Éric le MendiantUn Clan bretonHippolyte Boisgard, Éditeur (p. 5-14).

I


Le 15 juin 1848, un paysan et une jeune fille sortirent de bon matin du bourg de Lanmeur, et s’acheminèrent vers le petit village de Saint-Jean-du-Doigt, situé à quelques lieues de là, sur le bord de la mer.

Il pouvait être sept heures.

La journée promettait d’être superbe ; le ciel étendait au-dessus de leurs têtes son éclatante tenture bleue, frangée de nuages blancs ; le soleil sortait étincelant des montagnes lointaines ; le souffle frais du matin courbait les arbres en fleur, et semait sur la route les gouttes odorantes que la rosée venait d’y verser. Il régnait de toutes parts un calme, une paix, une sorte de recueillement pieux, mêlé de doux et ineffables tressaillements ; on eût dit que la terre encore à demi assoupie luttait en soupirant contre les dernières étreintes de la nuit, et qu’elle murmurait doucement sa prière au dieu du jour.

Le paysan portait le costume breton dans toute son austère simplicité — le chapeau rond à larges bords, la veste de drap noir, le long gilet brun, la ceinture de couleurs diverses, la culotte large et flottante, les guêtres de toile, et les souliers ferrés. — Il était grand et fort, robuste et nerveux, fumait une pipe grossière, et s’appuyait, en marchant, sur un énorme peu-bas, ce rude instrument des vendette bretonnes.

Cet homme pouvait avoir une cinquantaine d’années environ ; — mais il était encore si extraordinairement bien taillé, son visage, qui rappelait dans son ovale anguleux, le type primitif des Kimris, présentait un cachet si éclatant de fermeté et d’ardeur, il y avait dans son regard tant de feu, dans son allure, tant d’activité, que c’est à peine si on lui eût donné quarante ans.

On l’appelait dans le pays le père Tanneguy, et c’était le dernier descendant mâle de la famille des Tanneguy-Duchâtel.

Quant à la jeune fille qui le suivait, c’était sa propre fille ; elle s’appelait Margaït, ce qui veut dire Marguerite en breton.

Marguerite avait seize ans : belle, comme doivent l’être les anges, elle n’avait point encore réveillé son âme, qui dormait enveloppée dans les douces illusions de l’enfance. Elle vivait auprès de son père, heureuse, souriante, folle, et ne cherchait point à deviner pourquoi, à de certains moments, elle sentait son cœur battre avec précipitation, pourquoi une tristesse indéfinie imprégnait parfois sa pensée d’amertume et de mélancolie : quand ces vagues aspirations s’emparaient d’elle, ouvrant tout à coup sous ses pas des routes ignorées, elle accourait auprès de son père, lui racontait avec naïveté ses tourments et ses désirs ; et trouvant alors une force surnaturelle dans la parole douce et grave du vieillard, la tempête passionnelle soulevée dans son cœur se taisait, et la tristesse fuyait, la laissant candide et calme comme auparavant !…

Le jour elle courait, suivant dans ses capricieux détours la petite rivière artificielle qui alimentait les prairies dépendantes de la ferme : elle allait gaie, rieuse, folâtre, cueillant les pervenches et les bluets, pourchassant le papillon aux ailes diaprées, écoutant le chant des oiseaux ou le cri des bêtes fauves.

Si elle rencontrait un malheureux qui lui tendait la main, elle ouvrait sans hésiter la petite bourse où elle renfermait le trésor de ses modestes épargnes, et jetait généreusement une petite pièce d’argent dans la main du mendiant.

Bien souvent elle rentrait à la ferme sans la moindre obole ; et alors si son père lui disait, en prenant un air grondeur :

— Margaït ! Margaït ! vous avez fait bien des folies !

— Bon père, répondait-elle avec candeur, j’ai rencontré tant de malheureux !

Et son père l’embrassait ; il était fier d’elle, comme elle était heureuse de lui.

Aussi, quand Tanneguy, conduisant sa fille par la main se rendait le dimanche à l’église du bourg, c’était à qui chanterait sur leur passage les plus jolis guerz bretons.

Les vieillards saluaient le père qui passait gravement au milieu d’eux.

Les jeunes gens souriaient à la jeune fille dont le regard éclatait de franche gaieté.

C’était un doux murmure où l’admiration et le respect étaient mêlés et confondus, et qui les accompagnait jusqu’au seuil de la vieille église gothique, comme un pieux et touchant concert !

Telle était Margaït.

Jamais le moindre souci n’était venu mettre une ride sur son front si pur ; jamais la plus légère inquiétude n’avait troublé la sérénité calme de son cœur.

Elle allait à travers la ville comme le voyageur à travers les forêts vierges de l’Amérique, écoutant avec ravissement les douces harmonies de la nature, admirant les merveilles de cette vigoureuse et féconde végétation, s’oubliant, enfin, dans la contemplation de sublimes beautés que l’art ne peut égaler.

