Éric le MendiantUn Clan bretonHippolyte Boisgard, Éditeur (p. 59-72).


VI


Marguerite folle !…

Cette pensée ne sortait plus de l’esprit d’Octave, et depuis trois jours qu’il était au Conquet, il avait vainement cherché à calmer la douleur dont il avait été frappé en apprenant cette cruelle nouvelle.

Marguerite folle !

Toute la journée on le voyait errer sur la côte déserte, marchant de rocher en rocher, quelquefois sombre, muet, le regard fixe et le front penché ; plus souvent, s’arrêtant sur la grève pour prendre sa tête dans ses mains et pleurer…

Il n’avait pas songé à raconter à Tanneguy sa vie, son amour, la mort de sa mère, qui le laissait libre ; il avait laissé Horace reconduire le vieux Breton à sa demeure, et n’avait pas insisté pour y aller lui-même.

Qu’y eût-il été faire… ?

Maintenant Marguerite était perdue pour lui, perdue à jamais, sans espoir… La vue de la pauvre enfant, dans sa pénible position, eût renouvelé toutes ses souffrances, sans y apporter le moindre remède ; il valait mieux la quitter sans la revoir, il valait mieux partir sans lui parler.

D’ailleurs, il avait encore, dans son cœur, l’image ineffable de l’enfant heureuse qu’il avait connue et aimée ; il ne voulait pas attrister sa vie, en apportant dans sa solitude le souvenir cruel de son malheur !

C’est ainsi qu’il avait raisonné dès les premiers moments ; il espérait alors qu’Horace lui apporterait des nouvelles de Marguerite, que quelqu’un lui parlerait d’elle, qu’il saurait enfin d’une manière certaine que penser et que faire.

Mais Horace n’avait point encore rencontré Marguerite ; pour complaire à Octave, il avait, à diverses reprises, demandé au père Tanneguy à la voir ; sa qualité de médecin lui donnait le droit d’être indiscret, elle lui en imposait presque le devoir. Le père Tanneguy avait repoussé toute avance à ce sujet : la solitude, prétendait-il, convenait surtout à l’état de sa fille ; elle vivait fort retirée, ne voyait que son père, et souriait seulement le soir quand la journée avait été belle.

Le père Tanneguy avait ajouté que sa santé propre était pour ainsi dire rétablie, qu’il n’oublierait jamais le service qu’Horace et Octave lui avaient rendu, mais qu’il désirait bien vivement ne pas les retenir dans le pays plus longtemps qu’il ne leur convenait à eux-mêmes.

C’était une manière indirecte de les congédier ; mais Horace, par amitié pour Octave, n’y voulut point prendre garde.

— Ainsi, disait Octave après que son ami l’avait entretenu longuement de l’intérieur de la ferme du père Tanneguy, ainsi, vous n’avez pu voir Marguerite ?

— Impossible !

— Et du moins vous a-t-il fait connaître le caractère particulier de sa folie ?

— Nullement.

— Vous ne le lui avez peut-être pas demandé ?

— Si fait.

— Et qu’a-t-il répondu ?

— Il a éludé.

— C’est étrange ! disait Octave.

— C’est étrange, si l’on veut, ajoutait Horace, car enfin cet homme ne veut pas vous voir ; je comprends cela jusqu’à un certain point, et vous aussi. Le plus sage donc est de nous en tenir là, mon ami, de faire notre valise, et de prendre une autre direction.

— Partir sans la voir ?

— Mais elle ne vous reconnaîtra pas !

— Mais moi, Horace, moi, je la verrai ; je presserai sa main, j’entendrai encore une fois le son de sa voix ; dans l’expression de son regard, je retrouverai peut-être quelques rayons de son beau regard d’autrefois… et que sait-on ?… Dieu ne m’aurait-il pas envoyé ici pour la rendre à la raison et à l’amour ?

— Les amoureux ont toujours d’excellentes raisons qui ne valent pas mieux que les vôtres, dit Horace en haussant les épaules.

— Mais n’êtes-vous pas de mon avis ? Pensez-vous que sa folie doive être éternelle ?

— C’est selon.

— N’avez-vous pas envie de le savoir ?

— Peut-être.

— Vous êtes savant.

— Vous êtes bien bon !

— Et curieux.

— Je ne m’en cache pas.

