État de la philosophie en France



ÉTAT
DE
LA PHILOSOPHIE
EN FRANCE.

LES RADICAUX, LE CLERGÉ, LES ÉCLECTIQUES.

La philosophie n’est qu’une chimère, c’est le cri des esprits positifs, et, tant qu’elle subsistera, c’est-à-dire tant qu’on agitera l’éternel problème de la destinée humaine, il y aura des esprits positifs pour prendre la philosophie en pitié et nier sans relâche et sans pudeur le droit au profit du fait. Que gagnent-ils à s’obstiner ainsi dans les préjugés de l’éducation et la religion des faits établis ? Rien que d’être conduits par un fil invisible à leurs propres yeux et d’accepter en aveugles ce que d’autres ont conquis en philosophes. Chimères si l’on veut, ces chimères philosophiques mènent le monde. De ce nuage où la science s’enveloppe, elle fait incessamment sortir quelques-unes de ces idées fécondes qui s’infiltrent dans la littérature, dans les mœurs, dans l’éducation, pénètrent peu à peu jusqu’aux derniers rangs de la société, finissent par devenir un patrimoine commun de tous les esprits, et donnent à la civilisation d’une époque le caractère auquel l’histoire la reconnaît. Quelle est aujourd’hui la véritable question sociale ? Ce n’est ni l’organisation du travail, ni la réforme politique. Décidez entre la maîtrise et la concurrence, absorbez le monopole des industries privées dans un monopole national, donnez à des ouvriers qui ne savent pas lire le droit d’influer directement sur les affaires du pays, tout cela n’est rien. La première question partout et toujours, mais là surtout où la liberté est proclamée en fait et en droit, c’est l’éducation, et l’éducation, c’est la philosophie. Dans quelques semaines peut-être, on va discuter cette question, et qui sait si, grace à cette manie d’ajournement que nous prenons tous de si bonne foi pour de la prudence, on ne se bornera pas à voter solennellement quelques bourses ou quelques chaires de plus ou de moins ? Et cependant il s’agira là de la véritable émancipation du peuple, de l’organisation des esprits, qui a bien son importance à côté des intérêts matériels ; et si nous n’étions pas aveugles, radicaux ou conservateurs, avons-nous un autre champ de bataille ? S’il est question d’établir cinq cents lieues de chemins de fer, vous trouverez aussitôt des statisticiens pour savoir combien de milliards on y peut jeter ; mais on prendra parti sur l’éducation, on décidera s’il faut moins de formalités pour s’ériger en magistrats de la jeunesse que pour ouvrir une officine de pharmacie, si l’état, qui prend le soin d’interdire au père de famille d’user le corps de son enfant dans les travaux d’une manufacture, le laissera libre d’infecter son ame des plus pernicieuses doctrines, ou de le condamner à un ilotisme perpétuel en le laissant croupir dans l’ignorance ; on choisira entre la tradition et la liberté, entre la religion et la philosophie, sans avoir même jeté un coup d’œil sur ce que sont devenues en France, au milieu de tous ces ateliers et de ces fabriques, les idées philosophiques et religieuses, tant s’est enracinée chez nous l’habitude de tout ramener à des chiffres, et de compter les idées pour des non-valeurs !

Le clergé, qui réclame à grands cris la liberté de l’enseignement parce qu’il connaît l’influence et les ressources dont il dispose, et que, dans de telles conditions, un monopole à son profit lui vaudrait moins que la concurrence, le clergé, ou du moins ceux qui se donnent la mission de parler pour lui, ont commencé, il y a plus d’un an, une sorte de croisade contre la philosophie de l’Université. À les entendre, ils veulent arracher la jeunesse française à ces agens officiels de corruption, à ces empoisonneurs publics, qui enseignent l’athéisme au nom de l’état, et, dans l’impénétrable secret de leurs écoles et de leurs colléges, s’occupent incessamment à ruiner la base de toute religion et de toute morale. Cette philosophie qu’on attaque avec tant d’aigreur est pourtant la seule école de philosophie qu’il y ait aujourd’hui en France. Elle a été fondée, il y a vingt-cinq ans, dans des temps difficiles pour l’indépendance de la pensée, et elle est arrivée en 1830, avec les autres libertés du pays, à cet établissement officiel qui excite maintenant contre elle ces attaques inintelligentes. Quelle plaie profonde d’un siècle civilisé, si toutes ces philippiques ont autant de vérité que de véhémence ! Ce n’est plus ici, comme au XVIIIe siècle, une coterie philosophique n’ayant pour elle que ses écrits et la vogue des salons ; c’est un corps organisé, dépositaire de la plus précieuse part de l’autorité publique, ou plutôt c’est l’état lui-même qui distribue tous ces poisons, et contraint les familles à subir ce joug immoral. Ne semble-t-il pas qu’il n’y ait d’autre parti à prendre que de laisser toutes ces colères s’épuiser d’elles-mêmes et périr par leur propre exagération ? Nous avons vu un vénérable personnage entraîné par la verve de sa rhétorique jusqu’à soutenir publiquement dans les journaux que la question de savoir si un fils peut assassiner son père était aux yeux de M. Jouffroy une question prématurée. Basile eût-il cent fois raison, il ne peut rien rester d’une telle calomnie. L’Université, d’ailleurs, n’est pas un corps d’inquisiteurs ou de francs-juges qui ne siégent que dans des souterrains et le masque sur la figure ; elle ne fait pas jurer le secret sur ses doctrines aux élèves qu’elle rend tous les ans à leurs familles et à la société ; elle a, dans toutes les grandes villes de France, des facultés dont les cours sont publics ; ses membres publient des ouvrages que tout le monde peut consulter ; on a mille moyens d’étudier ses doctrines ailleurs que dans les diatribes de ses ennemis. Les gens modérés, les gens de bonne foi, laisseront-ils la lice à des déclamateurs passionnés dans une question capitale ? Et ces chimères qu’on invente tout exprès pour les combattre, ne faudrait-il pas en montrer le néant, ne fût-ce que par respect pour la morale publique ? Peut-être au fond n’est-ce pas telle ou telle philosophie que l’on attaque ; mais on veut, à travers l’éclectisme, atteindre la philosophie tout entière. Et en effet, qu’on y prenne garde : tandis que sous le nom du clergé on attaque les éclectiques comme ennemis de la religion, les philosophes humanitaires, qui ont trouvé pendant deux ans le christianisme si malade qu’ils croyaient les pauvres idées saint-simoniennes qu’ils avaient alors de force à le supplanter, attaquent les éclectiques comme n’étant pas ennemis de la religion. Est-ce une illusion ? Non, certes, rien n’est plus vrai, ces deux accusations contradictoires se soutiennent de part et d’autre avec un égal sang-froid, il suffit d’ouvrir les yeux pour s’en assurer. Il semble, après cela, que la philosophie éclectique n’ait plus qu’à sortir du champ de bataille et à se reposer sur un de ses ennemis du soin de la délivrer de l’autre. Mais puisqu’ils ont fait tout récemment une coalition, et qu’ils ne sont point avertis de leur erreur en se voyant ensemble, il faut bien montrer à tout le monde et à eux-mêmes le secret de la comédie, et qu’ils ne sont autre chose que les deux partis extrêmes d’une assemblée coalisée contre le pouvoir précisément parce qu’il les ménage l’un et l’autre et les empêche d’en venir aux mains.

Faisons comparaître devant nous toutes les armées philosophiques, et rangeons-les en bataille. Voici d’abord l’armée radicale, et l’on n’y compte que trois drapeaux : M. Leroux, M. Buchez, M. de Lamennais ; tous trois séparés par des différences profondes, tous trois dans un isolement presque absolu, trois chefs d’école sans écoles. Le clergé (ou du moins ceux qui parlent pour lui et se servent de son nom) n’a qu’un seul intérêt en présence de la philosophie ; mais outre sa cause générale, il a quelques philosophies qu’il patronne, jeunes écoles qui aspirent à naître, encore ensevelies dans l’obscurité des séminaires, et dont nous attendrons que le nom et les doctrines rompent la fatale barrière et arrivent au grand jour de la publicité. Le seul nom dont le clergé puisse se prévaloir est celui de M. Bautain, dont il désavouait hautement la philosophie à une époque assez rapprochée de nous, et quand il n’était pas aussi nécessaire de rassembler toutes les forces du parti. Vient enfin l’ennemi commun, l’éclectisme, et, de quelque façon qu’on le juge, on ne peut lui contester ni le nom d’école, que ses adversaires ne méritent pas, ni l’influence qu’il a su conquérir à force de persévérance, et dont le déchaînement qui le poursuit est une démonstration sans réplique.

Nous réunissons sous le nom de philosophie radicale les trois différens systèmes de M. de Lamennais, de M. Leroux et de M. Buchez, parce que leur seul commun caractère est de se vouer au service des opinions politiques les plus avancées. C’est un nom nouveau dans l’histoire de la philosophie ; mais il est presque aussi nouveau de voir une doctrine philosophique se mettre à l’abri derrière un parti politique, et se donner des protecteurs à défaut de disciples. Aucun d’eux cependant n’a pu faire accepter ses doctrines ; on ne leur a pris que leurs noms. De l’ouvrage de M. de Lamennais, on lit le troisième volume, d’où la philosophie est absente ; l’Humanité de M. Pierre Leroux a été pour ses meilleurs amis un sujet de désappointement, et c’est à peine si l’on se souvient encore du volumineux manuel où M. Buchez a voulu accoupler les doctrines républicaines avec la philosophie de M. de Bonald. Nos trois philosophes se sont reposés après ces grands ouvrages ; mais on annonce en ce moment qu’ils vont sortir de leur retraite. M. de Lamennais et M. Buchez préparent l’un et l’autre la partie politique de leur encyclopédie, et M. Leroux, qui aime les rééditions et qui reproduit volontiers ses anciens écrits, va lancer de nouveau son lourd manifeste humanitaire. Il est plus que temps que le public voie autre chose que des articles et des pamphlets ; on ne devient pas une école à si peu de frais, et quelque bruit que l’on fasse autour d’un nom, à force d’éloquence ou bien à force de scandale, il n’en résulte qu’une célébrité telle quelle, et non pas de l’influence.

