Émile de Girardin (Mirecourt)

J.-P. Roret et Cie (Les Contemporains, n°3p. --106).

LES CONTEMPORAINS


ÉMILE
DE GIRARDIN


PAR
EUGÈNE DE MIRECOURT

PARIS
J.-P. RORET ET COMPAGNIE, ÉDITEURS
RUE MAZARINE, 9

1854


L’Auteur et les Éditeurs se réservent le droit de traduction et de reproduction à l’étranger.

ÉMILE DE GIRARDIN


Il y a des figures impossibles à saisir, et l’histoire du Protée antique nous épouvante.

Comme ce fils de Neptune, M. de Girardin a le don des métamorphoses ; il s’offre tour à tour sous mille formes diverses, il vous échappe, il glisse entre vos doigts ; c’est une ombre, un fantôme, quelque chose qui miroite, scintille, éblouit et ne se laisse pas atteindre.

Le caméléon n’a pas de nuances plus variées, de reflets plus trompeurs.

Jamais M. de Girardin ne se présente de face, on ne le voit que de profil, et, si nous arrivons à donner quelque ressemblance à cette physionomie fugitive, nous devrons eh remercier notre bonheur plutôt que notre adresse.

Émile de Girardin ne connaît pas lui-même le jour de sa naissance.

Il a complètement répudié l’acte civil du 22 juin 1806, qui porte le nom d’Émile Delamothe[1], pour accepter un acte de notoriété d’après lequel son origine remonterait à 1802.

En conséquence, il entrerait aujourd’hui dans sa cinquante et unième année.

Mais il est loin de paraître cet âge. Sa figure n’offre aucune ride ; il a tous ses cheveux, et on le voit, chaque matin, ramener orgueilleusement sur le front sa mèche historique.

Quant à son œil, il est étrange et laisse croire à la fascination.

C’est une sorte de diamant noir, aux mille facettes, dont l’éclat sombre vous fatigue et vous force à baisser la paupière. On sent que ce regard qui vous gêne est gêné plus encore par le vôtre : aussi presque toujours se cache-t-il sous un lorgnon, ce qui donne à M. de Girardin, pour ceux qui ne connaissent pas ses allures, quelque chose de très voisin de l’impertinence.

Le rédacteur en chef de la Presse ne sourit jamais ; il sait trop, a dit une femme d’esprit, que le diable est dans son sourire.

Il est d’une taille moyenne ; sa tournure est élégante et pleine de distinction, ses mains sont fines et aristocratiques.

On voit que c’est un homme de race.

Ses parents ont eu grand tort de le laisser confondu dans la foule ; les efforts tentés par M. de Girardin pour en sortir ont eu sur sa destinée et sur celle de beaucoup d’autres une fatale influence.

Malgré l’acte de notoriété dont nous avons parlé tout à l’heure, on peut affirmer que l’individu baptisé sous le nom d’Émile Delamothe est le même qui devint plus tard le fameux publiciste dont nous écrivons la biographie.

Son père, général et comte de l’Empire, ne lui donna pas son propre nom, soit par oubli, soit par crainte, soit qu’il réservât à la descendance légitime qu’il pourrait avoir un jour la gloire de le porter. Quant au nom de sa mère, il était impossible de l’inscrire sur le registre de l’état civil.

En deux mots, voici l’histoire de la naissance de M. de Girardin.

Un magistrat envoyé par le gouvernement à la Guyane française, et craignant pour sa jeune femme l’influence du climat, avait cru devoir la laisser à Paris.

L’épouse était belle et coquette. Ce qui arriva se devine aisément.

Il fallut, avant le retour du mari, s’organiser pour ne pas donner l’éveil au soupçon ; il fallut faire disparaître la preuve vivante de l’intrigue nouée pendant l’absence. Une femme de chambre, déjà compromise par quelques histoires d’amour, abrita du manteau déchiré de sa réputation l’épouse coupable, et consentit à laisser croire que l’enfant lui appartenait.

De là vint le nom d’Émile Delamothe.

Lorsque notre héros prit d’autorité celui de Girardin, il devait nécessairement repousser un acte de naissance qui dérangeait ses plans, et que personne, du reste, n’eut l’aplomb de lui soutenir véritable.

Plus tard, ses ennemis, voulant fermer toute issue à son ambition politique, et ne reculant, pour cela, devant aucune imposture, se sont appliqués à jeter de l’obscurité sur son origine. On lui attribua cinq à six mères différentes, dont la plus illustre est madame Adélaïde, sœur de Louis-Philippe.

La multiplicité des pères a été connue de tout temps, mais celle des mères ne fut inventée qu’à cette époque.

Évidemment le but de ces calomnies et de ces mensonges était de susciter obstacle sur obstacle, afin d’empêcher le rédacteur en chef de la Presse de se créer une sorte d’état civil. Après avoir discuté son berceau, on lui dénia une patrie[2] ; mais ses antagonistes avaient affaire à un adroit lutteur qui passe la jambe aux plus rudes athlètes.

Revenons à l’enfance de M. de Girardin.

Il fut élevé par une brave femme nommée Choisel, très-confortablement établie dans une maison du boulevard des Invalides.

Madame Choisel prenait en sevrage les enfants que de riches familles lui confiaient. Le nombre de ses pensionnaires s’arrêtait toujours à dix ; elle ne voulait pas en accepter un de plus.

Son mari l’aidait à soigner ce petit peuple.

Avec les enfants de la princesse de Chimay[3], le jeune Émile était celui des marmots qui allait, sur le bras des époux Choisel, recevoir à la porte les plus nobles visiteurs et les plus riches équipages. Tantôt c’était une femme d’une beauté merveilleuse, arrivant dans un coupé garni de satin rose ; tantôt c’était un jeune colonel, aux moustaches hardiment retroussées, à l’œil vif, au ton protecteur, conduisant lui-même son tilbury rapide.

Les deux élégants personnages arrivaient quelquefois ensemble.

Ils ne se faisaient pas connaître, embrassaient l’enfant, et jetaient l’or à pleines mains à ceux qui en prenaient soin.

Mais tout se découvre en ce monde.

Trois ou quatre ans s’étaient écoulés. Le jeune colonel avait passé au grade de général ; il faisait à la maison de sevrage des visites moins fréquentes.

Pour la dame, elle ne venait plus[4].

Choisel, se promenant un jour à Saint-Cloud, vit passer le carrosse de l’Empereur, et reconnut l’homme au tilbury dans une des graines d’épinards qui galopaient à la portière. Il s’informa et apprit aussitôt le nom du général, son histoire et ses titres. C’était le grand veneur de Sa Majesté Napoléon Ier.

Bientôt madame Choisel, à son tour, fit une autre découverte.

Un déménagement avait lieu dans un quartier de Paris, et la foule s’arrêtait devant un admirable portrait de Greuze, que deux commissionnaires étaient en train de placer délicatement le long d’un brancard garni de couvertures.

La sevreuse du boulevard des Invalides passait sur les entrefaites.

Doublement curieuse comme Parisienne et comme femme, elle s’approcha, perça la foule, regarda le tableau et jeta un cri de surprise ; elle venait de reconnaître la jolie dame au coupé rose.

Comme son mari, elle prit aussitôt des informations. On lui répondit que cette toile représentait madame D…, femme d’un ancien procureur impérial à la Guyane, devenu conseiller à la cour royale de Paris[5].

Sans ce concours de circonstances fortuites, M. de Girardin n’aurait peut-être jamais connu ses parents.

Guidés par cet instinct de taquinerie, auquel on cède volontiers, en montrant aux gens mystérieux qu’on a leur secret, les Choisel appelèrent Émile le petit baron, et dirent un jour au grand veneur, surpris de l’entendre nommer de la sorte :

— Eh ! ce titre lui appartient ! n’êtes-vous pas comte ?

Le général sourit.

C’était une noble et affectueuse nature, incapable de dissimulation et de rancune. Il ne fit aucun reproche aux Choisel sur leur indiscrétion et parut attaché davantage encore à son fils.

On croit qu’il avait alors le projet de rester dans le célibat, pour être plus libre d’adopter cet enfant.

Par malheur, Napoléon, qui s’occupait de tout, même du mariage de ses généraux, avisa une jeune personne d’excellente famille et très pauvre. Il la dota sur sa cassette particulière et somma son grand veneur de l’épouser.

Quand le maître ouvrait la bouche, les moins dociles se prosternaient.

À dater de ce moment, finissent les beaux jours d’Émile.

