Épisode d’un Voyage d’agrément - Récit de la Vie anglo-indienne
(Aux soins de MM. Lancefield, Inniken et C°, Hare street. Calcutta, Bengale, via Marseille et Suez.)
Paris, 10 juin 1857.
« M. C. de Marceny présente ses complimens au très honorable vicomte Delamere, et le prie de vouloir bien lui indiquer le jour et l’heure où il pourrait lui remettre un paquet à son adresse, qu’il a reçu de Minpooree. »
Paris, 7 juin 1857.
« Le vicomte Delamere présente ses complimens à M. C. de Marceny, et regrette que ses nombreuses occupations ne lui permettent pas de le recevoir. »
Windsor’s Hôtel, 8 juin 1857.
Ceci, mon bien cher Henri, authentique, transcrit sur l’original, lettres, points et virgules, dûment paraphé : ne varietur. Et tu comprendras sans peine d’ailleurs que la seconde pièce offre trop peu d’alimens à mon amour-propre pour que l’on me soupçonne un instant, avec quelque apparence de raison, d’avoir altéré à mon avantage dans cette copie le texte original. Je t’avouerai très franchement qu’en lisant cette réponse si hautaine, qui frise de si près l’impertinence (je ne crois pas en qualifier les termes avec trop de sévérité), une émotion digne d’un cœur de vingt ans a empourpré mon visage; d’un geste nerveux j’ai froissé l’inconvenante épître, et sans plus tarder j’ai mis la main à la plume pour convoquer le ban et l’arrière-ban des quelques mauvaises têtes qui me font encore l’honneur de m’accorder leur amitié. Non pas que je t’en aie voulu un seul instant, pauvre ami, d’avoir attiré sur ma tête, — une tête en cheveux blancs, hélas ! — cette tuile saugrenue : notre affection remonte à trop vieille date pour que j’aie pu garder rancune un seul seul instant de cette catastrophe; mais je me sentais remué au plus profond des entrailles en voyant récompenser ma démarche courtoise par un procédé plein de brutalité. Si je pouvais me reprocher quelque chose, c’était d’avoir péché par excès de zèle et de politesse. L’urbanité française m’avait seule engagé à demander audience pour remettre en main propre un paquet que j’aurais pu envoyer par un commissionnaire. Si j’ai bonne mémoire, ta lettre dernière ne contenait aucune recommandation particulière au sujet de cette damnée boîte de Pandore qui m’est arrivée avec elle.
Tous les argumens du premier mouvement n’eurent pas de peine à me persuader de mener les choses carrément, suivant les règles du code du point d’honneur, pour montrer à ce très honorable malappris de quel bois nous nous chauffons en France. La première lettre de convocation rédigée et dûment adressée à d’Havrecourt, un méticuleux de première force, comme tu le sais, j’ai voulu relire la prose objet de mon courroux. Une seconde lecture n’était pas achevée que mon bon sens élevait la voix et essayait timidement de me faire comprendre que la chose ne demandait pas mort d’homme et pourrait s’arranger avec quelques expressions de regrets, sinon d’excuses, qu’en un mot ce volcan de d’Havrecourt était le dernier auquel je devais confier la vie et l’honneur d’un homme marié et père de famille, car nous portons galamment, mais nous portons enfin ces chevrons de la vie.
Partagé entre deux opinions contraires également bien motivées, grande fut ma perplexité. Pour sortir d’embarras, arriver à concilier dans une résolution logique la colère et le bon sens, j’entamai une série de promenades autour de ma chambre. Malheureusement l’activité du corps ne fit pas luire la lumière dans mon esprit troublé par le doute. Enfin, averti par la fatigue de mes jambes de l’heure avancée de la soirée, je conclus que la nuit porte conseil, et que je n’avais rien de mieux à faire qu’à me mettre au lit. Te dire qu’un sommeil réparateur vint bientôt clore ma paupière serait abuser de la vérité. La lutte commencée dans ma promenade se poursuivit, au sein des ténèbres, dans un interminable rêve. Le vieux don Diègue, le poing sur la hanche, ne m’avait pas salué d’une voix de capitan de l’apostrophe classique : « Charles, as-tu du cœur?... » qu’une figure placide de pater familias me reprochait mes appétits sanguinaires avec les épithètes de « ferrailleur, mousquetaire gris, étourneau de quarante ans. » Au matin, lorsqu’après une nuit des plus agitées je me décidai à sortir du lit, douze heures de méditations m’avaient amené à conclure qu’avant de m’arrêter à une décision solennelle, la plus simple prudence me faisait un devoir de prendre quelques renseignemens sur le personnage dont le manque de savoir-vivre avait déchaîné la tempête de mes furieuses humeurs. Cette réflexion tardive, mais salutaire, m’était à peine venue à la pensée que j’ouvrais mon Peerage à l’article : Delamere, viscount (Ulirk William G. C. B. G. C. H.) of Bearhaven, c. Cork, and Baron Southdown, c. Dublin in the Peerage of Ireland, commissioner of the Royal Military College and Royal Military Asylum, a general officer in, the army, colonel of the 10th foot ; born at Cork, 9th February 1787!.. Si je suis toujours d’une certaine force sur le fleuret, je n’ai pas encore appris à jouer de la béquille; aussi cette date, tombant comme une douche glacée sur mon cerveau, fit évanouir comme par enchantement tous les rêves de carnage qu’il se plaisait à nourrir depuis la veille.
J’ai à peine retracé à ton intention les diverses péripéties de ce drame intime, que je m’en veux presque déjà de cette confidence. Avec la susceptibilité qui te caractérise, n’es-tu pas capable de voir dans ce récit un reproche présenté avec art, un avertissement déguisé de ne plus mettre en réquisition, comme tu l’as fait jusqu’ici, mes petits services? Pour Dieu ! cher Henri, garde-toi de donner une pareille interprétation à cette effusion de ma plume ; ne m’oblige pas à déclarer, vaincu et repentant, que j’ai cédé à un emportement puéril, qu’aveuglé par la colère, j’ai laissé passer inaperçue la formule très atténuante : « nombreuses occupations. » Pourquoi les nombreuses occupations de cet illustre étranger ne l’auraient-elles pas empêché de me recevoir? Je ne vois rien de par trop fantastique dans cette supposition.
Il est donc bien entendu que je reste comme par le passé ton envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Paris. Ne suis-je pas payé, et au-delà, de mes rares services par les lettres pleines d’intérêt où tu me retraces avec des couleurs si vives les épisodes variés de ce voyage d’agrément dont j’ai regretté déjà tant de fois de ne point partager avec toi les émotions et les fatigues? Quel monde en effet que ce monde de l’Inde, où la nature et les hommes se montrent si différens de ce qu’ils sont en Europe ! L’imagination du peintre ou du poète ne saurait inventer les détails que tu nous as donnés sur la foire d’Hurdwar avec ses pèlerins venus de toutes les parties du continent de l’Inde, ses fakirs hideux, toute cette multitude enfin qu’une foi puérile et ardente pousse au milieu des eaux sacrées. Et le palais du roi de Dehli! et le Tarje d’Agra, cette- poétique mosquée de marbre blanc! Que de souvenirs pour toi, que de choses à raconter à tes amis !
Ce n’est pas sans intention que je viens d’écrire le nom célèbre du Tarje, qui me sert de transition pour te demander de réparer un méfait dont mon héritier présomptif s’est rendu coupable. Suivant tes recommandations, j’avais fait monter en broche la mosaïque du Tarje que tu m’as envoyée, et offert ce bijou de ta part à ma femme; mais la première fois que Pauline se servit de l’épingle pour attacher son châle, master Henri, émerveillé de cette nouveauté, voulut en apprécier tous les détails, et réclama la broche avec des accens si énergiques que ma femme n’eut pas le courage de lui tenir tête. Sa confiance ne fut pas justifiée : au bout de quelques instans, la mosaïque s’échappait des mains de l’enfant, et s’éparpillait en morceaux sur le marbre de la cheminée. Tu comprends facilement le chagrin de Pauline; aussi me fais-je une joie de lui présenter bientôt, grâce à toi, la jumelle de l’épingle qu’elle a tant regrettée.
Garde-toi bien surtout de conclure de ce récit que mon prince charmant soit un enfant gâté et volontaire. Je te le donne pour un petit être plein de bonnes qualités et de belle humeur, lorsqu’il n’a ni faim ni soif, et que ses dents le laissent en repos. Je n’ai pas au reste besoin de flatter le tableau pour recommander master Henri à ton indulgente tendresse ; je ne saurais douter que tu n’aies conservé ton amour instinctif pour les enfans. Si j’en voulais une preuve, je la trouverais dans l’affection que tes lettres témoignent pour ce charmant petit Anglais qui s’est épris pour toi de folle passion, et qui dans son baragouin exotique te salue du nom pompeux de frenchman sahib ! en langue vulgaire : seigneur français sans doute. Quelque habitué que tu puisses être à ces bizarres appellations, je n’en suis pas moins convaincu que les noms de cousin Henri, plus respectueusement oncle Henri, que ton filleul murmure déjà d’une voix fort intelligible, arriveront en temps et lieu tout droit à ton cœur.
Tu dois comprendre par ces lignes avec quel soin je lis, relis, étudie ta correspondance. Je ne cherche pas seulement dans tes lettres des études de mœurs ou de paysages, mais des détails sur ta vie intime, sur les émotions de ton cœur. Tu ne saurais croire combien j’ai de reconnaissance pour les hôtes affectueux que tu rencontres sur ta route, combien je serais heureux de rendre un jour à quelques-uns d’entre eux les bons procédés dont ils t’ont comblé. Au milieu de ces braves gens qui, sur la terre étrangère, t’ont accueilli à leurs foyers en vieil ami, il en est deux surtout qui ont vivement piqué ma curiosité. Ai-je besoin de te nommer ces hôtes de Minpooree dont tu m’as tracé un portrait si flatteur : le major Hammerton, ce type du gentleman accompli, lady Suzann, sa femme, qui sait allier la simplicité de la femme du soldat à la distinction d’une patricienne? Tu reconnais ta prose! Je voudrais connaître tous les membres de cette aimable famille, même Bukt-Khan, cette manière de sauvage apprivoisé que le petit ami du frenchman sahib mène à la baguette. Ce sont au reste Là vœux superflus. Au moment où je trace ces lignes, l’expédition de chasse que tu méditais au départ de ta dernière lettre doit être terminée, et tu t’es sans doute rapproché de cette Europe où des cœurs bien chauds t’attendent avec impatience.
CHARLES.
Mont-sur-Seine, 2 août 1857.
Bonhommé revient à l’instant de Paris, cher Henri, sans me rapporter de lettre de toi, et avec des renseignemens pris par mon ordre au bureau de poste de la rue de Sèze qui me mettent l’âme à l’envers. Depuis que j’ai reçu ta lettre datée de Minpooree, il est arrivé trois malles de l’Inde, deux via Calcutta, la troisième via Bombay ! Tu m’avais habitué à tant d’exactitude que je ne sais comment expliquer ce silence, en ce moment surtout où j’aurais besoin de recevoir régulièrement de tes nouvelles. Ignores-tu donc l’impression profonde que les catastrophes de Dehli et de Meerut ont faite en Europe? Même en ce petit pays calme et ignoré, où les événemens qui remuent le monde semblent passer inaperçus, la lutte commencée le 11 mai dans les rues de Meerut agite tous les esprits. L’abbé Ledoux, le chevalier de Lagazette, M. Pistolet, les trois fortes têtes politiques de l’endroit, n’ont pas d’autre sujet de conversation, j’allais dire de préoccupation. Que Dieu te protège, mon bien-aimé cousin; qu’il dirige ta course au milieu de ce voyage d’agrément que je maudis bien plus en ce moment que je n’y ai jamais applaudi! A en croire ta lettre du 24 avril, la dernière qui me soit parvenue, et déjà vieille de près de quatre mois; à en croire, dis-je, ta lettre du 24 avril, en quittant Minpooree tu devais, après une expédition de chasse de quinze jours ou trois semaines, faite en compagnie du major Hammerton, redescendre vers le sud. Si tu as persévéré dans ce projet, la carte de l’Inde, que j’étudie sérieusement depuis quinze jours, me montre que tu devais te trouver en dehors des événemens de l’insurrection, confinée, aux dernières nouvelles, dans les provinces du nord et le royaume d’Oude... Mais auras-tu pu mettre ce plan à exécution? ta sagesse aura-t-elle compris les bruits avant-coureurs de ces grands désastres? C’est là ce que je n’ose espérer ! Il faut bien le reconnaître, toutes les prévisions de tes lettres ont été trompées par l’événement. Où tu avais vu des populations résignées au joug étranger, plus heureuses sous leurs maîtres européens qu’elles ne l’ont jamais été sous le sceptre de fer des tyrans indigènes, une armée bien disciplinée et fidèle, comme par une soudaine métamorphose se révèlent des soldats rebelles, des multitudes furieuses, tyrans inhumains qui frappent sans relâche et sans pitié la faiblesse et l’enfance! Non pas que je te reproche sévèrement de n’avoir vu de ce pays que la surface, ce que l’on t’a permis d’en voir : les faits, hélas! disent assez que tu t’es laissé enguirlander par les prévenances de tes hôtes, sans rien deviner des passions qui bouillonnaient au sein du flot populaire. Je l’ai dit et je le répète, je constate le fait sans blâmer ton manque de perspicacité, car qui me dit qu’à ta place j’aurais été plus clairvoyant? De loin même, tes hôtes de ces pays reculés ont conquis toutes mes sympathies, et le major Hammerton, lady Suzann sont pour moi comme de vieux amis dont le sort, au milieu de ces tragiques événemens, me préoccupe plus que tu ne saurais croire.