Est-il nécessaire d’esquisser le plan de chacun de ces trois systèmes, et d’en montrer en détail l’insuffisance ? Non, car ils n’ont pas obtenu assez de crédit, et ne tiennent pas assez de place au soleil pour appeler un examen approfondi. Les trois ouvrages dont il s’agit ont été jugés quand ils ont paru avec les autres livres leurs contemporains, et il n’y a pas lieu de ramener sur ces tentatives impuissantes l’attention publique, qui s’en est détournée. Cependant M. de Lamennais est un esprit d’élite, à qui rien de ce qui constitue essentiellement la philosophie n’est étranger, et qui, dans une situation moins équivoque, aurait pu se placer au premier rang de la science. Mais qui ne voit au premier coup d’œil, en lisant l’Esquisse, qu’elle a été conçue dans un point de vue catholique auquel il a fallu bon gré mal gré substituer ensuite la raison, et ce qui restait de la théorie du témoignage universel, après qu’on eut renoncé à l’intervention du pape ? Les amis de l’auteur vantent à tout propos la magnifique unité de sa vie, et nous sommes prêt à y souscrire, s’il ne s’agit que de la constante sincérité de ses convictions ; néanmoins, quand on démontrerait que les mêmes principes qui faisaient autrefois de M. de Lamennais un ultramontain et un absolutiste en font aujourd’hui un démocrate et un incrédule, il ne sera jamais facile de faire admettre l’unité d’un système de philosophie qui va de saint Anselme à J.-J. Rousseau, et qui s’appuie sur le dogme de la trinité pour arriver à la théorie du progrès indéfini. Singulier accouplement ! M. Buchez écrit sur son drapeau : Catholicisme et progrès. Qu’est-ce donc que le catholicisme, sinon une autorité immuable, un dogme immuable ? Et quel progrès annoncez-vous sous ses auspices, puisqu’il ne peut se renouveler ni changer sans périr ? Ces grands ennemis de l’éclectisme, qui unissent si témérairement des idées et des principes contradictoires, font assez voir qu’ils n’ont pas toujours l’intelligence complète des doctrines dont ils veulent composer leurs propres systèmes.

Examinez, par exemple, la philosophie de M. Pierre Leroux. À coup sûr, s’il existe quelque part un démocrate sincère et radical, c’est bien lui, et lorsqu’après avoir prêché à Lyon la doctrine saint-simonienne, puis rompu ouvertement avec la religion nouvelle, et tenté de fonder l’école humanitaire, il livra enfin au public, après dix années, son grand ouvrage, on pouvait craindre d’y trouver des traces de cette vie aventureuse qui l’avait d’abord poussé des bancs de la Sorbonne, où il applaudissait M. Cousin, dans la chaire des prophètes saint-simoniens ; mais on devait s’attendre à n’y trouver rien de contraire au principe de l’égalité, que les plus immoraux des ennemis de M. Leroux, les éclectiques eux-mêmes, ne songent pas à contester. Et cependant qu’arriva-t-il ? Que l’on suive un instant l’enchaînement de son système. Selon M. Pierre Leroux, tout l’homme est dans ces trois phénomènes, sensation, sentiment, connaissance ; il n’est pas question de la liberté ; ces trois phénomènes sont inséparables des phénomènes corporels, d’où il résulte que l’existence de l’ame séparée du corps est une abstraction, ou un pur rien. S’ensuit-il que tout périt avec nous, et que le système de M. Pierre Leroux ne diffère en rien de la vieille doctrine matérialiste ? Loin de là : chacun de nous est immortel, non comme individu, mais comme espèce, et c’est une base suffisante pour la morale, puisqu’il ne s’agit que de transporter notre amour et nos espérances à cet être général et abstrait qui est la substance commune de tous les individus, et qui s’appelle l’humanité. Cette ame qui habite mon corps et le fait vivre ne doit le quitter un jour que pour en revêtir aussitôt un autre, et selon que j’aurai été digne de colère ou de faveur, je renaîtrai philosophe ou prolétaire. La justice de M. Leroux est satisfaite à ce prix, et pourvu que dans une autre vie j’aie mérité les biens et les maux de la vie présente, il n’importe que je le sache ou que je l’ignore : c’est peine ou récompense à mon insu. C’est le cas de dire avec Bossuet justifiant le péché originel : Ne voyons-nous pas les maladies se transmettre du père coupable aux enfans innocens par un juste jugement de Dieu, et la vengeance des lois, après avoir frappé le criminel, le punir dans sa postérité, et condamner ses descendans à la dégradation et à l’ignominie ? Cette théorie de la métempsycose n’est pas nouvelle, elle remonte jusqu’à Pythagore, et même jusqu’aux Indes et à l’Égypte, M. Pierre Leroux prend soin de le déclarer ; et quand on est disposé comme lui à voir dans le fratricide de Caïn l’énergique symbole par lequel Moïse flétrit l’établissement de la propriété, quand on ne sait aucune différence entre Moïse, Rousseau et Babœuf, quand on appelle la pâque un repas égalitaire, il n’est pas bien difficile de montrer que la métempsycose remonte jusqu’à l’Égypte ; seulement, pourquoi se borner à constater l’origine de cette théorie ? Pour bien faire, il faudrait encore ajouter, ce qui est vrai, qu’elle y servait de base à la distinction infranchissable des castes. Comment parler en effet d’égalité ? comment même rappeler l’ancienne formule des temps féodaux, le hasard de la naissance ? Il n’y a point hasard, mais justice dans l’inégale distribution des biens de ce monde ; celui qui naît au dernier rang expie les fautes de sa vie passée, et je ne suis pas plus tenu de partager avec lui mon bien-être que de tirer les malfaiteurs de leur prison, et de les établir avec moi dans une égalité parfaite des biens que la société nous procure. Les égalitaires qui travaillent avec M. Pierre Leroux à établir entre tous les hommes une communauté parfaite de toutes choses, ne seraient pas moins fous à ce prix que le bon chevalier de la Manche, qui délivra si généreusement les prisonniers de la Sainte-Hermandad, et qui déjà prenait pour des géans et des sorciers et pourfendait à grands coups de lance ces honnêtes agens de la tranquillité publique.

Qui l’eût pensé ? Ces trois systèmes disparates s’accordent à admettre le dogme de la trinité, et M. Leroux lui-même, ce grand admirateur des encyclopédistes, est infidèle en ce point à leur vieille polémique, et de gaieté de cœur, sans y être obligé par aucun scrupule, il charge sa philosophie de ce lourd fardeau. Ce n’est pas un moyen de se rendre populaire en France que de proposer à croire et à comprendre ce que l’église catholique propose à croire seulement et regarde comme un mystère. Quelle est la raison de cet emprunt fait au christianisme par trois hommes dont l’un n’y a jamais cru, l’autre a cessé d’y croire, et l’autre n’y croit pas de la bonne façon ? C’est l’héritage de l’ancien romantisme littéraire. Cette philosophie démocratique descend en ligne droite du romantisme, et se trouve comme lui mi-partie d’idées libérales exagérées et de je ne sais quel retour à un christianisme poétique. Jamais alliance ne fut si malheureuse, jamais emprunt si mal choisi. Le bon sens public ne se révolte pas quand on lui dit que Dieu a parlé et qu’il a révélé des mystères ; mais accepter le mystère et rejeter la révélation, ou plutôt transformer le mystère en philosophême et enseigner au nom de la raison ce que la raison ne peut ni démontrer ni comprendre, c’est retourner aux premiers âges de la pensée philosophique et rêver des hypothèses mystérieuses pour abuser les autres et se tromper soi-même sur les problèmes qui intéressent le plus l’humanité. Cette entreprise était au moins plus sérieuse dans l’école d’Alexandrie. Pour Plotin et ses successeurs, la troisième hypostase représentait le Dieu vivant qui gouverne le monde dans le temps et dans l’espace, tandis que l’unité absolue répondait au besoin de la dialectique, qui nous représente Dieu comme l’être inconditionnel, élevé au-dessus de l’étendue et de la durée, et dans lequel il n’y a ni changement ni mouvement. Ainsi ils avaient voulu, dans un seul Dieu, réunir les attributions contradictoires du Dieu de la philosophie vulgaire, conçu à l’image de l’homme, et de celui de l’école d’Élée, placé si haut au-dessus du monde, qu’il ne pouvait plus sortir de son unité absolue et demeurait sans aucun rapport avec la multiplicité et le mouvement. Ils affrontaient ce flot dont parle Platon dans la République et qui menace de l’engloutir, mais en corrigeant cette conception de la plus sévère dialectique par l’introduction dans la même nature d’hypostases inférieures. Le mal était de guérir une blessure par une autre, et, au lieu d’un Dieu mobile ou d’un moteur immuable, les deux écueils qu’avait rencontrés la métaphysique de leurs devanciers, de nous donner un Dieu à la fois mobile et immobile, une unité qui est triple, une triplicité qui est une. Suivez donc au moins l’école d’Alexandrie jusqu’au bout, si vous voulez l’imiter, et comme elle renonçait à la raison pour établir ses hypostases et se jetait dans l’enthousiasme, choisissez votre genre de folie ; mais connaissez l’état où vous êtes, et n’attribuez pas à la raison ce qu’elle repousse de toute sa puissance.

M. Bautain est aussi un trinitaire, quoique pour lui la question soit bien différente : il est catholique, et croit par conséquent au mystère de la Trinité. Son but est de rendre les mystères intelligibles : entreprise, comme on voit, très étrangère aux intérêts de la foi. M. Bautain ne croit pas malgré l’absurdité et à cause de l’absurdité, suivant la vieille et énergique formule ; il ne demande à la raison aucun sacrifice, et recevant de la tradition tout le dogme religieux, il sait le moyen de le transformer en système philosophique. « Ce qu’on veut bien appeler ma philosophie, dit-il, n’est que la parole chrétienne scientifiquement expliquée. » La prétention est un peu haute et ne passera pas. En esquissant d’un trait rapide la philosophie de M. Bautain, c’est cette philosophie que nous voulons faire connaître, et non pas l’explication scientifique de la parole chrétienne. Pourquoi cette halte sur un système ignoré ? C’est ce même M. Bautain qui publiait, il y a un an, dans sa Morale, ces grandes découvertes sur l’alphabet qui surpassent celles de Molière, et effacent à jamais la science de M. Jourdain. Extravagant si l’on veut, son système a eu des partisans dans un coin de la France ; il a été censuré par un évêque ; il reprend faveur aujourd’hui dans ce même clergé qui poursuit avec tant de force la philosophie éclectique. M. Bautain est directeur du collége ecclésiastique de Juilly, et pendant qu’il se fait suppléer à Strasbourg par M. Delcasso, il enseigne à Paris sa philosophie chrétienne dans les réunions du Cercle catholique. C’est enfin le seul philosophe que le clergé possède dans son sein ; le clergé est descendu de M. de Bonald à M. Bautain, et il n’est pas sans intérêt de voir si cette doctrine tient mieux sur ses pieds et aboutit à une morale plus pure que la philosophie éclectique. Un seul mot d’ailleurs suffira.