Entraîné vers d’autres affections, vers d’autres devoirs, le général cesse peu à peu de s’occuper de ce fils, dont l’existence devient pour lui un embarras et une gêne. Il craint que sa femme, en apprenant ce péché de jeunesse, ne lui ôte son estime et ne fasse payer au présent ou à l’avenir les torts du passé.

Le petit baron voit disparaître toutes les splendeurs qui ont entouré son berceau.

Quelques jours après le mariage du général, on retire Émile de la maison Choisel, pour le confier aux mains d’un employé de la vénerie, vieux soldat de l’armée d’Égypte, réformé pour cause de blessures, et auquel on avait accordé cet emploi comme retraite.

Il fut exclusivement chargé de l’éducation de son jeune pensionnaire, et lui apprit ce qu’il savait, c’est-à-dire fort peu de chose, avec l’aménité des camps et les formes gracieuses du bivouac.

Tout ceci se passait en 1814.

Le fils du grand veneur entrait dans sa huitième année. Il était défendu de le nommer autrement qu’Émile Delamothe.

Son noble père lui constitua un modeste apanage, dont le revenu devait, jusqu’à nouvel ordre, servir à payer sa pension chez l’employé de la vénerie. Le général eut, dès ce jour, la conscience parfaitement en repos. Il se crut quitte envers son bâtard et ne songea plus qu’à la procréation de sa lignée légitime.

Mais il fut moins heureux sur le terrain du mariage que sur celui de l’adultère.

Sa femme ne lui donna point d’enfants.

Quant à Émile, son éducation se poursuivait sous l’œil du soldat de l’armée d’Égypte, précepteur sévère et grognon, qui le laissait rarement sortir et ne lui permettait aucun des jeux de son âge.

L’enfant grandissait, mais comme grandissent les plantes étiolées, qui manquent de séve et de soleil.

À l’âge de quatorze ans, où presque toujours les forces de l’homme se développent avec les premiers symptômes de la puberté, Émile n’avait ni santé ni vigueur. Sa figure se couvrait déjà de cette teinte bilieuse qui ne l’a jamais abandonnée depuis, et le marasme desséchait de plus en plus chaque jour sa frêle organisation.

Voyant dépérir son élève, le grognard se hâta de l’envoyer en Normandie, chez un de ses frères, palefrenier au haras du Pin.

C’était un honnête et digne paysan, tout rond, tout jovial, qui accueillit Émile avec une cordialité pleine de franchise et lui dit :

— Venez, venez, mon petit bonhomme, nous allons vous mettre au vert !

Il le traita tout simplement avec la même conscience qu’il apportait à soigner ses chevaux.

Émile s’en trouva le mieux du monde ; il courait dans les écuries, en sabots et en blouse, fraternisait avec les jeunes étalons, dormait sur une excellente litière et reprenait les forces qu’il avait perdues.

Quant à son éducation, elle s’acheva médiocrement, comme on peut le croire.

Tout autre serait devenu rustre, comme les rustres qui l’entouraient ; mais la nature d’Émile, nature à la fois orgueilleuse et délicate, ne prit à la campagne que la santé qu’elle donne et lui laissa ses mœurs grossières.

Sous la blouse du paysan, le jeune homme avait une tenue qui commandait le respect.

La familiarité trouvait dans son œil dur et dans ses lèvres qui n’ont jamais connu le sourire deux obstacles qu’elle ne franchissait pas.

Il aimait à se promener seul dans les champs, les prés et les bois, remplaçant par des lectures intelligentes et choisies l’éducation régulière qui lui manquait. Son premier précepteur n’avait pas réussi à étouffer le souvenir de ses jeunes années ; mais Émile ne s’ouvrait là-dessus à personne. Il souffrait de son isolement sans daigner se plaindre ; il sentait toute la portée de l’injustice commise à son égard, et se jurait tout bas d’obtenir, un jour, réparation de cette injustice.

À dix-huit ans, il quitta la campagne et revint à Paris.

Sa première visite fut pour madame Choisel. La brave femme avait beaucoup vieilli, mais son cœur était toujours le même. Retrouvant devant elle, grand et fort, ce petit baron qu’elle avait tant choyé jadis, elle s’émerveilla, le caressa, l’interrogea et tailla des bavettes à n’en plus finir.

Bref, elle apprit au jeune homme le nom de son père et celui de sa mère[6].

Quant à leur adresse, il fut impossible à la sevreuse de fournir à cet égard la moindre, indication. Les bouleversements politiques avaient changé beaucoup d’existences et fait rentrer dans l’ombre bien des illustrations et des grandeurs.

N’importe ! Émile a son idée.

L’ancien soldat des Pyramide doit naturellement être mieux instruit que madame Choisel. Il court le presser de questions ; mais celui-ci reste impénétrable.

— Votre projet, dit-il, est de faire du scandale. Cela ne peut aboutir à rien. Écoutez ces deux articles du Code.

Il ouvrit le recueil des lois et lut solennellement au jeune homme les passages qui suivent :

« Art. 335. — La reconnaissance ne pourra jamais avoir lieu au profit des enfants adultérins.

« Art. 342. — Un enfant ne sera jamais admis à la recherche, soit de la paternité, soit de la maternité, dans le cas où, suivant l’article 335, la reconnaissance ne peut être admise. »

Pour Émile, cette révélation fut un coup de foudre.

Le frère du palefrenier normand s’attendait, selon toute évidence, à la visite de son ex-élève. Il lui remit un extrait de naissance, au nom de Delamothe, avec un acte notarié qui l’autorisait à toucher sa rente lui-même et à disposer du capital à sa guise, le jour où il aurait vingt et un ans accomplis.

Le jeune homme, par un mouvement impétueux, déchira l’extrait de naissance.

Mais il garda l’autre papier.

Jusqu’à ce jour, il faut en convenir, notre héros a droit à toute la sympathie qui s’attache à l’infortune. Mieux eût valu pour lui ne jamais connaître les auteurs de ses jours, la résignation lui eût été plus facile. Quand la haine et la rancune manquent d’objet direct, on s’en préserve aisément.

Peut-être alors aurait-il suivi la route que trace son premier livre à ceux que la destinée jette dans une situation semblable à la sienne.

« Il y aurait, dit-il, un caractère très intéressant à développer : ce serait celui d’un jeune homme, né comme moi sans famille, sans fortune, et suffisant à tout ce qui lui manquerait par sa seule énergie ; d’un jeune homme qui, loin de se laisser abattre par les difficultés, ne penserait qu’à les vaincre, et, esclave seulement de ses devoirs et de sa délicatesse, aurait su parvenir, en conservant son indépendance, à un poste assez élevé pour attirer sur lui les regards de la foule et se venger de son ancien abandon[7]. »

Déjà, comme on le voit, l’ambitieux se révèle. M. de Girardin voulut de très bonne heure être ministre, ou quelque chose d’approchant.

Aigri par de précoces souffrances, furieux de voir la honte des autres rejaillir sur lui, et cédant à deux passions funestes, l’envie et la colère, il suivit, pour arriver au but, un sentier bien différent de celui qu’il indique lui-même.

Chez lui, le sens moral, grâce à son éducation heurtée et vagabonde, à sa vie solitaire et privée d’affections de famille, n’avait pu se développer que d’une manière très-imparfaite. Au lieu de demander à la société une réparation, qu’elle offre toujours à ceux qui ont des sentiments d’honneur et le courage du travail, il se prit à la traiter en ennemie ; il se posa vis-à-vis d’elle comme un démolisseur intrépide, ne songeant qu’à faire des ruines et voulant à tout prix reconquérir ce que le préjugé lui enlevait.

M. de Girardin ne comprenait pas que la France et le monde entier ne fussent point comme lui dans l’indignation.

Il voulait déchirer l’une après l’autre toutes les pages du Code qui le condamnaient à se taire[8], et surtout réformer cette vieille et ridicule institution du mariage, qui sauvegarde les droits de l’héritier légitime contre les envahissements du bâtard. Il mettait déjà, comme il a fait toujours depuis, son humeur à la place de sa raison.

Dès à présent, nous pouvons dire, sans le flatter, que, dans tous ses écrits, il y a plus de bile que de talent.

Vers cette époque, c’est-à-dire en 1824, il demeurait aux Champs-Élysées, non loin de la charmante villa qu’il habite aujourd’hui. Tous les matins, il se dirigeait vers le Palais-Royal, et entrait sous la galerie de Bois, au cabinet de lecture de madame Désauge, pour y parcourir les gazettes.

Là se trouvaient Henri de Latouche, Alexis Dumesnil, Alphonse Rabbe, Lautour-Mézeray, Eugène de Monglave et Maurice Alhoy.

Ces messieurs parlaient de leurs ouvrages avec un certain orgueil.