Ceci m’invite tout naturellement à revenir sur le sujet de ce malencontreux paquet que tu m’as envoyé de Minpooree. Comme tu as pu le voir par l’en-tête de cette lettre, depuis quinze jours nous, sommes installés à Mont. Ma femme, comme à son ordinaire, a bien voulu se charger de surveiller les préparatifs du départ, et pendant qu’elle remplissait ce devoir conjugal avec son zèle accoutumé, ses yeux ont rencontré, dans mon cabinet, ton envoi de Minpooree, encore revêtu de son enveloppe primitive de toile cirée. Tu ne saurais croire avec quelle véhémence Pauline, à cette vue, m’a reproché mon apparente négligence, si bien que pour me justifier j’ai dû lui raconter piteusement les déboires de ma correspondance avec lord Delamere. Te dirai-je ce que cette folle tête a conclu de cette mélancolique histoire? Rien autre chose, sinon que je n’avais pas compris un mot à ma mission, et que le paquet, pour suivre tes intentions et celles de l’expéditeur, devait être remis par un commissionnaire, sans autre forme de politesse, à l’hôtel Windsor. A cela j’aurais pu répondre que le vicomte Dèlamere avait quitté l’hôtel pour faire un voyage en Suisse, sans laisser d’adresse assez certaine pour que je pusse lui expédier son bien; mais ces explications n’auraient pas arrêté les mille et une divagations auxquelles Pauline s’est livrée au sujet de cette malheureuse boîte à malice... Il s" est agi d’abord d’en deviner le contenu : un instant on a hésité entre des perles, des bijoux indiens, un autre kohinoor !... Enfin il a été décidé, mais irrévocablement décidé que la boîte contenait des portraits! Et pourquoi des portraits, s’il vous plaît? Parce que ma romanesque épouse, qui, une fois lancée dans le champ des suppositions, ne s’arrête pas à mi-chemin, prétend avoir découvert de prime-saut les causes de la façon peu bienveillante dont le vicomte Delamere a accueilli, il y a deux mois, mes avances. Si nous ne sommes plus au temps où les rois épousaient des bergères, nous ne sommes pas encore arrivés à ceux où les filles de l’aristocratie anglaise épouseront des majors au service de l’honorable compagnie des Indes; la phrase est de ma femme. Il est donc bien établi, et par l’autorité du Peerage, qu’il y a dans la vie de tes amis de Minpooree quelque gros mystère, quelque drame peut-être. En présence de cette puissante argumentation, je n’ai pu que me tenir les côtes et conclure, puisque ma femme le veut ainsi, que la boîte contient des portraits destinés à fléchir le courroux d’un père irrité. Je te demande mille pardons d’avoir occupé ton temps à lire ces fariboles, mais j’ai pensé que le roman de Pauline pourrait te donner un bon moment d’hilarité, sans te laisser une trop mauvaise opinion de son bon sens...
C’est toujours dominé par les plus cruelles inquiétudes à ton endroit que je reprends cette lettre le même jour, à minuit. Le récit des catastrophes de l’Inde est dans toutes les bouches, remplit toutes les feuilles. Et que de contradictions dans les mille bruits que répète la voix publique ! Ceux-ci, et c’est le petit nombre, ne voient dans les insurrections de Meerut et de Dehli que des tempêtes passagères, dont la bonne fortune de l’Angleterre triomphera facilement. Ceux-là au contraire, prophètes de malheur, annoncent brutalement que la puissance de l’Angleterre en ces contrées lointaines a vu luire son dernier soleil! Pour te donner une idée de l’étrange bouleversement des esprits dans cette malheureuse question des cipayes, permets-moi de crayonner à ton intention quelques détails d’une discussion dont le salon de Mont a été ce soir le théâtre.
Ma belle-mère et ma femme viennent de se retirer. Quoique nous soyons au cœur de l’été, la nuit est froide et pluvieuse : le claquement des persiennes agitées par des rafales tumultueuses et les aboiemens des chiens de garde troublent seuls le sombre silence qui règne aux alentours du château. Le chevalier de Lagazette, assis sur une causeuse au coin de la cheminée, manœuvre une tabatière d’or entre ses doigts avec une gracieuse dextérité qui sent son XVIIIe siècle. Notre nouveau voisin, qui a beaucoup vu, beaucoup retenu, fort intéressant en un mot à ses momens lucides, assez fréquens malgré ses quatre-vingt-cinq ans, a passé sa jeunesse dans l’armée de sa majesté britannique, où il a atteint le grade de lieutenant-colonel, et une pension pour bons services de guerre, qu’il touche du gouvernement anglais, est la plus claire partie de son revenu. M. Pistolet, le receveur des contributions de Mont, cœur chaud, petite cervelle qui n’a pas résisté victorieusement au vertige démocratique de 1848, trempe méthodiquement une sandwich dans une tasse de thé. Je feuillette sur la table ronde, en compagnie de l’abbé Ledoux, un album nouveau de Cham. Tu vois l’ordre de combat dans tous ses détails. Il est dix heures cinq; le chevalier de Lagazette, avec un accent digne de son collègue de Moncade, ouvre le feu par ces mots agressifs, lancés à l’adresse de M. Pistolet : — Eh bien! il paraît que nos amis les ennemis sont rudement menés là-bas?
M. Pistolet répondit à ces paroles, en homme peu curieux de commencer la lutte, qu’il ne savait pas que des nouvelles récentes fussent arrivées des Indes, et que sa feuille du moins n’en faisait pas mention.
Dès le début de cette conversation, l’abbé Ledoux avait dressé les oreilles comme le cheval de guerre aux fanfares de la trompette, et sans vouloir comprendre les dispositions pacifiques dont témoignait l’attitude de M. Pistolet, il compléta le mouvement d’attaque du chevalier par ces mots : — On a bien raison de dire qu’il n’y a pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre! Si vous voulez des nouvelles, il faut les chercher où on les trouve.
— Et où cela, je vous prie? demanda le receveur avec la douceur de l’agneau de la fable interpellé par messire loup.
— Dans les journaux sérieux, reprit impérativement l’abbé.
— Je puis vous assurer, mon cher monsieur Pistolet, dit le chevalier en coupant la parole à l’abbé sans beaucoup de cérémonie, que, quelque désastreuses que soient les nouvelles publiées, les nouvelles tenues secrètes par le gouvernement anglais avec cette perfidie qui le caractérise le sont bien plus encore! L’Inde entière se rallie comme un seul homme autour du drapeau de la légitimité. En un mot, la situation est telle que l’orgueilleuse Albion, courbant la tête, les mains jointes, demande au gouvernement français de lui prêter cent mille hommes! Sans ce secours, l’Inde est à jamais perdue pour nos voisins, car il n’y a pas cent soldats valides dans toute l’Angleterre! — Et le chevalier poursuivit avec une exaltation croissante : L’oriflamme planté sur la sainte mosquée de Dehli rallie sous ses plis vénérés les populations natives. Des sujets fidèles et idolâtres viennent par milliers jurer de mourir sous les yeux et pour la cause du légitime héritier des Tamerlans ! Runjet-Singh, à la tête de cent mille hommes de troupes régulières, marche au secours de son royal frère de Dehli...
— Mais Runjet-Singh est mort, tout aussi mort que Charlemagne ou Sixte-Quint, interrompit bruyamment M. Pistolet.
— Monsieur, vous n’êtes pas Français ! reprit le chevalier avec une grande sévérité. J’avais assisté en spectateur muet à cette polémique, lorsque l’apostrophe colérique du chevalier me fit craindre que le débat ne prît les proportions d’une querelle entre héros d’Homère, familiers avec l’invective. Ces prévisions ne furent pas trompées : des lèvres frémissantes de colère murmuraient toute sorte d’épithètes malsonnantes et dissonantes, lorsque Bonhommé vint heureusement mettre un terme à la querelle en annonçant l’arrivée du cabriolet du chevalier.
Mon attitude silencieuse en présence de ce brûlant conflit te donne une juste idée des sentimens de mon cœur, aussi éloignés d’un anglophobie puérile que d’un anglomanie exagérée. D’une part, et je ne te le cache pas, je suis loin de considérer comme un irréparable malheur que nos voisins d’outre-mer aient sur les bras des affaires sérieuses, que le paratonnerre des révolutions indiennes détourne de l’Europe cette activité inquiète et tracassière de la politique anglaise dont elle a tant eu à souffrir. De l’autre, je vois des soldats rebelles à leur drapeau, des bêtes fauves dont les excès font rougir l’humanité ; je me rappelle les hôtes excellens que tu as rencontrés sur ta route; je pense à toi, à tes jours compromis dans quelque horrible catastrophe, et je maudis les révolutions et les révolutionnaires, quelque part et sous quelque forme qu’ils se présentent !
Je veux cependant, à tout prix, sortir de l’incertitude où je suis plongé, avoir sur ce qui se passe autour de toi, à défaut de tes lettres, des renseignemens exacts ; aussi je me décide à aller les chercher aux sources mêmes. La presse de Londres traite assez brutalement les affaires de l’état : les correspondances de Sébastopol attestent assez avec quelle fougueuse énergie les plumes anglaises dénoncent les malheurs publics. Ce rôle de censeur impitoyable qu’il a pris dans la guerre de Crimée, le Times n’y faillira pas sans doute dans la guerre de l’Inde. Aussi, pour me défendre à ton endroit de craintes exagérées comme de fausses espérances, je me décide à prendre un abonnement à la célèbre feuille anglaise. Je lis encore assez couramment l’anglais pour venir à bout, mon dictionnaire à la main, des lettres indiennes (from our own correspondent) du Léviathan du journalisme. Adieu, je te quitte pour écrire à l’éditeur du Times et lui demander sa feuille.
Paris, 8 août 1857.
Que je te donne, mon cher Henri, sans préambule et avec tous les détails qu’il comporte, le récit de l’aventure très triste et très extraordinaire dans laquelle le hasard vient de me réserver un rôle actif. Hier, avant le déjeuner, j’ai reçu avec le premier numéro de mon abonnement au Times une lettre de mon homme d’affaires qui m’appelait immédiatement à Paris, et, après un repas pris en toute hâte, je suis monté dans le phaéton pour aller rejoindre à Nogent le train direct de Mulhouse. Les deux petits gris firent merveille, et j’arrivai à la station en même temps que le convoi. Au moment où un homme du train mettait la main à mon intention sur la poignée d’une portière, l’unique voyageur du compartiment désigné, un homme d’un âge avancé, d’une belle et imposante figure, demanda à mon introducteur, avec un accent qui ne laissait aucun doute sur sa nationalité, s’il n’y aurait pas moyen d’acheter une feuille du jour. — Vous aurez des journaux à Montereau, comme je vous l’ai dit quatre fois depuis ce matin, cria le conducteur du ton d’un homme fatigué de répondre à des questions oiseuses, et le convoi se remit en marche. Si ce court dialogue m’avait fait reconnaître dans mon voisin un Russe, un Chinois, je n’aurais certes pas manqué, bon compagnon comme je me pique de l’être, de lui offrir de partager avec moi les feuilles du Times qui se trouvaient dans mon paletot; mais les quelques paroles lancées au conducteur ne pouvaient sortir que d’une bouche anglaise : or je sais par expérience qu’il faut se garder de faire à messieurs nos voisins, sans introduction préalable, des avances premières qui peuvent ne pas être toujours appréciées à leur juste valeur. Bien résolu donc, cette fois du moins, à ne pas pécher par excès d’urbanité, je m’accoudai dans mon coin, et fus bientôt perdu dans les colonnes du journal anglais; mais j’avais trop présumé de mon savoir : à peine eus-je parcouru de l’œil les premières lignes d’une correspondance indienne, qu’il me fallut reconnaître, à ma grande confusion, que, faute d’un pocket dictionary, il était parfaitement inutile que je continuasse ma lecture. Sans poursuivre donc plus longtemps un travail stérile, je déposai le volumineux journal à côté de moi, et entamai résolument l’examen des dossiers de l’affaire qui m’appelait à Paris, non sans savourer de temps à autre du coin de l’œil la gêne de mon voisin, qui, partagé entre le désir de posséder la feuille et l’embarras de demander une faveur à un inconnu, attachait sur le journal des regards pleins de convoitise.
Nous arrivâmes ainsi sans mot dire à Montereau. Le train n’était pas encore arrêté, que mon compagnon avait passé la tête à la portière, et appelait du geste et de la voix le débitant de feuilles publiques. L’honnête négociant avait dû faire pleine recette, car il ne put offrir à l’étranger que des publications illustrées et un assortiment varié d’almanachs. Ce n’était pas assez sans doute pour satisfaire sa curiosité, car il se renfonça dans son coin en se frappant le front d’un geste plein d’impatience. Sa noble figure révélait une si profonde anxiété, que je n’eus pas le courage de continuer plus longtemps cette maussade plaisanterie, et, saisissant le Times de la main droite, j’invitai le vieillard à en prendre lecture. Le tremblement nerveux avec lequel ses doigts déplièrent les feuilles du journal, l’ardeur fiévreuse de son regard, disaient assez les anxiétés qui agitaient son âme. Tout honteux d’avoir tant tardé à me décider à cette démarche courtoise, je repris, pour cacher ma confusion, avec un nouvel acharnement l’étude de mes paperasses, dont quelques-unes n’étaient pas dénuées d’intérêt. A l’arrêt de la station voisine, lorsque pour la première fois je quittai mon dossier du regard, un spectacle que je n’oublierai jamais s’offrit à ma vue. Mon voisin, le nez sur le papier, dévorait des yeux, dans toute l’acception du mot, un passage imprimé au bas du journal en petit caractère. En cet instant, comme si toute pensée de doute ou d’espoir venait de s’évanouir dans son cœur, les feuilles s’échappèrent de ses mains, son corps se releva brusquement comme un arc qui se détend, et ses lèvres contractées laissèrent échapper les mots : Oh God,... God,... good God !
