Thespies, avait un rôle dans les fêtes d’Eleusis et sortait des flots en Vénus Anadyomène ; le temps aussi où la Grèce, ne redoutant plus le Mède et pas encore le Macédonien, demandait à l’art et à la vie toutes les grâces et toutes les voluptés.

De Praxitèle, nous avons les copies de l’Apollon Sauroctonos et de la Vénus de Cnide, pour laquelle Phryné posa devant l’artiste. Mais nous n’avons, semble-t-il, que des imitations éloignées de ses Eros, représentant l’éphèbe olympien, « qui vit parmi les fleurs, » et de son Satyre, à moins que le torse trouvé sur le Palatin n’en soit un fragment. On conte qu’il avait promis à Phryné une de ses œuvres. Pour savoir celle que le maître préférait, elle lui fit annoncer, un jour, que son atelier brûlait. « Sauvez, s’écria-t-il, l’Eros et le Satyre. » Elle prit le premier qui, de tout point, lui convenait, et elle le consacra dans un temple de Thespies. Deux des plus heureuses découvertes récemment faites sont des bas-reliefs trouvés à Mantinée, œuvre inspirée sans doute par Praxitèle, et son Hermès découvert à Olympie, à la place où Pausanias l’avait vu.

Praxitèle, et c’est son plus grand charme, ne dépassa point la grâce pour aller jusqu’à l’expression trop vive de la passion : ses personnages gardèrent la réserve et la mesure qui furent le caractère du génie grec à ses beaux jours. De Scopas, il ne nous reste rien ou peu de chose, à moins que la Vénus de Milo ne soit de lui : dans ce cas, il serait un des premiers sculpteurs de la Grèce, et il devrait être mis à côté de Phidias. Il semble que l’Apollon du musée Pio-Clementino soit une copie de son Apollon citharède à qui Auguste éleva un temple dans sa demeure du Palatin. Ce n’était pas le dieu superbe qui tue le serpent Python, et qu’à Rome, autour de l’empereur, on pouvait honorer comme le destructeur des monstres de la guerre civile, mais le dieu des arts et de l’harmonie, celui qui conduit le chœur des Muses, et dont Auguste fit le symbole de la Paix romaine qu’il voulait assurer au monde. L’Apollon du Belvédère passe pour être, sinon de Scopas, du moins de son école. Pline regardait comme le chef-d’œuvre de cet artiste Achille conduit à l’île de Leucé par les Néréides. La Néréide de Florence, portée par un hippocampe, est-elle un reste ou une copie partielle de ce groupe fameux ? Vers 350, Scopas fut chargé de sculpter la face orientale de la frise du tombeau de Mausole. Architecte en même temps que statuaire, il reconstruisit à Tégée le temple d’Athéna-Aléa, dont l’enceinte extérieure était bordée de colonnes ioniques et l’intérieur décoré de deux ordres superposés, le dorique et le corinthien. Peut-être travailla-t-il aussi au temple d’Éphèse qu’Érostrate avait brûlé en 356.

De qui est le groupe des Niobides ? De Scopas ou de Praxitèle ? Ils peuvent le revendiquer tous deux.

Pamphile florissait de leur temps ; Euphranor et Nicias un peu plus tard, et tous trois étaient peintres. Naturellement, nous ne connaissons d’eux que la liste de leurs tableaux donnée par Pline. Mais Euphranor était aussi sculpteur. Le Vatican possède une copie de son Paris, et la galerie de Florence un bas-relief qui représente peut-être son groupe de Latone, Apollon et Diane. Son Apollon Patroos, ou protecteur de la race ionienne, était une des nombreuses décorations du Céramique d’Athènes ; on croit en avoir l’imitation dans une figure sculptée sur un autel.

Apelles allait porter la peinture au plus haut degré de perfection que l’antiquité lui ait donnée, et Lysippe mériter qu’Alexandre ne permît qu’à lui seul de reproduire avec le bronze sa royale image. Il ne nous reste malheureusement aucune œuvre authentique de ce grand sculpteur, excepté peut-être l’Hercule Ἐπιτραπέσιος, dont le torse serait au Louvre et dont l’École des Beaux-Arts possède une restauration. On croit aussi que l’Hercule Farnèse est la reproduction d’une de ses œuvres. Il continuait Scopas, mais en donnant à ses figures une vie plus énergique, avec une fidélité matérielle poussée trop loin. Properce marque bien le caractère de son talent dans ce vers :

Gloria Lysippost animosa effingere signa.

D’autre part, Pline dit que ses figures étaient plus élancées, ses têtes plus petites qu’on ne les faisait d’ordinaire. C’est ce que l’on peut constater aussi chez Michel-Ange. L’un et l’autre, pour arriver à plus d’élégance, donnaient au corps dix longueurs de tête, ce qui faisait manquer l’effet cherché, témoin le Pensieroso de Florence, dont le cou est trop long et la tête trop petite. Sous d’autres rapports, Lysippe peut aussi être rapproché de Michel-Ange. Notons à ce propos que, si le grand Buonarotti a été le contemporain de Raphaël, Lysippe le fut presque de Praxitèle, et qu’aux deux époques vivaient à côté l’une de l’autre l’école de la grâce et celle de la force. Pour l’art grec, celle-ci aura sa plus haute expression dans les bas-reliefs de Pergame.

De Phidias à Lysippe, nous avons suivi, pour la statuaire, une marche descendante; d’abord la majesté sereine des dieux, puis la beauté sensuelle, enfin la force que représente cet Hercule Farnèse, à la tête si petite, aux épaules si larges et à la puissante musculature. Pour l’architecture, ce siècle est celui du plus brillant essor de l’art ionique. Les temples de Priène et celui d’Apollon Didyméen, dont il nous reste de magnifiques débris, sont de cette époque.

L’art accuse donc certains changemens de caractère; on ne voit pas encore les symptômes de défaillance.


II.

L’éloquence et la philosophie arrivent au point le plus élevé qu’elles puissent atteindre. Lysias, Isocrate, Isée, écrivent pour les plaideurs des discours qui, tout en appartenant à un genre secondaire, révèlent l’élégance du dialecte attique, et la tribune d’Athènes retentit des accens passionnés et virils de Démosthène, de Lycurgue, d’Hypéridès et d’Hégésippos. Eschine y apporte la souplesse de son esprit; Phocion sa vertu.

Mais sortons du Pnyx, descendons aux jardins d’Académos ; voyez ces hommes venus de tous les pays et suspendus aux lèvres d’un disciple de Socrate; écoutez-le, c’est l’Homère de la philosophie et un des révélateurs de l’humanité, c’est Platon.

Les Grecs, qui aimaient les légendes, voile gracieux qu’ils se plaisaient à jeter sur l’histoire, contèrent que son vrai père était Apollon ; qu’à son berceau les abeilles de l’Hymette avaient déposé leur miel sur ses lèvres, et que le jour où il fut conduit à Socrate, le philosophe vit un jeune cygne qui, s’élevant de l’autel de l’Amour, vint se reposer dans son sein, et prit ensuite son vol vers le ciel, avec un chant mélodieux qui charmait les divinités et les hommes. On savait bien ce que valaient ces beaux récits, mais on aimait à les répéter en témoignage d’admiration.

Platon tenait à ce qu’il y avait de plus noble dans Athènes ; son père prétendait descendre de Codrus et sa mère de Solon. Il entreprit d’abord un poème épique, mais renonça aux vers pour la philosophie ; je crois qu’il resta poète bien plus qu’il ne le pensait.

Après la mort de Socrate, ses disciples dispersés avaient fondé plusieurs écoles : Euclide, celle de Mégare, si justement nommée « la disputeuse, » qui revint à la métaphysique que le maître avait dédaignée, et, par sa confiance absolue dans la logique, par son mépris pour les perceptions des sens, prépara les voies aux pyrrhoniens ; Aristippe, le précurseur d’Épicure, celle de Cyrène, qui proposa pour but à l’homme le bonheur, en l’y conduisant par le plaisir, au lieu de l’y mener, comme Socrate, par la vertu ; Antisthène, enfin, l’école cynique, qui, par une exagération mauvaise de la simplicité socratique, méconnut la raison pour revenir à ce qu’elle appelait la nature, et sacrifia la société et toutes ses lois, en estimant que les bienséances étaient des préjugés, qu’il n’y avait de laid que le vice, de beau que la vertu sans pudeur. C’eût été priver la Grèce de ses plus précieuses qualités : la poésie, l’art, l’éloquence, et lui donner, au lieu de citoyens actifs, des moines déguenillés laissant passer un frivole orgueil à travers les trous de leur manteau.

De ces philosophes, Platon fut le plus grand par son talent littéraire, qui dépasse celui de tous les autres, et par sa doctrine, d’où tant de systèmes sont sortis. Après la catastrophe qui dispersa les disciples de Socrate, il voyagea dans la Grande-Grèce, la Sicile, la Cyrénaïque et l’Egypte, étudiant toutes les écoles, interrogeant tous les sages ou ceux qui croyaient l’être, même les prêtres d’Egypte, qui lui contèrent le grand naufrage du continent atlantique et lui dirent, dans l’orgueil de leur civilisation cinquante fois séculaire : « Vous autres Grecs, vous n’êtes que des enfans. » De retour à Athènes, il ouvrit, vers 388, l’école fameuse de l’Académie, où il enseigna quarante ans. Il avait pris une route plus large et plus haute, mais aussi plus dangereuse, que celle de son maître. Si, comme Socrate, il étudia l’âme humaine, cette connaissance ne fut pour lui que le point de départ d’un système qui, sortant du ferme terrain de la conscience, prétendit s’élever par la dialectique et l’imagination jusqu’à la connaissance de tous les êtres et de la divinité, leur principe commun.