M. Bautain accepte les conclusions du système de Kant sur la raison humaine ; il nous fait ensuite sortir de cette subjectivité et de cet isolement où le kantisme nous condamne, en adoptant l’hypothèse d’une faculté mystique supérieure à la raison, et qu’il appelle l’intelligence ; faculté toute passive, tout endormie, que la parole de Dieu doit réveiller et féconder. Ainsi nous ne sommes rien que par la parole, et il n’y a rien en nous qui juge la parole et l’accepte en la comprenant : le peu que nous sommes ne commence d’exister véritablement qu’après la parole reçue. Il y a là l’éternel paralogisme de ceux qui veulent démontrer la nécessité de la foi en établissant que rien ne peut être démontré ; et ce qui est digne de remarque, c’est que le clergé, qui avait adopté M. de Maistre et M. de Bonald, s’émut de ce système où la raison était anéantie au profit du mysticisme, et le mysticisme au profit de la foi. M. Bautain fut condamné à renoncer à cette intelligence supérieure à la raison, et pourtant impuissante : il dut renoncer aux objections kantiennes contre l’autorité de la raison elle-même ; et, réduit à admettre, malgré lui, une base raisonnable à ses croyances, il lui fallut reconnaître d’abord la raison, puis constater ses limites, et employer, suivant l’usage des doctrines religieuses qui comprennent la nature de l’homme, la force démonstrative de la raison à poser les fondemens de la foi, et à établir cette autorité au-dessus de la raison elle-même.

Ainsi frappé dans le fondement de toute sa doctrine, M. Bautain ne se rebuta pas ; à défaut de cette intelligence qu’il avait rêvée, il se servira de cette raison qu’il avait crue impuissante, et voici ce que d’abord cette raison lui fait connaître : « La vie part d’un foyer un, de l’être, source de toute vie, qui la rayonne hors de lui. Elle est déterminée ou posée en formes, et la forme posée est ce que nous appelons existence. La vie est une en elle-même, une dans tout l’univers, et tout ce qui vit en forme déterminée ne vit que par la vertu de la vie une, etc. » Ce n’est pas la parole chrétienne assurément qui a révélé à M. Bautain ce rayonnement, et ces formes posées et déterminées en existences ; M. Bautain n’ignore pas sans doute qu’il se sert des termes mêmes et des formules du panthéisme alexandrin, de ce fameux système des émanations ou des rayonnemens (car ces deux métaphores s’employaient l’une pour l’autre dans l’école) auquel on veut renvoyer l’éclectisme moderne comme à sa source native. Il faut sans doute faire deux parts de la philosophie de M. Bautain, renvoyer ce rayonnement et cette vie unique dans tout l’univers qui vit en forme déterminée, aux leçons qu’il a reçues de M. Cousin à l’École normale ; et réserver le reste du système pour la parole chrétienne scientifiquement exprimée. Le premier rayonnement de l’être un, source de toute vie, c’est la nature, c’est-à-dire la plastique de chaque être, son extrême dedans, la force centrale qui attire si puissamment l’esprit de vie, et qui est la racine du développement de l’existence, la substance fixe, stable, indestructible. « Cette substance sort d’elle-même sous l’action et la direction de ce rayon excitateur ; elle pose quelque chose d’elle au dehors, elle évolue, irradie. » Cette nouvelle irradiation est l’esprit de la nature. L’esprit devient le mâle et la nature la femelle, et de leur accouplement naît le monde. Un monde ainsi produit se compose nécessairement d’esprits et de plastiques, d’irradiations et d’accouplemens, et il en découle une physique et une psychologie dans lesquelles tout résulte du principe mâle et du principe femelle, et qui aboutissent à faire de l’homme un acide et de la femme un alcali. L’homme et la femme ne sont que deux moitiés, un acide et un alcali, qui ont besoin de s’unir pour former ce qu’il plaît à M. Bautain d’appeler une indivi-dualité (avec un trait-d’union), c’est-à-dire, ajoute-t-il, une dualité indivisible. Tout cela ne laisse pas que d’être plaisant. L’auteur donne naissance d’un coup de baguette à une foule d’esprits, les uns psychiques et les autres physiques, avec lesquels il explique tout, et qui laissent bien loin derrière eux les esprits animaux. Voilà bien des petits êtres ! Mais ce qui diminue la difficulté et prévient l’encombrement, c’est qu’ils ont l’étrange propriété de n’être pas des substances. Voulez-vous comprendre maintenant la mystérieuse union de l’urne et du corps ? Rien de plus simple en vérité : « L’esprit physique qui émane du corps entre en relation avec l’esprit psychique qui ressort de l’ame, et par leur combinaison ils forment une région moyenne qui tient des deux natures. » Ne vous laissez pas effrayer de ce mélange de deux natures contradictoires ; c’est le fond même de la théorie de M. Bautain. M. Bautain n’a pas de ces vains scrupules qui poussent les spiritualistes à établir entre l’ame et le corps une séparation si profonde. On a dit que la spiritualité de l’urne était pour M. Jouffroy une question prématurée ? Son condisciple à l’école normale a su prendre résolument son parti sur ce point ; il introduit tout directement dans l’ame la lumière physique, et en fait un des élémens dont elle se nourrit. « Il en est de même des fonctions de l’intelligence. L’esprit est stimulé par la lumière physique, par la parole et par la lumière intelligible. Il les reçoit sous la dépendance de la volonté, se les assimile, s’en nourrit, et réagit par le regard, par la parole, communique ou transmet ce qu’il a reçu et modifié en lui. Il reçoit la vie du dehors, vit d’elle et par elle, et la rayonne à son tour pure ou corrompue. » En voilà trop, et pourtant comment résister à cette citation : « L’atmosphère est réellement une région intermédiaire où s’opère le commerce de la terre avec le monde supérieur dont elle reçoit la vie. C’est par cette région que les vertus d’en haut arrivent à la terre au moyen du rayon solaire, de la rosée et de la pluie, agens physiques très propres à servir d’organes à l’esprit céleste. » L’auteur, en parlant ainsi, abandonne évidemment l’explication scientifique du christianisme, car il admet une doctrine païenne depuis long-temps condamnée et réfutée par saint Augustin ; mais il rentre dans l’orthodoxie en disant que « le corps humain est une croix désharmonisée, ce qui peut nous faire pressentir pourquoi tout a dû être restauré par le mystère de la croix. » Voilà qui est orthodoxe ; je suis seulement fâché pour le premier père de l’humanité de ce que M. Bautain ajoute que l’homme n’est devenu une ellipse qu’à cause de sa déchéance. Adam n’est pas ménagé par nos philosophes modernes : M. Bautain en fait une sphère, et quant à M. Leroux, il hésite entre un mollusque et un polype.

L’Université a de quoi se consoler de déplaire aux feuilles religieuses, si ce sont là les doctrines qui leur agréent ; et elle ne doit pas s’étonner de se trouver panthéiste, s’il est une fois admis que M. Bautain ne l’est pas. Cependant, qui le croirait ? la théorie à la mode dans le clergé, que quiconque n’est pas catholique est panthéiste, a pour véritable père M. Bautain. J’en demande humblement pardon à M. l’abbé Maret ; mais il a été devancé dans la carrière par M. l’abbé Goschler que M. Bautain inspirait directement, Dans une thèse intitulée du Panthéisme, dédiée à M. Bautain, M. Goschler débute ainsi : « Le but de cette dissertation est de démontrer par le fait, en consultant l’histoire de la philosophie et ses œuvres, que, hors la doctrine fondée sur le texte sacré, tous les systèmes métaphysiques ont erré sur la première des vérités philosophiques, l’Être-Dieu, et que tous, en tout temps, depuis l’origine de la philosophie humaine qu’on pourrait dater de la confusion des langues et des esprits dans la plaine de Sennaar jusqu’à nos jours, en tous lieux, dans la vallée des Brahmes, sur les hauteurs des Parses, dans les sanctuaires de l’Égypte et dans les temples de la Grèce ; du Nil au Gange, de l’Indus au Rhin, tous ont abouti à une erreur commune et fatale : cette erreur est le panthéisme. »

Il faut l’avouer, il y a quelque courage à s’embarquer de gaieté de cœur dans la démonstration d’une proposition pareille. Non que la marche qu’on s’est tracée et cette longue suite de siècles puissent effrayer la patience la plus robuste, car il y a des éruditions de tous les degrés. Mais ce résultat auquel on aspire, y a-t-on bien songé ? Et si jamais on démontre que la raison humaine, interrogée par les plus grands génies, depuis l’origine du monde, les a toujours conduits directement et fatalement au panthéisme, à qui pense-t-on porter secours par une telle découverte ? Est-ce à la foi, qui devient ainsi directement contraire à la raison ? Est-ce à la raison, qu’on avertit d’avance qu’elle ne peut échapper au panthéisme qu’en s’abdiquant elle-même et en se condamnant à la contradiction ? Cette étrange théorie n’est heureusement qu’un rêve aussi absurde que téméraire. L’église catholique peut continuer à enseigner la séparation de Dieu et du monde sans choquer la raison humaine ; quant aux philosophes, loin de regarder cette conséquence comme une condamnation de leurs principes s’ils la trouvent au bout de leurs systèmes, ils doivent se sentir de plus en plus confirmés dans la voie qu’ils ont suivie, et jouir avec une sécurité plus entière des fruits et des résultats de leur méthode.