Cette scène navrante trouva un puissant écho dans mon cœur. Je pensai immédiatement aux désastres de l’Inde, à ces horribles massacres qui ont désolé tant de familles anglaises, et une voix secrète m’avertit que j’avais à mes côtés un homme cruellement éprouvé dans ses plus chères affections. L’attitude de mon voisin accusait, à ne s’y point méprendre, un cœur brisé par une mortelle douleur. Le corps était campé droit et immobile contre les parois de la voiture, les mains inertes, l’œil fixe et sanguinolent, la respiration saccadée. Je demeurai préoccupé à un tel degré par cet étrange mystère, que le reste du trajet s’accomplit sans que j’eusse conscience du temps. Le train était arrêté depuis quelques instans sous la gare de Paris; mon compagnon demeurait immobile dans son coin, et j’hésitais à rompre le silence et à l’avertir que nous étions arrivés à destination, lorsqu’un valet de pied en petite livrée se présenta respectueusement à la portière. A sa vue, le voyageur parut reprendre ses sens, et, acceptant le bras que lui offrait le nouvel arrivant, descendit les degrés du marchepied. Je les eus bientôt tous deux perdus de vue au milieu de la foule.
Retenu toute la journée dehors par le soin de mes affaires, je ne rentrai au logis que vers minuit. Au milieu des agitations de la journée, le souvenir du drame du chemin de fer était complètement sorti de ma mémoire, lorsque le portier m’annonça qu’un « monsieur âgé » était venu me demander à plusieurs reprises, et avait en désespoir de cause laissé sa carte. La carte qui me fut remise était ainsi conçue : The Right Honorable Viscount Delamere G. C. B. Au bas du carton, une main tremblante avait tracé au crayon les mots : Will rail to morrow at 9 o’clock.
Tu sais la facilité de mon humeur, tu sais combien peu je suis propre à nourrir une vendetta à long terme; cependant, à la vue des noms inscrits sur la pâte porcelainée, mes griefs contre le futur visiteur se réveillèrent avec toute l’énergie du premier jour, et je fis le serment de n’accorder sous aucun prétexte un rendez-vous, demandé d’ailleurs avec un sans-façon tout britannique. Serment d’ivrogne, comme tu t’en doutes! Après une nuit passablement agitée, où je pesai et repesai avec la conscience d’un Minos les torts du vicomte Delamere et mes droits à une éclatante réparation, je me décidai à le recevoir, en me réservant de lui faire comprendre, par la froide dignité de mon accueil, combien j’avais été blessé de son inexplicable procédé.
Neuf heures sonnaient à la pendule de mon cabinet; je venais de placer sur mon bureau le paquet à l’adresse de lord Delamere. Rasé de frais, debout devant la cheminée, j’attendais mon visiteur dans une tenue fort imposante. Déjà, à plusieurs reprises, j’avais médité le petit salut de tête tout de circonstance avec lequel je me promettais d’entrer en matière, lorsqu’à ma grande surprise je reconnus, dans le vieillard auquel Bonhommé ouvrit les deux battans de la porte de ma chambre, mon compagnon du chemin de fer. Tout ce que le visage d’un homme peut exprimer de navrantes douleurs se lisait sur les traits crispés, dans les yeux rougis du nouvel arrivant.
— Monsieur, me dit-il d’une voix qu’un tremblement nerveux rendait presque inintelligible, il y a deux mois, vous avez eu la bonté, avec la courtoisie qui distingue votre nation, de faire envers moi une démarche de politesse à laquelle j’ai répondu par un procédé plein de hauteur. Vous voudrez bien peut-être aujourd’hui oublier mes torts en présence du terrible malheur dont je suis accablé.
On ne peut plus ému de ce préambule, je répondis par quelques phrases banales dont je te fais grâce.
— Je n’attendais pas moins de vous, reprit l’étranger; la douleur d’un père trouve toujours un écho bienveillant dans le cœur généreux d’un Français. Hélas! j’en ai déjà fait la cruelle expérience, n’est-ce pas un de vos plus braves généraux qui m’a transmis les dernières paroles de mon fils, frappé à mort sur le champ funèbre de Balaclava?
Je n’avais pas besoin, je t’assure, de ce titre du vicomte Delamere à la sympathie de tout cœur qui a battu d’une ardeur patriotique au récit des hauts faits du siège de Sébastopol, pour oublier les petites rancunes que j’avais pu conserver contre mon visiteur, et ne voir en lui qu’un homme cruellement éprouvé par quelque récent malheur, le père de ces hôtes excellens qui, dans ton lointain voyage, t’ont accueilli comme un vieil ami. Pauvres gens! les dernières nouvelles annonçaient-elles donc qu’ils avaient péri au milieu d’une de ces tueries dont le nord de l’Inde a été, dont il est sans doute encore le théâtre? Et toi-même, as-tu pu échapper à ces sanglantes catastrophes? Tu comprends les pensées funèbres qui m’assaillirent en cet instant, pensées qui ne m’ont pas quitté depuis.
Lord Delamere continua après une pause : — Pardonnez-moi ces paroles incohérentes; dans la douleur où je suis, mes idées se confondent! Tout entier à mon malheur, j’oublie que je dois vous expliquer l’étrange lettre dont vous voulez bien en cet instant ne pas garder souvenir.
Je ne pus ici qu’assurer de nouveau mon interlocuteur que j’avais compris du premier moment que, dans son court séjour à Paris, il n’eût pas eu le temps de recevoir ma visite; mais j’aurais pu m’épargner ces frais de rhétorique de salon. L’expression du visage de lord Delamere disait assez que mes paroles bourdonnaient à son oreille sans y produire plus d’impression que mes traits n’en avaient laissé la veille dans son souvenir.
Le vicomte poursuivit : — Hélas! c’est une histoire de tous les jours que j’ai à vous raconter, l’histoire d’un père qui a immolé aux préjugés de la naissance, à son orgueil offensé, les plus chers intérêts de son cœur. Cinq ans, bourreau de mon bonheur, je suis resté inflexible devant les tendres appels de ma fille. Cinq ans, entouré moi-même de toutes les jouissances de la fortune, j’ai condamné la malheureuse enfant à un exil lointain, sous des climats meurtriers, et il a fallu, pour ramener mon cœur aux sentimens de la nature, qu’une horrible catastrophe vînt frapper ces êtres précieux que je repoussais sans pitié. Je viens de vous en dire assez pour expliquer, sinon excuser ma conduite envers vous, et vous comprenez maintenant que je vous redemande, comme ce que j’ai de plus précieux au monde, ce dernier souvenir de ma fille que vous conservez depuis deux mois.
— Je me serais fait, mylord, un devoir de vous l’envoyer il y a longtemps, si j’avais su votre adresse; mais les renseignemens qui m’ont été donnés à l’hôtel Windsor étaient si vagues que je n’ai pas osé me dessaisir du paquet confié à mes soins. J’aurais un véritable plaisir à vous le remettre moi-même, continuai-je en prenant sur mon bureau l’enveloppe de toile cirée, si je ne le faisais en d’aussi douloureuses circonstances. Permettez-moi cependant de vous rappeler que les nouvelles de l’Inde sont bien contradictoires à cette heure. Les dépêches de la télégraphie électrique fourmillent d’erreurs, au milieu desquelles il est plus que difficile de discerner la vérité.
— Non, monsieur, le doute ne m’est plus permis ! Depuis le moment où hier un étranger m’a prêté dans le chemin de fer la feuille anglaise qui m’a appris la fatale nouvelle, jusqu’à deux heures de la nuit j’ai voulu croire que le massacre des habitans européens de Minpooree n’était qu’une vaine rumeur de journal; mais une dépêche télégraphique, que j’ai reçue dans la nuit de l’East-India-House, confirme dans tous ses détails le récit du Times. Ma fille, son époux, son enfant, sont tombés sous les coups de ces tigres à face humaine, et vous tenez en ce moment entre les mains tout ce qui me reste de ces tendres victimes de l’orgueil d’un père, ajouta le vieillard, qui se leva machinalement de son fauteuil pour recevoir le paquet que je lui offrais.
La pâleur répandue sur le visage de lord Delamere attestait assez les émotions et les remords de son cœur. D’une main tremblante il rompit les cachets qui scellaient l’enveloppe de toile cirée; mais en cet instant ses forces lui manquèrent tout à coup, ses jambes se dérobèrent sous lui, et il fut obligé de s’appuyer contre mon bureau. Je crus de mon devoir de lui abréger l’angoisse de la triste besogne qu’il avait commencée, et tirai moi-même de leur enveloppe de bois et de carton deux photographies d’une fort belle exécution. La première représentait une femme à la fleur de l’âge, dont les traits fins et délicats réalisaient la gracieuse description que tu m’as donnée de lady Suzann Hammerton, Un petit enfant de deux ans environ, aux cheveux bouclés, à la rieuse physionomie, vêtu d’un costume de highlander, avait servi de modèle pour la seconde. Les souvenirs qu’un visage aimé ravivèrent dans le cœur du vieillard inondèrent son cœur d’un torrent de douleur qu’il ne put maîtriser, et des larmes bienfaisantes coulèrent à flots le long de ses joues.
Quelques instans après, je reconduisis lord Delamere à sa voiture, et le quittai en lui demandant la permission d’aller le soir même lui rendre sa visite. Pauline, qui arrive de Mont à cinq heures, viendra avec moi. Les femmes ont de merveilleux secrets pour panser les plaies de l’âme, et je ne doute pas que la mienne n’accepte avec joie la mission consolatrice que je veux lui confier.
Voici bien du papier noirci ; ma lettre doit être à la poste dans une demi-heure, et je ne t’ai pas dit encore un mot des anxiétés de mon cœur à ton endroit. Cher ami, compagnon de mes jeunes années, que Dieu te protège, qu’il te rende bientôt à ta patrie, à ton vieil et affectionné cousin!
32, rue Neuve-des-Mathurins, Paris. Via Calcutta et Égypte.
Jongle de Deyrah, 18 mai 1857.
We keep the sabbath to day, mon bon vieil ami, et cependant je ne crois pas en outrager la sainteté en profitant de mon oisiveté pour te donner au long de mes nouvelles. Depuis ma dernière lettre, j’ai fait pas mal de chemin et de besogne. Tous mes amis de Minpooree, le major Hammerton, Utile Jimmy, le docteur Hall et moi-même, sommes réunis en déplacement de chasse dans la jongle de Deyrah, contrée chère ajuste titre au sportsman de l’Inde; quant à lady Suzann, elle avait quitté Minpooree avant notre départ pour aller assister à Nawabgunge, la grande station militaire des environs, au mariage d’une de ses jeunes amies. Depuis près de quinze jours, nous sommes installés sous la tente, où il fait chaud, je t’assure ; mais la nouveauté de cette existence, l’étrangeté de nos rencontres quotidiennes avec les plus beaux animaux de la création donnent à la vie une animation devant laquelle disparaissent les privations et les fatigues. Parler de mes privations et de mes fatigues, c’est un peu trop abuser du privilège d’exagération accordé aux voyageurs; je ramène donc les choses à la plus stricte réalité, en tirant à ton intention une photographie de notre établissement et de notre vie de tous les jours. C’est aux limites de la jongle qui s’étend vers le nord, à proximité d’un vaste tank, que nous avons planté notre camp, dont tu te représenteras difficilement l’importance et l’étendue. Avec tes idées rétrécies de comfort européen, tu ne te doutes pas probablement que trois chasseurs aient besoin d’une douzaine d’éléphans, d’autant de chevaux, et de quelque chose comme cent cinquante serviteurs : syces, cuisiniers, berats, khonsommahs, abdars, mistis, métors, et autres variétés de l’espèce domestique, j’allais dire de l’espèce humaine, sans lesquelles l’Européen ne saurait se déplacer en ces contrées lointaines.
Le camp se compose d’une grande tente (mess lent) où nous prenons nos repas, et de quatre tentes de moindre dimension. L’une d’elles, vide en ce moment, est destinée à un officier d’artillerie que nous attendons aujourd’hui ou demain. Les autres tentes qui servent de chambre à coucher à Hammerton, au docteur Hall et à moi-même, équipées uniformément et avec une grande simplicité, ne laissent cependant rien à désirer au point de vue du comfort de leurs hôtes. Mon ameublement se compose d’un lit de fer, d’un lavabo portatif à cuvette de cuivre, d’une table à pliant, et, en guise de commode, de pettarahs (boîtes d’étain qui renferment nos effets de toilette). Sous un auvent de toile, au côté droit de la tente, mon noir serviteur, accroupi, n’attend qu’un signal pour apparaître le feu ou le billatee-pannee (soda-water) à la main. Le soleil est dissimulé sous un épais manteau de nuages; aussi, quoique ma montre marque bien près de neuf heures, je n’ai pas encore senti le besoin de faire placer à la porte les tatties, sorte de paravens en vétiver, et qui, incessamment arrosés par un homme affecté exclusivement à ce travail, conservent sous la tente une fraîcheur délicieuse. J’embrasse en ce moment du regard une scène des plus originales, que je prendrai la liberté de décrire pour ton instruction.