Nous n’avons à parler ici ni de la trinité platonicienne : Dieu qui ne crée pas le monde, mais qui l’organise ; la matière qui reçoit de lui le germe de tout bien et de toute vie ; le monde, fils τόϰος des deux autres principes ; — ni des trois âmes qu’il attribue à l’homme, dont l’une, la raisonnable, survit au corps, avec le souvenir du passé, soit pour le châtiment, soit pour la récompense, ou est envoyée, sans mémoire de la vie antérieure, dans un autre corps pour une seconde épreuve ; — ni des deux espèces d’amour : l’un sensuel et grossier, la Vénus vulgaire ; l’autre, la Vénus céleste, principe des instincts supérieurs de l’humanité, qui, à travers la beauté extérieure, voit la beauté morale et fait la divine harmonie du monde « en donnant la paix aux hommes, le calme à la mer, le silence au vent, le sommeil à la douleur. » C’est de la doctrine platonicienne qu’est née l’allégorie charmante de Psyché, ou de l’âme humaine, qui, purifiée par l’amour et la douleur, finit par jouir de toutes les béatitudes.

Encore moins parlerons-nous de sa théorie fameuse des idées ou des types éternels des êtres qui résident en Dieu, leur substance commune. L’œil ne peut les apercevoir, mais ils se révèlent à l’intelligence. Quand Phidias représenta Jupiter et Minerve, il ne copia pas un modèle vivant, il avait en son esprit une image incomparable de beauté ; de même concevons-nous l’image de la parfaite éloquence, dont nos oreilles n’entendent qu’un écho lointain et affaibli. Ces formes des choses sont les idées, ἰδέαι. Conçues par la raison, elles sont de tous les temps, tandis que le reste nuit, change, s’écoule et disparaît.

Chaque objet a donc, au-dessus de la nature phénoménale où tout est dans un flux perpétuel, sa forme suprême dont il faut sans cesse se rapprocher. Dans notre prison de la terre, dans cet autre ténébreux où nos préjugés nous enveloppent de tant de liens, nous voyons des ombres qui passent ; c’est le monde que nous prenons pour une réalité. À suivre ses changemens perpétuels, l’âme se trouble et chancelle, comme prise d’ivresse, ὥσπερ μεθύουσα. Mais que tombent les chaînes du captif, qu’il sorte de l’antre obscur, alors, échappant à la corruption du corps, il se porte vers ce qui est pur, éternel ; il sépare la vérité de l’illusion ; il a la sagesse et il s’approche de l’éblouissante lumière où l’âme contemplera ce qui possède la réelle existence, τὰ ὄντως ὄντα, les idées, types éternels du vrai, du beau et du bien[1].

Je n’ai pas à rechercher ce que vaut philosophiquement cette théorie des Idées, d’où l’on a tiré la magnifique et féconde formule : le Beau est la splendeur du Bien et du Vrai. Mais faire du devoir le principe de la morale ; proclamer dogmatiquement la Providence divine et l’immortalité de l’âme, que les mystères n’avaient enseignées que d’une manière poétique ; enfin placer en Dieu toutes les perfections et donner pour but à notre activité morale la ressemblance avec lui, de sorte que la vertu ne fut que l’obéissance aux préceptes divins[2], c’était proposer à l’homme la recherche constante d’une perfection idéale. Aussi, tant qu’il existera des esprits élevés, il y aura des disciples pour le maître de qui l’âme a reçu des ailes. Platon, dans le Phédon, appelle l’homme un animal religieux : sa philosophie est faite pour répondre à cette définition. Sans cesse il revient sur la nécessité de regarder en haut, et il exprime cette pensée avec une variété infinie d’images. « Comme le dieu Glaucos, dont on ne reconnaît plus lu divinité lorsqu’il sort des ondes la tête défigurée par les herbes marines qui la couvrent, l’âme humaine est souillée par les immondices du corps. Qu’elle se détache donc de son geôlier par la vertu et par l’intelligence du bien absolu. » — « Par là, dit-il, à la fin de sa République, nous serons en paix avec nous-mêmes et avec les dieux ; et après avoir remporté sur la terre le prix destiné à la vertu, semblables à des athlètes victorieux qu’on mène au triomphe, nous serons encore couronnés là-haut. »

Avec cette espérance, il fait bon marché des misères de la vie ; il va même jusqu’à souhaiter de les quitter au plus vite. Le Grec aimait « la douce lumière du jour » et toutes les joies de l’existence ; Platon soulève déjà le linceul dont la religion de la mort enveloppera l’humanité. Selon lui, les sages doivent mépriser les choses de la terre et aspirer à la séparation de l’âme et du corps, comme à la délivrance[3]. Cependant, s’il veut que, par ce dédain des biens périssables, on se rende digne de contempler un jour Dieu et la vérité, il ne conseille pas l’anéantissement dans l’amour divin. La vie, au contraire, doit être active, laborieuse, et pour que la mort ne cause aucun effroi, il faut avoir décoré son âme de la parure qui lui est propre : la pensée et la science. Ces deux mots sont aussi ceux de la civilisation moderne, mais dans un autre sens que celui où Platon les prenait lorsqu’il faisait de la vertu la conséquence de la science, sans montrer, comme Aristote le lui reproche, le lieu qui doit unir le bien reconnu à la volonté de l’accomplir.

Pour Platon, les connaissances qui proviennent des sens nous apprennent seulement ce qui passe et ne sont qu’affaire d’opinion. La science véritable est celle qui enseigne ce qui doit exister, et révèle l’Être en soi, l’Être nécessaire. Comment arriver à cette science suprême ? Par la dialectique et l’exaltation de toutes les facultés de l’âme, ou l’enthousiasme. Ce sont deux forces puissantes qui peuvent aussi conduire par des chemins divers, et à l’aide de beaucoup de subtilités, sur des pentes périlleuses. Platon avait donc repris les spéculations métaphysiques, « ces discours nus, » comme les appelait un des interlocuteurs du Théétète et que Socrate n’aimait point. Il rendait à l’imagination les droits que son maître lui avait déniés, et il expia cette imprudence, à la fois téméraire et heureuse, en employant tour à tour l’or pur et le plomb vil dans l’édifice qu’il éleva.

Ce grand semeur d’idées en jeta dans toutes les directions, si bien que de son école sortiront les doctrines les plus différentes : le spiritualisme de la première Académie, le scepticisme de la seconde, ce qu’on pourrait appeler le probabilisme de la troisième, et, pour finir, le mysticisme des alexandrins, qui se propagera dans le christianisme. Zénon même n’est pas sans avoir trouvé dans l’œuvre platonicienne quelques élémens du stoïcisme. Il serait donc possible de dire que toutes les écoles grecques, l’épicuréisme excepté, sont les filles plus ou moins légitimes de la doctrine platonicienne, comme du christianisme sont nées les mille sectes dont il a couvert le monde. Mais il faut un arbre bien robuste et une sève bien riche pour porter et nourrir tant de rameaux différens.

Dans son ambition de tout embrasser : Dieu, l’homme, la nature, Platon retourna aux études physiques que Socrate condamnait, et il écrivit le Timée, le premier essai qui nous reste d’une philosophie de la nature, puisque les ouvrages d’Empédocle et d’Héraclite sont perdus, mais il ne s’y enferme pas. Il voit l’ordre établi dans l’univers, et de cette pensée il tire le grand argument des spiritualistes de tous les temps, en faisant du Cosmos l’œuvre d’un Dieu bon et d’une Providence qui conserve l’harmonie générale et soutient l’homme dans ses efforts vers le bien.

Nous avons noté les doutes de Socrate[4]; on pourrait marquer aussi pour Platon, au milieu d’affirmations très résolues, des hésitations singulières, et montrer que sur les questions fondamentales il a plus d’espérance que de certitude. Dans le Phédon, qu’il composa peut-être assez longtemps après la mort de son maître, se trouvent ces paroles : « Comme toi, Socrate, dit un des interlocuteurs, je crois que, pour ce qui se passe après la mort, il est impossible ou du moins très difficile d’arriver à la vérité; » et ailleurs, à propos de l’immortalité de l’âme : « Y croire, c’est un beau risque à courir, mais l’espérance est grande. » Dans les Lois, ouvrage de son extrême vieillesse et sa dernière pensée, il écrivit encore : « Figurons-nous que nous sommes une machine animée, sortie de la main des dieux, soit qu’ils l’aient faite pour s’amuser ou qu’ils aient eu quelque dessein sérieux, car nous n’en savons rien. » Ces questions, en effet, par leur nature même, ne peuvent recevoir une solution positive comme un théorème de géométrie. Ensuite, Platon est un poète qui s’occupe de philosophie ; qui imagine autant qu’il raisonne ; qui, enfin, garde la liberté de l’art et du génie, tout en cherchant à établir des enchaînemens logiques pour constituer une science. Et cependant, quoiqu’il ne soit pas toujours d’accord avec lui-même, il est resté, par l’ensemble de sa doctrine, le philosophe de l’idéal et de l’espérance.