En les écoutant, le jeune homme conçut pour la première fois l’idée d’écrire. Il essaya de se lier avec eux, y parvint sans peine, et leur apporta, un beau jour, deux ou trois cents feuillets, chargés de pattes de mouches, sur lesquels il les pria de vouloir bien lui donner leur avis.

C’était le manuscrit d’Émile.

Alphonse Rabbe, exclusivement en admiration devant ses propres œuvres, lut trois ou quatre de ces feuillets et s’écria :

« — J’en vois assez ! pas l’ombre de style ! Allez apprendre à écrire, mon cher ! »

Lautour-Mézeray, Dumesnil et Monglave, moins rigoureux, donnèrent au petit auteur râpé (c’est ainsi qu’ils le nommaient) des encouragements et des conseils. Latouche et Maurice Alhoy firent mieux, ils corrigèrent l’ouvrage et le rendirent à peu près digne de l’impression.

Toutefois, malgré leur bonne volonté, ils ne réussirent pas à trouver un éditeur au livre qu’ils patronnaient.

Émile, choisissant pour titre son propre nom, venait, comme on se l’imagine bien, d’écrire son histoire, mais en l’entremêlant de fictions très-adroites et très-capables d’émouvoir le cœur paternel.

Ne pouvant envoyer l’œuvre imprimée, il porta lui-même, avec une lettre plus machiavélique que sentimentale, un double du manuscrit à l’hôtel de son père.

L’almanach de la cour, moins discret que le soldat d’Égypte, lui avait donné cette précieuse adresse.

Il ne reçut pas de réponse directe ; mais ce fut évidemment à la recommandation du général qu’il obtint, huit jours après, une place dans les bureaux de la maison du roi, au cabinet de M. le vicomte de Senones, secrétaire des commandements de Sa Majesté Louis XVIII.

C’était, comme on dit vulgairement, mettre le pied à l’échelle.

Le petit auteur râpé de la galerie de Bois devenait un personnage et se croyait déjà ministre. Il s’habillait avec la dernière élégance, hantait quelques cercles aristocratiques et s’y faisait remarquer par cet aplomb du paradoxe qu’il a porté, de nos jours, au degré le plus éminent.

Comme les bureaux ne lui donnaient que fort peu de besogne, il continua d’écrire, en attendant que les libraires voulussent bien imprimer ses œuvres.

Il fit un livre intitulé Au Hasard, — Fragments sans suite d’une histoire sans fin[9].

C’est une longue diatribe, où l’esprit lui fait défaut d’un bout à l’autre, et où l’on ne rencontre que des divagations incohérentes sur lui-même, sur sa chambre, sur les femmes, sur la lune et sur l’amour.

Depuis sa prospérité bureaucratique, il ne retournait plus chez madame Désauge. Latouche et Maurice Alhoy ne corrigèrent point ce second ouvrage.

On y trouve des phrases dans le genre de celle-ci :

« Je cheminais, le nez au vent, cherchant un gîte, attendu qu’il n’y a pas de philosophie qui tienne contre une nuit de janvier qu’on passe à la belle étoile et de patience de propriétaire qui dure contre un locataire qui ne paye pas son terme, quand mes yeux, etc.[10] »

Tout le reste est du même style. Ce livre Au Hasard est entièrement écrit dans le sens du titre.

Plus Émile voyait le monde, plus il sentait se développer ses instincts ambitieux, plus l’envie lui rongeait le cœur.

« Jean-Jacques Rousseau, dit-il, a écrit des volumes pour parler du gouffre de misère où l’avait plongé la célébrité… Eh bien ! moi, je la cherche[11] ! »

Plus loin il s’écrie :

« Hors les gens de mauvaise foi, il n’y a dans le monde moral que deux classes distinctes, les ingrats et les envieux. Je suis envieux ! Il n’est pas un succès que je ne jalouse, une jolie femme que je ne convoite ; les richesses me tentent, les honneurs encore plus ; je désire tout, depuis la santé du vigoureux colporteur jusqu’au crédit du député qui a accaparé toutes les places, jusqu’à la conscience du fournisseur enrichi, jusqu’aux parchemins de l’émigré[12]. »

Ceci est de la franchise de premier ordre. Notre tâche devient facile, quand, pour faire leur portrait, les gens nous fournissent aussi généreusement les couleurs.

Le commis de la maison du roi prit un jour une voiture, par une boue affreuse, tout exprès parce qu’il voulait connaître le plaisir de voir le piéton éclaboussé, sans craindre de l’être lui-même[13].

Or, puisque nous y sommes, autant juger, dès à présent, M. de Girardin au point de vue littéraire.

Émile est son œuvre la plus importante. C’est écrit suffisamment, grâce à la collaboration anonyme et bienveillante de ses amis du cabinet de lecture.

Au Hasard est une médiocre amplification de collége, ennemie du style et de la grammaire.

Outre ces deux ouvrages, et sans oublier un petit volume de madrigaux et de bouquets à Chloris, qui lui donnent avec le citoyen Robespierre une touchante analogie, M. de Girardin a publié nombre de brochures politiques[14] et une quantité inouïe d’articles de journaux, où il exploite le genre casse-cou d’une façon merveilleuse.

Il danse, sans le moindre balancier, sur la corde roide du journalisme, et prend, comme Arlequin, tous les costumes et tous les masques.

Nous l’avons vu tour à tour légitimiste, orléaniste, républicain et bonapartiste. Aujourd’hui nous le retrouvons républicain socialiste.

Le saut de carpe est dans sa nature.

Il dit que « le principe est fait pour l’homme, et non l’homme pour le principe », ce qui donne la clef de toutes ses variations et de toutes ses métamorphoses.

Si l’on en croit M. de Girardin, il a, pour le moins, une idée par jour.

Mais ces filles du même père ne sont pas sœurs, on les voit perpétuellement se battre entre elles.

Vingt fois l’auteur d’Émile a voulu réformer la société de fond en comble, et cela par vingt systèmes contradictoires : singulier moyen de gagner la confiance publique !

Il n’a point de style, il n’a qu’une manière ; manière assez vive, du reste, et assez entraînante pour donner aux meilleurs esprits un instant d’hésitation.

Tout le monde se rappelle ce fameux article Confiance ! Confiance ! publié dans la Presse à coups de tam-tam, pendant la première épouvante causée par la révolution de Février. Rassuré, comme beaucoup d’autres, par cet article, nous avons pris tout simplement, ce jour-là, M. de Girardin pour un grand homme, et nous lui avons écrit une lettre de félicitation et d’éloge.

En voyant plus tard ses volte-faces, nous avons beaucoup ri de notre naïveté.

M. de Girardin, lorsqu’il exécute ses tours, ne remarque malheureusement pas qu’un saut détruit l’autre. Tous ceux dont, en politique, il a surpris la bonne foi ne lui pardonnent pas ; il trouve autant d’ennemis qu’il a fait de dupes, et qui n’a pas été dupe de M. de Girardin ?

Revenons à sa biographie.

Au moment où son titre de commis au ministère de la maison du roi excitait le plus ses rêves ambitieux, il fut réveillé brusquement par la destitution de M. le vicomte de Senones. On donna clairement à entendre au protégé qu’il devait, le protecteur parti, se démettre de son emploi.

Voilà donc Émile retombé tout à coup au bas de l’échelle ; mais il a rêvé la fortune, et la fortune, il le jure, ne lui échappera pas.

L’heure de sa majorité sonne.

Il court chez le notaire qui a ses piastres d’Espagne, les lui réclame, signe une quittance, et sollicite chez M. Geoffroy, agent de change, une place obscure et peu lucrative : il voulait étudier la Bourse, connaître tous les détours de cette maison de jeu légale, y calculer les chances de gain, se préserver des chances de perte et multiplier, s’il était possible, ses modestes capitaux.

Quand il se crut assez fort, il joua dix-huit mille francs à la hausse.

Ce fut la baisse qui arriva.

Ruiné presque entièrement en un jour, il tomba dans le désespoir.

Ses ennemis ont prétendu qu’il s’était présenté chez son père, un pistolet dans chaque main, et qu’il lui avait dit :

« — Monsieur, il me faut un nom ! Si vous ne me le donnez pas, je vous brûle la cervelle, et je me la brûle ensuite ! »

Le fait est probablement calomnieux.

Si l’on en croit ce qu’il raconte lui-même, Émile se contenta d’écrire une seconde lettre au général, faisant appel à sa conscience, essayant de le fléchir et de le décider à ne plus le laisser dans l’abandon.

