Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 348-354).

XIV

LES MOINES

au r. p. lacordaire

en provence.

Cruce et aratro[1]

Au nom de mes pareils, race fidèle et rude,
Enfants de la charrue et de la solitude ;
Au nom des métayers semant et labourant,
Au nom du vieux pasteur sur la colline errant,

Et de nos bûcherons vivant dans la broussaille,
Au nom du sol enfin, qui sous ton pas tressaille,
Laisse-moi saluer ton passage entre nous ;
Laisse-moi de mon front effleurer tes genoux,
Ô toi, toi que l’on vit d’abord, de ville en ville,
Répandre abondamment le grain de l’Évangile ;
Qui longtemps, cygne altier, grand aigle aux cris vainqueurs,
Éclairas les esprits et remuas les cœurs,
Et qui viens aujourd’hui sur notre vieille terre,
Humble moine, rouvrir un humble monastère !

Ils ont dû s’agiter, le long de ton chemin,
Ces vieux murs où survit l’ombre de Maximin ;
Il a dû s’émouvoir des hauteurs à la plaine,
Ce désert embaumé du nom de Madeleine ; —
Ces cimes d’où l’œil voit, dans une brume d’or,
La cité de Lazare et la tour de Victor,
Ces monts, cette forêt dont les chênes antiques
Exhalent des rumeurs qui semblent des cantiques,
Et la grotte et la source ont dû bénir les cieux,
Quand ils t’ont vu venir, pâle et silencieux,
Quand ils t’ont vu passer, dans ta blanche tunique,
Homme illustre, héritier du froc de Dominique !

Saints habitants du cloître, aux humbles paysans
Vous fûtes des amis sans cesse bienfaisants.
Dieu vous avait unis d’un lien manifeste,
Vous, rudes ouvriers de la moisson céleste,
Ardents à l’oraison, à l’extase, à l’amour,
Eux, au sillon terrestre inclinés chaque jour,
Et, pour tirer l’épi d’une ingrate poussière,
S’usant à ce travail — qui vaut une prière !

Que dis-je ! aux durs labeurs devançant nos fermiers,
À labourer le sol vous fûtes les premiers :
Cette terre, aujourd’hui riant jardin du monde,
La France était encore une lande inféconde ;
C’était — aux premiers temps de ces rois chevelus
Que le flot germanique apporta dans son flux —
Une immense forêt dont, sans pâlir de crainte,
Nul homme n’abordait le profond labyrinthe.
Là, du nord au midi, partout, nés au hasard,
Croissaient le noir sapin et l’aune et le foyard ;
Là, le lierre et la ronce, entrelaçant leurs chaînes,
Couraient du frêne à l’orme et des trembles aux chênes.
À travers ce réseau d’inextricables nœuds,
Les étangs, les marais, pleins d’hôtes vénéneux,
Dormaient. Que, d’aventure, au sein du fourré sombre

Vînt se perdre un passant, il y voyait dans l’ombre
Errer l’ours et le loup sortis du creux des rocs,
Et le buffle sauvage et le cruel aurochs.
Des plaines de Narbonne aux plages de Neustrie,
Telle on put voir longtemps notre vieille patrie,
Tant la Rome caduque, en y portant ses lois,
Avait frappé de mort ce beau pays gaulois !
Vous parûtes ! alors commence votre tâche !
La croix dans une main et dans l’autre une hache,
Saints pionniers du Christ, vous venez sans terreur
Affronter de ces bois la ténébreuse horreur.
Vous entrez, vous plongez sous les confus ombrages ;
Rien n’arrête vos pas, rien n’émeut vos courages,
Ni le rugissement des ours, des sangliers,
À qui vous disputez l’épaisseur des halliers,
Ni, plus terrible encor, ce dolmen des druides
Dont s’arment contre vous les pierres homicides.
Vous allez, vous allez ; ouverte au soc d’airain,
La forêt pas à pas vous cède le terrain.
À lutter contre vous tout obstacle renonce ;
Et voici qu’au lieu même où fourmillait la ronce,
Où la mare exhalait un air empoisonneur,
Déjà pousse un froment béni par le Seigneur !