En politique sociale, il réunit aussi les contraires. L’immortel rêveur est dans la vérité quand il plane au-dessus de ce monde pour chercher en un Dieu éternel et réunissant toutes les perfections les principes de la morale individuelle et publique qui le mènent jusqu’à la pensée d’améliorer le coupable tout en le punissant. Mais il descend au-dessous du plus vulgaire législateur, quand il veut donner un corps à ses conceptions. Disciple à la fois de Socrate et de Lycurgue, il emporte, d’un sublime effort, l’âme au pied de l’éternelle justice, et, pour exiger d’elle plus que sa nature ne peut fournir, il la laisse retomber au milieu des souillures d’une vie où toutes les conditions de l’ordre social sont renversées. Il donne à la conscience son rang, au-dessus de toutes les vicissitudes, et à l’âme l’immortalité; il voit le bonheur dans la vertu, même bafouée et clouée sur la croix; il voit le malheur dans le crime, même heureux et honoré; il est chrétien dans sa morale, j’allais dire dans son dogme, avant le christianisme ; et sa république est, comme celle d’Aristophane, bâtie dans les nuages, avec cette différence que celle du poète est une amusante satire qui ne trompe personne, tandis que celle du philosophe présente le monstrueux assemblage d’existences et de lois contre nature : la promiscuité des biens, des enfans et des femmes; la mort des nouveau-nés contrefaits ou dépassant le chiffre immuable des citoyens ; l’esclavage consacré et le système des castes établi, avec la censure pour les écrits et l’instruction restreinte, les enfans menés à la guerre « pour qu’on leur fasse en quelque sorte goûter le sang, comme on fait aux jeunes chiens de meute ; » et la cité fermée aux étrangers, aux poètes dramatiques, à Sophocle, à Eschyle, à Hésiode, même à Homère. Il cite le divin aveugle devant le juge de sa république, il l’accuse, le condamne; et rompant sans retour, mais douloureusement, avec le poète bien-aimé, il répand sur lui des parfums, il orne sa tête de bandelettes, et le reconduit hors des portes comme un corrupteur de l’état. W proclame Dieu, sa providence, sa bonté infinie ; mais cette bonté, il l’offense, et l’élève de Socrate justifie la mort de son maître quand il reconnaît à l’autorité publique le droit de bannir celui qui n’aurait pas sur Dieu la même opinion que le gouvernement. Mais ne lui reprochons pas trop cette intolérance qui a régné si longtemps chez nous comme maxime d’état. Montesquieu et Rousseau pensaient, à cet égard, comme Platon, et aujourd’hui encore certains esprits pensent comme eux[5].

L’histoire, qui ne doit avoir de complaisance pour personne, pas même pour les plus beaux esprits, est bien contrainte de constater que, si Platon engagea la morale dans les voies où nous cherchons à la faire avancer, il fut dans sa République un triste législateur, et dans sa vie politique un assez mauvais citoyen. Riche, et de noble origine, il avait sa place dans le parti des grands, et nous savons qu’il fut l’ami de Denys le Jeune, le tyran de Syracuse. Sa naissance, ses relations, surtout son génie fait de grâce, et sa pensée qui cherchait toujours à monter plus haut, l’empêchaient de descendre aux soins vulgaires dont l’agora s’occupait. Il ne comprit ni le développement historique d’Athènes, ni les efforts de ses plus grands hommes pour assurer sa puissance maritime. Comme tous les socratiques, il était contraire aux institutions démocratiques qui ruinaient les grands par les liturgies et enrichissaient les petits par le commerce. Les fières doctrines de Platon entretenaient donc l’irritation contre un gouvernement qui établissait l’égalité « entre les lièvres et les lions. » — « Qu’est-il besoin, dit Socrate, dans le Théétète[6], de parler de ceux qui ne s’appliquent que légèrement à la philosophie ? Le vrai philosophe ne connaît, dès sa jeunesse, ni le chemin de la place publique, ni celui des tribunaux et du sénat. Il ne voit ni n’entend les lois et les décrets. Il ne songe ni aux factions, ni aux candidatures pour les charges publiques. Son corps vit et habite dans la ville, mais son esprit regarde tous ces soucis comme indignes. Son affaire à lui est de s’élever jusqu’au ciel pour y contempler le cours des astres, et d’étudier la nature des êtres qui sont loin de lui. » Peu importe que la multitude méprise et insulte le philosophe. « Détaché des soins terrestres, il ne s’occupe que de ce qui est divin, et ceux qui le traitent d’insensé ne voient pas qu’il a reçu l’inspiration d’en haut[7]. » Philosophie hautaine qui conduit à n’avoir plus d’intérêts communs avec ses concitoyens, c’est-à-dire à n’avoir plus de patrie ; qui, oubliant les joies de la paternité, par le sans colère des amours équivoques du Phèdre et du Banquet[8] qui, enfin, à force d’élever l’âme au-dessus des réalités passagères, sacrifie une partie de la nature humaine, celle où résident les pures voluptés que donnent la poésie et l’art. Pour celui qui étudie les transformations de la pensée, Platon est un puissant initiateur. Pour l’historien qui s’attache au destin de la cité, surtout quand cette cité s’appelle Athènes, l’indifférence de ces philosophes, dont l’esprit est toujours tendu au sublime, et qui passent au milieu des hommes comme s’ils ne les voyaient pas, lui semble une désertion de devoirs impérieux. Aussi ne s’étonne-t-il pas qu’ils écrivent, lorsqu’ils s’abaissent aux choses de la terre, de si étranges choses sur l’organisation des états, et il ne reproche pas bien vivement à Isocrate d’avoir tourné en dérision « les républiques écloses dans le cerveau des philosophes. »

Platon a dit dans sa Politique que, pour être heureux, les peuples devraient être gouvernés par des philosophes; ce mot rend bien l’esprit théocratique des hommes qui avaient remplacé, pour la Grèce, les castes sacerdotales de l’Orient. Mais Rousseau nous a montré que cette prétention n’est pas plus justifiée aujourd’hui qu’il y a vingt-trois siècles. La politique étant la science du relatif, non celle de l’absolu, et sa méthode, l’observation des faits sous la règle suprême de la justice, se combine mal avec les conceptions a priori qui font l’utopiste ou le sectaire. À notre tour, il faut traiter Platon comme lui-même traita Homère : le couronner de fleurs, répandre les parfums sur sa tête et le conduire hors de la cité dont il ne comprend pas les conditions d’existence. Un communisme idéalisé, un despotisme légal et vertueux, une théocratie philosophique, bien que ces mots jurent à côté l’un de l’autre, et les aberrations les plus étranges, parce qu’il confond l’état et la famille, voilà, en politique sociale, le dernier mot de l’homme qui fonda pourtant la philosophie spiritualiste et du théologien qui mérita l’admiration des pères de l’église. Que de paroles chrétiennes, dans la bouche de ce païen, qui ont préparé le triomphe de la nouvelle loi, en établissant un passage facile entre elle et sa philosophie ! Les premiers pères de l’église sont des platoniciens, et ils pouvaient lire dans le Phédon ce qu’ils ont lu dans les Écritures sur la nécessité d’une révélation d’en-haut pour arriver à la certitude absolue. Lorsque Platon dit, dans le Criton : « Ne rendez pas injure pour injure ; » dans le Gorgias : « Mieux vaut souffrir une injustice que de la commettre ; » et qu’à la fin du Sophiste, il donne une démonstration de l’existence de Dieu que l’évêque d’Hippone lui a empruntée, il est dans le pur esprit de l’évangile ; et n’est-ce pas la doctrine augustinienne de la grâce qui se trouve dans ce texte du Ménon : « La vertu ne s’enseigne pas, c’est un don de Dieu ? » Dans le juste qu’il montre chargé de chaînes, battu de verges, déchiré par la torture, attaché à l’arbre de malheur, et dépouillé de tout excepté sa justice, les pères ont cru voir la figure prophétique de Jésus[9]. Enfin, il demande, pour le pécheur, le repentir, même l’expiation ; et quelle différence y a-t-il entre la suprême récompense de l’orthodoxie chrétienne et celle que Platon réserve aux bienheureux : la vue claire de la vérité, de la beauté éternelle et du bien absolu ?

Mais ces grandes créations philosophiques et religieuses sont fatales aux sociétés où elles se forment. Le christianisme a été un dissolvant pour l’empire romain, qui, durant deux siècles, avait donné la paix à la terre, et la philosophie a contribué à faire mourir la liberté grecque, de qui était né le siècle de Périclès. Il est vrai que si le présent meurt de ces enfantemens, l’avenir en vit. Athènes, même tombée dans la servitude, ne s’est-elle pas glorifiée de ces citoyens qui lui avaient été inutiles aux jours de sa puissance, et qui, au milieu de ses misères, la couronnaient d’une gloire immortelle ?

III.

Platon a rempli le monde grec de ses idées ; Aristote régnera sur le moyen âge et une partie des temps modernes. C’est pourquoi, dans une histoire générale de l’esprit hellénique et de son influence sur les événemens contemporains, nous devons faire à ces deux illustres penseurs une part différente. Le Stagirite nous occupera moins que le poète théologien qui fut le précurseur du christianisme.

En 359, date où l’histoire nous a conduits, Platon était âgé de soixante-dix ans, mais il conservait la plénitude de son brillant génie, sa divine élégance et sa mélodieuse parole ; Aristote en avait vingt-cinq et n’avait encore rien écrit. Sa vie scientifique appartient donc, suivant la chronologie, à la période suivante; mais il est impossible de le séparer de Platon, quoiqu’il l’ait souvent combattu.

Il naquit, en 384, à Stagire, ville de la Chalcidique, et son père était un Asclépiade, médecin du roi de Macédoine, Amyntas II. Élevé à la cour de ce prince et ayant à peu près le même âge que Philippe, le plus jeune des fils d’Amyntas et son futur héritier, il se lia avec l’enfant royal d’une amitié que Philippe transmit à Alexandre. A dix-sept ans, il se rendit à Athènes, qui restait la commune patrie de tout ce qu’il se trouvait d’hommes distingués en Grèce. Durant vingt années, il y écouta Platon ou ses émules, et pendant treize années encore, de 335 à 323, il y enseigna. On serait donc autorisé à mettre son nom sur la liste des grands Athéniens. Car, si le hasard lui fit voir le jour sur les côtes de la Thrace, il est né à la pensée aux bords de l’Ilissus. A la mort du fondateur de l’Académie, il quitta Athènes, et, cinq ans après, il fut appelé par Philippe auprès d’Alexandre, alors âgé de treize ans. Le plan d’éducation qu’il arrêta était excellent et le serait encore aujourd’hui. Ce philosophe, l’homme le plus savant de la Grèce, enseigna d’abord à son élève les lettres étudiées dans les poètes et dans les orateurs ; puis la morale cherchée dans la tradition et dans la nature humaine; enfin, la politique éclairée par l’histoire et l’examen des constitutions de divers états. Les sciences naturelles, ou la terre et ses productions; la physiologie, ou l’homme et les êtres vivans; l’astronomie, ou le ciel et les mouvemens des astres, ne vinrent qu’en second lieu. Il avait compris qu’il fallait d’abord exercer la mémoire, le goût, le jugement, les facultés, en un mot, qui sont tout l’homme, et n’aborder les sciences, lesquelles sont des applications de l’esprit, qu’après avoir formé l’esprit même, et développé une force capable d’être utilisée dans toutes les conditions de la vie et dans toutes les recherches scientifiques.