Il reçut cette froide réponse :

« Monsieur, l’erreur dans laquelle vous êtes, ou plutôt dans laquelle on vous a jeté, peut seule expliquer la lettre que vous venez de m’écrire ; aussi je m’empresse de vous désabuser, dans l’espérance que vous recouvrerez votre caractère et votre énergie. Vous avez eu raison de penser que l’indifférence ne serait pas possible dans une semblable situation, même quand elle serait accompagnée du doute. »

Repoussé avec perte, le jeune homme voulut alors s’engager, présumant que, dans l’état militaire, sa triste position de bâtard ferait, moins qu’ailleurs, obstacle à sa fortune.

Il s’adressa au prince de Léon, colonel d’un régiment de hussards.

Le prince le fit à l’instant même visiter par ses chirurgiens ; mais ceux-ci refusèrent Émile, comme ayant une complexion beaucoup trop délicate pour le service.

On ne peut justifier dans la vie d’un homme aucun des actes qui sont marqués d’un sceau de réprobation ; mais on doit dire, en tout honneur et en toute loyauté, qu’il fallait à celui dont nous esquissons l’histoire une force surhumaine pour rester dans les sentiers permis.

À cette époque dut avoir lieu la tentative de suicide qu’on a pu lire dans Émile[15].

Sauvé de la mort par une sorte de miracle, le jeune homme se reprocha sa faiblesse. Il se redressa plus haineux, plus intrépide, décidé à recommencer la lutte et à conquérir, en dépit de tous les obstacles, fortune et renommée.

Il prit hautement et publiquement le nom d’Émile de Girardin.

Les lois étaient contre lui ; mais ceux à qui appartenaient ce nom redoutèrent le scandale et n’eurent pas recours aux lois pour arrêter l’usurpation.

Girardin resta maître de sa conquête.

Dès ce jour, comme s’il eût trouvé la baguette magique et le secret des prodiges, tous les obstacles s’aplanissent devant lui. Trois libraires se disputent le manuscrit de son premier livre. Ponthieu l’emporte sur ses concurrents, imprime l’ouvrage et l’envoie aux journaux, qui proclament avec éloge le nom de l’auteur.

Émile, sachant qu’il ne faut jamais laisser refroidir un succès, lorsqu’on veut qu’il fructifie, demande et obtient une audience de M. de Martignac, alors ministre. Il lui nomme son père, et argue de cette déclaration comme d’un titre à la bienveillance du pouvoir,

La démarche est audacieuse, elle réussit.

Une place d’inspecteur des Beaux-arts, sorte de sinécure, qui ne demandait ni assiduité ni travail, se trouve vacante ; on la propose à Girardin, qui l’accepte, et, le soir même, on signe sa nomination.

Le premier soin du nouvel inspecteur fut de s’informer :

1° S’il y avait, au ministère, un bureau affecté à l’emploi ;

2° S’il trouverait là des lettres à têtes imprimées et un timbre spécial.

On lui répondit affirmativement.

— C’est bien, pensa-t-il, ma fortune est faite !

Il courut chez Maurice Alhoy, qu’il n’avait pas vu depuis fort longtemps, et lui cria, du plus loin qu’il l’aperçut :

— Félicitez-moi, mon cher, je suis inspecteur des Beaux-arts !

— Tant mieux, je vous en fais mon compliment, répondit l’auteur de la Corbeille de mariage[16].

— Autrefois, chez madame Désauge, reprit Émile, vous m’avez dit, ce me semble, que vous désiriez faire un journal avec M. Lautour-Mézeray.

— Heu ! c’est possible ; mais nous manquons d’argent.

— Bon ! voilà justement où est le mérite de mon idée : nous allons faire un journal sans argent.

— Il paraît que vous êtes fort, mon cher ! dit Maurice Alhoy.

— Plus fort que vous ne pensez, répondit Émile avec assurance.

— Et comment payerez-vous les rédacteurs ?

— Nous n’aurons point de rédacteurs.

— Ah !

— C’est inutile. Nous prendrons tous les articles littéraires qui paraissent de droite et de gauche, et nous les réunirons, chaque semaine, dans un seul cadre. Ce sera notre journal.

— Diable ! fit Maurice Alhoy, je conviens que l’idée n’est pas mauvaise. Pourtant, si les abonnés n’allaient pas venir ?

— Ils viendront ! Louez un entresol modeste ; achetez une table, une chaise et une paire de ciseaux ; nous n’avons pas besoin d’autres frais d’installation, je me charge du reste.

— Mais le titre du journal ?

— C’est juste, il faut un titre.

— Je propose la Semaine littéraire, dit Maurice, ou bien la Ruche… À moins que vous ne préfériez l’Abeille.

— Non, dit Émile, rien de tout cela. Il faut avoir le courage de ses actes : nous appellerons notre journal le Voleur.

— Bravo ! mon cher, bravo ! s’écria Maurice Alhoy, vous avez du génie.

C’était du génie, soit, mais du génie malhonnête.

M. de Girardin n’avait aucun droit de mettre ainsi les gens de lettres en coupe réglée. S’il battait monnaie avec leurs romans, leurs feuilletons, leurs nouvelles ou leurs articles, la simple probité voulait qu’il leur donnât une modeste part dans les bénéfices énormes qu’il allait réaliser[17].

En quittant Maurice Alhoy, M. de Girardin se rendit chez un lithographe et commanda trois ou quatre mille prospectus, qu’il fit porter dans son bureau d’inspecteur général des beaux-arts.

Là, prenant un annuaire et choisissant ses adresses, il écrivit :


« Monsieur le maire ou monsieur le curé, un nouveau journal se fonde, et ce journal a pour but de propager dans nos provinces les chefs-d’œuvre de la littérature moderne ; je verrai avec plaisir que vous donniez votre appui à cette entreprise, etc.

« Émile de Girardin.
« Inspecteur des Beaux-arts. »


Chaque circulaire contenait un ou plusieurs prospectus.

Nous avons eu jadis entre les mains une de ces lettres. Si nous ne la reproduisons pas textuellement, du moins sommes-nous sûr d’en donner le sens exact.

M. de Girardin scella de son timbre spécial, et mit à la poste.

Au bout d’un mois le Voleur avait dix mille abonnés. Le nombre alla toujours croissant ; mais les écrivains dépouillés ne tardèrent pas à jeter les hauts cris. Émile, à cette époque, eut un duel dont la cause est restée incertaine ; cependant il y a lieu de croire qu’un des hommes de lettres victimes du nouveau journal jeta sa plume et prit l’épée pour attaquer le Voleur.

Girardin fut blessé à l’épaule.

Précédemment, en 1825, il avait eu déjà un duel au pistolet, dont le motif reste également dans l’ombre, à moins que le récit d’Émile ne soit véritable ; mais il est presque impossible, dans ce livre, de distinguer la fiction de la réalité.

Si pourtant les faits sont exacts, on doit dire que M. de Girardin eut, dans cette première affaire, une conduite entièrement digne d’éloge. Il adressa sur le terrain de nobles et courageuses excuses à l’homme qu’il avait offensé sans le connaître.

Cet homme était son frère[18].

La blessure qu’Émile reçut dans le second duel n’avait aucune gravité. Huit jours après, il était guéri et renonçait à la direction du Voleur, sauvegardant, comme de juste, ses intérêts dans l’entreprise.

M. de Girardin cherche toujours à se mettre à l’abri du scandale, excepté quand le scandale peut lui être profitable.

À la cour de Charles X, madame la duchesse de Berri encourageait cette opposition sourde contre laquelle se heurtent les rois au sein de leur propre palais. M. de Girardin fit parler à la princesse, qui lui promit son appui direct dans la publication d’une feuille nouvelle.

Deux jours après, parut le premier numéro de la Mode.

Ce journal, établi, comme rédaction, sur des bases irréprochables, eut un succès prodigieux. Il enleva beaucoup d’abonnés à la Revue de Paris. Balzac, Eugène Sue, Alexandre Dumas, débutèrent dans la Mode.

La duchesse de Berri n’hésitait pas à mettre un de ses pieds mignons sur le terrain du libéralisme ; mais elle réfléchit avant d’y hasarder les deux. Voyant que le rédacteur en chef du nouveau journal la conduisait beaucoup trop loin, elle recula. M. de Girardin perdit le patronage de Son Altesse Royale, et gagna trois mille abonnés de plus.

Chaque jour, l’opposition menaçait davantage le pouvoir. On entendait gronder la tempête ; elle ne tarda pas à éclater.

Tout changea brusquement à partir de 1830. L’horizon n’était plus le même.

Or M. de Girardin est de première force sur l’étude des horizons. Ne craignez pas qu’il prenne un feu follet pour une étoile, ou qu’un soleil se lève sans qu’il en devine l’aurore[19].