Notre meute d’éléphans est répandue sur les bords et au milieu des eaux du tank dans les attitudes les plus diverses. Celui-ci, immobile sur ses jambes au bord de l’eau, la trompe perpendiculaire, semble pêcher à la ligne. Au profond du bassin, en voici un autre qui s’amuse malicieusement à disparaître sous les eaux, en entraînant avec lui son mahout cramponné à ses oreilles. Sur la droite, mon compagnon de sport, l’Ami-de-la-Lune, l’un des plus vaillans de la bande, et qui comme tel m’est échu en partage dans nos expéditions, l’Ami-de-la-Lune, dis-je, savoure le dolce far niente du bain avec autant de sybaritisme que pourrait le faire un vieux Turc. Couché sur le flanc, l’air languissant, la pose voluptueuse, il cueille de sa trompe l’eau à la surface pour la faire voltiger en gerbes autour de lui en manière de passe-temps, tandis qu’un mahout et un syce, la pierre ponce à la main, lui labourent énergiquement les côtes. Je pourrais continuer ici mon énumération à la manière classique et te donner les noms de ces courageuses bêtes, véritables amis de l’homme : le Fils-du-Rajah, l’Etoile-du-Matin, la Pomme-Grenade, célèbre entre tous par la régularité et l’épaisseur du bouquet de poils qui termine sa queue, l’une des plus grandes beautés qu’un éléphant puisse posséder aux yeux des natifs : t’en serais-tu jamais douté, profane? Mais je ne veux pas abuser du genre descriptif et termine le tableau par un crayon du cortège de master Jimmy, qui rentre en ce moment de sa promenade du matin. A la tête du petit cheval, un syce qui le conduit par la bride; au côté droit de la selle, le fidèle Bukt-Khan soutient son petit maître d’une main pleine de sollicitude; au côté gauche, un porteur d’ombrelle, l’arme au vent. Le poney s’est arrêté à la porte de la tente, et Jimmy, m’envoyant Force baisers, m’a crié de sa voix enfantine : Frenchman sahib, salam ! puis le cortège s’est remis en marche, suivi à distance d’une ayah qui ne porte rien, à l’instar du page au convoi de M. de Marlborough. Il est grand temps de te dire quelques mots de nos plaisirs cynégétiques, pig sticking et chasse à tir. Si nous n’avons pas encore eu des succès pareils à ceux du docteur Hall, qui, dans son déplacement de l’année dernière, en ces mêmes parages, a tué dix-neuf tigres, nous ne pouvons pas trop nous plaindre : vingt-trois pigs (cochons sauvages) embrochés à la lance, un effectif respectable de daims, floricans, poules sauvages, perdrix, deux paons! et enfin hier, jour solennel, pour moi surtout, un premier tigre, avec les épisodes de chasse les plus émouvans. Le tigre nous avait été signalé dans une partie de la jongle assez éloignée du camp, et d’un si difficile parcours qu’Hammerton hésita longtemps avant de nous mener à sa recherche. Nous n’étions pas en chasse depuis une heure que les dangers du terrain nous furent révélés par un accident assez curieux. La ligne d’éléphans était arrivée au bord d’un nudlah (fossé vaseux) de mauvaise apparence, et l’un des mahouts, avec l’irréflexion si commune chez les natifs, entreprit de le faire traverser à sa monture. L’éléphant se refusa d’abord à tenter cette épreuve; mais bientôt, ramené à l’obéissance à coups de pique, il entra dans le fossé le front en sang. Dès les premiers pas, on put juger du sort qui l’attendait. En effet, avant d’avoir atteint le milieu du fossé, le pauvre animal était cloué, incapable de mouvement, dans la vase qui lui montait jusqu’à mi-jambe. La situation était critique, car il n’est pas rare de voir des hommes et des animaux disparaître dans ces bourbiers; mais la sagacité de l’éléphant ne se démentit pas dans cet instant suprême. Comme s’il eût compris qu’en se débattant il n’eût fait qu’aggraver en vain sa position, il se coucha sur le flanc, se contentant de suivre d’un œil intelligent les préparatifs de secours que nous organisions sur les bords du nullah. Mahouts, syces et chasseurs travaillaient à l’envi à lier des fascines que l’on jetait sous la tête de l’animal, en vue de donner quelque solidité au terrain. Pendant une longue demi-heure que dura ce travail, l’éléphant, comme bien convaincu de nos excellentes intentions à son endroit, ne donnait signe de vie que pour tâter légèrement du pied le lit de fascines déposé devant lui, ne voulant risquer qu’à bon escient un effort suprême et libérateur. Le docteur Hall, sportman exercé, eut encore l’idée d’un autre moyen de sauvetage. Sur son ordre, un syce enroula sous le corps de l’éléphant embourbé une corde dont il vint passer une des extrémités dans l’anneau de la trompe de l’Ami-de-la-Lune, le plus fort et le plus intelligent de la bande. La mission qui venait d’être confiée à la sagacité de mon porteur n’était pas au-dessus de son intelligence; aussi fut-ce avec étonnement qu’on le vit manifester une mauvaise volonté inaccoutumée, et, malgré le commandement de son mahout, laisser tomber la corde de sa trompe. Un violent coup de pique fut le juste châtiment de cette apparente désobéissance, et l’Ami-de-la-Lune, sensible à cet outrage, enlevant le filin par un coup de tête, le fit voler en éclats avec la même facilité que j’aurais eu à briser un léger fil de soie. Au toucher de la corde, l’intelligent animal avait compris qu’elle n’était pas assez forte pour soulever le poids de son camarade. Cet avertissement profita au docteur Hall, qui fit immédiatement croiser un triple filin sous le corps de l’éléphant en détresse. Sans témoigner une juste rancune pour un mauvais procédé, l’Ami-de-la-Lune, lorsqu’on lui remit la nouvelle corde, la tendit, comme pour se rendre compte de sa puissance de résistance. Satisfaite sans doute de cette expérience, la prudente bête, sans attendre les ordres de son mahout, se prit à haler vigoureusement, et sans saccades. Averti, par la tension du filin, du secours opportun qui lui était prêté, l’éléphant embourbé, par un effort vigoureux, se remit sur jambes, traversa d’un pas discret le pont de fascines, et reprit pied sur la terre ferme, à notre plus grande satisfaction.
La fortune parut vouloir nous tenir compte de ces labeurs, car nous nous étions à peine remis en chasse, que, comme à un signal, tous les éléphans de la ligne faisaient entendre le cri d’alarme et repliaient prudemment les anneaux de leurs trompes. Ces préparatifs de combat dénoncent le voisinage de l’ennemi avec tout autant de certitude que l’arrêt du chien le voisinage du gibier. Bientôt en effet nous vîmes dans une clairière le tigre qui se retirait au petit pas devant la ligne des chasseurs, et trois coups de fusil accompagnèrent sa retraite. Toute cette scène passa comme une apparition devant mes yeux éblouis, et je ne me rendais pas encore bien compte que je venais de saluer le roi des jongles dans son domaine, lorsqu’à la voix puissante d’Hammerton, notre escadron se mit d’une vive allure à la poursuite de l’ennemi. C’était, je te l’assure, un étrange spectacle, et le crayon d’un maître pourrait seul reproduire cette charge de grosse cavalerie dans toute l’acception du mot : les gestes passionnés des mahouts, l’ardeur guerrière de nos montures, les convulsions des arbres déracinés sous leurs pas, les efforts désespérés de nos porteurs d’ombrelles, cramponnés dans une position d’équilibre instable au dos des houwdahs. Je dois ajouter, pour être vrai, qu’au bout de cinq minutes je voyais avec une intime satisfaction l’Ami-de-la-Lune et ses confrères modérer leur allure, car mes trois fusils et moi-même avions eu notre bonne part de sauts et de soubresauts dans ce steeple-chase improvisé. Les taches de sang que nous rencontrions incessamment indiquaient la route suivie par le pauvre monstre, fort écloppé sans doute, car en général les tigres blessés chargent résolûment leurs adversaires. Alléchés par la détresse évidente de notre ennemi, nous continuâmes à suivre ses pas, nous attendant à chaque instant à le voir surgir devant nos fusils. Deux heures s’écoulèrent inutilement dans cette recherche pleine d’anxiétés. Le soleil commençait à descendre à l’horizon, lorsque nous arrivâmes à un inextricable fourré de lianes, de palmiers-nains, de bambous, sorte de citadelle végétale, dans les profondeurs de laquelle il y avait toute chance que notre ennemi eût trouvé un asile. Nous atteignions à peine les limites de cette enceinte, que les rugissemens terribles qui saluèrent notre approche ne nous permirent plus de douter du voisinage de l’ennemi. Fatigue d’une course de deux heures, satiété des émotions du sport, poltronnerie peut-être, je constate, sans me charger de l’expliquer, l’impression profonde que ces accens caverneux produisirent sur les éléphans, qui complétèrent un demi à droite, et s’en allèrent, comme Jean, par où ils étaient venus, plus vite même qu’ils n’étaient venus. Inutile d’ajouter que l’Ami-de-la-Lune se montrait digne de sa vieille renommée, et restait immobile aux abords de la jongle, en compagnie de deux ou trois vieux routiers de la bande. A trois reprises, les fuyards furent vigoureusement ramenés, et l’on essaya d’enlever d’assaut le terrible rempart d’épines; à trois reprises aussi, la colonne de brèche fut repoussée par ces terribles rugissemens, dont l’orchestre le plus cuivré ne saurait reproduire les intonations prodigieuses. Il fallait définitivement renoncer à battre cette maudite jongle au moyen des éléphans, et, pour terminer victorieusement la lutte, trouver un moyen de débusquer le tigre de son repaire. Ce fut en vain toutefois que Bukt-Khan s’élança du howdah où il avait pris place derrière son maître, et s’avança bravement dans le fourré pour y lancer des poignées de chinese-crackers[1]. Comprenant sans doute les dangers qui l’attendaient en terrain découvert, le tigre s’obstinait à ne pas franchir les limites de son impénétrable asile.
— Qu’en dites-vous, monsieur? me dit le docteur Hall d’un air passablement narquois. Il faut perdre la peau, ou aller la chercher nous-mêmes.
— Je dis que je suis prêt à vous suivre, repris-je non sans penser que nous allions assez légèrement nous mettre dans la gueule du tigre, sinon du loup.
— Apportez les échelles! continua le docteur, interpellant en langage natif le serviteur préposé à la garde de ce meuble indispensable. Le noir domestique, fidèle interprète des lois de la civilité puérile et honnête, me présenta l’échelle, et je venais d’en franchir les premiers degrés, lorsqu’un rugissement terrible se fit entendre; il y eut ensuite un moment de silence, puis une voix victorieuse jeta aux échos le cri de hallali.
— Dix contre un, dit Hammerton, que cet enragé de Bukt-Khan vient encore de faire des siennes!
Et en effet, profitant d’un moment où son maître avait le dos tourné, Bukt-Khan, armé d’une lance et d’un bouclier, s’était glissé sous la jongle comme un serpent, et, arrivé près du tigre en rampant, l’avait frappé au cœur du fer de sa pique. Dix natifs se précipitèrent à l’envi au plus épais du fourré et rapportèrent bientôt le corps inanimé de notre adversaire. C’était un jeune mâle de trois ans environ, me dit le docteur Hall, fort expert en ces matières. Il mesurait onze pieds neuf lignes du museau à l’extrémité de la queue. Tu verras sa peau un de ces jours, car je compte l’offrir en présent à Pauline. Alors et seulement alors je compris combien j’avais eu chaud et soif pendant les deux dernières heures, et vidai coup sur coup trois bouteilles de soda-water. A ta santé, cousin!
Es-tu fatigué de ces récits? Mon amour-propre d’auteur et d’acteur veut croire que non; aussi, pour les compléter, te conduirai-je sous le mess tent le soir même de cette victoire, au moment du pass-wine. Hall, Hammerton et moi, nous sommes comfortablement installés autour d’une table qui nous offre les ressources variées d’un dessert appétissant, d’un haut-brion distingué et d’excellens cheeroots no 2.
— Vous avez admiré l’audace de Bukt-Khan, dit Hall m’interpellant directement. Le drôle n’en fait jamais d’autres. Une fois qu’il a flairé le tigre, impossible de le tenir en laisse : il faut qu’il rapporte.
— Il devrait pourtant, interrompit Hammerton, savoir mieux qu’un autre ce qu’il en coûte de se trouver à portée des griffes d’un tigre. Dix ans n’ont pas effacé de son épaule droite la terrible blessure qu’il a reçue d’un tigre agonisant quand il chassait avec moi sur les territoires du Nizam; mais ni l’expérience, ni mes remontrances, ni mes ordres n’ont jamais pu modérer son ardeur, et quant à user de sévérité, le priver de m’accompagner aux jours de sport, son plus grand plaisir, je n’en ai vraiment pas le courage.