Revenu à Athènes, en 352, il ouvrit son école du Lycée, à côté du temple d’Apollon Lycéios, dans un des gymnases de la ville que Pisistrate, Périclès et Lycurgue s’étaient plu à embellir. Il avait alors cinquante ans et toute la maturité de son génie ; durant treize années, il fit deux leçons par jour : le matin sur les questions les plus difficiles, le soir sur des connaissances plus ordinaires, d’où l’on a conclu qu’il avait un double enseignement, secret pour les initiés, public pour les profanes, ce qui n’est point démontré. Comme il se promenait en parlant, on nomma ses élèves, du mot grec qui exprime cette habitude, les péripatéticiens.

Lorsque, après la mort du conquérant de l’Asie, il se produisit dans Athènes une violente réaction contre les Macédoniens, l’ami de Philippe et d’Alexandre fut accusé d’impiété, parce qu’il avait consacré un autel à sa première femme, comme Cicéron en dressera un à sa fille Tullia. « Afin, dit-il, d’épargner aux Athéniens un second attentat contre la philosophie, » il s’enfuit à Chalcis, où il mourut (août 322). Dans l’espace de quelques mois, la Grèce perdit les trois derniers de ses grands hommes : Alexandre, Démosthène et le Stagirite.

En quittant Athènes, Aristote laissa à Théophraste son école et ses livres. On sait la triste destinée de ceux-ci, ou du moins le récit que Strabon a fait de leur enfouissement dans une cave par un détenteur ignorant. C’est un Romain, le farouche Sylla, qui nous conserva ce que l’humidité et les vers en avaient laissé lorsqu’il les porta à Rome comme un butin de guerre. Au moyen âge, l’église condamna au feu certains de ses ouvrages; les Arabes sauvèrent ceux qui leur parvinrent[10], et un pape éclairé, Urbain V, les fit traduire. Alors le règne d’Aristote commença, et, en 1629, un arrêt du parlement de Paris défendit, sous peine de mort, d’attaquer son système. Aujourd’hui, il partage avec Platon l’admiration du monde.

De bonne heure, il avait montré l’activité prodigieuse qu’il conserva jusqu’à son dernier jour et qui faisait dire à Platon qu’avec lui, c’était le frein qu’il fallait et non l’éperon. Ce n’est qu’après 348 qu’il commença ses voyages et forma son recueil de cent cinquante-huit, d’autres disent de deux cent cinquante-cinq constitutions grecques et barbares. Nous avons perdu cet ouvrage ; mais il en tira sa Politique, qui donna à Montesquieu l’idée de l’Esprit des lois, grand monument fait de petites pièces. Il composa encore plus tard son Histoire des animaux, où l’on pourrait trouver la lutte pour l’existence, le struggle for life de Darwin. Il n’aurait pu accomplir une telle œuvre, sans l’amitié de deux rois et le secours d’Alexandre, qui lui donna, dit-on, 800 talens pour sa bibliothèque. et employa des milliers d’hommes à rechercher pour lui les plantes et les animaux de l’Asie. A l’avènement de Philippe, le colossal monument qu’Aristote devait élever à la science n’était pas debout, mais l’artiste était à l’œuvre dans les profondeurs de sa pensée. Venu après deux siècles d’efforts, faits par l’esprit grec pour pénétrer les secrets du monde physique et moral, Aristote rassembla tout en lui pour tout féconder. Il dressa l’inventaire des connaissances humaines, en porta d’un coup quelques-unes à leur perfectionnement et ne dédaigna pas l’étude des êtres les plus infimes, qui ont fait de nos jours, et de nos jours seulement, une si brillante fortune. « Dans les œuvres de la nature, dit-il, il y a toujours place pour l’admiration, et on peut leur appliquer à toutes sans exception le mot qu’on prête à Héraclite, répondant aux étrangers qui étaient venus pour s’entretenir avec lui. Comme ils le trouvèrent se chauffant au feu de sa cuisine : «Entrez sans crainte, entrez toujours, leur dit le philosophe, les dieux sont ici comme partout. »

L’Histoire des animaux, que Cuvier admirait et qu’il faut admirer encore[11], ouvre l’ère de la science véritable, c’est-à-dire de la vérité cherchée expérimentalement dans la nature, comme Socrate l’avait cherchée dans l’homme. Jusqu’alors, on avait deviné; Aristote observa. À ce grand livre se rattachent les traités sur les Parties des animaux, la Génération et la Corruption; sur la Sensation et les choses sensibles ; sur la Marche, le Mouvement des animaux et l’Ame, ou plutôt le principe de vie qui réside dans la plante, l’animal et l’homme, chez qui elle s’élève à une intelligence presque divine. Il en écrivit bien d’autres sur les Auscultations physiques, les Météorologiques, le Ciel, où il eut le tort de ne pas accepter la doctrine pythagoricienne de la rotation de la terre. Mais il n’est donné à personne, quelque vaste que soit son génie, de devancer l’œuvre des siècles. Aussi, dans les traités d’Aristote se trouve-t-il des erreurs, qui toutefois étonnent moins que la rencontre qu’on y fait de vérités qui semblent d’hier et d’une science qui n’avait pas eu de précurseur... prolem sine matre creatum.

On nous permettra de ne nommer aussi qu’en passant sa Rhétorique et sa Poétique même sa Logique, ou le fameux Organon, le grand instrument dont le moyen âge et une partie des temps modernes se sont tant servis. Quel homme que celui dont Kant et Hegel ont pu dire : « Depuis Aristote, la science de la pensée n’a fait ni un pas en avant ni un pas en arrière. »

Aristote embrassa donc, comme son maître, dans une théorie systématique, l’ensemble des choses, mais en sacrifiant moins que lui le réel à l’idéal. Il saisit puissamment le monde des faits contingens, et mérita, par la haute portée autant que par le caractère encyclopédique de ses ouvrages, d’être appelé, comme il l’est par les Arabes, le précepteur de l’intelligence humaine. Il fonda, après Hippocrate, la méthode d’observation, puissant agent de découvertes; mais il la soumit à la pensée qui analyse et compare, qui trouve les principes et proclame les conditions de la vie : ici simples, là compliquées, suivant que l’organisme se développe; fatales au dernier degré de l’échelle des êtres, libres et morales dans l’homme, mais dominées encore, dans cette sphère plus haute, par la cause première qui communique à l’univers le mouvement et la vie. Soit prudence, soit habitude de langage, lui aussi par le des dieux, mais sans vouloir discuter ce qu’il appelle des traditions fabuleuses. «Les substances incréées et impérissables, dit-il, sont hors de notre portée, et nous ne pouvons savoir d’elles que bien peu de choses, » ce qui, au fond, voulait dire que nous n’en savons rien.

Dans sa Métaphysique, il a écrit, en opposition au dieu du Timée, qui, pour Platon, est le grand architecte du monde, des paroles qu’on a trouvées fort belles, quand on a cru les comprendre. Les historiens, qui n’aiment pas à entrer dans ces obscures profondeurs, préfèrent des formules plus simples. Le dieu d’Aristote n’est pour eux qu’un premier moteur indifférent à l’homme, ne le soutenant point de sa providence et ne lui assurant pas une vie à venir récompensée ou punie. Le platonisme était presque une religion, et il a aidé à en faire une; Aristote se passe d’un dieu providentiel et de la vie future. Pour lui, l’âme, principe de la vie intellectuelle et physiologique, n’existe pas sans le corps; et aux habitudes de la contemplation sans fin de la souveraine intelligence, il préfère les ravissans plaisirs de la pensée savante. Il ferme donc ou voile les larges horizons que Platon avait ouverts. Pourtant, il reconnaît à la nature, qu’il appelle divine, une sorte d’action providentielle, puisqu’il déclare, dans le beau passage qui termine le premier livre des Parties, que toutes ses œuvres ont un but, et que jamais elle n’a rien fait en vain. Aussi voit-on dans la Métaphysique l’admiration profonde que lui causent les grands phénomènes de la terre et des cieux. Si la lettre à Alexandre était de lui, on y trouverait comme un écho du texte biblique : Cœli enarrant gloriam Dei ; Dieu est un, quoi qu’il produise. Sa puissance est infinie, sa beauté sans égale, sa volonté immuable, sa vie immortelle. Il siège au plus haut des cieux, en un lieu immobile, d’où il donne, comme il lui plaît, l’impulsion aux sphères célestes… Le monde est une grande cité dont Dieu est la loi suprême. De quelque nom qu’on l’appelle, Zeus, Nécessité, Destin, il est toujours lui, traversant le monde appuyé sur la justice qui l’accompagne, pour punir ceux qui transgressent sa loi. » Mais ces paroles sont-elles d’accord avec la doctrine ?

Platon avait porté la morale très haut, trop haut peut-être, en établissant comme règle impérative l’imitation des perfections divines ; heureusement, il l’avait ramenée à des proportions plus humaines quand il lui avait donné pour principe le Devoir, qui est le fond véritable. Aristote, à son tour, la mit trop près de la terre. Assigner pour but à la vie le Bonheur, εὐδαιμονία, était dangereux, malgré les précautions qu’il prit pour que ce fût la vertu qui, seule, y conduisît. Encore cette vertu est-elle profondément grecque, en ce sens qu’elle ne demande ni de contraindre la nature, ni de combattre la sensibilité ; elle est celle du citoyen bien plus que celle de l’homme. Aussi impose-t-elle, comme conditions nécessaires, l’action et l’entendement, c’est-à-dire l’appréciation réfléchie de ce qu’il convient de faire, ἐνεργεία ϰατὰ λόγον, et elle reconnaît le libre arbitre ou le choix entre les déterminations contraires, ce qui suffisait pour les esprits sans spiritualité transcendante. Mais le bonheur se trouvant aussi dans la satisfaction donnée aux instincts les plus élevés de notre nature, il peut, comme le devoir, commander le dévoûment et le sacrifice, même celui de la vie, quoiqu’il n’y ait pas, à vraiment parler, de religion dans la morale d’Aristote. Sachons gré encore au Stagirite d’avoir qualifié le vice grec en des termes qu’il mérite ; s’il l’admet, comme l’avortement des femmes, pour limiter le nombre des citoyens, il n’en parle pas avec la complaisance dont on usait autour de Platon, et il a défini l’homme un être sociable auquel il faut une famille, une patrie et l’humanité.