Il pressentit le premier l’avènement de la bourgeoisie et le règne des écus.

En conséquence, il réalisa les bénéfices de ses entreprises. On lui acheta sa part de propriété dans le Voleur, et la Mode fut vendue aux enchères.

Dans un gouvernement économique, tout doit marcher de front avec le gouvernement. M. de Girardin rumina, calcula, prit toutes ses mesures, posa tous ses chiffres et se proclama l’inventeur de la presse à bon marché.

C’était un moyen de donner au journalisme une importance énorme et de le mettre à la portée des bourses les plus médiocres.

Un ministre habile, Casimir Périer, sentit le piége : il n’adopta pour le Mo'niteur aucune des conclusions du mémoire laissé dans son cabinet par M. de Girardin.

— Pauvre homme ! se dit Émile, pensant que le ministre manquait de jugement ou de clairvoyance.

Afin de lui dessiller les yeux, il commença l’application sur une petite échelle et fonda le Journal des connaissances utiles, à quatre francs par an[20]. Six mois après, il portait au ministère un registre contenant les noms de 120,000 abonnés.

— C’est à merveille, monsieur de Girardin, lui dit Casimir Périer d’un ton goguenard ; mais la politique n’est pas une connaissance utile, et le peuple s’en passera, si vous le voulez bien !

Émile était battu.

Pour se consoler, il devint amoureux.

Toute la presse parisienne était alors aux genoux d’une femme adorable, dont le talent, s’il est possible, surpasse encore la beauté. Comme Sapho et Magdeleine de Scudéri, mademoiselle Delphine Gay a reçu le glorieux surnom de dixième muse.

Girardin fut assez heureux pour lui plaire, et Delphine consentit à être sa femme.

Ce mariage, toutefois, ne se conclut pas aisément.

Lorsqu’on se marie, il faut un acte de naissance, et notre héros n’était pas d’humeur à lâcher le nom de Girardin pour reprendre celui de Delamothe.

Six ou huit témoins vinrent déclarer qu’ils avaient connu, de 1822 à 1823, le sieur Émile de Girardin, comme attaché au secrétariat de la maison du roi, et qu’il semblait alors âgé d’environ dix-huit ans.

Là-dessus on dressa l’acte de notoriété dont nous avons parlé plus haut, et le mariage se fit.

Madame de Girardin parut un instant devoir écarter son mari de la voie dangereuse où il se précipitait, et où il entraînait son siècle. Le mercantilisme et l’exploitation répugnaient à cette âme délicate. Elle tourna l’esprit d’Émile vers des idées plus morales et plus sages. Nous le voyons, de 1832 à 1835, établir une propagande active en faveur des caisses d’épargne.

Nombre de conseils municipaux recoururent à ses lumières.

Afin de leur donner du cœur à l’œuvre, il envoyait lui-même, à ses frais, tous les registres et tous les livrets nécessaires à l’établissement de chaque caisse nouvelle.

On lui doit aussi la création de l’Institut agricole de Coëtbo, destiné à recevoir cent élèves pauvres, qui s’y trouvaient logés, nourris et entretenus, tout en s’y instruisant dans la science de l’agriculture.

Pour arriver à ce magnifique résultat, M. de Girardin n’eut qu’un simple appel à faire à ses abonnés des Connaissances utiles : aucun d’eux ne refusa la cotisation annuelle d’un franc, qu’il leur proposa, dans le seul but de mener son projet à bonne fin.

Tout ceci était encore de l’industrialisme ; mais, lorsqu’il s’exerce de cette façon, la morale la plus sévère n’a rien à y voir.

Malheureusement M. de Chardin prêta de nouveau l’oreille au démon remuant et ambitieux qui lui conseillait d’employer pour lui-même des procédés si fertiles. Sa fortune grandissait, mais il voulait être millionnaire, sachant que, sous le règne du roi citoyen, la meilleure de toutes les prépondérances était celle d’un sac d’or.

Il avait là-dessus des idées bien arrêtées et qui remontent à la publication de ses livres.


« La gloire, dit-il, n’est plus qu’un mot creux ; il ne sonne pas l’argent. La République et Napoléon ont usé l’enthousiasme ; la fortune est la religion du jour, l’égoïsme l’esprit du siècle. Pour surgir de l’obscurité, il n’est plus qu’un moyen : grattez la terre avec vos ongles, si vous n’avez pas d’outils, mais grattez-la jusqu’à ce que vous ayez arraché une mine de ses entrailles. Quand vous l’aurez trouvée, on viendra vous la disputer peut-être, vous l’enlever ; mais, si vous êtes le plus fort, on viendra vous flatter, et, quand vous n’aurez plus besoin de personne, on viendra vous secourir. À votre tour, vous serez avare, égoïste ; vous achèterez des tréteaux, vous aurez un habit galonné. Vous refuserez les secours qu’on vous demandera, parce que ce n’est pas en soulageant les besoins de quelques individus qu’on acquiert la popularité, mais en excitant les passions des masses, et, pour vous élever au-dessus de la foule, vous lui sourirez avec dédain, vous lui parlerez d’égalité avec le mépris de l’orgueil[21]. »


Ce sont toujours les mêmes couleurs, on ne dira pas que nous les plaçons de nos propres mains sur la palette.

En septembre 1833, M. de Girardin fonda le Musée des familles.

Pour mieux allécher les actionnaires et donner à l’abonnement une impulsion plus vive, il inventa ces affiches monstres qui, depuis vingt ans, affligent les murs de la capitale, et les rendent complices de toutes les bourdes, de toutes les floueries, de tous les charlatanismes[22].

À la fin de 1834, il publia l’Almanach de France, qui fut tiré à douze cent mille exemplaires et qui lui rapporta des bénéfices considérables.

Il devint éligible ; les électeurs de Bourganeuf l’envoyèrent pour la première fois à la Chambre.

L’année suivante, il eut son troisième duel.

Voici à quelle occasion :

Dix mille francs venaient d’être accordés, à titre d’encouragement, à l’Institut agricole de Coëtbo. M. Degouve de Nuncques, chef du bureau démocratique de correspondance avec les journaux de province, leur envoya une petite note assez perfide, où l’on insinuait que M. de Girardin venait de se vendre au ministère.

Une rétractation est demandée. M. Degouve de Nuncques la refuse, et le combat devient inévitable.

Les adversaires sont placés en face l’un de l’autre. Degouve tire, manque son homme, et Girardin ne riposte pas ; il décharge son pistolet en l’air.

« — Point de générosité ! s’écrie le correspondant démocrate. Vous n’avez pas le droit de m’humilier de la sorte. Recommençons, et tirez le premier ! »

Mais il proteste en vain, ses témoins l’entraînent.

Le soir même, à la porte de la Chambre des députés, Degouve fait remettre un second cartel à M. de Girardin. Celui-ci, ayant essuyé le feu de son adversaire, pouvait, sans faillir à l’honneur, ne pas tenir compte de cette nouvelle provocation.

Il déchira la lettre et n’y voulut point répondre.

À dater de ce moment, il eut un ennemi de plus, un ennemi féroce, acharné, qui partout et sans cesse le déchira dans les journaux et lui enfonça ses ongles dans la chair vive.

Nous arrivons à la fondation de la Presse, dont le numéro-spécimen parut le 1er juillet 1836.

Sur le chemin glissant de l’ambition, M. de Girardin trouvait trop d’embûches et trop d’obstacles pour ne pas chercher un appui sûr et des moyens sérieux de défense. Il crut les trouver dans le nouveau journal, et bien certainement il aurait atteint son but, si l’esprit de spéculation obstinée qui le possède ne l’eût conduit au delà des bornes.

Il forma tout simplement le projet d’enterrer d’un seul coup toute la presse périodique et de rester seul debout sur cette vaste tombe.

L’argent abondait dans ses coffres ; il pouvait expérimenter en grand le système dont Casimir Périer n’avait pas voulu reconnaître les avantages. Annonçant à moitié prix un journal quotidien, d’une dimension supérieure à celle des autres journaux et donnant plus de matière, il enlevait aux feuilles rivales tous leurs abonnements, arrachait de la main de ses ennemis toutes leurs armes, devenait le roi de la publicité, dictait des ordres au pouvoir et se faisait donner ce portefeuille, objet de sa convoitise, qui, semblable au pommier de Tantale, se relève toujours quand il va l’atteindre.

Peu importait à M. de Girardin de ruiner des industries plus faibles. Aucun des journaux qui existaient alors ne pouvait soutenir la concurrence. Il s’imagina qu’ils allaient tranquillement laisser préparer leur convoi mortuaire.