Il faudrait suivre M. Goschler pas à pas dans toute son exposition, et écrire à côté de chaque assertion : faux ou douteux. M. Maret qui s’est acquis une grande célébrité dans le clergé, pour avoir développé plus amplement la thèse de M. Goschler, n’a pas une connaissance plus approfondie des systèmes qu’il veut juger de si haut. M. Maret est un esprit distingué, et il porte dans la discussion une bienveillance et une impartialité qui honorent son caractère ; mais comment ne pas lui dire que l’histoire de la philosophie est une science qui exige des années d’étude et des années, qu’il faut vivre familièrement avec les anciens, compulser les textes, lire les commentateurs, ne se donner ni repos ni trêve ; et qu’encore, au milieu de tous ces systèmes, dont quelquefois il ne nous reste que l’histoire ou des fragmens décousus épars çà et là, on court sans cesse le risque de juger le passé avec nos idées modernes, de remplir une lacune avec ses propres idées, de donner plus à l’imagination qu’à la science ? M. Maret se jette résolument au milieu de tous ces problèmes, et pour achever sa démonstration, il n’a nul souci de ces innombrables textes, ni de cette armée de commentateurs : il prend un manuel publié au collége de Juilly pour aider les enfans à se préparer au baccalauréat. Voilà tout son fonds d’érudition ; ces petites indications sommaires lui suffisent pour juger tous les systèmes de philosophie, et, comme il est trop loyal pour s’en cacher, il le cite à chaque page avec une tranquillité, une naïveté qui ferait dire de tout autre que lui, que c’est là un livre de parti et non un livre de science. Tout au plus se sert-il quelquefois de M. de Gérando, qu’il prend pour une autorité en histoire, et c’est sur cette grande autorité qu’il se fonde pour juger l’école même qui importait le plus à la thèse qu’il soutient, l’école d’Alexandrie. M. Maret ne sait pas qu’une seule des phrases qu’il emprunte à M. de Gérando, sur cette école, est une démonstration sans réplique que M. de Gérando n’a jamais rien compris à cette philosophie. Il est satisfait, il ne sent plus de scrupules quand il a écrit au bas de chaque page, avec une persistance méritoire : Ennéades, passim. Les livres de Plotin s’appellent, en effet, les Ennéades, et il y en a cinquante-quatre !

Depuis que cette démonstration a été faite, l’accusation de panthéisme est devenue un lieu commun contre l’école éclectique, et l’un des argumens dont on se sert pour demander à grands cris la liberté de l’enseignement. L’Université appartient à l’école éclectique, c’est la vérité ; s’il lui reste un petit nombre de professeurs qui ne partagent pas les opinions de cette école, c’est une minorité qui devient tous les jours plus faible. Il y a même dans l’Université plusieurs prêtres qui enseignent la philosophie éclectique et ne croient pas, en le faisant, contrevenir à d’autres devoirs. Soutenir que l’Université entière enseigne le panthéisme depuis vingt ans sous l’autorité et la sanction de l’état, c’est beaucoup avancer sans doute. Et comment le prouve-t-on ? Laissons là la grosse artillerie de M. Goschler et de M. Maret ; car ce sont des pièces de parade dont on se sert pour éblouir des recrues et qu’on n’oserait pas mettre en ligne. On établit, au moyen de deux ou trois phrases tirées des écrits de M. Cousin et séparées de ce qui les expliquerait, que M. Cousin est panthéiste, et l’on en conclut que l’Université tout entière est panthéiste. Passons sur le principe, que nous retrouverons tout à l’heure ; la conclusion est mauvaise.

Qu’est-ce qu’une école de philosophie ? Est-ce une réunion d’hommes vivant en commun sous une autorité suprême et demandant à leur chef la permission de penser ? Depuis le père Enfantin, qui nous a donné ce triste spectacle, personne que je sache ne s’est jamais attribué un tel pouvoir. On est de la même école par une certaine communauté d’idées et de principes ; mais comme l’essence de la philosophie est précisément la liberté de penser, qui donc a jamais imaginé que cette liberté n’existât que pour le chef d’une école, et que s’avouer le disciple d’un autre fût renoncer soi-même à la qualité de philosophe et se résigner à n’être plus qu’un écho ? Quand il s’agit d’une école telle que celle-ci, qui dure depuis vingt ans, et qui compte un si grand nombre de professeurs et de disciples, un adversaire de bonne foi ne peut conclure sans examen qu’une erreur du maître est partagée par toute l’école. Et quant à l’Université, qui a et qui doit avoir une discipline, on ne soutient pas apparemment qu’une des prescriptions de cette discipline soit l’enseignement du panthéisme. Il peut se rencontrer çà et là quelques écarts dans l’enseignement universitaire : la solidarité d’un grand corps n’est jamais absolue, et ce serait un pauvre raisonnement que de déclarer l’église française hérétique, parce qu’on aurait surpris une hérésie dans quelques-uns des innombrables sermons qui se débitent chaque jour. Mais il faut le déclarer hautement, pace que c’est la vérité, parce qu’une calomnie répétée avec acharnement dans un intérêt de parti est une sorte de crime, parce que enfin il s’agit d’un enseignement qui n’est pas interrompu, et par conséquent d’une assertion que chacun peut vérifier par soi-même : l’Université n’enseigne pas le panthéisme, les professeurs éclectiques de l’Université n’enseignent pas le panthéisme ; ils n’enseignent ni le panthéisme ni aucune des odieuses doctrines qu’on leur prête. Si quelqu’un d’entre eux enseignait le panthéisme, il serait à l’instant mis en demeure de s’amender ou de se retirer ; et j’ajoute que sa destitution serait provoquée ou prononcée par celui-là même qu’on affecte de regarder comme le propagateur du panthéisme en France. Il n’y a pas dans l’Université un seul professeur de philosophie qui en doute, et l’opinion opposée est tellement étrange, tellement contraire à des faits publics et notoires, que la bonne foi de ceux qui la soutiennent doit paraître au moins suspecte.

Est-il donc vrai que M. Cousin soit panthéiste ? Au moins a-t-il peu de zèle, lui chef d’école, pour sa doctrine ; car il la poursuit, il la condamne, il la réfute. Eh bien ! je le reconnais, personne ne s’est jamais avoué panthéiste, et Spinosa lui-même repoussait cette imputation ; mais autre chose est de repousser le nom, autre chose de nier la doctrine sous sa formule ; et cette négation, M. Cousin ne l’a pas épargnée. Qu’est-ce donc que le panthéisme, et en quoi consiste-t-il ? Le panthéisme consiste à identifier Dieu et le monde. Ce n’est pas un athéisme déguisé, c’est un athéisme déclaré, comme le dit M. Cousin lui-même dans sa préface de Pascal. Et en effet, dire que Dieu n’existe pas, ou que c’est le monde qui est Dieu, n’est-ce pas, sous deux formes, exprimer la même pensée ? Et qu’est-ce donc que l’idée de Dieu, s’il en reste quelque chose dans ce prétendu Dieu des panthéistes, dans cet être nécessaire dont nous-mêmes faisons partie, et qui n’est que collection et durée successive ? Dieu est un être éternel, indivisible, parfait, substance séparée du monde, cause de toutes les substances particulières, cause intelligente et libre qui connaît ses créatures et les gouverne, et dans la plénitude de sa bonté les mène, à travers les épreuves de cette vie, vers le plus grand bien que leur nature comporte. Tel est sur la nature de Dieu et ses rapports avec le monde l’enseignement de M. Cousin. Voilà le panthéisme qu’il a professé vingt-cinq ans à l’École normale, quatorze ans devant deux mille auditeurs à la Faculté des lettres. Il a démontré l’existence de Dieu par la contingence du monde ; étrange démonstration, si le monde est Dieu ! Il a démontré la liberté de Dieu et la liberté de l’homme ; étrange théorie pour un leibnitzien, si Dieu et l’homme ne sont qu’un même être ! Ne l’a-t-il fait qu’une fois ? c’est le fonds même de sa doctrine. Quelle est sa méthode ? N’est-ce pas la méthode psychologique ? Et quelle est sa psychologie ? En quoi consiste-t-elle, ou du moins quelle en est la théorie capitale ? N’est-ce pas l’analyse de la raison ? J’entends bien que M. Maret l’accuse de panthéisme pour avoir dit que le fonds de la raison humaine n’est autre chose que l’idée même de Dieu qui lui apparaît ; mais c’est un point que nous laisserons M. Maret discuter contre saint Augustin. Il suffit d’ouvrir les livres de M. Cousin, si les souvenirs ne suffisent pas. L’adversaire qu’il avait à combattre, on ne peut l’avoir oublié, si bas que M. Cousin l’ait réduit, c’est le sensualisme. M. Cousin prenait une à une les idées de la raison ; il les étudiait en elles-mêmes, et ensuite les opposait à l’idée sensible correspondante, pour démontrer, et il le faisait à outrance, la profonde, l’éternelle, l’ineffaçable différence qui les sépare. Mais quoi ! cette doctrine qui trace une telle séparation entre les idées sensibles et les idées rationnelles, cette école qui se consume à montrer qu’il n’y a rien dans les sens ni dans leurs objets que d’éphémère et de passager, qu’il faut donc regarder plus haut, qu’il faut chercher ailleurs pour trouver ce qui persiste éternellement, le digne objet de la pensée et de l’amour, la cause de ce qui est, la cause, la raison du monde, c’est cette école que vous accusez de mettre le nécessaire dans le contingent, le fini dans l’infini, et de confondre le monde avec Dieu ! tandis que le maître et les disciples qui couvrent la France vous crient tout d’une voix que le panthéisme est une impiété, que Dieu est la cause du monde séparée du monde, et qu’avec tout votre zèle vous n’avez pas encore assez combattu ce fléau que vous leur attribuez, et que pour le terrasser on enseigne dans leurs écoles des argumens plus puissans que les vôtres !