Dans son traité de la Politique, Aristote est bien supérieur à son maître, quoique, ici encore, il ne considère que l’utile : « L’état, dit-il en commençant son livre, est une association, et le lien de toute association est l’intérêt. » L’utile, en effet, poursuivi par des moyens honnêtes, doit être la grande préoccupation des gouvernemens. Sans doute, Aristote sacrifie trop, avec l’antiquité tout entière, l’individu à la société. Lui aussi limite le nombre des citoyens, conseille l’avortement et l’abandon des enfans nés chétifs. Il admet l’esclavage, fait alors universel et premier adoucissement au droit de la guerre, qui abandonnait au vainqueur les biens et la vie du vaincu ; mais, ne pouvant lui trouver un principe de légitimité, il l’établit sur l’inégalité des hommes, dont les uns sont destinés à servir, les autres à commander. Un mot du christianisme renversera cette thèse, et ce mot, Aristote le connaissait. « Il en est, dit-il, qui soutiennent que le pouvoir du maître sur l’esclave est contraire à la nature, la loi établissant seule la différence entre celui qui est libre et celui qui ne l’est pas. Or la nature fait les hommes égaux ; donc l’esclavage est une injustice, puisqu’il résulte de la violence. » Malheureusement, Aristote, pour faire de la cité une communauté d’égaux, est conduit à réserver tout le travail des mains à ceux qu’il appelle « des instrumens animés dont on est propriétaire. » Cette erreur était un tribut qu’il payait à son temps. Du moins ne confond-il pas, comme Platon, l’état et la famille, doctrine funeste qui conduit à tous les despotismes, celui de la foule aussi bien que celui d’un tyran, parce qu’il suppose la cité toujours mineure, et, par conséquent, toujours en tutelle. Il fait bien sortir la société de la famille, mais il montre que, si le principe de l’une est l’autorité, le principe de l’autre est la liberté et l’égalité ; dans la première, il trouve un pouvoir royal, celui du père ; dans la seconde, un pouvoir républicain, celui du magistrat qui obéit à un mandat, alors même qu’il commande. Du reste, ce grand esprit ne pouvait s’enfermer dans un système étroit. Aristote admet tous les gouvernemens, les violens exceptés, car il avait déjà cette idée à laquelle tous ne sont pas arrivés, même aujourd’hui, qu’une question de gouvernement est avant tout une question de rapport, telle forme d’autorité publique pouvant convenir à un état, laquelle serait fatale à un autre. il est remarquable que sa défense du principe que nous appelons le suffrage universel soit la meilleure qu’on puisse encore présenter, et qu’il ait pressenti, deux mille ans avant qu’il arrivât, le rôle important des classes moyennes : le gouvernement de ses préférences est celui qui fait la part à la fortune, au mérite et à la liberté, c’est-à-dire un gouvernement de transaction, où ces forces se tempèrent mutuellement.

Aristote était trop de son temps et de son pays pour ne pas appliquer à la politique ce que les Grecs avaient mis dans la littérature : la proportion, la mesure, τὸ μέσον, qui était pour lui, dans toute production d’art, la condition nécessaire de l’harmonie. Mais il savait aussi que des institutions qui respectent l’égalité politique, tout en faisant la part des inégalités naturelles, sont difficiles, moins à créer qu’à faire vivre. « Le gouvernement démocratique, dit-il, a de dangereux ennemis, les démagogues, qui le minent et le renversent, soit en calomniant les riches, soit en ameutant contre eux la classe qui n’a rien. On en peut citer mille exemples. À Cos, leurs perfides manœuvres provoquèrent un complot des riches, et la démocratie fut abattue. A Rhodes, comme ils disposaient des finances, ils firent retirer l’indemnité due aux navarques (les riches), et ils leur infligèrent, par des poursuites judiciaires, des amendes qui les poussèrent au désespoir et à une révolution. A Héraclée encore, les démagogues entraînèrent la ruine du gouvernement démocratique. A Mégare, ils confisquèrent les biens d’un grand nombre de riches qui, chassés de la ville, y rentrèrent de vive force et établirent l’oligarchie ; même chose à Cumes, à Thèbes, après la bataille des OEnophytes. Parcourez l’histoire de la chute des démocraties, vous trouverez presque partout les démagogues décrétant des lois agraires, tourmentant les riches pour faire des largesses au peuple avec le bien de la classe aisée, qu’ils poursuivent d’accusations et forcent à conspirer. » — « Le régime démocratique, dit-il ailleurs, est de tous les gouvernemens le plus stable, à la condition que la classe moyenne ait la prépondérance. » Ces avertissemens n’ont prévenu aucune révolution; mais il est bon de les trouver dans la bouche du plus profond penseur et de l’esprit le plus politique de l’antiquité.

A la différence de son maître, qui n’a que dédain pour la vie publique, Aristote veut que tous y prennent part : l’unique occupation des citoyens doit être, selon lui, le soin de l’état, et cette doctrine est plus patriotique que celle qui en éloigne, puisque l’indifférence politique fut pour ces petites cités une cause de mort.

Lorsque le froid et sévère logicien par le de la justice, qu’il met au-dessus de toutes les vertus comme étant la vraie fin de la politique, il s’élève jusqu’à la poésie : « Ni l’étoile du matin, dit-il, ni l’étoile du soir ne sont plus dignes d’admiration. » Et cet esprit de justice qui met l’ordre dans la cité, il le confond avec l’amitié, donnant ainsi pour fondement à la république l’affection réciproque de tous ses enfans. C’est qu’en lui l’homme valait le philosophe. Son testament, que Diogène Laërte nous a conservé, est un minutieux règlement de ses affaires domestiques, qui n’étonne point de sa part; mais il témoigne aussi d’une vivacité de sentiment qu’on ne s’attendait pas à trouver dans ce génie austère.

Il est un titre particulier qu’Aristote possède à notre reconnaissance. Sa longue domination en France, se combinant avec la netteté logique du droit romain recueilli dans nos universités, a donné à l’esprit français ces habitudes de précision et de clarté qui ont assuré l’influence de notre littérature dans l’Europe moderne.

La pensée humaine suit encore, après vingt-deux siècles, les deux voies ouvertes par Platon et par le Stagirite : religieuse, morale et poétique avec l’un ; savante, rigoureuse et sévère avec l’autre. Elle obéit à la puissante impulsion d’Aristote, lorsqu’elle veut pénétrer comme lui les mystères du monde physique et de l’âme humaine ; mais elle écoute aussi la voix du cygne mélodieux, et elle suit les nobles inspirations du spiritualisme platonicien.


IV.

Entre ces deux colosses de la pensée, il n’y a point de place pour Xénophon, qui avait timidement lutté contre « les hommes devenus amoureux des mystères d’Egypte. » et opposé son Banquet au Banquet de Platon, sa Cyropédie à la République, afin de prouver que la royauté vaut mieux que la démocratie. En un temps où celle-ci était encore le gouvernement de la Grèce entière, Sparte exceptée, l’ami de Cyrus et d’Agésilas avait montré dans l’Hiéron, si ce dialogue est de lui, que le pouvoir monarchique valait mieux que l’état populaire. Mais c’était un homme de bien, quoiqu’il ait eu des torts envers sa patrie, une âme pieuse qui croyait à une Providence toujours active, aux révélations envoyées d’en-haut, et qui, subordonnant la sagesse politique à la superstition, disait aux Athéniens, après leur avoir donné des conseils qu’il estimait excellens : « Avant tout, consultez sur ces réformes les oracles de Delphes et de Dodone pour savoir si les dieux les approuvent. « 

Sa pensée et son style se tiennent dans une région moyenne, sans l’entraînement ni l’enthousiasme du génie. L’une a de l’honnêteté, l’autre de la douceur ; il ne faut pas leur demander davantage. Si Xénophon n’a rien fait pour la philosophie, quoiqu’il nous ait laissé dans l’Apologie et dans les Mémoires deux portraits de Socrate qui font aimer le héros du livre et l’historien, il a du moins enseigné la morale pratique, celle que tout le monde peut suivre, et cela vaut bien des rêves métaphysiques. Il a représenté la vertu comme le premier des biens et la condition du bonheur ; donné des préceptes pour la vie de tous les jours et pour toutes les conditions ; condamné les mauvais traitemens envers les esclaves, le désœuvrement intellectuel de la femme, les amusemens frivoles de la jeunesse et les subtils arrangemens de mots des sophistes, qui, dit-il, n’ont jamais rendu un homme meilleur. Xénophon ne peut être mis au nombre des grands hommes de la Grèce ; mais, dans un tel pays, la seconde place est encore très honorable.

Hippocrate, le précurseur d’Aristote dans la voie de l’observation scientifique, étant ne en 460, appartient au siècle de Périclès. Mais sa vie se prolongea, sinon jusqu’en 357, du moins pendant de longues années du IVe siècle, ce qui le fit contemporain des grands esprits dont il vient d’être question. Le temps où la Grèce possédait de tels hommes n’était donc pas une époque de défaillance intellectuelle. On trouve encore dans les œuvres d’un écrivain qui nous occupera plus loin, Isocrate, ces belles paroles : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas souffrir d’eux, et soyez à leur égard ce que vous souhaitez qu’ils soient pour eux. » Voilà même la charité chrétienne qui commence : « Il faut aimer les hommes, ajoute-t-il ; si nous n’aimons pas les êtres dont le sort nous est confié, hommes, animaux même, comment pourrons-nous les bien gouverner? »


V.