— Il est de fait que sa fidélité mérite toute votre indulgence, reprit Hall; j’en peux parler savamment. L’année dernière, lors de la maladie de little Jimmy, lady Suzann elle-même ne prodiguait pas au petit malade des soins plus tendres que ce colosse à moustaches d’une aune et à figure d’anthropophage. Six semaines il a eu la constance de renoncer à son howkah de crainte d’apporter, en rentrant dans la chambre du cher enfant, une senteur nuisible !.. — Le docteur poursuivit en s’animant : Bukt-Khan, monsieur, est une des variétés les plus intéressantes de l’espèce indienne, le serviteur du bon vieux temps, dont le dévouement primitif ne le cède en rien au dévouement des Caleb et des Vendredi. Hammerton aurait commandé ce soir à son féal serviteur, entre la poire et le fromage, de nous expédier tous deux dans la nuit pour l’autre monde, que ni l’un ni l’autre nous ne verrions demain la lumière du soleil. Les ordres de son maître sont sacrés pour Bukt-Khan ; son maître, c’est son fétiche, son gooroo. Je me hâte d’ajouter, pour ne pas vous donner une idée trop avantageuse de la race indienne, que Bukt-Khan est unique en son genre, et que vous pourriez chercher de Peshawur à Calcutta sans trouver son pareil. Le sentiment de la reconnaissance n’existe pas plus dans le cœur de l’Indien que le mot dans sa langue. Aussi, pour vous éviter de cruelles désillusions, pénétrez-vous de cette vérité, que le bien que vous semez autour de vous ne produira jamais qu’une récolte de noire ingratitude. En voulez-vous un exemple ? Vous avez peut-être remarqué un ryot qui, au moment du départ pour la chasse, m’a retenu un assez long temps au seuil de ma tente ?
— Ah ! ah ! toujours le ryot qui vous réclame ses honoraires de malade ! interrompit Hammerton avec un sourire.
— Monsieur ne connaît pas cette anecdote, reprit vivement le docteur en homme qui sent le besoin de motiver la nouvelle édition d’un récit familier à son auditoire.
— Vous n’avez pas besoin d’excuse ; l’anecdote est curieuse, et, sans compliment, vous la narrez fort bien, dit le major avec un imperturbable sérieux.
Sans se faire prier davantage, le docteur poursuivit : — En revenant l’année dernière à Minpooree d’un petit voyage à quelques milles de la station, dans l’obscurité de la nuit mes deux bérats de devant culbutèrent sur un objet placé en travers de la route. Une fois sorti de la bagarre, je reconnus que l’obstacle n’était rien autre chose qu’un homme qui se tordait sous les premières atteintes d’une violente attaque de choléra. Sans perdre de temps, j’administrai au moribond une dose de laudanum, et pour compléter ma bonne action, lui cédant ma place dans le palki, regagnai la station à pied. Grâce à un traitement énergique, à huit jours de là le moricaud était sur jambes ; mais ce fut au bout d’un mois seulement que, voyant qu’il engraissait à vue d’œil, je me résolus à lui faire comprendre qu’il n’avait plus besoin de mes services médicaux et pouvait rentrer dans ses foyers. Savez-vous ce qu’il répondit à cette ouverture ?… A peu près ceci : Que je lui avais sauvé la vie pour mon plaisir, et qu’en bonne justice, sous peine de manquer aux obligations que j’avais contractées envers lui, je lui devais les moyens d’en soutenir le fardeau !... Jamais bastonnade n’eût sans doute été mieux appliquée que sur le dos de cet impudent personnage ; il me sembla cependant plus original de jouer mon rôle de dupe jusqu’au bout, et d’acheter par un backshih le départ de l’hôte importun. Ajouterai-je que ce nouvel acte de condescendance n’a fait qu’encourager le drôle dans ses prétentions, et qu’il ne manque jamais deux ou trois fois l’an de venir me rappeler ses incontestables titres à ma gratitude? Voilà les natifs, monsieur : incapables de croire à un acte de générosité désintéressée ! Le droit du plus fort est le seul que leur nature pervertie reconnaisse; le gouvernement du sabre, le seul gouvernement qu’ils puissent comprendre et respecter. Aussi ne suis-je pas sans crainte lorsque je vois nos hommes d’état hésiter à sévir contre l’insubordination, tranchons le mot, la révolte des régimens de Berhampoore et de Barrackpoore, et tous les officiers du service qui ne sont pas des échappés de Bedlam ou d’Exeter-Hall, — je ne fais pas de différence, — sont de mon avis. Il ne faut pas plus que la faiblesse avec laquelle on temporise à Calcutta avec les cipayes rebelles des 35e et 39e pour faire couper le cou un de ces beaux matins à tout ce qu’il y a d’Européens dans l’Inde!
— Vous voilà encore avec vos sombres pronostics. Hall! interrompit Hammerton.
— Et croyez-vous, Hammerton, croyez-vous, dites-le-moi la main sur la conscience, que l’avenir ne soit pas chargé des plus sombres nuages? reprit le docteur en regardant fixement entre les deux yeux son interlocuteur.
— Pour vous répondre très franchement, je ne saurais nier qu’il n’y ait une grande inquiétude dans le pays; mais c’est la loi fatale de notre puissance dans l’Inde. Depuis un siècle qu’elle existe, jamais nous n’avons joui d’une période de dix ans de paix. Nous sommes en 1857, la seconde guerre du Pendjab a neuf ans de date, nous devons donc nous attendre à quelque explosion ; mais de quel côté viendra-t-elle? C’est là la question! Il ne me surprendrait pas que les habitans de l’Oude profitassent de la saison des pluies pour prendre les armes. Quant à une insurrection de l’armée du Bengale,., allons donc! la chose ne vaut pas la peine d’être discutée, c’est de la fantasmagorie triple.
— Dieu me garde, Hammerton, de vouloir jouer devant notre hôte le rôle de prophète de malheur! reprit le docteur avec une grande solennité; mais, je vous l’ai dit, je vous le répète, si l’on ne se décide pas à faire un grand exemple, à décimer, oui, décimer. c’est le vrai moyen, la brigade de Barrackpoore, avant six mois toute l’armée du Bengale sera en insurrection. L’esprit de sédition court les bazars et les campemens militaires. En doutez-vous pour un instant? Aujourd’hui, sous prétexte de caste, les cipayes refusent la cartouche Enfield; demain ils auront découvert que le contact des officiers européens menace leur salut dans l’autre monde, et ils prieront très respectueusement le gouvernement de nous mettre à la porte pour nous remplacer par de huileux subadars. Des prophéties circulent, vous les avez eues entre les mains tout comme moi, qui annoncent que 1857, la centième année de la puissance anglaise dans l’Inde, en sera la dernière; mais qui songe à poursuivre les auteurs de ces pamphlets incendiaires, qui peuvent avoir une telle influence sur l’esprit superstitieux des natifs? Ce n’est ni vous, ni moi, ni le gouvernement, qui a bien autre chose à faire. Voilà pour les intrigues qui agitent les bas-fonds de la société indigène. Quant aux classes élevées, croyez-vous que les princes dépossédés, malgré les listes civiles extravagantes que nous leur payons, ne soufflent pas de tous leurs poumons pour attiser le feu de la révolte? L’esprit de sédition est partout, et nos moyens de répression, quels sont-ils? Nos troupes européennes, les seules sur lesquelles nous puissions compter, sont moins nombreuses aujourd’hui qu’elles ne l’ont jamais été : les natifs ne le savent que trop, et c’est là le secret de leur audace. Pas un régiment européen sur tout le parcours du Great-Trunk-Road de Calcutta à Meerut! pas un soldat blanc pour garder l’immense arsenal de Delhi! L’imprévoyance anglaise n’atteint-elle pas ici les limites de la folie?... Pas de police militaire, pas plus au reste que de police civile, pour vous mettre sur la trace des complots qui se trament dans l’ombre! En voulez-vous une preuve? Voici ce qui a été dernièrement découvert à Barrackpoore, ainsi que me le mande Smith, l’aide-de-camp du brigadier : en 1826, un brahmine de haute caste, chef de la révolte du 47e régiment, fut pendu au bord du grand Tank. A la place où fut dressée la potence s’élève aujourd’hui un banian sacré, objet de la vénération des fidèles! Et ce n’est pas tout, les vases de cuivre du pendu, les petits instrumens de son métier, encensoirs et autres, étaient encore gardés religieusement, il n’y a pas plus de quinze jours, dans le corps de garde de Barrackpoore, et adorés, comme les reliques d’un saint, par nos loyaux cipayes !
— De la véracité de tout ce que vous venez de dire. Hall, je suis aussi pénétré que vous, reprit Hammerton d’un air pensif, plus pénétré même que vous, car en des jours de crise votre personne seule serait exposée, et moi je suis époux, je suis père... — Il poursuivit après une pause : — Et cependant je ne crois pas que ces misérables cipayes, je les ai vus au feu et je sais ce qu’ils valent, je ne crois pas, dis-je, que ces misérables cipayes puissent arrêter la course victorieuse de l’étoile de la vieille Angleterre. J’ai confiance en la bravoure de nos soldats européens, j’ai confiance en ces hommes de la vieille école qui sauront porter haut et ferme au milieu des dangers le drapeau de notre glorieuse reine. Les deux Lawrence, Outram, Chamberlain, ces hommes-là valent des armées, et quels que soient les périls dans lesquels des demi-mesures nous auront fait tomber, leur courage éprouvé saura nous en tirer... Voici une bien longue, bien sérieuse conversation, mon cher hôte, et il ne nous reste qu’à nous excuser, Hall et moi, de vous l’avoir fait subir, car il est bien décidément inutile d’attendre Jones, qui ne viendra pas ce soir, comme il nous l’avait promis.
En cet instant, l’on entendit un bruit confus de voix au dehors de la tente, et un domestique en franchit le seuil pour remettre à Hammerton une lettre qu’un péon venait d’apporter de Nawabgunge. Le capitaine Jones annonçait en quelques lignes à son ami que les bruits d’une insurrection à Meerut, en circulation depuis quelques jours, avaient pris tout à coup une telle consistance que le brigadier commandant à Nawabgunge lui avait refusé la permission de venir nous rejoindre.
— Que dites-vous de tout ceci? fit Hall, rompant le silence solennel avec lequel nous avions accueilli ces graves nouvelles.
— Je dis qu’il ne peut y avoir un mot de vrai dans ces bruits, reprit Hammerton, par la grande raison que nous avons à Meerut une force européenne respectable, le régiment des riffles et celui des carabiniers. Si Jack cipaye médite de funestes projets, il ne commencera pas bien certainement par mettre le feu aux poudres dans une station aussi bien gardée que Meerut.
— Depuis vingt-cinq ans que je suis au service de Old John Company, interrompit Hall, j’ai toujours remarqué que pour pénétrer les plans des natifs, il fallait bien se garder de prendre le bon sens pour guide. Annoncez l’improbable, l’impossible, lorsqu’il s’agit d’éventer les machinations de cette maudite engeance, et je parie cent contre un que le fait accompli viendra vérifier vos prédictions. Aussi, Hammerton, suis-je loin d’être aussi rassuré que vous l’êtes. Je crois sincèrement que le 11 mai l’on a joué à Meerut le premier acte d’un grand drame dont Dieu seul sait si nous verrons la fin; ce qui ne doit pas nous empêcher de dormir encore, cette nuit du moins, sur nos deux oreilles. Messieurs, bonsoir...
Au moment où je venais de reproduire à ton intention ce dialogue qui m’a vivement frappé, Hammerton est entré sous ma tente pour m’annoncer que des nouvelles ultérieures, arrivées ce matin, ne lui laissaient plus aucun doute sur la gravité des événemens de Meerut, et l’obligeaient à se rendre immédiatement à son poste. Quant à moi, je me mets en route, sous la conduite de Bukt-Khan, au coucher du soleil pour Nawabgunge. C’est un voyage de cent cinquante milles environ, dont je ferai la première partie à des d’éléphant, mode de locomotion assez primitif; mais grâce à un express qui va partir à l’instant, je trouverai un dawk préparé à mi-chemin. J’ai voulu d’abord refuser les services du fidèle serviteur d’Hammerton, mais mon hôte m’a fait observer qu’en tout état de choses Bukt-Khan devait partir pour Nawabgunge où il va se mettre aux ordres de lady Suzann, qu’il ramènera immédiatement à Minpooree. Impossible donc de refuser cette nouvelle preuve de l’affection de mon excellent hôte. Aussi tu comprendras sans peine la profonde tristesse qui s’empara de moi lorsque je lui fis mes adieux. En m’éloignant de ce noble représentant de la race européenne en ces contrées lointaines au milieu de si lugubres circonstances, une véritable tristesse oppressait mon cœur; il me semblait que je quittais un vieil ami. Je n’ai pas éprouvé un moindre chagrin à me séparer de little Jimmy. L’affection que ce cher enfant m’a témoignée dès le premier jour m’a pénétré jusqu’au fond de l’âme. Croirais-tu que le cortège de mes amis était déjà à une assez grande distance des tentes, que le cher petit, la tête à la portière du palanquin, dans lequel il avait pris place entre les genoux de son père, me saluait de la main en me criant en signe d’adieu : Frenchman snhib, salam ! — Street little boy! le reverrai-je jamais? Au diable les idées noires!
L’express qui va commander mon dawk doit, suivant toute probabilité, rejoindre le courrier qui porte la prochaine malle; aussi je termine à la hâte cette longue lettre. Je sais combien tu es prompt à t’inquiéter à mon endroit, et je ne peux me dissimuler que l’insurrection de Meerut aura un sinistre retentissement en Europe. Je veux donc que tu saches à n’en pas douter, et le plus tôt possible, que le 18 mai, à deux heures de l’après-midi, j’étais sain de corps et d’esprit, et à toi de cœur comme toujours.
HENRI.
Nawabgunge, 6 juin 1857.