— Eh bien ! restez, mon ami. Allez encore chez le père Tanneguy… Pour moi, pour vous, pour elle aussi, ne partons pas ; tentez encore de les rencontrer ; notre persévérance sera couronnée de succès ; et si vous pouvez la voir seulement dix minutes, vous me l’avez dit, vous saurez si cette folie est incurable.

— Je vous le promets.

Et tous les jours c’étaient les mêmes instances de la part d’Octave et la même condescendance de celle d’Horace.

Il est vrai de dire que ce dernier n’était peut-être pas complètement désintéressé dans la question.

Le mystère dont on entourait Marguerite, les précautions inouïes que prenait le père pour n’en laisser approcher personne, pas même un médecin : tout cela avait éveillé sa curiosité au dernier point, et l’obligeance avec laquelle il semblait servir les intérêts d’Octave, était bien un peu mêlée d’entêtement pour son propre compte.

Mais jusqu’alors ses efforts avaient été vains, et rien ne pouvait faire supposer qu’il dût mener l’affaire à bonne fin.

Un jour, Octave était sorti du Conquet, et tout en se promenant, il avait insensiblement gagné la plaine, et son instinct, plus que sa volonté, l’avait dirigé vers la demeure de Marguerite.

C’était une petite habitation, placée sur une légère éminence, qui dominait conséquemment toute la côte, et devait jouir des beaux spectacles qu’offre la mer par les jours de grandes tempêtes.

On a beaucoup exploré la Bretagne, dans ces derniers temps surtout ; les touristes s’y sont donné rendez-vous de tous les points de la France, et cette terre, éminemment pittoresque, a été pendant quelques années presque aussi fréquentée que la Suisse ou l’Italie.

Mais les touristes n’ont guère visité que les lieux dont les Guides du voyageur leur indiquaient le nom et la position topographique. Ils ont parcouru les plaines de Karnac, les rives enchantées de l’Ellé, les montagnes d’Arrès ; ils se sont arrêtés à Penmarch, au Foll-Cout, à Saint-Paul-de-Léon, et bien peu ont osé pousser leur course, jusqu’aux bords de l’Océan. Les côtes de Bretagne ont rarement été foulées par le pied du voyageur, et les historiens du pays eux-mêmes ont complètement négligé d’en faire mention.

Que de ravissants paysages, que de puissantes fantaisies de la nature restent là, ignorées ou méconnues. Quel plus beau spectacle que cette longue suite d’énormes rochers que la mer, dans ses gigantesques caprices, a taillés avec un art qu’envierait le plus habile sculpteur ! De Saint-Matthieu à Saint-Paul-de-Léon le regard se lasse à admirer ; les glaciers de la Suisse n’ont pas de plus beaux aspects, les bords de la Baltique n’offrent pas de plus curieux sujets d’étude. Il y aurait tout un livre à écrire sur cette partie de la Bretagne, livre coloré, attrayant, saisissant et dramatique. Il sera fait tôt ou tard.

La ferme du vieux Tanneguy était à une demi-lieue environ de la côte, mais par sa position elle dominait, nous l’avons dit, toute cette plaine qui s’étend entre le Conquet et Saint-Matthieu ; un bouquet de petits arbres en formait une ceinture mouvante, et elle s’en dégageait coquettement pour laisser s’élever vers le ciel les petites tourelles à cul-de-lampe, dont elle était ornée : un vieux reste de la féodalité.

Octave examinait un à un tous les détails de cette charmante habitation, et son cœur battait à se rompre quand la pensée lui venait que Marguerite était là, sans doute, et que d’un moment à l’autre il pouvait la voir. C’était la première fois qu’il lui arrivait de pousser ses excursions jusqu’à cet endroit, et il se sentait rougir et trembler comme un écolier pris en défaut.

Mais le désir de voir Marguerite fut plus fort ; il s’assit au pied de l’un des arbres qui servent d’allée à l’habitation, et attendit patiemment.

Il était six heures environ ; le soleil se couchait à l’horizon, il avait fait une journée magnifique. Il espérait la voir sortir, la rencontrer, lui parler ; mille rêves insensés à la réalisation desquels il ne croyait pas. Mais il attendait, et cette attente suffisait à emplir son cœur d’une douce émotion.

Une heure se passa ainsi sans qu’aucun incident vint troubler sa solitude ; Octave était désappointé, mais que pouvait-il faire ? Se résigner et revenir le lendemain, c’était le parti le plus sage, et déjà il se disposait à se lever quand un bruit de pas vint détourner son attention.