Mais l’argument triomphant contre M. Cousin, l’argument sans réplique, c’est, dans les quinze ou vingt volumes que M. Cousin a publiés, une phrase ! Cette phrase contient une énumération des attributs de Dieu, et, prise isolément, elle renferme une assertion panthéiste. Nul doute après cela ! On a extrait une phrase panthéiste des ouvrages de M. Cousin ; donc il est panthéiste, donc l’école éclectique et l’Université tout entière sont panthéistes. Est-ce là un argument philosophique ? N’est-ce pas plutôt un argument de parti ? Ne vous suffit-il pas que M. Cousin désavoue le sens que vous prêtez à cette phrase ? Quand il s’agirait d’un mort, on pourrait résister à votre interprétation en se servant du reste de sa doctrine. Mais il est là pour protester ; ne parle-t-il pas assez haut ? Dieu est temps, selon M. Cousin ; or, le temps est limité ; donc Dieu est limité, suivant M. Cousin. Quoique ce raisonnement soit d’un évêque, il pèche par sa base ; car M. Cousin enseigne deux choses, l’une que la durée est successive et limitée, l’autre que le temps est éternel, et il a employé, pour le prouver, une année de son enseignement et un volume de ses œuvres. Jugez, à la bonne heure, l’ensemble d’une doctrine ; mais isoler une phrase de ce qui la précède et de ce qui la suit, c’est se condamner soi-même à l’erreur. Quel chemin on ferait faire aux plus grands esprits avec un tel procédé ! M. l’évêque de Chartres ne veut pas que M. Cousin puisse dire que Dieu est dans l’espace ; mais que dira-t-il de cette phrase de saint Anselme : Dieu n’est pas seulement dans tous les lieux, mais dans tous les êtres ? Et de cette autre : Il est nécessaire que la nature de Dieu soit dans tout ce qui est, de manière qu’elle soit une, la même et tout entière en même temps en chaque chose[1] ? N’est-ce pas là du panthéisme au même titre ? Eh bien ! que ce soit un nom de plus pour la liste de M. Maret et de M. Goschler !

Il se passe en ce moment un fait qui mérite au moins d’être remarqué. Dans la préface d’un volume qu’il vient de publier sur Pascal, M. Cousin revient sur cette accusation de panthéisme, et dans les termes les plus explicites il renie le panthéisme sous son nom et sous sa formule ; même, pour ne laisser aucune prise à l’erreur ou à la mauvaise foi, reprenant quelques-unes de ses opinions, il en fait voir le véritable sens, et déclare que, si l’on persiste à les interpréter autrement, il les retire. Cette préface contient encore, non pas une profession de foi religieuse, personne n’a le droit d’en demander une à M. Cousin, c’est l’affaire de sa conscience et voilà tout, mais une protestation de son respect pour la religion chrétienne, une déclaration expresse qu’en cherchant librement la vérité par les lumières naturelles, il n’a jamais rien avancé qui soit contraire à l’existence du fait historique d’une révélation et aux conséquences religieuses qui en découlent. L’école éclectique a toujours pensé que la recherche de la nature de Dieu par la lumière naturelle de la raison était une science, et que l’exposition des prophéties et des témoignages qui établissent la divinité du christianisme en était une autre. Cette déclaration de M. Cousin devait naturellement lui attirer les reproches de ceux qui font consister la philosophie dans la négation du christianisme, et ces reproches ne lui ont pas manqué. Mais ce qui, au premier coup d’œil, ne semble pas aussi naturel, c’est qu’une telle déclaration ait pu ranimer les craintes du clergé. Cependant qu’avons-nous vu ? À peine un extrait de la préface de M. Cousin eut-il paru dans les Débats, qu’un évêque dirigea contre M. Cousin et l’Université en général ce qu’il appelle lui-même une attaque violente. Et quel est le fonds de cette attaque ? Tout le sens de ce discours, si l’on veut y prendre garde, le voici : — M. Cousin déclare qu’il n’est pas panthéiste, il déclare qu’il respecte la religion, qu’il ne l’a jamais attaquée, que ni lui ni ses amis philosophiques ne l’attaqueront jamais, il prend une à une toutes les opinions que nous lui avons attribuées en les censurant, et sous cette forme il les répudie ; mais M. Cousin n’en a pas moins écrit dans un de ses ouvrages une phrase qui a un sens différent des opinions qu’il professe aujourd’hui : par conséquent il ne lui sera permis ni de s’expliquer, ni de s’amender ni même de se contredire, et dans la crainte de trouver en lui un ami, nous nous en référons aux passages qui nous paraissent répréhensibles, et nous oublions volontairement tout le reste. — Or, quand on parle et quand on agit ainsi, on ne démontre qu’une seule chose, c’est qu’on serait bien fâché que la philosophie fût innocente, et qu’un certain parti a besoin qu’elle soit criminelle, parce qu’il a besoin de l’anéantir.

Cependant M. l’évêque de Chartres songe si peu à détruire la philosophie, qu’il daigne lui apporter le secours de ses lumières. À la suite du long article où il fait voir la faiblesse et le néant de la philosophie de M. Cousin, il en publie un autre qui contient le plan d’une philosophie chrétienne. M. de Chartres est par devoir, dit-il, versé dans ces matières. Il est plein d’assurance sur la vérité, la fécondité de ses principes ; c’est le dernier mot de la science. Que les défenseurs de la nouvelle école l’attaquent, dit-il ; qu’après l’avoir examiné et sondé de tous côtés, ils y cherchent un côté faible ! C’est ainsi que M. l’évêque de Chartres en a fini avec la philosophie en un quart d’heure et en trois petites pages. Ô aveuglement de tant de grands hommes et de tant de pères de l’église, des Clément d’Alexandrie, des saint Augustin, des saint Thomas et des saint Anselme, qui ont consumé une si grande part de leur vie dans l’étude d’une science si claire et si facile, et qui n’offrirait pas de difficultés à un enfant ! Ô misère de Pascal, qui a failli perdre l’esprit, et qui est mort à la peine pour avoir voulu sonder des profondeurs imaginaires ! Descartes dispute sur le témoignage des sens, et l’évêque de Cloyne va jusqu’à le nier ; M. de Chartres finit la question d’un seul mot : « Quand on dit en ma présence : Le soleil se lève à l’orient et finit sa course à l’occident, ma nature emporte malgré moi et comme sans moi mon consentement. Voilà sans doute un motif légitime de mon acquiescement ferme et absolu. » Que parlez-vous après cela de vos Copernic et de vos Galilée ! Le témoignage des sens est au-dessus de toutes les inductions de la science, et, comme le dit énergiquement M. l’évêque de Chartres, ne pas s’en contenter, c’est prendre en dégoût le soleil. L’école allemande s’efforce de trouver un passage pour aller du moi au non-moi. Kant y emploie toute sa vie, sans y parvenir, et le plus grand nombre de ses successeurs s’épuisent vainement sur ce problème. « Comment ne voient-ils pas que cette séparation du moi et du non-moi, dont ils font tant de bruit, est comblée par la nature ? » En effet, ils n’ont pas vu cela, et puisque la séparation est comblée par la nature, c’est une question résolue. Où sont les difficultés ? Tout est clair, tout est simple et facile ; on avait jusqu’ici fermé les yeux tout exprès pour ne pas voir. Quels efforts ne font pas les philosophes éclectiques pour démontrer l’existence de Dieu ! Ils entassent démonstration sur démonstration. Peine inutile ! « Quiconque a un cœur, et sent qu’il ne s’est pas donné l’être à lui-même, peut-il balancer ? » La philosophie n’a rien à voir avec ce petit catéchisme élémentaire. Les joies austères de la science doivent s’acheter au prix de bien des angoisses ; et s’il n’est pas nécessaire de faire de la philosophie une tragédie comme Pascal, ce n’est pas non plus une idylle. J’admire et je comprends cette tranquillité de M. de Chartres ; mais je ne puis dire que je l’envie.

À quoi se réduit en définitive ce programme annoncé avec tant de pompe et promulgué par un évêque ? Ôtez la course du soleil et quelques naïvetés, il ne contient que l’autorité du témoignage des sens, de la raison, de l’histoire, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’ame et la divinité de la religion catholique. Sur ce dernier point, les éclectiques ne se chargent pas de faire une démonstration qui convient mieux à un évêque, et que personne sans doute ne songe à leur demander. Mais que M. l’évêque de Chartres fasse une enquête, qu’il ne se fie pas aux rapports de quelques journaux hostiles, et il reconnaîtra avec surprise que toutes ces théories qui font, suivant lui, la base de la philosophie chrétienne, sont précisément ce qu’enseignent les professeurs de l’Université. M. l’évêque de Chartres regrettera peut-être alors d’avoir accusé tant d’hommes honorables de corrompre officiellement la jeunesse ; il le regrettera d’autant plus, que ses vertus personnelles et l’éminente dignité dont il est revêtu semblent donner plus de poids à ses accusations. Comment M. l’évêque de Chartres a-t-il pu dire que l’Université prêche le suicide ? Pour établir une telle accusation, il lui suffit d’une phrase de M.   Damiron, qui ne contient rien de pareil. Lisez donc au moins la phrase suivante, qui vous apprendra de quoi il s’agit, et, puisque cette phrase est extraite d’un programme, lisez le cours de morale où ce programme est développé, et sachez surtout que, quand M. Damiron prêcherait le suicide, cela prouverait que M. Damiron prêche le suicide, et cela ne prouverait rien de plus.

Un évêque accuse M. Damiron d’enseigner le suicide. M. Pierre Leroux, dans un même intérêt, accuse M. Damiron d’avoir mutilé le dernier écrit de M. Jouffroy. On suppose que le traité sur l’Organisation des Sciences a été écrit par M. Jouffroy sur son lit de mort, quoiqu’il l’ait conservé en manuscrit depuis 1836 ; on suppose que M. Jouffroy avait écrit sur ce manuscrit bon à imprimer, quoiqu’il n’ait mis cette inscription que sur un petit mémoire sans importance ; on suppose que M. Jouffroy avait donné à M. Damiron la mission de publier ses œuvres posthumes, quoique M. Damiron n’ait reçu cette mission que de la veuve. Avec toutes ces suppositions, on réussit à fournir un aliment à la haine des partis ; M. Damiron, le constant modèle des plus pures vertus, est accusé de je ne sais quelle lâcheté ; on soutient que M. Cousin a tout conduit, et cela parce que M. Jouffroy taxait d’inexpérience le premier enseignement de M. Cousin à l’École normale. À vingt ans, M. Cousin était un professeur sans expérience ! Le clergé, qui n’a jamais été partisan de la censure, et qui ne sait ce que c’est que de tronquer un ouvrage, prend l’accusation des mains de M. Pierre Leroux, et il y met, c’est tout dire, autant de passion que M. Pierre Leroux lui-même. En effet, M. Jouffroy ne croyait pas à la religion ; quel argument contre les éclectiques ! Et les éclectiques ont failli ôter au clergé cet argument victorieux ; quel grief ! Pour moi, je l’avoue, je crois cet argument si faible, que je n’aurais pas craint, à la place de M. Damiron, de le fournir à des adversaires ; je crois aussi qu’on avait le droit de publier un ouvrage que M. Jouffroy avait gardé six ans sans le détruire ; mais ceux qui crient si haut que le supprimer ou l’ajourner aurait été un crime sont-ils dupes eux-mêmes de leurs sophismes ?