Comme je te l’ai promis dans ma dernière lettre, mon cher ami, je ne laisserai pas partir cette malle sans te donner de mes nouvelles. Ta tendresse éprouvée, la gravité des événemens qui se passent autour de moi me sont un sûr garant que mes lettres, quelque rapprochées qu’elles soient, seront toujours les bienvenues entre tes mains. Grâce au ciel cependant, je n’aurai point à te parler de mes dangers. Jusqu’ici, ma bonne étoile de voyageur a pris soin d’éloigner de ma route toutes ces scènes de carnage dont les journaux te donneront le palpitant récit; je n’ai pas même encore senti l’odeur de la poudre, et je t’écris en ce moment d’une retraite qui défierait au besoin toutes les forces rebelles de l’Inde. Inutile d’ajouter que je ne quitterai qu’à bon escient le fort de Nawabgunge, car, comme dit je ne sais plus quel vaudeville, je ne me consolerais de ma vie de laisser mes os dans ce voyage d’agrément, si bien commencé, et qui se termine au milieu des catastrophes d’un drame militaire dont nul ne saurait prévoir la fin. Je me laisse entraîner ici à l’exagération du moment. Prévoir la fin de cette insurrection sans chef, sans drapeau, c’est chose facile; mais qui pourrait dire les crimes de lèse-humanité qui ensanglanteront cette sombre page de l’histoire de l’Angleterre? Il nous est arrivé ici des relations authentiques des massacres de Delhi et de Meerut qui font dresser les cheveux sur la tête, et justifient, et au-delà, mon antipathie instinctive pour cette horrible race jaune; mais de ceci plus au long tout à l’heure : je reprends l’ordre chronologique des faits.
Parti du camp le 18 au soir en compagnie de Bukt-Khan, montés tous deux sur le dos hospitalier de l’Ami-de-la-Lune, j’ai trouvé, comme je l’espérais, un palanquin à mi-chemin et des relais de bérats échelonnés aux diverses stations de la route. J’aurais fait en un mot un voyage assez agréable, si les deux derniers jours je n’avais été assailli par les vents chauds, phénomène atmosphérique inexpliqué, et dont je ne puis te donner une meilleure idée qu’en disant que, si, fermant les yeux, vous exposez vos mains à l’action de ce souffle dévorant, vous pouvez croire que vos doigts sont à la bouche d’un brasier ardent. Je ne saurais terminer l’esquisse de mon voyage sans dire un mot des attentions et des soins que le fidèle Bukt-Khan n’a cessé de me prodiguer. Grâce à son incessante sollicitude, j’ai pu jouir aux bungalows de la route de tous les comforts dont ces établissemens sont susceptibles : des tatties bien arrosées, de l’eau tiède, la poule grasse, ou prétendue telle, de la basse cour!
Arrivé à Nawabgunge le 24 vers trois heures de l’après-midi, j’établis mon domicile au dawk-bungalow, et envoyai Bukt-Khan porter à lady Suzann des nouvelles de son mari et de son fils, me promettant pendant son absence de prendre une légère compensation des insomnies des nuits précédentes. Je venais à peine de fermer les yeux, que Bukt-Khan était de retour, porteur d’une lettre qui m’était adressée par le commissioner du district, hôte de lady Suzann. Dans cette lettre, ce haut fonctionnaire s’excusait de ce que ses devoirs multiples en ce jour solennel ne lui permissent pas de venir me rendre visite au bungalow, et me priait d’assister au bal qu’il donnait le soir même en l’honneur de l’anniversaire de la naissance de sa majesté la reine Victoria. A huit heures, après un assez modeste dîner, toujours la poule maigre ! cravaté de blanc, dans la tenue noire la plus correcte, je montais dans un gharri de louage qui devait me conduire à la villa du commissioner, située à peu de distance des lignes du régiment natif attaché à la brigade de Nawabgunge.
Lady Suzann me reçut avec la bonne grâce qu’elle possède à un si haut degré, et, me prenant sous son patronage, m’introduisit aux diverses notabilités de la station. Tu comprends que mes premières paroles furent pour demander des nouvelles des événemens de Meerut, dont je n’avais pas entendu parler depuis mon départ de la jongle; mais je ne reçus que des réponses évasives, comme si, par un accord tacite, il avait été convenu entre les invités de ne pas jeter l’ombre d’un si triste sujet sur les joies de cette fête. Sans pouvoir rivaliser par le nombre avec un raout élégant de Londres ou de Paris, l’assemblée était nombreuse : une demi-douzaine de rajahs faisaient acte de loyauté en promenant dans les salons leurs beaux diamans, leurs robes de mousseline et leurs figures de pain d’épice. Des officiers en brillant uniforme, des civilians et des planteurs en habit noir, quelques jeunes misses nouvellement arrivées d’Europe, ainsi que l’attestaient les fraîches couleurs de leurs visages, formaient les traits principaux du tableau, que je complète par deux mots de la bande du régiment natif : un assez mauvais orchestre, composé de half-castes en uniforme ventre de biche, galonné de jaune, où l’on retrouvait de frappantes ressemblances avec les singes musiciens échappés il y a quelque vingt ans au spirituel crayon de Granville.
Dominé par un sentiment de tristesse involontaire, il me semblait reconnaître sur tous les visages l’influence des sombres pensées qui agitaient mon cœur. Un détail assez insignifiant me frappa vivement. Adossé à l’encoignure d’une porte, je suivais de l’œil un quadrille, lorsqu’en me détournant pour livrer passage à un couple retardataire, mes yeux tombèrent machinalement sur le brigadier et le capitaine Jones de l’artillerie, qui, retirés dans un coin de la verandah, comparaient leurs montres. J’étais en train de bâtir sur ce simple incident une pyramide de conjectures, lorsque lady Suzann s’approcha de moi, me prit le bras, et me dit : — Parlons français, et menez-moi prendre une tasse de thé. — Assez surpris de ce début, je m’inclinai en signe d’assentiment, et nous descendîmes l’escalier sans mot dire. Au lieu de diriger ses pas vers la salle du buffet, où une demi-douzaine de noirs konsommahs distribuaient d’une main libérale le thé, les sirops et les sandwichs, lady Suzann me fit traverser le vestibule et entra sous la galerie inférieure et extérieure de la villa.
— Je ne vous ai pas imposé un trop grand sacrifice en vous enlevant à la danse, me dit ma compagne; nous aurons ici beaucoup plus d’air, beaucoup moins de cette horrible musique, et serons en un mot beaucoup mieux, vous pour entendre, moi pour vous dire l’épreuve à laquelle je vais mettre votre amitié pour moi et les miens.
— Vos bontés, lady Suzann, l’amitié qu’Hammerton m’a témoignée, ont laissé dans mon cœur un souvenir ineffaçable, et je suis heureux que vous puissiez mettre à contribution mes services.
— C’est ce dont je suis si bien convaincue, que je n’hésite pas à aborder avec vous un sujet bien pénible pour mon cœur. — Lady Suzann poursuivit après une pause : — Le vicomte Delamere, mon père, dont le nom est haut placé dans l’aristocratie anglaise, avait rêvé pour sa fille une place plus élevée encore ; aussi depuis cinq ans ne m’a-t-il pas encore pardonné un mariage qui a ruiné ses espérances. Mes appels les plus tendres, l’intervention de ses amis n’ont pu fléchir son implacable courroux. Dernièrement, pour mettre sous ses yeux le portrait de son petit-fils, j’ai dû, par un innocent subterfuge, avoir recours à votre obligeance et employer le ministère d’un de vos amis; mais si je connais bien cette implacable volonté, je n’ose espérer que les traits de l’innocent chérubin aient pu la faire fléchir. S’il ne s’agissait que de moi, de mes intérêts, j’accepterais ce châtiment mérité en silence, car aujourd’hui je n’hésiterais pas plus que je l’ai fait il y a cinq ans à unir mon sort à l’époux de mon choix, malgré la volonté de mon père. Tout le bonheur dont le plus tendre des hommes peut embellir la vie d’une compagne adorée, Hammerton me l’a donné, et je n’échangerais pas ma place à son foyer pour le trône de la reine d’Angleterre; mais il s’agit des intérêts de mon fils, de son avenir. Je me suis décidée à envoyer little Jimmy sans retard en Europe, et aussitôt de retour à Minpooree, j’obtiendrai d’Hammerton qu’il se résigne à ce sacrifice nécessaire dans l’intérêt de la santé et de l’éducation de notre enfant. Je rougis de le dire, il balbutie à peine quelques mots d’anglais, vous le savez, et serait incapable de dire le nom de son père. Puis-je compter que, loin des siens, mon fils trouvera toujours en vous un protecteur, un ami? — Tu comprends que cet appel d’une mère ne me trouva pas insensible, et qu’en quelques mots partis du cœur je m’engageai à me montrer digne de la confiance dont m’honorait cette noble femme.
— Votre promesse, reprit lady Suzann d’une voix émue, me rend bien heureuse. Depuis que je connais les terribles événemens de Meerut, vous ne savez pas à quel point je suis préoccupée du sort de ce pauvre petit, que les hasards de la guerre peuvent laisser sans soutien.
— Fier comme je le suis de l’affection dont vous venez de me donner une irrécusable preuve, permettez-moi de vous reprocher ces idées noires, que rien ne semble justifier. Une infime fraction seulement de l’armée du Bengale a trahi son drapeau, mais le grand nombre des régimens reste, il restera fidèle aux maîtres dont il mange le sel. Ici même, ou les apparences sont trompeuses, ou personne ne suspecte le bon vouloir du régiment indigène dont nous pouvons, des fenêtres de cette maison, apercevoir les lignes...
Pour toute réponse, lady Suzann s’arrêta devant une des fenêtres du rez-de-chaussée et souleva discrètement la natte doublée de toile bleue qui en fermait l’ouverture. Le rideau se rabaissa immédiatement sous l’impulsion d’une main vigoureuse; mais j’avais eu le temps d’apercevoir au fond d’une vaste chambre une vingtaine d’artilleurs couchés sur des planches, des fusils en faisceaux, deux pièces de canon et des caisses à gargousses, tout l’appareil en un mot d’un avant-poste en présence de l’ennemi.
Je n’étais pas encore remis de la profonde surprise que j’avais éprouvée à la vue de ce spectacle fort inattendu, quand lady Suzann reprit de sa voix la plus calme : — Le brigadier a entre les mains des preuves palpables des mauvaises dispositions des cipayes, et pour mettre les invités du bal à l’abri d’un coup de main, on a fait entrer secrètement hier soir dans la villa cette petite garnison. Les pauvres soldats enfermés dans ce misérable réduit depuis vingt-quatre heures ont dû passer bien tristement l’anniversaire de la naissance de notre bonne reine.
— Il est impossible, lady Suzann, que, dans un pareil état de choses, vous pensiez un instant à retourner seule à Minpooree.
— La place de la femme d’un soldat est près des champs de bataille. Je saurais trouver sur ma route les plus grands dangers que je n’hésiterais pas à les affronter pour rejoindre mon cher Hammerton : à ses côtés, je dois vivre et mourir. Jeune fille, si j’ai bravé la malédiction d’un père adoré pour unir mon sort au sien, mon dévouement à mon époux servira d’expiation à cette faute de ma jeunesse. Dites bien à mon père, si je ne dois plus le revoir, que j’ai tenu le serment fait au pied des autels avec une fidélité digne du sang qui coule dans mes veines; mais je ne veux pas abuser de vos momens. Je vous écrirai de Minpooree, car il est possible que je vous voie en cet instant pour la dernière fois et que je me mette en route demain. — Ce disant, lady Suzann me tendit sa main, que je pressai respectueusement sur mes lèvres, et nous prîmes tous deux le chemin de la salle du souper, où toute la compagnie était réunie depuis quelque temps.
Le repas tirait à sa fin, et la table autour de laquelle avaient pris place les convives ne présentait plus que le triste spectacle de carcasses de dindons, de pâtés défoncés, de gelées en ruisseau et de bouteilles vides. Lorsque nous entrâmes dans la salle, le {{Tiret|commis|sioner, debout à la place d’honneur, venait de prononcer les paroles sacramentelles : Ladies and gentlemen, fill up your glasses, et le feu de file des bouchons qui sautaient en l’air de toutes parts prouvait assez que chaque convive répondait à cette invitation. Lady Suzann et moi-même nous nous empressâmes de suivre cet exemple. Il se fit alors un profond silence, au milieu duquel l’amphitryon porta la santé de sa très gracieuse majesté la reine Victoria, toast qui fut salué des plus bruyantes acclamations. Ce patriotique devoir accompli, tous les invités reprirent le chemin de la salle de bal.
Inutile d’ajouter que les préparatifs de combat que j’avais vus à l’étage inférieur avaient piqué au plus vif ma curiosité. Aussi, le souper fini, loin de regagner mes pénates, comme je l’eusse fait en toute autre circonstance, je me mêlai de nouveau à la foule des danseurs, résolu à ne pas quitter la fête avant les violons. Ma patience fut mise à une rude épreuve, à laquelle, je peux me rendre cette justice, elle résista victorieusement. Trois heures venaient de sonner que l’on entamait un cotillon où, en désespoir de cause et à la demande de lady Suzann, je pris place en compagnie d’une jeune Écossaise qu’un aide-de-camp oublieux avait laissée sans partner. L’habile chorégraphe qui avait pris la direction de la danse semblait devoir la prolonger, à l’aide des combinaisons les plus variées, jusqu’au lever au moins du soleil, lorsque l’aide-de-camp reparut dans la salle. Il avait échangé sa grande tenue écarlate contre la redingote bleue à brandebourgs, portait un sabre au côté et un revolver à la ceinture. D’un pas rapide il parcourut le cercle des danseurs, et tous les officiers qui en faisaient partie, saluant respectueusement leurs danseuses, sortirent du bal à sa suite. Il n’y avait pas à en douter : si le cotillon était terminé, une autre danse plus sérieuse allait commencer.