L’entreprise devenait burlesque, à force d’être hardie.

Au premier signe d’hostilité, toute la presse fit feu contre l’ennemi commun.

Cette décharge unanime, loin d’abattre M. de Girardin, ne fit qu’allumer davantage sa fougue belliqueuse ; mais bientôt on lui lança de ces traits empoisonnés qui frappent un homme et ne lui laissent aucun espoir de guérir la blessure.

Le journal le Bon Sens décocha la première flèche.


« À cette époque de hasard, de jeu, d’agiotage et de trafic, dit cette feuille, où la société est un comptoir faisant l’escompte de toutes les passions mauvaises, il s’est formé une agglomération inouïe de jeunes hommes pour l’exploitation des tendances matérielles du siècle. Ils ont trente ans à peine, et leurs contemporains ne savent rien de bien précis sur leur naissance et sur leur première jeunesse : deux problèmes ! Ils ont surgi tout à coup, mais comment ? Autre problème ! car ils n’avaient rien de ce qui attire la considération ou la foi de la foule ; il en était même qui n’avaient ni nom, ni famille, ni talent, et la fortune, en passant devant leur porte, y avait à peine laissé une besace. Ils ont fait de l’industrie, de l’art, de la littérature, en mettant au jeu les talents et les capitaux des autres, qu’ils groupaient, à force d’audace, autour d’une idée, dont, à son de trompe, ils prônaient partout les incalculables prodiges. Quand, avec cette idée, ils avaient bien joué à la faillite, et qu’ils en avaient retiré pour eux, à titre de directeurs, la vie élégante et commode de quelques mois, de quelques années, ils lançaient une autre idée à laquelle venaient se cramponner d’autres talents et d’autres capitaux. »

Il est difficile de voir une attaque plus directe et plus violente. L’offensé recourut aux tribunaux. C’était son droit, mais le National regarda cette résolution comme un acte de faiblesse et comme un déni de polémique. De plus, le rédacteur en chef de la feuille radicale crut voir une offense pour lui et pour ses collègues dans quelques insinuations de M. de Girardin.

Soldat plein de bravoure, Armand Carrel était toujours prêt à verser son sang pour la défense d’un principe.

« — Jusqu’à ce que la presse devienne entièrement libre, disait-il, elle restera sous la sauvegarde de l’épée ; mon journal se fera respecter comme un homme d’honneur. »

Toutefois, avant de provoquer le rédacteur de la Presse, Armand Carrel entama des négociations.

Il alla lui-même, accompagné d’un ami, chez M. de Girardin.

Une note fut discutée et convenue.

Seulement Carrel exigeait que cette note fût publiée d’abord dans la Presse, et Girardin voulait qu’elle parût simultanément dans la Presse et dans le National.

— Est-ce votre dernier mot ? demanda Carrel.

— C’est mon dernier mot.

— Alors il faudra nous battre, monsieur.

— Volontiers. Une rencontre avec vous sera une bonne fortune[23] pour moi, répondit Girardin.

— Un duel est une triste nécessité toujours, et jamais une bonne fortune, monsieur, répondit Carrel en se levant. Comme offensé, je choisis le pistolet.

Nous consultons ici le National de l’époque, et nous y trouvons un compte rendu très impartial des événements.


« L’explication directe qui avait eu lieu entre M. Carrel et M. de Girardin ne laissait malheureusement rien à faire aux témoins de M. Carrel pour amener une conciliation.

« Arrivé sur le terrain (au bois de Vincennes), M. Carrel s’avança vers M. de Girardin, et lui dit :

« — Eh bien, monsieur, vous m’avez menacé d’une biographie ? La chance des armes peut tourner contre moi. Cette biographie, vous la ferez alors, monsieur ; mais, dans ma vie privée et dans ma vie politique, si vous la faites loyalement, vous ne trouverez rien qui ne soit honorable, n’est-ce pas, monsieur ?

« — Oui, monsieur, répondit M. de Girardin.

« Il avait été décidé par les témoins que les combattants seraient placés à quarante pas, et qu’ils pourraient faire dix pas chacun.

« M. Carrel franchit la distance d’un pas ferme et rapide. Parvenu à la limite, et levant son pistolet, il tira sur M. de Girardin, qui n’avait encore fait que trois pas environ en ajustant. La détonation des deux armes fut presque simultanée. Cependant M. Carrel avait tiré le premier, M. de Girardin s’écria :

« — Je suis touché à la cuisse !

« — Et moi à l’aine, dit M. Carrel, après avoir essuyé le feu de son adversaire.

« Il eut encore la force d’aller s’asseoir sur un tertre, au bord de l’allée. Ses témoins et son ami, le docteur Marx, coururent à lui. M. Persat[24] fondait en larmes.

« — Ne pleurez pas, mon bon Persat, lui dit Carrel, voilà une balle qui vous acquitte.

« Il faisait allusion au procès du National qui devait avoir lieu le lendemain.

« On le porta à Saint-Mandé, chez M. Peyra, son ancien camarade à l’École militaire. En passant auprès de M. de Girardin, M. Carrel voulut s’arrêter :

« — Souffrez-vous, monsieur de Girardin ? lui demanda-t-il.

« — Je désire que vous ne souffriez pas plus que moi.

« — Adieu, monsieur ; je ne vous en veux pas !

« Carrel ne se faisait point illusion sur la gravité de sa blessure. Dès ce moment, il demanda qu’on le transportât directement au cimetière. « Point de prêtre ! point d’église ! » Telle fut sa recommandation brève et absolue[25]. »


Le lendemain, Armand Carrel était mort.

Sa dernière heure eût été consolée par la religion, qu’il n’aurait, pour cela, rien perdu aux yeux de l’avenir. Il est fâcheux que République et Impiété soient aussi voisines l’une de l’autre.

On peut dire que la mort d’Armand Carrel fut un deuil public. Tout Paris assistait à ses funérailles.

Nos lecteurs comprendront pourquoi nous avons ici laissé parler le National, de préférence à toute autre feuille d’alors : la narration du journal ennemi est honorable pour celui des deux adversaires qui a survécu.

M. de Girardin n’en resta pas moins en butte à la rancune publique. On maudit l’homme qui marchait à la renommée en laissant ainsi derrière lui des traces de sang.

Toujours aux aguets, toujours infatigables, ses ennemis ne laissaient échapper aucune occasion de lui faire tomber des rochers sur la tête.

Il se vengeait en leur jetant du fiel.

Ce fut un tort. On craignit les éclaboussures, et l’isolement se fit autour de lui.

Bientôt un procès scandaleux occupa la France entière. Il s’agissait du Musée des familles. On accusait les trois gérants, Boutmy, Cleeman et Girardin d’avoir créé des dividendes fictifs et de s’être attribué la plus large part du fonds social. Un des actionnaires, M. Dutertre-Dana, se plaignant d’avoir été victime d’une escroquerie, réclama la vengeance des lois. Nos trois gérants furent acquittés, mais après avoir vu les avocats déchirer leur réputation, qui resta, lambeau par lambeau, à tous les angles du tribunal.

Cleeman, l’un des trois, fut condamné, peu de temps après, à une peine infamante à propos de sa gestion criminelle dans les mines de Saint-Bérain.

Le rédacteur de la Presse était complétement étranger à cette nouvelle affaire ; mais que d’attaques insultantes, que d’insinuations perfides, que d’aiguillons mortels furent lancés contre lui !

Vingt réputations pour une auraient succombé dans cette lutte.

On parla bientôt d’une autre histoire de mines[26], dont les actions, prônées par la Presse, tombaient dans une défaveur subite.

Tous les financiers de nos jours qui, certes, ont la prétention d’être honnêtes, n’eussent pas agi différemment que M. de Girardin en pareille occurrence : ils auraient le mieux du monde, et sans le plus léger scrupule, vendu, quand elles étaient en hausse, des valeurs auxquelles ils prévoyaient que le discrédit s’attacherait d’un jour à l’autre.

On est de son siècle ou on n’en est pas.

M. de Girardin, comprenant que toutes ces criailleries et toutes ces haines retardaient son avènement au portefeuille, joua, pendant quelques années, le rôle de Sixte-Quint, sauf à jeter plus tard ses béquilles au nez de ses ennemis politiques.

Il parut s’occuper exclusivement de son journal[27].

De temps à autre, il ne se réveillait de sa léthargie de commande que pour défendre la monarchie de Juillet contre les sourdes agressions du radicalisme ou de l’opposition de gauche.