Où donc y avait-il décadence? En deux points, tous deux se touchant, et sans doute nés l’un de l’autre. La poésie disparaît, chassée par ses deux sœurs, l’éloquence et la philosophie, et la foi patriotique s’en va.

Comme une vaillante armée qui, en avançant toujours, laisse sur chacun des champs de bataille où elle a vaincu quelques-uns de ses meilleurs soldats, la Grèce ne voit plus à ses côtés, mais bien loin derrière elle, ceux dont les chants avaient charmé sa virile jeunesse. Durant toutes ces guerres, le ciel s’est assombri; l’élan, l’enthousiasme, sont tombés. Plus de poètes maintenant : la lyre de Pindare est brisée comme celles d’Homère, de Sophocle et d’Aristophane. Le monde se fait vieux, la Muse n’y trouve plus de ces aspects nouveaux qui l’inspirent, et volontiers elle dirait : « Il n’y a plus rien à voir sous le soleil.» Au lieu de poètes, ce sont maintenant les savans, les philosophes qui viennent regarder sous cette enveloppe, pour analyser et décomposer ce qu’ils y trouvent. Ils arrachent et déchirent ce voile d’Isis que la Muse avait brodé de si brillantes couleurs. Sans doute, la science y gagne, l’esprit s’agrandit et s’élève ; des conceptions plus véritablement religieuses prendront la place des antiques légendes ; mais adieu sans retour aux chants aimés qui berçaient l’âme si doucement, quand ils tombaient de la bouche d’Homère, qui l’enflammaient et lui soufflaient le patriotisme et le dévoûment, quand ils s’échappaient des lèvres frémissantes de Tyrtée ou de Simonide, de Pindare ou de l’héroïque soldat de Marathon ! Aristophane avait déjà envoyé les poètes de son temps aux enfers pour chercher le secret du génie qu’Eschyle et Sophocle y avaient emporté ; ses messagers n’en étaient pas revenus, et, dans sa requête à Hiéron, Théocrite dira : « l’amour du gain remplace l’amour du beau. »

La démocratie triomphante est pour quelque chose dans cette ruine de la poésie grecque. La tribune, trop pleine d’émotions, tue le théâtre. Quiconque sent en soi le talent ou le génie devient orateur, et l’irrésistible attrait des succès de parole empêche de chercher des succès différens. Un siècle plus tôt, la philosophie eût laissé Platon aux Muses, et l’éloquence leur eût abandonné quelques-unes de ses conquêtes. Mais si l’on ne fait plus de vers héroïques; si la tragédie où l’acteur a pris l’importance du poète est mourante et ne revivra qu’après vingt siècles; si la comédie, privée par la loi de l’attrayant plaisir que donnent les allusions politiques et les satires personnelles, languit en attendant Ménandre, on écrit mieux la prose, et, grâce à ceux qui le parlent, le dialecte attique l’emporte sur tous les autres : il devient la langue classique de la Grèce; c’est un honneur qui lui était bien dû.

En ceci, au moins, il n’y a qu’échange entre les neuf sœurs ; ce qu’une perd, l’autre le gagne. L’esprit grec, pour cela, ne baisse pas, bien qu’une corde puissante et chère ait cessé de vibrer. Mais ce qui s’en va sans retour, c’est la foi politique. Athènes, Sparte, ont perdu la croyance en elles-mêmes, qui est la première vertu d’un peuple, quand elle ne va pas jusqu’à une aveugle infatuation. Elles n’ont plus, l’une depuis Ægos-Potamos, l’autre depuis Leuclres et Mantinée, cette confiance, cette juvénile audace qui, tempérée par la raison, surtout quand cette raison s’appelait Périclès, fait accomplir de grandes choses. Jadis, l’intervalle qui séparait le peuple athénien de ses chefs était à peine celui qui sépare deux combattans, l’un au premier rang, l’autre au second ; et à Miltiade, à Cimon, à Aristide, il n’était pas même accordé une place à part pour leurs noms sur les trophées de victoires. Aujourd’hui, les Athéniens ont si petite opinion d’eux-mêmes, que les voici retournés au culte des héros. Pour un devoir accompli, pour un mince exploit de guerre, ils donnent ce qu’ils ne donnaient naguère qu’aux dieux, des statues de marbre ou d’airain, et le sentiment religieux est tombé si bas qu’ils ont dressé des autels et prostitué les honneurs divins à Lysandre, le génie de l’astuce. Bientôt Démade dira: « Athènes n’est plus la jeune guerrière de Marathon; c’est une petite vieille qui hume sa tisane en pantoufles. » Ces mots sont une caricature et non pas un portrait, car Athènes a encore des hommes dont l’histoire conservera les glorieuses figures ; mais ce seront les derniers. Même elle semblait posséder encore un empire. En 361, elle avait rétabli contre Byzance, Chalcédoine et Cyzique, le libre passage, par le Bosphore, des blés de l’Euxin. Dans les îles, elle avait des alliés, et en 357, elle rentrera en possession de Sestos et de la Chersonnèse. Malheureusement, ce sont des apparences de force plutôt que des réalités. Ecoutons une parole d’Isocrate qui, contre l’habitude du méticuleux rhéteur, est juste et profonde : « Dans Athènes, il n’y a plus d’Athéniens. Nous avons perdu en Égypte deux cents navires avec les équipages : cent cinquante auprès de Cypre ; dans la Thrace, dix mille hoplites, tant à nous qu’à nos alliés; en Sicile, quarante mille soldats, deux cent quarante galères ; dernièrement encore, dans l’Hellespont, deux cents navires. Qui pourrait compter encore tout ce que nous avons perdu en détail, soit en hommes, soit en vaisseaux? Il suffit de dire qu’éprouvant chaque année de nouvelles disgrâces, nous célébrons tous les ans de nouvelles funérailles publiques. Nos voisins et les autres Grecs accourent en foule à ces pompes funèbres, moins pour partager notre douleur que pour jouir de nos calamités. Enfin, Athènes voit peu à peu les tombeaux publics se remplir de ses citoyens, et leurs noms remplacés sur les registres par des noms étrangers. Ce qui prouve la multitude d’Athéniens qui périrent alors, c’est que nos familles les plus illustres et nos plus grandes maisons, qui avaient échappé à la cruauté de la tyrannie et à la guerre des Perses, furent détruites et sacrifiées à cet empire maritime, l’objet de nos vœux. Et si, par les familles dont je parle, on voulait juger des autres, on verrait que le peuple d’Athènes a été presque entièrement renouvelé. »

Rome aussi s’est ouverte aux étrangers, et a longtemps trouvé dans cette politique sa force et sa grandeur. Mais Athènes, ville de commerce et d’industrie, ne se recrutait pas, comme la cité latine, d’hommes ayant à peu près même sang, mêmes coutumes et mêmes idées. Des Asiatiques, des Thraces accouraient dans ses murs, y apportant des mœurs nouvelles et mauvaises. L’incrédulité augmentait. Si les dieux se mouraient, le culte de la patrie et un sentiment énergique des devoirs de l’homme et du citoyen auraient pu remplacer avec avantage l’ancienne religion trop bafouée. Mais quelle patriotique ardeur pouvait avoir cette population étrangère, ces enfans qu’Athènes n’avait point portés, qu’elle n’avait pas nourris de sa parole, des leçons de son histoire? Quels citoyens faisaient ces aventuriers, ces métèques enrichis? Démosthène se plaint de ne pas trouver dans la turbulente et rieuse assemblée où il parle la gravité nécessaire aux grandes affaires. Sauf un goût délicat pour l’art, mais pour l’art efféminé qui charme et distrait, pour celui d’Isocrate, non pour l’art viril qui élève et enflamme, celui de Polyclète et de Sophocle, Athènes devenait Carthage. Le gain et le plaisir y étaient la grande affaire.

Il nous en a coûté de le dire, la philosophie, en hostilité avec l’ordre social établi, était un dissolvant pour la cité. Les élèves de Socrate s’appelaient, comme lui, citoyens du monde, enseignaient avec Platon le mépris des institutions nationales, avec Zénon une indifférence égale pour la liberté et la servitude, ou même, ainsi que Xénophon à Coronée, ils liraient l’épée contre leurs concitoyens. Qu’était-ce que l’état pour les Cyrénaïques qui réduisaient la vie à n’être que la recherche du plaisir? Et qu’importait à Diogène ce qui se passait hors de son tonneau? La philosophie venait d’écrire une déclaration des droits de l’homme qui était mortelle pour la cité.

Athènes, envahie par l’indifférence politique, l’était aussi par la sensualité béotienne. Sans avoir l’excuse d’Aristophane, quand il faisait jouer ses Acharniens, des poètes vantaient, au théâtre, les jouissances de la paix, la bombance plantureuse, la satisfaction des bas appétits, et faisaient litière de tout ce qu’avaient honoré les vieux Athéniens. Pour ceux-ci, la patrie était la chose trois fois sainte; voyez ce qu’elle est devenue dans une pièce de la comédie moyenne : « Quels contes est-ce que tu nous débites là? dit Alexis. Et le Lycée, et l’Académie, et l’Odéon, niaiseries de sophistes où je ne vois rien qui vaille. Buvons, mon cher Sicon, buvons à outrance et faisons joyeuse vie, tant qu’il y a moyen d’y fournir. Vive le tapage, Manès! Rien de plus aimable que le ventre. Le ventre, c’est ton père ; le ventre, c’est ta mère. Vertus, ambassades, commandemens, vaine gloire et vain bruit du pays des songes ! La mort te glacera au jour marqué par les dieux ; et que te restera-t-il? Ce que tu auras bu et mangé; rien de plus. Le reste est poussière, poussière de Périclès, de Codrus, de Cimon. » Comme ces paroles répondent bien à une société qui semblait vouloir oublier, dans la joie et le plaisir, sa fin prochaine, et comme l’on comprend que l’épicuréisme soit sorti d’un tel milieu !