Pendant que ces belles inventions servent de thème aux haines personnelles et aux déclamations des partis, M. Cousin publie, outre son beau travail sur Pascal, le premier volume de ses leçons sur la philosophie de Kant. La connaissance de la philosophie allemande est un des services que nous devons à M. Cousin. On parle de son système, de la doctrine éclectique. M. Cousin n’est pas là tout entier. S’il a eu de l’action sur les esprits comme propagateur d’une philosophie nouvelle, il a aussi détruit d’anciennes et fatales influences, et restauré des études presque abolies. Où en était l’histoire de la philosophie, quand il commença à professer ? On peut en juger par ce seul fait, que le livre de M. de Gérando rendit, lorsqu’il parut, un véritable service. M. Cousin s’attacha d’abord à Platon, et bientôt par ses ouvrages, par son enseignement, il accoutuma les esprits à reprendre le chemin des anciennes écoles. Dans une science comme la philosophie, où les problèmes présentent tant d’aspects divers, où les difficultés semblent naître des difficultés mêmes, il ne faut jamais séparer l’histoire de la spéculation. L’oubli et le dédain du passé sont une condition de stérilité pour l’avenir. En retrouvant tous ces systèmes combattus, soutenus tour à tour par les plus grands génies de tous les siècles, on retrouva le véritable champ des études philosophiques, et l’on remit à sa place cette famille de penseurs à courte vue, dernier reste de l’école de Locke, ou plutôt de Condillac, qui s’épuisait et se consumait, impuissante et ignorée, dans les froides analyses de l’idéologie. M. Cousin ne se borna pas à triompher du sensualisme en l’accablant de sa dialectique, il le supplanta partout, et détruisit le peu d’influence qui lui restait dans les écoles. Au lieu de dater de Locke et de Condillac, on data de Descartes et de Leibnitz, on remonta jusqu’à Platon. On apprit presque avec étonnement qu’il y avait en Écosse une école sage et mesurée qui déjà avait su faire bonne justice de la philosophie empirique ; on s’occupa du grand et puissant développement qu’avait pris la philosophie allemande, et les noms de Kant, de Fichte, de Schelling, de Hegel, furent prononcés parmi nous pour la première fois. Fidèle à sa méthode historique, M. Cousin dans chaque école était à la fois un juge et un disciple ; il suivait Kant dans les voies nouvelles qu’il ouvrait à la métaphysique, mais sans se livrer, sans abdiquer, opposant à ce redoutable scepticisme une psychologie moins chimérique dans son fondement, sans cesse attentif à rétablir le véritable caractère de nos facultés, à tirer d’une observation plus approfondie de notre intelligence la nature même de l’intelligence en soi, et à faire voir que cette lumière qui nous distingue des êtres inanimés sur lesquels nous régnons est un bien, un être positif, et non pas une suite de notre infirmité, une condition négative de notre nature humaine. L’antique symbole de la caverne troublait Kant, qui craignait toujours que nos idées ne fussent que des ombres, et qu’on ne fît que proclamer l’utilité des ténèbres en cédant à la nécessité de la raison. La psychologie de M. Cousin répondait à Locke en démontrant l’existence des idées éternelles et nécessaires, et à Kant en expliquant le véritable caractère de cette nécessité, et en rattachant la raison humaine à la nature même de l’absolu.

Le mouvement donné depuis plus de vingt ans par M. Cousin à la philosophie française continue dans l’école éclectique, et ni l’ardeur des études théoriques, ni le zèle de l’histoire ne s’y ralentissent. Les derniers Mélanges de M. Jouffroy, les Essais de M. de Rémusat, sont des travaux dogmatiques qui ont marqué ces derniers temps, et l’on y peut joindre les leçons sur Kant, où la critique a constamment ce caractère magistral qui fait d’une histoire un ouvrage théorique. M. Damiron publie une longue et complète réfutation de Spinosa, ce qui sans doute ne l’empêche pas d’être panthéiste[2]. M. Frank rend à l’histoire un service inappréciable par ses savantes recherches sur la cabale[3], mais peut-être n’est-ce qu’un moyen adroit pour attaquer le christianisme, car on nous a appris dernièrement que les éclectiques ne parlaient du mysticisme que pour combattre les idées chrétiennes sous un faux nom et par un chemin détourné. Nous citerions aussi les excellentes monographies de M. Charles Schmidt, de Strasbourg, l’une sur Tauler[4], l’autre sur Eckart[5], composées d’après des manuscrits importans et qui éclairent d’un nouveau jour une partie considérable du mysticisme, si M. Schmidt, notre compatriote, écrivait pour nous et non pour l’Allemagne. La France est-elle si dédaigneuse de l’érudition, si étrangère à la philosophie, que M. Schmidt ait besoin de s’adresser à nos voisins et nous oblige d’aller ensuite leur emprunter nos propres richesses ? Cet exemple heureusement n’est pas contagieux à Strasbourg. M. Taillandier y publie en français son travail sur Scott Érigène, M. Lehr nous rend Pfeffel, M. Wilm développe et perfectionne encore un mémoire déjà présenté à l’Académie des sciences morales et politiques, et qui fera complètement connaître à la France la philosophie allemande contemporaine. À Paris, une réunion de professeurs publie des éditions populaires des chefs-d’œuvres philosophiques du XVIIe et du XVIIIe siècle : Descartes, Leibnitz, les maîtres avoués et reconnus de l’école éclectique ; Bossuet, Fénelon, cartésiens véritables ; Locke, qui mérite aussi de devenir populaire par l’influence qu’ont eue ses idées sur la révolution philosophique du XVIIIe siècle. La philosophie aura de cette façon sa propagande à bon marché, et elle fera voir qu’elle aime à suivre les bons exemples. La traduction de Spinosa, que M. Saisset publie dans cette collection, n’est pas destinée à réhabiliter ses pernicieuses doctrines ; elle ne paraîtra qu’accompagnée d’une réfutation solide, et l’on espère que quand Spinosa sera entre les mains de tout le monde, on cessera de le citer à tout propos comme une autorité en faveur du panthéisme ; sa doctrine ne gagnera pas à être connue. La traduction des philosophes allemands se continue et ne tardera pas à être achevée. À la longue liste des ouvrages de Kant, traduits par M. Tissot, M. Trullart vient d’ajouter la Religion dans ses rapports avec la raison[6]. Kant y professe ouvertement la religion naturelle, et, ce qui en est la suite, l’indifférence des religions ; il distingue ce qui peut servir à la sanctification en rappelant l’homme par quelque symbole à la pensée de Dieu et à l’amour de la vertu, et les pratiques qui passent pour un moyen direct et formel d’obtenir des graces ou d’effacer une souillure, pratiques qu’il n’hésite pas alors à traiter de superstitions et de fétichisme. Ce qui reste de plus important à traduire, pour que nous ayons à peu près toutes les œuvres de Kant, se compose des Principes métaphysiques de la physique, de la Critique du jugement, qui contient la théorie du beau, et de ses deux grands ouvrages de morale, le Fondement de la métaphysique des mœurs et la Critique de la raison pratique. M. Tissot, au lieu de traduire ces deux ouvrages en entier, s’est borné à faire passer dans notre langue quelques analyses médiocres qui couraient en Allemagne. Heureusement, le second volume des leçons de M. Cousin doit contenir des extraits abondans de la Raison pratique, et M. Barni nous en promet la traduction pour une époque rapprochée. Schelling, Hegel, Fichte, sont restés en arrière ; les traducteurs ont commencé par Kant, et ils ont eu raison. Il y a long-temps que M. Barchou de Penhoen nous a donné la Destination de l’Homme, de Fichte, et voici enfin M. Grimblot, à qui nous devons déjà une excellente traduction du Système de l’idéalisme transcendental, de M. de Schelling, qui promet de nous donner les œuvres choisies de Fichte. Cette entreprise, qui mérite tant d’être encouragée, est déjà en bonne voie d’exécution, et le premier volume, qui contient les Principes fondamentaux de la science de la connaissance, vient de paraître.