Un matin, il imprima « que les attaques du Siècle contre le pouvoir n’avaient rien de surprenant, puisque cette feuille comptait des régicides au nombre de ses rédacteurs. »

Émile Pages (Bergeron), fit porter à l’instant même un cartel à M. de Girardin, qui refusa de se battre et fut souffleté publiquement par son ennemi[28].

Les tribunaux seuls lavèrent cet outrage.

M. de Girardin continua de défendre le trône, la religion et la morale.

À coup sûr, on aurait berné le prophète assez malencontreux pour annoncer alors que cet illustre monarchiste deviendrait, un jour, partisan de la république.

Un mot du feuilleton de la Presse.

Comme tous les hommes à utopies gouvernementales et qui chevauchent à nu sur l’idée, M. de Girardin professe un souverain mépris pour la littérature pure et simple, dégagée de tout élément politique.

Le roman se trouvant au goût du jour, il est obligé de lui abandonner le rez-de-chaussée de son journal ; mais, afin de s’épargner un embarras ou une étude sur des matières si peu dignes de lui, il se crée des fournisseurs attitrés, dont la réputation le met à couvert aux yeux du public.

— Eh ! s’écrie-t-il, quand on le blâme de cette injustice faite à la jeune littérature, peu m’importe ! je n’ai pas le temps de lire. Si Dumas et Eugène Sue écrivent ou font écrire des billevesées, le lecteur, sur la foi du drapeau, prend cela pour des chefs-d’œuvre. L’estomac s’habitue à la cuisine qu’on lui donne[29].

Un jour, Anténor Joly, qui s’était fait courtier de romans, lui apporte les Confessions de Marion Delorme, ouvrage en huit volumes, imprimé depuis deux ans et connu du public[30].

— Bon titre ! s’écrie Girardin. Signez cela Dumas, et je reçois l’œuvre sans la lire !

Voilà quelle est la probité littéraire de l’homme.

On comprend que nombre de jeunes auteurs, après s’être brisé la tête contre ce mur d’airain du mercantilisme, se soient décidés à passer sous les fourches caudines de la signature d’autrui.

Tout s’explique avec le temps.

Nous serions presque disposé à faire amende honorable à MM. Auguste Maquet, Fiorentino, Paul Meurice, Hippolyte Auger, et à tant d’autres que nous avons blâmés sévèrement jadis, pour avoir livré à une exploitation étrangère les enfants de leur intelligence. Ce commerce des œuvres de l’esprit, qui dépouille le véritable auteur de sa gloire pour en revêtir un autre, est de l’invention de M. de Girardin.

Nous avons vu comment il se tire d’affaire au rez-de-chaussée de son journal ; montons au premier étage.

C’est là qu’il règne eu despote. Il tranche du petit Louis XIV et dit orgueilleusement : « La Presse, c’est moi ! » Jamais il ne laisse passer un article politique un peu remarquable, s’il est signé d’un autre que lui.

Quelque temps après la révolution de Février, Alexandre Weil publia deux lettres, dont les abonnés firent le plus grand éloge. Une troisième restait ; mais le journal refusa de l’imprimer.

Le jeune publiciste court se plaindre. Girardin lui répond :

— C’est moi qui ai donné cet ordre.

— Ah ! dit Alexandre Weil confondu.

— Que voulez-vous, mon cher, ajoute le rédacteur en chef de la Presse, vous avez du talent, et je veux qu’on ne lise que moi dans mon journal.

Toutes ces réponses sont faites de sang-froid, de l’air le plus naturel du monde, avec une conviction qui vous écrase.

Fâchez-vous, et M. de Girardin vous trouvera très injuste.

L’obligation où il fut, dès l’âge le plus tendre, de s’aimer lui-même, n’ayant à aimer qui que ce soit, le rend d’une personnalité qui passera tôt ou tard en proverbe. Les calomnies dont il est victime ajoutent encore à son égoïsme et le rendent chaque jour plus haineux.

Tous les hommes deviennent ses ennemis ; il ne croit ni à l’amitié, ni au désintéressement, ni à la conscience.

Il a perdu la sienne à la bataille.

À l’époque où l’empereur actuel n’était encore que président de la République, il offrit à M. de Girardin la charge de préfet de police.

C’était son lot.

Mais notre héros a pris pour devise : Aut Cesar, aut nihil[31]. Nous craignons qu’il ne soit jamais César.

Émile de Girardin mort, il ne restera de lui que des extravagances politiques.

Poussé, comme Ahasvérus, sur une route fatale, il y marchera jusqu’à la fin, sans repos comme sans espoir. Jamais son ambition ne sera satisfaite. Il a demandé vainement un portefeuille à la Monarchie ; vainement il s’est humilié pour l’obtenir de la République, et l’Empire n’est pas d’humeur à lui confier ses destins.

Madame de Girardin partage les illusions de son époux. Nous la trouvons, en cela, fort excusable ; elle n’a pu le détourner de sa voie, rien de plus simple qu’elle s’y engage avec lui. Cette nature tenace absorbe la sienne.

Elle a fini par le prendre pour un apôtre et par croire en lui comme on croit en Dieu.

Dans les plus mauvais jours de 1848, elle disait au général Lauriston et à plusieurs autres personnes qui étaient venues lui rendre visite :

— « Tout va de mal en pis, la France court à sa perte ; il n’y a que celui de là-haut qui puisse nous sauver.

Chacun s’inclina, croyant qu’elle parlait de la Providence.

Elle parlait de son mari, qui travaillait dans une chambre au-dessus.

Une femme du mérite de madame de Girardin ne peut se tromper absolument sur la valeur d’un homme, même quand cet homme lui est uni par les nœuds de l’hymen. Dans un autre siècle et dans des circonstances différentes, il est possible que les défauts d’Émile de Girardin fussent devenus des qualités supérieures. On peut avec quelque raison reprocher aux événements de l’avoir fait ce qu’il est.

Nous ne jugeons, du reste, que l’homme public, et nous nous arrêtons au seuil de l’homme privé.

Madame de Girardin pousse le dévouement conjugal jusqu’à l’héroïsme.

Quand on attaque Émile, elle se métamorphose en lionne. Sa plume devient un stylet, qu’elle enfonce au cœur de l’ennemi jusqu’à la garde.

On n’a pas oublié sa pièce de vers contre Cavaignac.

Le jour où ce général fit arrêter M. de Girardin pour l’envoyer au secret, Delphine accourut et força la porte du dictateur, qui la vit entrer pâle, frémissante, l’œil allumé de toutes les flammes de la colère.

— Que veut dire ceci ? demanda-t-elle. Sommes-nous sous le règne de la terreur ?

— Non, madame, répondit Cavaignac nous sommes sous le règne du sabre.

— C’est bien cela, monsieur ! attachez à votre sabre une ficelle, et vous aurez la guillotine !

Le cercle de madame de Girardin est très-fréquenté. Presque toujours on y trouve le baron de Rothschild et la princesse Mathilde, au milieu d’une foule nombreuse d’autres habitués. Les uns causent, les autres font de la musique. C’est là que Pierre Dupont a chanté ses Bœufs pour la première fois.

L’auteur des Mousquetaires, lorsqu’il n’est pas à Bruxelles, entre le premier au salon pour en sortir le dernier. Il a des allures flamboyantes et une brochette où sont pendus tous les ordres de la terre.

Sa conversation fait le bruit d’un ouragan.

Théophile Gautier ne dit rien ; il écoute, ou lance de temps à autre quelques-uns de ces mots érotiques, dont la dixième muse est assez friande.

Quand Dumas a fini de parler, Méry parle à son tour et entame ses curieux et pétillants récits. Un soir, il prouva catégoriquement et sans réplique possible que M. de Lamartine avait fait la révolution de Février pour une paire de bottes.

Girardin se montre rarement à ces réunions. S’il y paraît quelques minutes, on le voit se cacher dans un coin comme un enfant boudeur. Il a pour l’esprit de conversation le même dédain que pour la littérature.

Sa mine est aujourd’hui presque funèbre.

On remarque sur son visage la trace de tous les affronts que les républicains lui ont fait subir.

Au comité démocratique et social qui se tenait à l’hôtel Ledru-Rollin, les membres du bureau le laissèrent un jour attendre deux heures dans une antichambre, sans lumière et sans feu. Girardin dévora cette humiliation, se promettant une éclatante revanche une fois qu’il serait introduit.

Le moment arrive, on lui ouvre le sanctuaire.

Il s’élance à la tribune, croyant exciter une de ces discussions vives où son esprit d’à-propos et son talent de riposte triomphent toujours.

« Citoyens ! s’écrie-t-il, interrogez-moi. Je suis prêt à répondre ! »

La salle contenait environ trois cents personnages, qui tous restèrent mornes et silencieux.