Le sombre tableau que trace Démosthène inquiète plus encore que cette joie bestiale : « Comment en sommes-nous tombés là? Car ce n’est pas sans cause que les Grecs, autrefois si ardens pour la liberté, sont devenus si dociles à l’esclavage. C’est qu’autrefois, Athéniens, vivait au fond des âmes quelque chose qui n’y est plus ; quelque chose qui a vaincu l’or des Perses, qui a maintenu la Grèce libre, qui l’a fait triompher sur terre et sur mer; quelque chose qui, n’étant plus, n’a laissé que ruine et confusion. Et quelle est donc cette chose toute-puissante? Rien que de simple, et où l’art n’entrait pas. Quiconque recevait l’or d’un tyran, d’un corrupteur de la Grèce, était en horreur à tous. Terrible affaire alors que d’être convaincu de vénalité ! Jamais, pour le coupable, ni pardon ni excuse ; toujours le dernier supplice. Aussi, les orateurs, les généraux de ce temps ne vendaient pas les occasions que donne la fortune. Alors on ne trafiquait pas de la concorde entre les citoyens, de la défiance où il faut vivre avec le barbare, et de tant d’autres choses. Aujourd’hui, tout se vend, comme au marché, et, à la place des vertus d’autrefois, nous avons un mal importé dans la Grèce, un mal qui la travaille et dont elle meurt ; quel est-il ? l’amour de l’or. On convoite jusqu’au salaire du traître; on sourit à l’aveu de son crime; le pardon est pour le coupable, la haine pour l’accusateur; en un mot, c’est la corruption même et toutes ses bassesses. Athéniens, vous êtes riches en vaisseaux, en soldats, en revenus, en ressources pour la guerre, en tout ce qui fait la force d’un état; plus riches poème que jamais. Mais toute cette force languit impuissante, inutile. Athéniens, tout meurt chez vous, parce que chez vous on trafique de tout.

« Tel est notre état, vous le voyez de vos yeux, sans nul besoin de mon témoignage. Quelle différence avec le passé ! Ici ce n’est plus moi qui par le : je rappelle une inscription gravée par vos pères, sur l’airain, dans l’Acropole ; gravée, non pour eux-mêmes, non pour s’encourager à la vertu, ces grandes âmes n’en avaient pas besoin, mais pour vous rappeler par un monument impérissable à quel point il faut veiller sur les traîtres. Que dit donc l’inscription? Le voici : « Arthmios, fils de Pythonax de Zélie, est déclaré infâme, ennemi du peuple athénien et de ses alliés, lui et sa race;» puis vient la cause du châtiment : « Pour avoir apporté l’or des Mèdes dans le Péloponnèse. »

Isocrate, dans le discours aréopagitique, pense comme Démosthène : « A Athènes, la vénalité dans les charges, dans les jugemens corrompt tout. » Montesquieu a fait de la vertu civique le principe de la démocratie. Elle est bonne partout, mais elle est indispensable à une république ; car si l’on n’y connaît plus le désintéressement et l’esprit de sacrifice, tout se perd. C’est par là que la plus glorieuse des cités antiques et la Grèce tout entière ont péri.

Le commerce et l’industrie, en se développant, avaient augmenté l’inégalité des fortunes; les habiles étaient arrivés à la richesse, ceux qui ne l’étaient pas étaient restés dans la paresse et la misère, avec l’envie au cœur et bien des complaisances pour les sophistes du pnyx ou les délateurs de l’agora. Ce n’était point parmi la foule désœuvrée et criarde du Pyrée qu’Antisthène trouvait des recrues pour sa philosophie cynique et à certains égards élevée ; mais les amendes, les confiscations faisaient des pauvres qui n’avaient pas tous la sagesse du Charmide de Xénophon : « Auparavant, dit-il, quand j’étais riche, je craignais toujours qu’on ne forçât ma porte pour m’enlever mon argent, et je faisais ma cour aux sycophantes. C’était, chaque jour, un nouvel impôt, et jamais la liberté de quitter la ville pour un voyage. Maintenant que j’ai tout perdu et qu’on a vendu jusqu’à mes meubles à l’encan, je ne suis plus menacé et je dors tranquille. Au lieu de payer le tribut, je le reçois : la république me nourrit. » Mais si Charmide ne se plaint pas d’être déchargé de ses biens, il se réjouit d’être délivré de ses devoirs. « N’ayant rien, je ne crains personne, et, pauvre, je fais peur aux riches ; à mon approche, ils se lèvent ou me cèdent le haut du pavé. »

De cette défaillance de la moralité publique était né un autre mal qu’il faudrait appeler d’un nom particulier, le condottiérisme, car c’est un phénomène général qu’on retrouve à plusieurs époques de l’histoire, dans l’Italie dégénérée comme dans la Grèce mourante, dans l’Egypte décrépite et l’Orient épuisé, à Carthage et dans le chaos où s’éteint la guerre de trente ans : je veux dire l’habitude de vendre son sang, son courage, pour se mêler à des querelles où nul intérêt élevé ne vous appelle. Si le droit de tuer est un droit terrible dans les guerres légitimes, où le soldat défend sa patrie et ses pénates, que sera-ce quand il tuera pour vivre, par métier et pour gagner quelque argent ? Depuis longtemps les Grecs connaissaient trop les routes de Suse et l’argent du grand roi : il en avait toujours à sa solde des troupes nombreuses, et son intervention dans les affaires de la Grèce n’a d’autre but que d’y ramener la paix, pour y trouver des soldats à vendre. Il y prend même des généraux ; il loue les services de Chabrias et d’Iphicrate. Le danger n’est pas seulement dans l’or corrupteur que ces mercenaires rapportent, ni dans l’oubli de la patrie, dans les habitudes de violences et de rapines que la vie des camps leur a données, dans les vices que le mol Orient leur inocule ; car si beaucoup encore reviennent dans leurs cités étaler ces richesses mal acquises, bien peu, dans quelques années, s’y décideront. Ils mourront là où ils auront vécu, et alors le mal pour la Grèce sera dans cette migration continuelle qui lui enlèvera le meilleur de son sang. Tout homme d’activité, de courage, d’ambition, toute la partie énergique de la population grecque courra en Asie, laissant derrière elle la mère-patrie dépeuplée. À Issus, Darius aura 30,000 mercenaires grecs. Sous Alexandre et ses successeurs, le mal décuplera d’intensité, et la Grèce périra, suivant l’énergique expression de Polybe, faute d’hommes.

Cette fatale habitude de vivre de la guerre comme d’une profession s’est introduite partout. Pour vider le moindre différend, les villes ne s’en rapportent plus au courage de leurs citoyens : elles appellent des mercenaires. Orchomène, en 371, en achète pour combattre une petite et obscure cité d’Arcadie ; Athènes ne peut s’en passer ; les tyrans de Thessalie, comme ceux de Sicile, n’ont pas d’autres soldats ; Sparte elle-même en soudoie. La Grèce n’est plus qu’un grand marché où se vend du courage à tous les prix : marchandise frelatée, car ce courage vénal est toujours mêlé de perfidie et de trahison. Avec lui plus de victoire certaine, plus de négociation sûre. Un jour, Iphicrate reçoit d’Amphipolis des otages qui vont enfin rendre à Athènes cette grande cité. Un mercenaire lui succède ; il restitue les otages et passe au service du roi de Thrace : Amphipolis est perdue. Cette leçon, pas plus que bien d’autres, ne profita aux Athéniens. Les fêtes, les luttes des orateurs et les spectacles, qui n’étaient jadis qu’une distraction aux virils travaux du commerce et de la guerre, étaient devenus leur principale occupation. Pourquoi ce peuple délicat et bel esprit, courtisé par tant de flatteurs, n’aurait-il pas, aussi bien qu’un potentat, une armée à ses gages ? « Avec un peuple nombreux, dit Isocrate, avec des finances épuisées, nous voulons, comme le grand roi, nous servir de troupes mercenaires,.. Autrefois, si on armait une flotte, on prenait pour matelots des étrangers et des esclaves ; les citoyens étaient soldats. Aujourd’hui, nous armons des étrangers pour combattre, et nous forçons les citoyens à ramer. Ainsi, quand nous faisons une descente sur les terres ennemies, on voit ces fiers citoyens d’Athènes, qui prétendent commander aux Grecs, sortir des vaisseaux la rame à la main, et des mercenaires s’avancent au combat couverts de nos armes. » — « Dès que la guerre est déclarée, s’écrie Démosthène, le peuple tout d’une voix décrète : « Qu’on appelle 10,000, 20,000 étrangers! » La vie de soldat devenant un métier, le luxe se glissa dans les camps, embarrassa les armées de bagages et rendit leur entretien plus coûteux : autre sujet de plainte pour Démosthène,

Ainsi se perdaient les habitudes militaires et toutes les vertus qui tiennent aux armes. Les armées cessant d’être nationales, les généraux cessèrent d’être citoyens ; ils devinrent des chefs de bandes conduits par leurs soldats plutôt qu’eux-mêmes ne les conduisaient, préoccupés de faire quelque établissement avantageux ou de gagner le plus possible en se mettant au service des étrangers, parfois même des ennemis de leur patrie. Ainsi Chabrias accepta le commandement des forces de l’Egypte révoltée, dans un temps où Athènes recherchait l’alliance du grand roi ; et il revint de ce service avec des mœurs si dissolues que la licence d’Athènes ne put même lui suffire. Iphicrate, qui conduisit 20,000 mercenaires grecs à Artaxerxès, devint le gendre du Thrace Cotys, et le seconda dans des expéditions ouvertes contre les Athéniens. Tous ces généraux, dit Théopompe, même le fils de Conon, Timothée, de tous le plus patriote et le plus désintéressé, préféraient la vie molle des contrées étrangères au séjour d’Athènes. Charès, un des favoris du peuple, habitait d’ordinaire à Sigée, sur la côte d’Asie. Agésilas alla mourir octogénaire au service d’un roi égyptien, et termina en aventurier une vie qui n’avait pas été sans gloire (358).