Ce pouvait être Marguerite ! et tout son être tressaillit ; mais cette joie dura peu, car dès qu’il se fut retourné, il aperçut un vieux mendiant qui venait à lui du bout de l’allée.

Le vieux mendiant s’appuyait sur un bâton noueux, et paraissait marcher avec beaucoup de peine. Octave eut pitié de lui et alla à sa rencontre.

— La charité, s’il vous plaît, mon bon monsieur, fit le vieillard dès qu’Octave fut à portée du chapeau qu’il tenait à la main et avec cette voix chevrotante et plaintive qui semble appartenir exclusivement aux mendiants bretons.

Octave laissa tomber une pièce blanche dans le chapeau qu’on lui tendait et se disposa à passer outre ; mais il s’arrêta presque aussitôt, comme poussé par une idée soudaine, et fit signe au mendiant de s’approcher.

Celui-ci accourut avec toute la prestesse d’un jeune homme, et leva vers Octave sa tête et ses regards avides.

— Pour vous servir, mon bon monsieur, dit-il en s’inclinant humblement, malgré mes soixante-dix ans et mes infirmités, il y a bien des services que je puis rendre encore ; et me voilà prêt, mon bon monsieur.

Octave l’examina.

Ce mendiant, pouvait avoir cinquante ans au plus, malgré les soixante-dix qu’il s’attribuait si généreusement. Il portait le costume déguenillé de l’emploi ; une besace vide pendait à son côté, et un bandeau couvrait une partie de sa figure.

D’ailleurs il avait l’air fort respectable, et nul, si ce n’est Tanneguy, n’eût pu reconnaître dans cet homme Éric, le mendiant de Saint-Jean-du-Doigt.

C’était lui cependant, toujours aussi vert, aussi vigoureux, jouant encore avec la même astuce et le même bonheur la comédie de la mendicité. Éric avait été obligé de fuir les environs de Saint-Jean-du-Doigt après le départ de Tanneguy ; on avait su ses calomnies, et tout le canton avait cessé presque instantanément de lui faire l’aumône.

Éric avait donc quitté le pays et s’était dirigé vers Saint-Matthieu, conservant au fond du cœur une haine implacable contre Tanneguy et sa fille dont il avait fait le malheur, mais qu’il accusait d’avoir fait le sien.

Éric était une mauvaise nature ; aucun bienfait ne pouvait le ramener. Il s’était promis de se venger de Tanneguy, et rien n’aurait pu le faire renoncer à ses projets de vengeance. Sans s’en douter, ou sans s’en inquiéter, il suivait cette pente sanglante qui mène tout droit au bagne.

Du reste le bagne est à Brest, à deux pas de la côte, et, l’on doit le dire, le voisinage d’une pareille institution est pernicieux pour les campagnes qui entourent cette ville ; non que nous entendions prétendre que le sens moral y soit plus perverti, que l’on y rencontre plus de criminels que dans tout autre lieu ; Dieu nous garde d’exprimer une pareille pensée. Mais il nous semble que le bagne doit rayonner tristement sur les environs. Il s’échappe presque tous les jours un ou deux forçats de Brest, et ces forçats se répandent d’habitude dans les communes qui l’entourent ; quelquefois ils y séjournent ; c’est une dangereuse compagnie ; ce sont de terribles professeurs de vol et d’assassinat. Il ne faut pas laisser l’esprit populaire se familiariser avec ces épouvantails nécessaires ; il faut craindre qu’ils ne deviennent de sanglants soliveaux !

Éric s’était vite formé à cette école : le premier pas était fait ; il entra de plain-pied dans cette voie terrible, et, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, il s’était assez bien acquitté de sa première affaire.

Octave examinait donc Éric le mendiant et hésitait à l’interroger.

Éric se trouvait gêné par cette espèce d’examen dont il était l’objet ; il craignait à chaque instant qu’Octave ne vînt à rappeler ses traits et à le reconnaître, et il ne lui convenait pas, dans le moment du moins, de renouveler connaissance.

Il recommença donc ses propositions.

— Monsieur veut peut-être un guide pour visiter les environs, reprit-il avec le même ton paterne ; quoique je ne sois plus aussi ingambe que je l’ai été, je pourrai cependant lui être de quelque utilité, et personne ne connaît la côte mieux que moi. Tel que vous me voyez, j’ai fait autrefois jusqu’à vingt lieues dans ma journée.