M. Peisse, qui nous a donné, il y a deux ans, les Fragmens d’Hamilton, et nous a mis ainsi au courant des progrès et de la transformation de l’école de Reid et Dugald Stewart, publie maintenant les Lettres sur la Philosophie de M. Galuppi[7]. M. Galuppi est un des écrivains les plus distingués de l’Italie, et il mérite d’autant plus les honneurs d’une traduction française, que ses ouvrages présentent la sûreté de méthode et la clarté d’exposition qui distinguent si éminemment nos écrivains nationaux. L’Académie des sciences morales vient de publier, dans le Recueil des Savans étrangers, un mémoire sur le système de Fichte[8], où M. Galuppi analyse et réfute l’idéalisme transcendental, et marque ses rapports avec les principales doctrines de la philosophie grecque. Un professeur de l’Université, M. Amédée Jacques, publie dans la même collection un mémoire sur le sens commun. Un autre, M. Bouchitté, a traduit le Monologium et le Proslogium de saint Anselme[9], et ceux qui aiment les rapprochemens pourront y trouver toute la doctrine de M. de Lamennais sur la trinité. L’enseignement de la philosophie est en pleine activité dans toutes les facultés nouvelles, qui déjà rivalisent avec les anciennes et propagent le rationalisme sur tous les points de la France. À Lyon, M. Bouillier a pris pour sujet de son cours la théorie de la raison impersonnelle. Il fait d’abord une énumération aussi complète que possible des idées de la raison ; puis il montre comment elles peuvent être réduites à une seule, l’idée de l’infini, dont la présence en nous est la preuve de l’existence de l’être infini. Loin d’être séparé du monde et de nous, Dieu est si près du monde, que le monde tire de la toute-puissance de Dieu sa durée, comme il en a tiré son être, et si près de nous, que notre intelligence n’est plus, si l’idée de l’infini en est absente. Mais si Dieu est avec nous, il n’est pas nous, et le monde n’est que sa créature, nécessairement distincte de lui. À Toulouse, M. Courtade a pensé avec raison que devant un auditoire composé en majorité d’étudians en droit, sa tâche devait être d’exposer les principes fondamentaux de la morale. Quelle ressource, en effet, pour l’étude de la jurisprudence, qu’une analyse approfondie des divers mobiles qui gouvernent les actions des hommes, et une exposition ferme, démonstrative de cette loi naturelle, dont la loi positive ne doit être que l’application, et qu’on ne saurait nier ni subordonner aux lois humaines, sans renoncer à la véritable notion du droit, et sans absorber toute autorité dans l’usage arbitraire de la force. M. Riaux, professeur à la faculté de Rennes, fait l’histoire du XVIIIe siècle ; matière riche et abondante qui lui fournit l’occasion de démontrer par l’exemple combien est juste et nécessaire la devise écrite par M. Cousin sur le drapeau de l’éclectisme, indépendance et modération. Ce sont là, certes, les meilleures réponses aux calomnies dont l’Université est l’objet : pendant que d’un côté on l’accuse de sacrifier les droits sacrés de la liberté et de l’autre de ne garder aucune mesure et de préconiser l’anarchie des intelligences ; pendant qu’on transforme sa morale en je ne sais quelle école de dépravation, qui ne trouverait pas un auditoire en France, quoiqu’il s’y trouve des dupes pour ajouter foi à ces calomnies ; pendant qu’on assure ouvertement que sa métaphysique est panthéiste, ses professeurs les plus distingués emploient tout leur zèle à soutenir des doctrines diamétralement contraires, et ils le font avec d’autant plus de sécurité, qu’ils n’ont pas à craindre le reproche d’avoir changé dans leurs opinions, et qu’ils savent bien, comme le savent au reste la plupart de leurs ennemis, que l’Université n’a jamais tenu un autre langage. À Dijon, M. Tissot, dans son discours d’ouverture de cette année, a démontré que la philosophie est au-dessus des disputes des philosophes, et qu’il est indigne d’un sage de rien conclure contre la science des contradictions où les savans peuvent tomber. Quelques cours n’ont pas une utilité aussi immédiate, quoiqu’il n’y en ait pas un seul qui ne traite un sujet important. M. Delcasso à Strasbourg, M. Ladevi-Roche à Bordeaux, s’occupent à réfuter le fouriérisme, qui n’est peut-être pas de toutes les utopies la plus immédiatement dangereuse. À Caen, M. Charma fait l’histoire de la philosophie grecque ; à Besançon, M. Peyron fait l’histoire de la logique ; le professeur de Montpellier, M. l’abbé Flottes, qui l’année dernière traitait des signes, fait cette année une théorie de l’habitude. Une aussi grave question de psychologie a sans doute de quoi intéresser la jeune population de l’école de médecine, mais répond-elle véritablement à ses plus pressans besoins ? Il n’y a peut-être pas de chaire en France qui impose une aussi grande responsabilité que la chaire de philosophie de Montpellier. Les professeurs ne sont pas les seuls qui aient charge d’ames ; tout homme éclairé exerce nécessairement une influence heureuse ou fatale sur ceux qui dépendent de lui, et certains ministères surtout donnent à ceux qui en sont revêtus une véritable action sur la morale publique. L’école de médecine de Montpellier a toujours été une pépinière de médecins philosophes, et, grace à Dieu, le feu sacré, qu’entretient d’ailleurs une sorte d’esprit national, ne périra pas entre les mains des professeurs qui occupent aujourd’hui les chaires illustrées par les Sauvage et les Barthez[10].

Si la réaction spiritualiste, que nous devons surtout à l’influence de M. Cousin, est heureusement accomplie dans l’enseignement philosophique, il faut l’avouer, la plupart des écoles de droit et de médecine, attachées aux vieilles routines, se traînent obstinément dans l’ornière du sensualisme. Cabanis, Gall et Broussais règnent en souverains dans les chaires de physiologie, et l’on y enseigne encore sans pudeur, au milieu du XIXe siècle, que la pensée est une sécrétion du cerveau. Les jurisconsultes ne valent guère mieux ; la loi positive est tout pour eux, et la loi naturelle un préjugé ; ceux qui devraient enseigner le droit se réduisent à soutenir que le droit n’est rien, ou qu’il n’y a d’autre droit que la force. Ils oublient cette grande parole de Montesquieu : « Dire qu’il n’y a de juste ou d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé des cercles, tous les rayons n’étaient pas égaux. » Les admirables travaux de MM. Rossi et Troplong détermineront-ils une révolution favorable ? Déjà de jeunes esprits s’élancent avec ardeur sur leurs traces. Quelques symptômes de vie se révèlent aussi parmi les physiologistes. Outre l’école vitaliste de Montpellier, qui se souvient de Barthez, à Paris M. Flourens vient de publier une réfutation de la phrénologie[11] ; M. Dubois (d’Amiens)[12], suivant les disciples de Cabanis et de Broussais, sur leur propre terrain, discute à la fois contre eux en philosophe et en physiologiste, également versé dans les deux sciences, et démontre, par l’enseignement et les livres de Broussais lui-même, la vanité de tout cet attirail organique. De pareils travaux sont à la fois un titre scientifique et une bonne action.

Au lieu d’attaquer les philosophes de l’Université, qui ont combattu le sensualisme à outrance, il vaudrait mieux les aider à étendre plus loin les bienfaits de la révolution qui leur est due ; mais cette fois comme toujours les intérêts de parti nuiront à ceux de la vérité, et on détournera les yeux de la véritable plaie pour s’indigner contre des maux imaginaires. Quand le proconsul Gellius vint à Athènes, il assembla tous les philosophes qui s’y trouvaient en grand nombre, et, par un discours étudié, les exhorta à terminer leurs longs débats, leur offrant sa médiation et ses bons offices. La proposition ne venait pas d’un homme très versé dans les matières philosophiques ; mais, s’il se présentait à présent un proconsul animé d’intentions aussi conciliantes, il aurait du moins un bon argument à faire valoir : c’est que les gens qui sonnent le tocsin parmi nous, et qui prétendent détruire, ceux-ci la liberté, ceux-là la religion, s’engagent de gaieté de cœur dans une guerre sans issue ; c’est que les moyens qu’ils emploient de concert pour arriver à leurs fins contradictoires ne valent pas mieux que les causes au service desquelles ils se sont mis. Personne ne croira jamais que l’état enseigne directement une doctrine immorale, ni que M. Cousin l’impose par force à l’Université, et que M. Villemain pousse le dévouement pour son ancien collègue jusqu’à engager à ce point sa propre responsabilité, et l’honneur d’un corps auquel il doit son illustration.

Il faut mettre hors du débat cette scandaleuse accusation d’immoralité adressée à l’enseignement philosophique de l’Université. C’est une calomnie. Il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder autour de soi pour s’en convaincre ; c’est par des argumens pareils que l’on perd les meilleures causes. L’Université peut avoir d’importantes réformes à opérer dans son sein ; mais que tous ses vœux et tous ses efforts tendent à inspirer l’amour du beau et du bien, cela est plus clair que la lumière du jour. À cette audacieuse calomnie, il n’y a donc rien à opposer que le démenti le plus formel et le plus énergique.

Quant à la double accusation de ne pas enseigner la religion et de ne pas attaquer la religion, il est vrai, si ce sont là des fautes, l’Université en est coupable.

Les professeurs de philosophie de l’Université enseignent à leurs élèves, outre les méthodes logiques et l’histoire de la philosophie, la liberté, la spiritualité, l’immortalité de l’ame, la morale fondée sur le principe du devoir, et la providence de Dieu ; mais ils n’enseignent pas la divinité du christianisme. Ils démontrent que la raison humaine est une autorité légitime, inébranlable, que l’on ne peut contester sans se réduire au scepticisme absolu ; mais ils ne démontrent pas que la raison puisse résoudre tous les problèmes et sonder tous les mystères, ni que Dieu ne puisse pas, s’il le veut, prendre la parole au milieu de nous, et nous accorder une autre révélation que cette révélation intérieure qu’on appelle la lumière naturelle. Ils ont tort, si la philosophie et la religion ne sont qu’une seule chose ; mais ils ont raison, si la philosophie et la religion existent et doivent exister à part.

Nous disons à ceux qui veulent anéantir la philosophie au profit de la religion, que ce qu’ils demandent est impossible, qu’il y a dans la nature humaine un besoin de connaître que la religion n’assouvit pas ; que la religion donne le fait et non pas l’explication du fait ; qu’elle détruit l’inquiétude et laisse subsister la curiosité ; que l’homme enfin croit ce qu’il peut et non ce qu’il veut, et qu’il lui faut par conséquent des démonstrations et des preuves, c’est-à-dire des convictions raisonnées et philosophiques. Nous disons à ceux qui veulent anéantir la religion au profit de la philosophie, que la philosophie ne leur sait aucun gré de cette humeur belliqueuse, qu’elle n’a nul besoin de régner toute seule, et que, loin de redouter l’influence de la religion, elle la désire et la réclame. Que mettrez-vous à la place de la religion, quand il n’y en aura plus ? Monterez-vous une seconde fois sur la borne, pour prêcher au peuple vos doctrines humanitaires ? Convertirez-vous en philosophes des ouvriers qui ne savent pas lire ? Apprendrez-vous la métaphysique aux petits enfans ? Ou bien nous ménage-t-on une seconde représentation de cette honteuse comédie sifflée en 1830, et verrons-nous surgir de vos rangs une nouvelle génération de dieux et de prophètes ?