La Grèce eut même un marché permanent pour le louage des mercenaires. Au cap Ténare, pointe extrême du Péloponnèse, arrivait des trois continens qui entourent la mer Egée tout ce qu’ils avaient de soldats à vendre. Les coureurs d’aventures venaient acheter là du courage contre n’importe qui, pour n’importe quelle cause, et le prix baissait ou s’élevait selon que l’offre était plus grande ou plus petite que la demande. La guerre est toujours un fléau; mais, dans ces conditions, elle était de plus une honte.

II résultait de là deux autres conséquences fâcheuses : la première, c’est la facilité du peuple à concevoir des soupçons sur des généraux qui avaient trop d’amis au dehors pour servir, en ne voulant d’autre alternative que le succès ou la mort ; la seconde, c’est la séparation, mauvaise en un petit état, de la tête qui conçoit et de la main qui exécute. Les grands hommes d’Athènes de l’âge précédent étaient tous, et tour à tour, orateurs et généraux. Phocion, au dire de Plutarque, fut le dernier qui abordât aussi résolument la tribune que le champ de bataille. De là l’influence d’hommes qui, n’ayant pas été mêlés de près aux affaires, souvent les compromettaient pour une période bien cadencée et un applaudissement des gens du Pnyx. Iphicrate, accusé, ne sut se défendre qu’en montrant son épée et les poignards des jeunes gens qu’il avait répandus dans l’auditoire.

Il y a une force capable de réparer bien des fautes, l’amour du pays. Les Grecs avaient deux patries, leur ville d’abord, ensuite l’Hellade. Mais le patriotisme, qui fléchissait dans l’intérieur des cités, ne se relevait pas dans la nation. L’union fraternelle des tribus grecques avait toujours été bien faible, même aux plus beaux jours; alors du moins la haine pour l’étranger était vigoureuse, et beaucoup, au besoin, s’unissaient contre lui. Quand Mardonius offrait aux Athéniens les riches présens de son maître, ils repoussaient l’amitié du barbare, comme ils avaient repoussé ses armes. Un siècle s’écoule, tout change. Sparte, Thèbes, Athènes elle-même, courtisent le grand roi, reçoivent son or, obéissent à ses ordres. A force de s’envier, de se haïr et de guerroyer les unes contre les autres, les cités grecques en sont venues à préférer l’étranger au compatriote. Ce sont les Perses qu’aujourd’hui tel peuple appelle; demain il cherchera ses alliés autre part ; mais désormais l’étranger aura toujours la main dans les affaires de la Grèce. Au bout de ces habitudes, de ces querelles, de cet affaissement moral, il y avait certainement un maître.

Remarquez que la guerre n’est pas seulement entre les villes, mais entre les factions de chaque cité. Partout se trouvent deux partis dont chacun n’aspire qu’à vaincre, chasser ou exterminer l’autre, et, pour y réussir, recourt à tous les moyens. En quatre-vingts ans, on compta onze révolutions chez les Chiotes. C’était pourtant un des peuples les plus sages de la Grèce. Plutarque rapporte qu’après une de ces commotions, les vainqueurs s’apprêtaient à égorger ou à bannir les vaincus, lorsqu’un d’entre eux, Onomadème, se leva et leur dit : « Je pense qu’il est bon que nous laissions quelques-uns de nos ennemis dans la ville ; car, si nous les chassons tous, c’est entre amis que la haine et la guerre civile éclateront désormais. » Cet Onomadème était un avisé personnage; il savait qu’une ville grecque ne pouvait exister sans factions, et il ne ménageait ses adversaires qu’afin que son parti eût toujours sous la main des gens sur qui passer sa colère.

Qu’avaient produit toutes ces guerres? On s’intéresse à celles de Rome, qui, conduites avec sagesse et prévoyance, mènent pas à pas et sûrement les légions des bords du Tibre au pied des Alpes et au détroit de Messine, puis de là aux limites du monde civilisé. Mais ces Grecs, si bien doués pour d’autres œuvres, qu’avaient-ils gagné à tant de combats ? Ils ont perdu un siècle à piétiner sur place, dans le sang et au milieu des ruines. Grâce à la fécondité de leur génie, rien, il est vrai, n’annonçait leur ruine prochaine. Si en littérature certains genres faiblissaient, c’était au profit de certains autres; si en politique les grands états étaient abaissés, c’était à l’avantage des petits; si les peuples plus mélangés, plus amollis, plus corrompus, avaient perdu de leurs vertus civiques, il y avait encore des citoyens, tels que Lycurgue et Démosthène, Hypéridès et Euphréos, ce citoyen d’Orée qui, n’ayant pu sauver sa ville des mains de Philippe, se tua pour ne pas vivre sujet des Macédoniens. Pourtant la décadence avait bien réellement commencé; elle pouvait durer longtemps, sans amener de catastrophe, car le courage et l’esprit militaires n’avaient disparu ni à Thèbes ni à Lacédémone, et l’on verra les Athéniens se souvenir plus d’une fois du nom qu’ils portent; enfin, aucun ennemi extérieur n’étant alors menaçant, l’union n’était point pour le moment nécessaire ; l’habitude même d’invoquer l’assistance des barbares ne emblait pas encore un danger.

La Grèce paraissait donc avoir encore devant elle de longs jours ; et elle fût restée maîtresse de cet avenir sans le phénomène, unique dans l’histoire, de deux grands hommes se succédant sur le même trône. La Macédoine a tué la Grèce : Philippe l’asservit; Alexandre lui fit plus de mal, il l’entraîna sur ses pas et la dispersa sur la surface de l’Asie. La Grèce, après lui, fut à Alexandrie, à Séleucie, à Antioche, à Pergame, aux bords du Nil, du Tigre et de l’Indus, partout, excepté en Grèce.


VICTOR DURUY.

  1. Au VIIe livre de la République. Pour Platon, la Beauté, la Proportion et la Vérité sont les trois faces du Bien, et ce Bien, c’est Dieu même : toutes les beautés terrestres ne sont que le reflet de la pensée divine.
  2. Au IVe livre des Lois. En ce même livre, il dit que Dieu est la juste mesure de toute chose, contrairement à Protagoras, qui avait mis cette mesure dans l’homme.
  3. Διὸ ϰαὶ πειρᾶσθαι χρὴ ἐνθενδὶ ἐϰεῖσε φεύγειν ὅτι τάχιστα (Théétète, XXV, édit. Didot, t. I, p. 135.) Toutefois, dans le Phédon et le Gorgias, il regarde le suicide comme un sacrilège, une offense envers la divinité.
  4. Voyez la Revue du 1er novembre 1887.
  5. Montesquieu : « Je n’ai point dit qu’il ne fallait pas punir l’hérésie ; je dis qu’il faut être très circonspect à la punir. » (Esprit des lois, XIII, 5.) Rousseau : « Il est du devoir du citoyen d’admettre le dogme et le culte prescrits par la loi,.. et il appartient, en chaque pays, au seul souverain de la fixer. » (Cf. Edme Champion, Esprit de la Révolution française, 1887.) Kant, qui est mort en 1804, fut lui-même inquiété pour sa Critique de la religion.
  6. XXIV, p. 133.
  7. Phèdre, XXIX, t. I, p. 714. Il répète à peu près la même chose dans la République, liv. VII, t. II, p. 126. Voyez, au liv. VI, p. 113, ses dures paroles sur la folie de ceux qui s’occupent des affaires publiques. À vivre avec eux, le philosophe serait comme un homme tombé au milieu des bêtes féroces, ὥσπερ εἰς θηρία ἀνθρωπος ἐμπεσὼν.
  8. Mais il faut ajouter que, dans ces deux dialogues, Platon élève bien au-dessus de l’amour vulgaire la passion qu’il faut avoir pour la beauté idéale, laquelle est en Dieu. La contemplation de la beauté éternelle est la conclusion du Banquet. Au VIIe livre des Lois, le dernier de ses écrits, il condamne énergiquement ce qu’on a appelé le vice grec, si commun dans les villes helléniques que la loi de Gortyne édicté la même peine contre la violence, quel que soit le sexe de la victime.
  9. Gorgias, XXVIII, t. I, p. 345 et, au IIe livre de la République, t. II, p. 24… γυμνωτέος δὴ πάντων πλὴν διϰαιοσύνης. Le Xe livre de ce traité fameux se termine par le récit que fait Her l’Arménien de ce qu’il a vu chez les morts. Platon n’est pas plus heureux qu’Homère et Virgile dans la description de la vie d’outre-tombe. Les tourmens sont variés, les plaisirs ne le sont pas, et il en sera ainsi dans toutes les descriptions du monde invisible. Du moins Platon affirme-t-il, dans ces pages, sa croyance au système des peines et des récompenses.
  10. Les Arabes les tirèrent d’une traduction syriaque, faite par des Juifs au Ve ou Vie siècle de notre ère, et les commentèrent dans leurs écoles. E. Renan, Averroës, p. 37.
  11. M. Milne-Edwards, dans le Rapport que je l’avais prié de faire, en 1867, sur les progrès récens des sciences zoologiques, dit encore de l’Histoire des animaux : « En lisant les écrits d’Aristote, on est étonné du nombre immense de faits qu’il lui a fallu constater, peser et comparer attentivement pour pouvoir établir plus d’une règle que les découvertes de vingt siècles n’ont pas renversée. » Dans son Traité de la génération, il a créé l’embryogénie, science qui a attendu jusqu’à la fin du XVIIe siècle pour attirer de nouveau l’attention des savans. (Cf. B. Saint-Hilaire, Comptes-rendus de l’Académie des Sciences morales, décembre 1886, p. 817 et suiv.) Aristote crut à la doctrine de la génération spontanée, mais cette doctrine n’a succombé que de nos jours; n’a-t-elle pas même encore quelques rares partisans?