Margaït ne se doutait pas même des amères douleurs qui peuvent faire la vie triste et désespérée, et elle buvait sans crainte à la coupe d’or des joies terrestres dans laquelle, jusqu’alors, aucune larme n’était encore tombée de ses beaux yeux !

Depuis quelque temps cependant Margaït grandissait à vue d’œil, ses formes se développaient avec grâce, ses épaules s’arrondissaient comme sous l’amoureux ciseau d’un sculpteur invisible, une flamme discrète brillait sous ses paupières brunies.

La pauvre enfant ne comprenait pas bien encore ce qui se passait dans son cœur ; elle s’étonnait naïvement de ces changements merveilleux, et s’effrayait même quelquefois, en admirant le triple diadème de jeunesse, de grâce et de candeur dont la nature couronnait son beau front.

Le vieux Tanneguy et sa fille marchèrent ainsi pendant une heure environ, le premier, saluant de la voix et du geste les paysans que l’aube matinale appelait aux champs, la seconde, envoyant un bonjour et un sourire aux jeunes filles du bourg qui partaient pour le marché. – Toutefois, il est bon de remarquer que ces échanges de politesse empruntaient, de la part des passants, un caractère particulier de contrainte et de froideur ; mais le père Tanneguy n’y prit point garde… Peu à peu, la route devint plus solitaire ; ils ne rencontrèrent, à de longs intervalles, que quelques voyageurs isolés, dont le visage leur était inconnu, et quand le soleil s’éleva à l’horizon, ils se trouvèrent seuls, à un endroit où la route se bifurque tout d’un coup.

Il y a, en cet endroit deux chemins qui conduisent par des détours différents, à un même but. L’un, plus roide et plus rocailleux, offre au voyageur les sites pittoresques, mais nus et désolés de la côte ; l’autre, qui n’est qu’un petit sentier creux, descend par une pente insensible jusqu’à la mer.

Le vieux Tanneguy se tourna alors vers sa fille, et lisant d’avance dans ses yeux :

— Margaït, lui dit-il, avec un tendre et paternel sourire, quel chemin prendrons-nous aujourd’hui ?…

Margaït battit des mains sans répondre, frappa la terre de ses petits pieds impatients, et s’élança en poussant un doux cri de joie vers le chemin creux.

Le vieux Breton la regarda un moment s’enfoncer et disparaître dans le sentier plein d’ombre, puis, ayant secoué sur son pouce la cendre de sa pipe éteinte, il serra le peu-bas qu’il tenait à la main, et pressa le pas pour rejoindre sa fille.

Le soleil s’était levé, et sa vive lumière semblait tomber en pluie d’or, à travers les branches d’arbres qui s’arrondissaient en berceau au-dessus du sentier : les oiseaux cachés sous les feuilles vertes saluaient les premières splendeurs du printemps ; et les deux ruisseaux qui côtoient le sentier, passaient en chantant, sous les fleurs embaumées de leurs rives !

La nature a un langage inconnu et mélodieux qui remue profondément le cœur et fait doucement rêver.

Le vieux Tanneguy sentit une singulière tristesse s’emparer de son esprit, et il laissa sa pensée s’envoler un moment vers les mondes infinis de l’imagination.

Quant à Margaït, elle était déjà loin !…

Elle avait détaché le chapeau de paille aux larges bords, par lequel elle avait remplacé ce jour-là la coiffe traditionnelle des filles de Bretagne ; ses longs cheveux flottaient au vent sur ses épaules, et la blonde enfant courait devant elle, avec un fol enivrement.

De temps en temps seulement, quand après avoir arraché aux revers du chemin, bon nombre de fleurs bleues et jaunes, elle se retournait tout à coup, et n’apercevait plus derrière elle la silhouette aimée du vieux Tanneguy, elle remontait en courant la pente qu’elle venait de descendre et s’empressait de reprendre, pour un moment, sa place accoutumée auprès de son père.

Ce n’est pas que Margaït eût peur de se trouver ainsi seule au milieu du sentier ; Margaït n’avait peur que des farfadets et des sorcières, et elle savait bien que les sorcières et les farfadets ne battent pas la campagne pendant le jour. Mais Margaït aimait son père, et quand les papillons, la brise ou les fleurs ne lui inspiraient plus de graves distractions, son cœur tout entier revenait à son père bien-aimé !

C’était une noble enfant que Marguerite, et le vieux Tanneguy n’ignorait pas quel pur trésor Dieu lui avait envoyé !…

Dans un de ces moments, où emportée loin de son père, par l’élan de sa course, la blonde enfant ne songeait plus qu’à pourchasser les papillons et les vertes demoiselles, elle atteignit un endroit solitaire où la route se dégage tout à coup des petites haies vives qui jusque-là masquent l’horizon et permet au regard de planer au loin sur les vastes grèves de l’Océan.