Le piétinement des chevaux, le sourd roulement des canons et des caissons retentissaient dans le lointain. Des fenêtres de la villa qui ouvraient sur le Meïdan, l’on put reconnaître à l’indécise clarté d’un pâle crépuscule quatre pièces d’artillerie attelées, et les deux compagnies du 3me de fusiliers du Bengale qui se dirigeaient vers les lignes des cipayes. — Si vous voulez monter avec moi sur la terrasse, nous pourrons mieux juger des événemens qui vont décider de notre sort et de celui de ces malheureuses femmes, — me dit le commissioner à l’oreille. L’instinct du danger avait indiqué cette place de refuge à ces pauvres affligées, et nous fûmes suivis dans notre ascension de tout le personnel féminin, sans exception, de la fête.
Vivrais-je cent ans, je n’oublierais pas le spectacle étrange que la terrasse de la villa présentait en cet instant à mes regards. Une cinquantaine de femmes en toilette de bal se pressaient contre la balustrade de pierre, le col tendu, l’œil animé d’une ardeur fébrile, cherchant au milieu de la colonne européenne un père, un frère, un mari que l’on ne devait peut-être plus revoir!.. Des sanglots étouffés, des prières murmurées à voix basse, interrompaient seuls le silence de mort qui pesait sur l’assemblée. Quatre hommes, — le commissioner, son secrétaire, le padre de la station, et moi-même, — suivaient cette scène de deuil avec l’émotion involontaire que même les plus braves éprouvent à l’approche du danger. Des teintes pourpres commençaient à éclairer l’horizon : la nature endormie se réveillait aux premiers feux du matin, parée de ce charme indéfinissable qui en ces brûlantes latitudes disparaît avec les premiers rayons du soleil. L’alarme avait été donnée dans les lignes des cipayes. A l’appel des tambours, des fantômes blancs paraissaient et disparaissaient sous le vert feuillage des manguiers, à l’ombre desquels s’élevaient les huttes de bambous, habitations primitives de la troupe indigène. En peu de minutes, le régiment fut formé en une masse imposante sur le Meïdan, à quelque distance en avant du rideau d’arbres qui bordait la plaine. Alors une scène vraiment héroïque vint faire battre mon cœur à pulsations redoublées. De la colonne européenne, immobile depuis quelques instans, un homme à cheval partit au petit pas, et s’avança jusqu’à toucher les baïonnettes des cipayes. Cet homme, c’était le brigadier; malgré la distance, sa femme, une de nos infortunées compagnes, l’avait reconnu, car elle tomba à genoux, et leva les mains au ciel d’un geste plein de terreur et de désespoir!... Un Dieu clément daigna exaucer cette prière suprême... Soit que les cipayes fussent touchés de la confiance que leur témoignait un vieux guerrier blanchi dans leurs rangs, soit qu’il ne vissent point sans crainte le rapide mouvement par lequel les deux compagnies de fusiliers s’étaient échelonnées sur leurs flancs, tandis que les pièces d’artillerie se mettaient en position de combat, le premier rang du régiment s’abaissa comme un seul homme, et déposa ses fusils à terre. England for ever ! God save the Queen! cria le commissioner, qui reconnut le premier que la journée était gagnée!... Je puis t’assurer que je fis chorus de tous mes poumons aux hourrahs frénétiques qui accompagnèrent ce cri de victoire, car du premier moment j’étais parfaitement convaincu que, si bien en règle que fût mon passeport, les camarades des bouchers de Meerut n’auraient pas les moindres égards pour le mandat d’aide et de protection que M. Le préfet de police, et après lui M. Le consul de France à Calcutta, avaient tiré à mon intention sur les autorités étrangères.
Une journée assez bien employée, comme tu as pu t’en convaincre, mon cher ami! Celles qui suivirent furent moins agitées. En me réveillant le lendemain vers quatre heures de l’après-midi, je trouvai quelques lignes par lesquelles lady Suzann m’apprenait son départ. Dieu merci, je sais aujourd’hui qu’un éclatant succès a couronné son imprudence, et qu’elle est arrivée heureusement à Minpooree. Quant à ce qui se passe sur le territoire de l’insurrection, je ne saurais t’en parler avec certitude, si contradictoires sont les mille bruits qui volent dans l’air; mais tu peux compter en tout état de cause sur ma prudence. Je veux revoir la France, mes vieux amis, te serrer dans mes bras, si Dieu me favorise, dans trois mois en un mot être à Mont pour l’ouverture de la chasse. Tiens-toi pour averti cependant que si Miss (à propos de Miss, Joseph a-t-il pu la déshabituer de donner des poussées aux fièvres?), tiens-toi pour averti, dis-je, que si Miss me fait lever d’une luzerne une compagnie de cipayes, je ne te promets point de ne pas faire coup double. Trêve de plaisanteries, je redeviens sérieux comme le sujet le demande. Résolu comme je le suis à ne pas affronter des dangers inutiles, je dois me laisser guider dans mes plans de retour par les hommes qui connaissent le pays, et il a été convenu entre le commissioner et moi que je ne quitterais Nawabgunge que lorsqu’il m’aurait donné le signal du départ. Je te réitère ma parole que rien ne saurait me faire départir de cette prudente résolution. Distribue autour de toi tendresses et souvenirs. Je t’embrasse.
HENRI.
Nawabgunge, 28 juin 1857.
Il me faut, mon cher Charles, rassembler tout mon courage pour te donner de mes nouvelles au milieu de la profonde affliction dont mon cœur est accablé. Hier nous avons appris dans ses détails les plus poignans le crime exécrable dont la station de Minpooree a été le théâtre. Toute l’aimable famille dont je t’ai entretenu si longuement et à tant de reprises a péri dans une de ces scènes sanglantes dont nul ne pourra lire le récit d’un œil sec.
Depuis près de quinze jours, des bruits fugitifs, dont il était impossible de découvrir la source, annonçaient que le régiment irrégulier en garnison à Minpooree s’était révolté et avait massacré les Européens de la station. A plusieurs reprises, les amis d’Hammerton, justement alarmés, avaient demandé au brigadier d’organiser une petite expédition destinée à délivrer, s’il en était temps encore, le major et les siens. Lié par des ordres formels qui lui prescrivent de ne pas distraire, sous aucun prétexte, un seul homme de la faible garnison de Nawabgunge, point stratégique de la plus haute importance qui commande les communications entre le Gange et l’Inde centrale, le brigadier n’avait pu se rendre aux instances des amis d’Hammerton. Il y a quelques jours, la nouvelle de la catastrophe de Minpooree avait pris une telle consistance que le commissioner, ami d’enfance d’Hammerton, se décida à envoyer un émissaire près de lui. Il fit choix d’un half-caste, musicien du régiment natif, qui, par sa parfaite connaissance des langues du pays et son teint olivâtre, devait facilement échapper aux bandes de pillards dont toutes les campagnes sont déjà infestées. Une récompense de 200 roupies avait été promise au half-caste, s’il parvenait à gagner Minpooree. Hier cet envoyé est revenu de son expédition avec des détails qui ont navré tous les cœurs, car personne ne pouvait approcher lady Suzann et son mari sans payer à ce noble couple un juste tribut de respect et d’amitié. Voici les faits tels qu’ils m’ont été racontés par le commissioner lui-même : le 9 juin au matin, le régiment d’irréguliers commandé par Hammerton, dont jusque-là rien n’avait fait soupçonner la fidélité, se mit en révolte ouverte, pilla le trésor public, et vint attaquer le bungalow où le major, sa femme, le docteur Hall et quelques serviteurs fidèles avaient cherché un refuge. Trois jours, ces deux braves tinrent en échec la multitude des assaillans. Et qu’on me parle maintenant de l’héroïsme de Léonidas et de ses Spartiates aux Thermopyles! Vingt assauts avaient été repoussés; mais les munitions commençaient à s’épuiser, et le docteur Hall, frappé d’une balle à la poitrine, rendait le dernier soupir sur le parquet de ce petit salon où j’ai passé de si heureux momens! Saisi d’un désespoir suprême, Hammerton étendit d’un coup de feu lady Suzann à ses pieds et se fit sauter la cervelle. Les cadavres, livrés aux insultes d’une multitude furieuse, furent décapités, et les trois têtes de nos pauvres amis sont encore en ce moment fichées sur des piques en avant du camp où sont établis ces cannibales. Les monstres de 93 ont trouvé des maîtres...
Quant à little Jimmy, notre émissaire n’a pu obtenir aucuns renseignemens sur son compte ; mais il est certain que ni son corps ni celui du fidèle Bukt-Khan n’ont été retrouvés au milieu des ruines du bungalow incendié après pillage. L’on dit même qu’un homme portant un petit enfant dans ses bras, dont la course se dirigeait vers le Gange, a été traqué pendant plusieurs jours par les soldats rebelles dans les jongles voisines de Minpooree, et a enfin réussi à échapper à leurs poursuites. Cet homme aura-t-il pu préserver son précieux fardeau contre la faim, la soif, les ardeurs du soleil, les bêtes fauves? Aura-t-il réussi à gagner un port de refuge? Je ne vois dans ces détails qu’un si faible sujet d’espérances, que mon cœur pleure parmi les victimes de cette sanglante catastrophe le cher petit Jimmy. Pauvre, pauvre enfant!... c’est les larmes aux yeux que je pense à ses innocentes caresses, à cette tendresse instinctive dont il me donnait chaque jour des preuves. Croirais-tu que vingt fois la nuit dernière j’ai cru entendre sa voix enfantine murmurer à mon oreille la phrase familière : Frenchman sahib, salam !... Parlons d’autre chose. Je continue et continuerai à tenir la promesse que je t’ai faite, dans ma dernière lettre, de ne pas m’exposer étourdiment pour abréger mon séjour en ce triste pays. Ceci bien compris de nous deux, je vais pour te mettre en garde, quant à l’époque de mon retour, contre de vaines craintes ou de non moins vaines espérances, je vais, dis-je, t’exposer franchement l’état des choses. Les affaires des Anglais vont mal, de mal en pis. Si l’insurrection se communique au Pendjab, ce qui n’est malheureusement que trop probable, Dieu sait ce qu’il en coûtera d’or et de sang à nos voisins pour rétablir leur autorité sur le domaine indien. Heureusement pour l’Angleterre, l’homme qui préside en ce moment aux destinées des provinces du nord, sir John Lawrence, est capable de tout, même de l’impossible ! Son nom est vénéré par les Sikhs à l’égal de celui d’un prophète, d’un gooroo, et peut-être par un chef-d’œuvre d’habileté et de courage parviendra-t-il non-seulement à maintenir dans l’obéissance les vieilles bandes de Runjet-Sing, mais encore à les faire marcher au secours de leurs anciens ennemis. Que l’Angleterre pré- pare alors pour sir John la couronne triomphale, qu’elle élève en son honneur sa plus haute colonne ! Jamais homme n’a mérité de son pays comme le présent proconsul du Pendjab aura mérité du sien.
Je ne m’étends pas sur ces considérations, qui ne t’intéressent que médiocrement, et reviens à mes projets de retour. Pour que je puisse me mettre en route en toute sécurité, il n’est pas indispensable que l’autorité britannique soit rétablie de Calcutta à Peshawur; il suffit que la route de Nawabgunge à Mirzapore soit délivrée des maraudeurs qui l’infestent en ce moment. Arrivé à Mirzapore, j’attendrai le passage d’un des steamers de l’India general steam navigation Company, qui desservent la ligne de Calcutta à Allahabad, et une fois à bord, je serai aussi en sûreté, crois-en ma parole, que je le serais sur la place Louis XY. Il s’agit donc d’attendre à Nawabgunge l’arrivée de la première colonne expéditionnaire chargée de rétablir les communications entre cette station et Mirzapore. Or, si cette expédition n’est pas encore partie, elle ne peut tarder à se mettre en marche. Nawabgunge commande, je te l’ai dit, les communications entre la présidence du Bengale et l’Inde centrale, et il est impossible que l’importance de cette position stratégique échappe au commandant en chef, lorsqu’il aura pourvu aux difficultés du premier moment. Déjà sans doute nous aurions été secourus, si la gravité des événemens n’avait forcé de diriger en toute hâte les renforts venus à Calcutta de Madras et de Bombay sur Cawnpore et Lucknow. Ces deux places, serrées de près par l’ennemi, inspirent les plus vives inquiétudes, et déjà plusieurs fois il nous a été annoncé que les deux garnisons européennes avaient dû subir l’ignominie d’une capitulation. Quant à nous, nous pouvons attendre longtemps encore sans courir aucun danger sérieux. Les fortifications de Nawabgunge, chose rare, unique, puis-je dire, dans l’Inde, sont dans l’état le plus respectable et ne sauraient être emportées que par un siège en règle, opération militaire dont les cipayes révoltés sont incapables. L’arsenal regorge de munitions de guerre, les provisions de bouche sont en abondance ; par une faveur spéciale de la Providence, l’état sanitaire de la garnison est on ne peut plus satisfaisant ; enfin l’attitude de nos cipayes désarmés laisse si peu à désirer, que depuis le 24 mai il a suffi d’en pendre une demi-douzaine pour décourager les autres et maintenir le régiment dans la plus stricte discipline.