Bientôt sur les hauts lieux que l’aigle seul habite,
Dieu désigne sa place au toit du cénobite ;
C’est là que vous irez bâtir pour vos essaims
Ces ruches du Seigneur, ces tours, ces châteaux saints
Dont le sceau de vos vœux refermera les portes ;
C’est là que vous irez, légions d’âmes fortes,
De l’aube au soir, du soir à l’aube, incessamment,
Veiller, prier, chanter, bénir le Dieu clément,
Fléchir le Dieu jaloux que l’amour seul désarme ;
Et d’avance au linceul vous coucher sans alarme ;
Et rallumer l’étude, et de vos pâles mains
Arracher aux vieux jours leurs doctes parchemins ;
Et, de ces purs sommets où l’aurore a son trône,
Verser en même temps la science et l’aumône !

Tant de bienfaits, pourtant, par vos mains répandus,
Ni les âpres déserts aux cultures rendus,
Ni ce constant labeur dans un double domaine,
Qui, non moins que le sol, fécondait l’âme humaine ;
Ni ce spectacle, enfin, à qui l’ange sourit,
De la chair immolée au règne de l’esprit ;
Rien ne put trouver grâce à l’heure des tempêtes ;
Rien de leurs attentats ne put sauver vos têtes !
Un jour vint où, saisi d’une aveugle fureur,

L’homme apporta chez vous l’outrage et la terreur.
Il est vrai que ce jour, de sinistre mémoire,
Fut celui qui frappait le génie et la gloire ;
Il est vrai qu’à cette heure, affranchi de remords,
L’homme ouvrait les tombeaux pour en chasser les morts,
Niait toute grandeur, tout droit, tout rang suprême,
Et jusque sur son trône insultait à Dieu même !

Le chaos entra donc dans ces cloîtres sacrés :
Les vandales nouveaux, de rapine altérés,
Gravissant à l’envi les cimes les plus hautes,
De leurs parvis heureux dispersèrent les hôtes.
Tout fut enveloppé dans l’outrage mortel ;
L’abomination s’empara de l’autel ;
Le vénérable toit s’écroula pierre à pierre ;
Où résonnaient les chœurs, où veillait la prière,
Éclata le blasphème et l’obscène chanson.
La mort ne fit jamais plus complète moisson.
Et quand le voyageur, quand l’homme épris d’études.
Explore désormais ces mornes solitudes.
Soit qu’il entre à Glairvaux, soit qu’il monte à Luxeuil
Sur le désastre immense il pleure dès le seuil.
Ô vaste Mont-Majour ! ô Sénanque ! ô Jumiéges !
J’ai vu, meurtris encor de leurs coups sacrilèges,

Pendre vos saints arceaux ; j’ai, sous vos toits détruits,
Entendu s’engouffrer le sombre vent des nuits ;
J’ai vu, dans l’abandon, la ronce qui pullule
Obstruer de ses nœuds le cloître et la cellule,
Et la mer qui pénètre aux caveaux souterrains
Briser les derniers os des martyrs de Lérins.

Toi donc qui parmi nous, apôtre au cœur austère,
Viens au sol provençal rendre son monastère,
Que ton nom soit béni ! que l’homme et que le champ
T’accueillent à la fois d’un sympathique chant !
Par toi, par la vertu qui chez nous t’accompagne,
Déjà tout reverdit, la plaine et la montagne.
Le désert, les chemins sous la ronce effacés.
Retrouvent dès ce jour l’éclat des jours passés.
C’est comme au temps heureux où le pèlerinage
Dans la forêt illustre affluait d’âge en âge,
Quand les peuples chantants y venaient, quand les rois,
Eux-mêmes, s’avançaient à l’ombre de ces bois
Où pleura Madeleine, où sa grotte fidèle
Pleure encore aujourd’hui, pleure en mémoire d’elle !

  1. La charrue pourrait servir, avec la croix du Rédempteur, d’enseigne et de blason à toute l’histoire des moines pendant des siècles : Cruce et aratro !

    (Montalembert, Les Moines d’Occident.)