Soit que Marguerite se sentît touchée de la beauté du spectacle qui s’offrait si inopinément à ses yeux, soit qu’une autre cause eût fait naître en elle un sentiment mêlé de crainte et de joie, elle s’arrêta aussitôt et croisa ses deux bras demi-nus sur sa poitrine ! Puis, comme si la gaieté qui l’avait accompagnée jusqu’alors, l’eût tout à coup abandonnée, comme si même une certaine terreur se fût emparée d’elle, elle regarda instinctivement à ses côtés ne sachant si elle devait avancer ou reculer !…

Enfin, elle parut prendre son parti en brave, tourna vivement sur elle-même, et après un nouveau mouvement d’hésitation, elle reprit sa course, et s’en alla rejoindre son père qu’elle ne tarda pas d’ailleurs à apercevoir.

La cause des craintes et des hésitations de Marguerite est trop naturelle et a trop d’importance dans cette histoire, pour que nous en fassions plus longtemps un secret au lecteur.

Disons donc de suite, qu’au moment où la jeune fille atteignait l’extrémité du sentier où nous l’avons vue s’arrêter, un jeune homme, vêtu d’un costume élégant du matin, venait à elle, monté sur un magnifique cheval de race.

C’était presque un enfant encore… Il avait des yeux vifs et noirs, de longs cheveux bruns qui tombaient en boucles le long de ses tempes, et la petite moustache noire qui décrivait une courbe gracieuse sur sa lèvre, faisait ressortir la belle pâleur de sa peau…

Le jeune cavalier n’avait point remarqué Marguerite, ou s’il l’avait remarquée, il ne l’avait assurément pas reconnue, car il continua sa route, sans chercher à accélérer le pas tranquille de sa monture.

Son regard errait vaguement à droite et à gauche et sa pensée suivait son regard.

Il rêvait !…

Il rêvait… à ces mille choses douces ou graves, charmantes ou terribles, qui se présentent fatalement à tout homme qui entre dans la vie !…

Il se disait qu’il avait vingt-deux ans déjà, que la vie s’ouvrait devant lui, et qu’il ne savait quelle route choisir, parmi toutes ces routes qui s’offraient à lui.

Il se demandait quel sentiment inconnu, étrange, évoquait en son cœur enthousiaste le spectacle de l’Océan, ou cette sublime et triste harmonie des grandes solitudes.

C’était un enfant encore, et devant le problème insondable et irrésolu de la vie humaine, il se sentait hésiter, et il avait peur !…

Quand le vieux Tanneguy et le jeune cavalier se rencontrèrent, le visage du premier parut s’épanouir, et il lui fit un signe de tête plein de bienveillance et de sympathie. – Bonjour, monsieur Octave, lui dit-il en le saluant de la main, j’espère que vous voilà matinal aujourd’hui.

Le jeune cavalier avait arrêté son cheval, et après s’être incliné devant le père de Marguerite, il avait envoyé à cette dernière un sourire particulier qui témoignait de relations antérieures.

Puis, il se retourna vers Tanneguy.

— Il a bien fallu se lever de bonne heure, lui répondit-il en lui tendant une main que le Breton serra avec une affection toute paternelle, ma mère est allée à Morlaix ce matin, et je vais à sa rencontre.

— Madame la comtesse est bien ?… demanda Tanneguy.

— Fort bien, je vous remercie, répondit le jeune homme.

— Ah ! nous avons souvent parlé de vous Marguerite et moi, poursuivit Tanneguy après un moment de silence ; il y a déjà quelque temps qu’on ne vous a vu à la ferme, et je vous croyais reparti pour Paris…

— Non, interrompit Octave, et je n’ai nulle envie de repartir encore… mais j’ai eu de graves préoccupations depuis que je ne vous ai vu…

— Des préoccupations politiques ?… fit le vieux Tanneguy en souriant avec bonhomie.

— Peut-être bien ! répondit Octave en jetant à la dérobée un regard sur Marguerite.

Marguerite devint rouge comme une cerise.

Mais le jeune homme était pour le moins aussi embarrassé que la jeune fille, et après quelques paroles banales échangées encore avec Tanneguy, il les salua tous deux par un geste gracieux, leur promit d’aller bientôt les voir à leur ferme de Lanmeur, et enfonça lestement ses éperons dans les flancs de son cheval.

La noble bête prit aussitôt le trot, et monture et cavalier disparurent un instant après aux regards de Tanneguy et de sa fille.

Quand ces derniers l’eurent perdu de vue, ils reprirent silencieusement leur chemin, et se dirigèrent du côté de Saint-Jean-du-Doigt, dont on voyait déjà poindre à l’horizon les premières maisons…

À l’extrémité du village, sur une petite langue de terre, qui avançait presque aux bords de la grève, et derrière un bouquet d’arbres touffus, dont les tons verts et vifs, se détachaient nettement sur le fond sablonneux de la côte, s’élevaient les blanches murailles d’une sorte de cottage solitaire.

Dès qu’ils aperçurent cette charmante habitation, un rayon de joie brilla un moment dans les regards de Tanneguy et dans ceux de sa fille, et, instinctivement, ils pressèrent le pas et hâtèrent leur marche…

Cette habitation, c’était le presbytère de Saint-Jean-du-Doigt !…