— C’est bien marcher ! murmura Octave, mais ce n’est pas un service de cette nature que j’attends de vous, mon brave homme.

— Il m’appelle brave homme, pensa Éric, il ne me reconnaît pas.

— En votre qualité de mendiant, poursuivit Octave, vous devez fréquenter toutes les fermes du pays et en connaître les habitants : ce sont des renseignements que je veux avoir ; êtes-vous à même de me les donner ?

— Tout ce qui pourra vous être agréable, répondit Éric.

Et un sourire plein de malice, d’astuce et de satisfaction passa sur ses lèvres.

Mais Octave était trop profondément préoccupé pour s’apercevoir d’un semblable détail.

— Voyez-vous, poursuivit Éric, voilà vingt ans bientôt que je suis dans le pays, et je puis vous donner sur les familles qui y demeurent les renseignements les plus circonstanciés.

— Les renseignements que je désire avoir, dit Octave, n’ont qu’une importance purement relative, et d’ailleurs la personne dont il s’agit n’habite guère cette côte que depuis deux ans…

— Depuis deux ans ? fit Éric comme s’il eût cherché à se rappeler.

— Oh ! il est inutile de chercher longtemps, ajoute Octave, je n’ai point d’intérêt à cacher le nom de cette personne ; nous sommes sur sa propriété, et c’est Tanneguy qu’elle s’appelle.

— Tanneguy, dit Éric en relevant la tête.

— Vous le connaissez ?

— Beaucoup, mon bon monsieur.

— Il y a deux ans qu’il est au pays, n’est-il pas vrai ?

— Deux ans, en effet.

— Et quelle réputation y a-t-il acquise ?

— Oh ! celle d’un respectable et digne fermier… il n’y a qu’une voix là-dessus.

— Il vit fort retiré cependant ?

— Il ne sort jamais, pour ainsi dire.

— Et qui fréquente-t-il ?

— Personne.

— Mais comment le connaît-on alors ?

Éric remua la tête avec un faux air de finesse et de bonhomie.

— Eh ! mon bon monsieur, répondit-il, par le bien qu’il fait.

— Il en fait donc beaucoup ?

— Tout son avoir y passe, quoi !

Octave hésita, puis il poursuivit :

— Mais dites-moi, mon brave homme, ajouta-t-il, à quoi, dans le pays, attribue-t-on cette sorte de solitude dans laquelle il se renferme ?

— Oh ! à ceci et à cela, répondit Éric, à tout et à rien, vous savez, les uns disent blanc, les autres disent noir. Ceux qui sont plus près de la vérité rapportent cela à des malheurs que le bonhomme Tanneguy a éprouvés dans le pays qu’il habitait auparavant.

— Quels malheurs ?

— Sa fille…

— Ah ! il a une enfant ?

— Et un beau brin de fille !

— Vous l’avez vue ?

— Comme je vous vois.

— Et elle est jeune ?

— Dix-sept ans approchant.

— Et jolie ?

— Comme un ange du bon Dieu.

— Et pourquoi semblez-vous mêler la fille à la cause des malheurs du père ?

— Oh ! c’est une histoire…

— On la dit folle, n’est-ce pas ?

— Pour cela, mon bon monsieur, je l’ai souvent entendu dire.

— Est-ce que vous ne le croiriez pas ?

— Elle vit fort retirée, la pauvre enfant, et il est bien impossible de savoir ce qu’elle pense et ce qu’elle dit.

— Mais alors, pourquoi ces bruits ?

— Çà, c’est le père Tanneguy, un brave homme, voyez-vous, qui a quelquefois des idées singulières.

— Comment ?

— Mon avis à moi est que la pauvre jeune Marguerite n’est pas heureuse.

— Vous pensez donc que son père aurait poussé la cruauté jusqu’à la séparer des vivants ; qu’elle ne serait pas folle ?

— Je le pense.

— Mais alors, ce serait une action généreuse que de l’enlever à cette prison inique dans laquelle on l’enferme, où on la tue lentement.

Un sourire passa rapidement sur les lèvres d’Éric, et Octave se tut.

Son cœur battait avec précipitation : un espoir soudain s’était fait jour à travers ses irrésolutions, et ses regards fixement arrêtés sur les tourelles du manoir cherchaient à y découvrir celle qu’il aimait.