Qu’est-ce que l’Université ? Car, à force de raisonner en dehors des faits, les partis s’égarent dans leurs utopies, et perdent de vue la réalité. L’Université, c’est l’état enseignant. Nous n’avons pas une religion d’état en France : on peut le regretter, à la bonne heure ; mais c’est un fait. Nous n’avons pas non plus la liberté d’enseignement : qu’on la réclame, on l’obtiendra peut-être ; jusqu’ici on ne l’a pas obtenue. L’état enseigne seul, et il n’a pas de religion d’état ; ses professeurs ne peuvent donc ni enseigner, ni attaquer aucune religion. Je défie qui que ce soit de répondre à ce raisonnement autre chose qu’un sophisme.

Il ne faut pas que les catholiques se plaignent que les philosophes de l’Université n’enseignent pas le catholicisme, ni que les protestans trouvent mauvais que les professeurs de l’Université n’enseignent pas le protestantisme. De pareilles réclamations sont insensées. Plus insensés encore, ceux qui voudraient voir recommencer dans les colléges l’œuvre de l’Encyclopédie, comme si l’état, qui écrit dans la charte liberté et protection pour tous les cultes, pouvait ensuite les faire attaquer par ses professeurs. L’Université fait ce qu’elle doit ; elle a dans tous ses colléges des aumôniers qui enseignent leur religion, et des professeurs de philosophie qui n’enseignent que la philosophie.

Vous pouvez demander aux chambres deux choses, ou la suppression de l’Université, ou la création de colléges particuliers pour chaque religion. Voilà des demandes claires et intelligibles ; tout le reste n’est, de chaque côté, que prétentions insoutenables.

Si l’état se dépouille du droit qu’il exerce aujourd’hui, nous verrons ce que l’enseignement gagnera de moralité à passer dans le domaine de l’industrie. S’il sépare les enfans par culte, et fonde des colléges catholiques, des colléges protestans, des colléges israélites, nous verrons si l’unité nationale en deviendra plus complète, et si on ne luttera pas, dans cinquante ans d’ici, à qui fera ou défera des édits de Nantes. Quant aux Saint-Barthélemy, il faudra sans doute les ajourner un peu plus loin ; les progrès ne vont pas si vite.

Lorsqu’il sera une fois bien entendu que nous avons la liberté d’enseignement, voici ce que nous y gagnerons pour la philosophie, car ce sont là les seuls profits qui nous intéressent, et quand même on perfectionnerait l’éducation littéraire jusqu’à la rendre complète en une seule année, c’est-à-dire suffisante pour l’épreuve du baccalauréat, nous avouons que cela nous touche peu : nous y gagnerons d’abord que la philosophie humanitaire, qui jusqu’ici ne s’enseigne que dans les journaux et les pamphlets, s’adressera à nos enfans. On leur apprendra que la pensée ne peut exister sans le corps, ce qui n’est pas le matérialisme ; que, si notre ame survit à notre corps, elle perd tout souvenir de son identité, ce qui n’est pas la négation de l’immortalité de l’ame ; que les pauvres et les idiots sont des coupables que la vengeance de Dieu poursuit, ce qui n’est pas la plus insolente consécration qui ait jamais été rêvée du principe de l’aristocratie. Ou bien encore, si la famille est religieuse et qu’elle n’ait point de sympathie pour les transformations de la doctrine saint-simonienne, elle mettra son enfant dans une école portant enseigne de catholicisme, et là on lui apprendra que le monde est né de l’accouplement de la plastique avec l’esprit de la nature, que l’homme est un acide et la femme un alcali, que l’A est la voyelle la plus profonde et l’expression du mouvement central de l’être, et que notre cerveau se nourrit de la lumière physique. Et nous, nous serons réduits à souhaiter alors, dans l’intérêt de la philosophie, qu’on supprime son nom du programme des études, et qu’on en revienne à la méthode de cet écrivain célèbre qui disait à un philosophe « Eh ! n’avons-nous pas le catéchisme ? »

Eh bien ! cela est vrai, nous avons le catéchisme, et la doctrine qui y est contenue est une doctrine sainte et vénérable ; c’est par elle qu’a été accompli presque tout ce qu’il y a de bien dans les temps modernes ; il est digne d’un philosophe d’être le premier à la glorifier et à la bénir. Il faut le faire en tout temps, il faut le faire surtout quand quelques esprits égarés calomnient la philosophie au nom de la religion. Non, quoi qu’ils fassent les uns et les autres, la philosophie n’est pas l’ennemie de la religion, elle ne peut pas, elle ne doit pas l’être. On enseignera le catéchisme, et la première vertu qu’on y apprendra, ce sera la charité, qui comprend la tolérance. Mais on enseignera aussi la philosophie, parce que la philosophie, c’est la liberté, et que la liberté est le premier et le plus saint de tous les droits.

Il y aura peut-être quelques jeunes esprits dans l’Université qui, se voyant calomniés, seront tentés de réagir contre leurs ennemis. Une injustice ne peut en légitimer une autre. Le courage ne consiste pas à céder à une provocation, mais à y résister, et à demeurer ferme dans ses principes, sans rien ôter, sans rien ajouter. Ce sont les lâches qui exagèrent le péril, et crient aux armes prématurément. Ils ne savent pas que la philosophie a tout l’appui qu’il lui faut tant qu’elle n’a pas les mains liées et la bouche bâillonnée ; que ses ennemis lui sont nécessaires, qu’elle en a besoin, qu’elle vit par eux ; qu’elle doit accomplir tous ses progrès au grand jour, et que pour elle, refuser la discussion ou la craindre, c’est abdiquer. Que vous importe que la discussion soit violente, si ce sont vos adversaires qui sont violens, et vous modérés ?

M. l’évêque de Chartres s’est plaint de quelques expressions dédaigneuses employées à l’égard du clergé ; il se trompe sans doute : ce n’est pas à tous les membres du clergé qu’elles s’adressent, mais à ceux, en bien petit nombre, qui se laissent entraîner par la discussion, et oublient, dans la chaleur de la polémique, ce que leur état et leur croyance leur imposent de modération et de retenue. Qui songe à mépriser le clergé ? M. de Chartres n’a pas besoin d’emprunter à l’histoire quelques noms glorieux. Le clergé offre encore assez de membres illustres, et surtout il y a dans le clergé français assez de dévouement et de vertu pour qu’il puisse se passer d’apologistes, et se fasse respecter par lui-même. Le clergé est-il donc notre ennemi, qu’il faille le défendre contre nous ? N’est pas notre ennemi qui veut. Si vous prêchez une morale pure, vous êtes nos amis en dépit de vous-mêmes. Et quant à la liberté, s’il est vrai qu’on la menace, ce n’est pas connaître ce qu’elle vaut et ce qu’elle peut, que d’être si prompts à trembler pour elle.

Ceux qui espèrent la victoire, ou qui craignent une défaite, ne savent guère ce que c’est que la philosophie. Elle a vécu deux mille ans, et n’a rien à craindre des émeutes passagères que l’on peut susciter contre elle. La philosophie n’est pas un besoin factice, un superflu de la civilisation dont on puisse se débarrasser quand elle devient importune. C’est une science qui a sa raison d’être dans la nature même de l’esprit humain, et jamais, quoi qu’on fasse, on n’éteindra dans les ames cette noble curiosité qui nous pousse à chercher les causes dans les effets, et à rattacher ce monde qui passe à l’essence immuable qui ne passe point. Nous pouvons perdre toutes nos libertés ; mais la liberté de penser une fois conquise, les efforts que l’on tenterait contre elle ne feraient que l’affermir. S’il y a des principes que la force peut abattre, il en est aussi qui triomphent dans la persécution, et se rient de toutes les barrières, parce qu’ils sont éternels, et que le monde leur appartient.


Jules Simon.
  1. Monologium, XXIII.
  2. Compte-rendu de l’Académie des sciences morales et politiques, publié sous la direction de M. Mignet, par MM. Vergé et Loysau.
  3. Mémoires des savans étrangers.
  4. Johannes Tauler von Strasburg, von Carl Schmidt ; Hamburg, 1841.
  5. Meister Eckart, von Carl Schmidt, dans les Theologische studien und critiken ; Hamburg.
  6. Chez Ladrange. — M. Lortet a publié à Lyon la traduction d’une analyse de cet ouvrage, attribuée en Allemagne à Kant lui-même.
  7. Librairie de Ladrange, quai des Augustins.
  8. Mémoire sur le système de Fichte, ou Considérations philosophiques sur l’idéalisme transcendental et sur le rationalisme absolu, par M. Galuppi. Voyez aussi les Comptes-rendus de l’Acad. des sciences mor. et polit.
  9. Le Rationalisme chrétien à la fin du onzième siècle, par M. Bouchitté ; Paris, chez Amyot.
  10. Le cours de physiologie de M. Lordat est un véritable cours de philosophie. La pensée, la parole, la volonté, dans leur double rapport d’action et de réaction avec les agens physiques qu’elles emploient, tel est cette année l’objet de son enseignement. Après avoir recherché quelle est la part d’influence que la force vitale et l’agrégat matériel ont sur les opérations de la pensée dans les divers états de l’organisation, il a abordé la théorie du langage, analysé tous ces actes nombreux enchaînés l’un à l’autre qui s’exécutent nécessairement dans l’homme, depuis le projet de convertir une pensée en des sons jusqu’à la réalisation de la parole parfaite, et distingué les diverses sortes d’alalia ou de privations de la parole suivant les diverses sortes d’impuissance qui peuvent survenir dans chacun des anneaux qui composent cette chaîne. M. Lordat se propose d’étudier ensuite les effets de la volonté sur son agent matériel, cette même question qui a tant occupé M. Maine de Biran. Le cours de M. Lordat est suivi avec un empressement extrême, et sa personne comme son talent excitent le plus grand respect et la plus vive sympathie.
  11. Voyez aussi son Mémoire sur l’ame des bêtes, où il insiste sur la distinction des merveilles de l’instinct et des signes de sentiment et d’intelligence. Cependant malgré ces services rendus à la cause du spiritualisme, telle est l’influence de l’éducation sur les meilleurs esprits, que, dans son Mémoire sur le système nerveux, M. Flourens semble absorber l’ame dans l’organisme.
  12. Examen des doctrines de Cabanis, Gall et Broussais, par M. Dubois (d’Amiens), membre de l’Académie de Médecine. Paris, 1842, chez Cousin.