Malgré tous ces avantages relatifs de ma présente résidence, je ne saurais te dire le profond sentiment de tristesse dont je suis parfois accablé. Et en effet tout est deuil autour de moi ! Pas une des cinquante familles réfugiées dans le fort qui n’ait été frappée dans ses plus chères affections ; moi-même, n’ai-je pas à pleurer les bons et sincères amis victimes de la catastrophe de Minpooree ? De plus, depuis près de trois mois, je n’ai pas reçu une seule lettre d’Europe. Bien souvent déjà je me suis demandé par quelle étrange aberration d’esprit j’étais dominé lorsque j’ai quitté mon bon Paris, mes vieux amis pour me lancer dans les aventures d’un voyage d’agrément : c’est ainsi, tu ne l’as pas oublié sans doute, que nous appelions tous deux au départ mon excursion vers les pays qu’arrose le Gange !… Mais qui pouvait prévoir les désastres que je devais rencontrer sur la fin de ma route ? Assurément ce n’est pas moi. Ce qui se passe sous mes yeux aujourd’hui est si loin de toutes mes prévisions que je me demande souvent si je ne suis pas le jouet d’un rêve ! Non, malheureusement non !… L’histoire de l’Inde pendant ces derniers mois est riche en forfaits qui déshonorent l’humanité ; un sang innocent crie vengeance, et parmi les victimes mon cœur éploré compte de précieux amis. Sans nouvelles de toi comme je le suis, j’ignore si tu as pu remettre au vicomte Delamere le petit paquet que je t’ai envoyé pour lui dans le courant d’avril. Au cas où tu n’aurais pu encore t’acquitter de cette commission, je te serais bien reconnaissant de faire tirer à mon intention une épreuve des deux photographies qu’il renferme. J’aurais un triste et vrai bonheur à trouver, en rentrant dans mes foyers, l’image de lady Suzann et celle du petit ami du frenchman sahib… À toi.
HENRI.
À bord du Flat-Kalee, Pelletrean’s Ghaut,
Mirzapore, 19 août 1857.
N’accuse-pas ma paresse, mon cher et bon Charles, de la longue interruption dont vient d’être frappée notre correspondance. Depuis ma lettre du 24 juin, deux fois je t’ai écrit, et deux fois le péon porteur de la malle a été arrêté par des maraudeurs qui ont brisé les boîtes à dépêches et jeté les lettres au vent. Je connais si bien les anxiétés dont ton cœur est agité à mon endroit, que je tiens dès le début à t’expliquer les causes de mon long et involontaire silence. J’ajouterai sans plus tarder la bonne nouvelle que tu ne saurais plus nourrir, avec quelque apparence de raison, la moindre inquiétude sur mon sort. Les myriades de pandys qui désolent ces contrées sont impuissans désormais à toucher un cheveu de ma tête. Deux mots pour suppléer à mes lettres perdues et rétablir l’ordre chronologique des faits. C’est dans les premiers jours d’août que la petite colonie européenne réfugiée au sein des remparts de Nawabgunge vit arriver avec un bonheur indicible une colonne de secours composée d’un régiment sikh et de quelques volontaires du Bengal yeomanry cavalry. Deux mortels mois de détention avaient épuisé ma patience ; aussi, disant adieu à des compagnons de captivité au milieu desquels j’avais rencontré plus d’un cœur sympathique, je profitai du retour de l’expédition pour gagner, sous son escorte, la station de Mirzapore. Après six jours de marche dans des plaines métamorphosées en lacs par les pluies diluviennes de la saison, le convoi entrait dans Mirzapore sans avoir vu l’ennemi et sans avoir couru d’autre danger que celui de disparaître dans les boues. Par un hasard inespéré, le Flat-Kalee et le steamer Lady Thackwell se trouvaient à l’ancre dans la rivière à mon arrivée, et sans prendre langue à Mirzapore, je me rendis immédiatement à bord du bateau.
J’avais à craindre que les soins des opérations militaires ne vinssent retarder le retour du bateau à vapeur à Calcutta, car en ces jours de crise un steamer vaut presque une armée : heureusement les machines du Lady Thackwell réclament des réparations urgentes, et il reprendra sa course vers le Bengale aussitôt après l’arrivée d’un convoi de malades et de blessés attendu à chaque instant d’Allahabad. Tu vois que l’heureuse influence de mon étoile (car décidément j’ai une étoile) ne s’est pas démentie un seul instant au milieu de cet effrayant cataclysme. Je dois compter parmi ses faveurs signalées la rencontre qu’elle m’a ménagée avec une ancienne connaissance. Le capitaine Smith, qui commande le Lady Thackwell, est le même qui m’a conduit, il y a six mois, de Calcutta à Bénarès, et dont je t’ai dit en temps et lieu les mille et une prévenances. Le capitaine Smith a été mêlé à ces combats héroïques dans lesquels une poignée d’Anglais a soutenu si dignement, contre des milliers de barbares, l’honneur du monde civilisé. Aussi l’anxiété et les fatigues de ces terribles journées ont laissé sur son front des traces ineffaçables. Il a dû me décliner son nom pour que je reconnusse sous ses traits flétris le joyeux compagnon avec lequel, en décembre dernier, j’ai passé plus d’une journée bien employée ; mais qui a vu, le 29 juillet, le terrible puits de Cawnpore comblé de cadavres de femmes et d’enfans a contemplé une de ces scènes qui font blanchir les cheveux, et pèsent comme un remords sur la vie d’un homme !… Deux cents femmes et enfans sans défense égorgés après capitulation ! l’un des plus grands forfaits qu’ait jamais éclairés la lumière du soleil ! Aussi tu ne saurais t’imaginer l’exaspération des troupes anglaises ; c’est au cri de remember Cawnpore qu’ils enlèvent les pandys à la fourchette, suivant la belle métaphore gastronomique des zouaves. Pourquoi pandy ? Sans doute parce qu’il en sera beaucoup pendu, ce dont je ne m’afflige que médiocrement, quoiqu’il soit injuste d’envelopper toute la race indienne dans un immense anathème.
Au milieu de ces infâmes trahisons, de ces exécrables assassinats, qui resteront illustres dans les fastes du crime, des traits d’une admirable fidélité viennent consoler l’humanité. Quel dévouement plus touchant que celui de ce serviteur dont le capitaine Smith me racontait hier soir la mort héroïque ? Le 18 juin, le Lady Thackwell, ayant à bord le 2e bataillon du 1er régiment de fusiliers de Madras, avait passé la nuit à l’ancre à quelques milles au-dessus de Mirzapore. Au matin, lorsqu’on levait l’ancre, le capitaine Smith aperçut sur la rive droite du fleuve un indigène qui adressait au steamer des gestes désespérés. La crise était à son apogée : quelques baïonnettes européennes pouvaient suffire pour ramener la victoire sous le drapeau de la reine, et le capitaine Smith dut donner l’ordre du départ, sans tenir compte des signaux de détresse partis du rivage. Le natif suivit longtemps la course du steamer, et ce ne fut que vers neuf heures qu’on le perdit de vue. Comme d’usage, on jeta l’ancre au coucher du soleil après une course d’environ quarante milles. À une heure assez avancée de la soirée, le capitaine se trouvait sur la dunette en compagnie de quelques officiers, lorsqu’un natif gagne le steamer à la nage, se cramponne à l’échelle par un effort suprême, et vient déposer un enfant au milieu du groupe des passagers. L’on reconnut bientôt, sous la couche de suie dont son visage était couvert, un petit garçon européen d’environ deux ans. Quant au natif, sa tâche accomplie, sans mot dire, il se coucha sur le pont, et s’endormit pour ne plus se réveiller. Une balle lui avait brisé la mâchoire : ses pieds, horriblement mutilés, annonçaient qu’il venait d’achever un long voyage, mais l’on ne put trouver sur lui aucun indice qui révélât d’où il était venu. Le pauvre chérubin, comme la plupart des enfans blancs élevés dans l’Inde, s’exprimait dans un inintelligible mélange d’anglais et d’hindostani. Interrogé à plusieurs reprises sur son nom et celui de ses parens, il n’a pu répondre que par les appellations familières de Baba,… Johny ou Jimmy,... boy. Le capitaine Smith, homme au cœur hien placé, a compris qu’envoyer cet enfant à Calcutta, c’était renoncer à tout jamais à établir son identité. Aussi l’a-t-il pris à sa charge et placé en pension chez sa sœur, qui habite Dinajepore, station voisine de Bénarès. L’enfant se trouve en ce moment dans cet asile, et le capitaine Smith m’a promis que nous irions lui rendre visite à notre passage à Dinajepore.
Non pas, mon cher Charles, que je puisse croire pour un instant que ce pauvre abandonné soit le fils de mes malheureux amis de Minpooree. La révolte de Minpooree a éclaté le 12 juin; une distance de près de cent lieues sépare Minpooree de l’endroit où l’enfant a été recueilli. Cent lieues en moins de six jours, sous un ciel inclément, au milieu de jongles impénétrables, une pareille entreprise dépasse les forces humaines. Ces simples observations te disent assez que je ne me fais pas de vaines illusions au sujet de cet enfant... Et cependant ce récit a versé un baume bienfaisant sur les blessures de mon cœur. Qui m’assure qu’un ange miséricordieux n’a pas aussi couvert de son aile le petit ami du frenchman sahib?
Flat-Kalee, en vue de Dinajepore, 5 septembre 1857.
Que je consigne ici sans plus tarder, et dans tous ses détails, le récit d’une des plus heureuses journées de ma vie! Hier, à cinq heures, le steamer accostait le ghant de Dinajepore, et je descendais à terre, en compagnie du capitaine Smith, pour aller rendre visite à sa sœur. Déjà mistress Harry avait été prévenue de l’arrivée de son frère, et nous la trouvâmes au ghaut, où toute la population blanche de la station s’était portée à notre rencontre. La tristesse peinte sur tous les visages disait assez les anxiétés au milieu desquelles la petite colonie européenne avait vécu depuis plus de trois mois. Vingt fois Smith fut obligé de répéter les heureuses nouvelles des récentes victoires d’Havelock avant que l’on nous permît de continuer notre route et de rejoindre mistress Harry au bungalow, où, les premiers complimens de bienvenue échangés, elle nous avait précédés. Depuis le matin, une agitation extraordinaire s’était emparée de mes esprits. J’avais eu beau comparer les dates et les distances, me prouver qu’il était matériellement impossible qu’un homme parti de Minpooree le fatal 12 juin eût pu rejoindre le 18 le steamer dans sa course vers Allahabad : ces froids raisonnemens n’étaient point parvenus à étouffer les secrètes espérances de mon cœur. Aussi, lorsque j’arrivai à la porte de la chambre où les enfans prenaient leur repas du soir, une sorte de défaillance paralysa mes jambes, et je m’arrêtai sous la verandah pour ne pas divulguer un trouble qui me semblait puéril. — Entrez donc ! me cria le capitaine Smith, qui m’avait précédé dans la salle à manger, here is the dear little fellow. — Obéissant à cet appel, je franchis le seuil de la porte, et aperçus mon compagnon qui caressait la tête blonde et bouclée d’un enfant assis au haut bout de la table. En cet instant, j’éprouvai une des plus douces et des plus violentes émotions qui aient jamais agité mes sens... Et ce n’était pas une illusion! Le pauvre petit, après m’avoir pendant un instant dévisagé de ses deux grands yeux bleus, tendit vers moi les bras et me cria de sa voix argentine : Frenchman sahib, salam !... Ai-je besoin d’ajouter que des deux mains j’enlevai Jimmy de sa chaise et fondis en larmes en le pressant sur mon cœur?
Le premier moment d’émotion passé, j’expliquai au capitaine Smith les secrets de famille dont la pauvre lady Suzann m’avait fait le dépositaire, et j’obtins de lui, non sans peine, qu’il me permît d’emmener Jimmy avec moi. L’enfant est en ce moment dans ma cabine, et prendra passage sur le steamer qui doit me ramener en Europe. Après t’avoir serré la main, je me mettrai en route pour présenter mon petit orphelin à son grand-père, et si le vicomte Delamere se montre rebelle aux sentimens de la nature, ma résolution est prise, je servirai de père au pauvre abandonné. Je connais trop les nobles sentimens de ton cœur pour croire un seul instant que les intérêts de ton fils puissent te faire voir avec jalousie l’affection que je porte à ce petit Moïse que j’ai sauvé des eaux.
HENRI.
Bengal-Club-Chowringhee, 29 septembre 1857.
Dieu soit loué ! me voilà de nouveau en pleine civilisation ! Champagne frappé à l’ordinaire! Arrivé hier à Calcutta assez avant dans la nuit, ce matin j’ai reçu par Lancefield la série de ta correspondance. Un steamer met à la mer aujourd’hui même pour aller chercher des troupes à Suez, et quoique je compte partir au premier jour, je ne veux pas perdre cette opportunité pour te donner de mes nouvelles et de celles de mon petit pupille. Rassure un vieillard affligé : dans deux mois au plus tard, il embrassera le fils de la chère et malheureuse lady Suzann ! Au moment où je t’écris, le canon de Fort-William annonce que Wilson et ses héroïques soldats sont maîtres de Delhi. Hier, le télégraphe électrique a apporté la nouvelle certaine que la garnison de Lucknow avait été secourue par l’expédition que commandent Havelock et Outram, le Bayard de l’armée des Indes... — victoire à la peau blanche sur toute la ligne! — Hurrah,... up,... up.... up,... Hurrah, one cheer more for old Outram ! Hurrah !
MAJOR FRIDOLIN.
- ↑ Sorte de pétard employé dans l’Inde pour effrayer les cochons sauvages et les faire sortir des jongles.