Cependant, malgré l’assurance d’Éric, malgré le désir qu’il nourrissait dans son esprit, il ne pouvait encore croire à cette révélation. Pourquoi le vieux Tanneguy, qui aimait tant sa fille, l’aurait-il ainsi cruellement condamnée à la solitude, à la folie ? Pourquoi Marguerite se serait-elle résignée à jouer ce rôle dont elle devait souffrir ? N’y avait-il pas, au contraire, mille raisons de croire qu’il en était autrement ? Et Octave lui-même n’était-il pas fondé à penser que la douleur avait pu égarer la raison de Marguerite jusqu’à la folie ?

Octave retomba lourdement de la hauteur de ses espérances dans la réalité, et il sentit de nouveau son cœur se briser et la confiance s’en échapper.

D’ailleurs, ce qui le confirma encore davantage dans cette pensée, que le mendiant avait calomnié le père de Marguerite, c’est que, lorsqu’il sortit de ses rêveries et releva la tête, le mendiant avait disparu, ne croyant pas devoir attendre de nouvelles interpellations.

Octave poussa un profond soupir, et reprit son chemin vers le Conquet.

Il était profondément triste : une amertume sans seconde emplissait sa poitrine ; un désespoir morne se lisait sur ses traits.

Pauvre Marguerite !… Marguerite, folle !… folle à cause de son amour.

Il ne l’avait pas vue, il lui faudrait repartir sans la voir ; il allait être contraint de s’éloigner pour toujours.

Octave comprenait qu’il valait mieux, pour son repos, pour son bonheur, qu’il en fût ainsi. Et cependant il ne pouvait se résigner à cette nécessité ; et il marchait, à pas lents, dans l’allée de tilleuls, espérant toujours vaguement que Dieu prendrait pitié de lui, et mettrait fin à son atroce douleur.

Tout à coup il s’arrêta.

Un bruit imperceptible s’était fait entendre, et Octave avait tressailli.

Une fenêtre de l’une des tourelles venait de s’ouvrir, et l’amoureux jeune homme s’était retourné précipitamment.

C’était Marguerite !

Le jour n’avait pas fui encore. Il régnait de toutes parts un calme et un recueillement ineffables ; quelques rayons de soleil se jouaient encore sur les toits bleus du petit manoir.

C’était bien Marguerite !

Mais comme elle avait pâli et maigri, ce n’était plus la blonde et charmante enfant rieuse qu’il avait connue et aimée ; maintenant c’était la pâle et douce image d’Ophélia, pleurant son amour perdu, ou souriant tristement aux rêves de sa raison égarée.

Octave demeura comme frappé de cette transformation, et ne pouvant avancer ni reculer, sans force, sans voix, la poitrine haletante, il laissa tomber sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

Et alors, tout son passé revint radieux, rire et danser autour de lui ; toute cette vie heureuse, enchantée, bénie de Dieu, passa devant lui jour à jour, heure à heure, avec ses fleurs et ses parfums, ses chants et ses fêtes.

Il revit la vallée de Saint-Jean-du-Doigt, la ferme du père Tanneguy ; le chemin creux qu’il prenait pour y aller, le sentier rude et rocailleux qu’il suivait pour en revenir.

Comme il était jeune et gai ! Comme il aimait !

Et Marguerite ? la pauvre sainte enfant !

Elle courait alors à travers la prairie, laissant flotter ses cheveux sur son dos ; quelle grâce exquise dans ses gestes ! quelle candeur sur son front ! quelle touchante expression dans son regard !

Dieu n’avait pas d’ange plus pur ; jamais homme n’avait été aimé par un cœur plus naïf !

Octave suivait un à un ces fantômes gracieux du passé, et il les saluait les yeux pleins de larmes et le cœur désespéré.

Tout était fini maintenant. Le vide s’était fait autour de lui ; la solitude, une solitude froide et sans écho l’entourait, et il ne voyait plus de refuge que dans la mort.

Ainsi absorbé par les souvenirs du passé, Octave n’entendait pas la voix de Marguerite, qui, grâce au calme de la soirée, semblait flotter dans l’air comme une ravissante harmonie.

Elle chantait une de ces légendes bretonnes qui sont si profondément imprégnées de la mélancolie du pays et de ses habitants, et sa voix était émue, en racontant des malheurs dont elle semblait comprendre toute l’amertume.

C’était l’héritière de Keroulay.