Girardin sentit une sueur froide inonder ses tempes. Il regarda le président ; ce dernier fit un signe pour qu’on passât à l’orateur un petit carré de papier sur lequel se trouvait écrite une seule question.

Le candidat se crut sauvé.

Pendant un quart d’heure, il pérora d’une façon passablement éloquente, malgré son détestable organe, et termina par ces mots :

« Êtes-vous satisfaits de mes explications, citoyens ? »

Nulle réponse. Pas un geste d’approbation ni d’improbation. Il put se croire dans une assemblée de sourds et muets. On lui fit passer un second petit papier.

Girardin parla pendant un autre quart d’heure : même silence et nouvelle question écrite. C’était à en devenir fou. Le malheureux orateur s’agitait dans le vide et cherchait à mettre le feu à des morceaux de glace. Une multitude de petits papiers railleurs tourbillonnaient devant ses yeux et lui donnaient le vertige.

Tour à tour on lui en passa quarante ou cinquante.

Il sortit, la tête perdue, l’œil hagard, le front ruisselant, poursuivi par des fantômes et des petits papiers.

M. de Girardin n’a pas de tact, il l’a prouvé dans cette circonstance et dans beaucoup d’autres. Recevant un pareil accueil, il devait y répondre par une sortie violente et briser énergiquement cette coupe de l’affront qu’on lui donnait à boire.

Ce défaut de tact provient de son ambition effrénée, qui lui met continuellement un bandeau sur les yeux et le pousse aux abîmes.

Était-ce à lui, nous le demandons, d’aller prononcer un discours sur la tombe d’Armand Carrel ? Il s’est tiré de ce pas difficile avec bonheur, nous dira-t-on. Soit. Une telle démarche n’en choquait pas moins toutes les convenances. Le sang versé crie toujours, et c’est à la surprise causée par son apparition imprévue que M. de Chardin doit de n’avoir pas été immolé sur la tombe de sa victime.

Repoussé par les républicains, il leur tourna brusquement le dos, le jour où il vit la possibilité d’une vengeance et une autre perspective à son ambition.

Mais, comme cet obstiné portefeuille ne lui arrivait pas encore, il fit une nouvelle pirouette et retomba sur ses pieds, républicain socialiste comme devant.

Lorsqu’on entre chez M. de Girardin, la première chose qui frappe les yeux est un buste de Robespierre, posé sur son bureau, tout en face de lui. C’est une démonstration significative. Si Robespierre, ce monstre historique, s’animait et pouvait rire, il ne s’en ferait pas faute, en voyant M. de Girardin jouer au terroriste*.

Avec sa robe de chambre de futaine blanche et sa figure livide, le rédacteur en chef de la Presse ressemble à un pierrot politique ou à un Marat bourgeois.

Il se lève à quatre heures du matin, travaille jusqu’à neuf heures et déjeune avec un bifteck et une tasse de thé.

Le concierge de la Presse entre alors et dépose sur le bureau des lettres et des gazettes.

À partir de ce moment, M. de Girardin reçoit tout le monde. Il cause en travaillant ou en écrivant sa correspondance.

Il n’est jamais aimable.

S’il lui arrive de le paraître, dites hardiment que c’est par intérêt personnel.

Vous venez de lui rendre un service, il ne vous remercie pas. La reconnaissance est un sentiment inconnu pour lui.

Lorsqu’on lui adresse des reproches ou qu’on lui jette un blâme, il ne s’émeut en aucune façon. Rarement on parvient à le mettre en colère, et ce n’est jamais qu’en froissant son excessif amour-propre. Cette colère se trahit par un éclat plus sombre de l’œil et par un léger tremblement de la lèvre inférieure.

Il se rase lui-même, précaution fort sage, au cas où il serait, un jour, appelé à jouer le rôle de Robespierre, et où quelque barbier royaliste voudrait lui couper le cou.

Devinez qui a catéchisé Victor Hugo, afin d’amener le grand poète dans les bras de la république ?

C’est M. de Girardin[32].

Le pays et les belles-lettres lui savent un gré infini de cette conversion !

Quand il a reçu toutes ses visites, il se remet au travail. D’abord il parcourt les journaux et regarde si on parle de ses articles politiques. Qu’on en parle en bien ou en mal, pourvu qu’on en parle, la chose lui est complètement indifférente. Il ne répond jamais aux agressions que pour la forme et pour occuper le public de sa personne.

Sa manière de travailler ne manque pas d’une certaine bizarrerie.

Lui faut-il de la science, il la trouve dans les dictionnaires de conversation Veut-il des renseignements sur les hommes, il se lève et va droit à certain casier, dont tous les cartons, rangés par ordre, portent chacun une lettre alphabétique.

Là sont les notes de M. de Girardin.

Depuis 1830, il n’est pas un personnage un peu important qui n’ait chez lui son dossier complet. Il garde avec soin les documents, les lettres, les comptes rendus de procès, les articles de journaux.

« Où ce diable d’homme peut-il trouver tout cela ? » se demande le public, en voyant le rédacteur de la Presse fouiller à coup sûr dans le passé d’un ennemi pour lui jeter à la face quelque revirement oublié, quelque turpitude inconnue.

M. de Girardin trouve cela dans ses cartons.

Entre midi et une heure, il fait atteler et part. Où va-t-il ? personne n’a jamais pu sonder ce mystère. Nulle part on ne le rencontre, et il sait tout ce qui se dit, tout ce qui se passe.

Une fée lui prête son talisman pour le rendre invisible.

Il est aujourd’hui excessivement riche. Son association philanthropique des travailleurs à la Presse lui a rapporté deux cent quatre-vingt-neuf mille francs pour sa part. C’est le seul bénéfice qu’il ait tiré de ses sauts de carpe républicains.

De plus, il spécule tous les jours à la Bourse et y réalise des profits énormes ; il prend la revanche de ses piastres d’Espagne englouties autrefois dans le gouffre.

Le lecteur touche au terme de cette biographie.

Nous avons dit le bien, nous avons dit le mal, et l’on nous demandera peut-être une conclusion.

Qu’est-ce que M. de Girardin ? Est-ce une bonne, est-ce une mauvaise nature ?

Ce n’est ni l’une ni l’autre.

On ne doit pas lui savoir gré de ses qualités, parce qu’elles ne sont qu’apparentes et cachent un calcul ; on ne doit pas l’accuser de ses défauts, parce qu’ils ont été le résultat d’une naissance malheureuse et de l’abandon.

En lutte éternelle avec la société, mère tendre pour d’autres et marâtre pour lui, son cœur s’est gonflé de fiel, son âme a perdu tous les éléments de sincérité et de justice.

Il fait du mal sans le savoir, par instinct.

Chacun le repousse, comme on repousse tout ce qui blesse, tout ce qui est dangereux, tout ce qui est nuisible, et ceux mêmes qu’il a le plus servis le payent d’ingratitude. On l’éloigne, on en a peur.

Voilà ce qui explique pourquoi M. de Girardin n’a jamais été ministre et ne le sera jamais.

Il a dit lui-même une vérité terrible :

« Si le talent commence les réputations, c’est la moralité seule qui les consolide[33]. »

M. de Girardin est la première victime de l’industrialisme : la machine a tué l’inventeur.

En France le doute implique l’impopularité. La nation ne croit pas à M. de Girardin. Depuis longtemps il n’existe plus comme homme politique.

Il est mort.

FIN.
NOTE SUR LES AUTOGRAPHES

Nous offrons à nos souscripteurs deux autographes de M. de Girardin. Le second de ces autographes, dont nous avons fait tardivement la découverte, nous a paru trop précieux pour reculer devant une double impression. C’est la fameuse note que le rédacteur en chef de la Presse eut la gracieuseté de faire passer à Louis-Philippe, aux Tuileries, le 24 février 1848. Il était alors, comme on peut le voir, aussi partisan de la régence qu’il l’est aujourd’hui de la république.



* Au moment on nous imprimons cette troisième édition, on nous soutient que le buste dont nous avons parlé à la page 96 est celui de M. de Girardin lui-même. Alors il y a entre Robespierre et le rédacteur en chef de la Presse une féroce ressemblance.


  1. Quelques biographes on écrit de la Mothe, mais à tort. Ce nom est celui d'une simple domestique de souche très-vulgaire.
  2. Nommé député pour la troisième fois, il fut exclu de la Chambre, sous prétexte qu’il n’était pas Français.
  3. Anciennement Térésia Cabarus, puis madame Tallien. Elle avait un fils de deux ans et une fille de six mois dans la même maison.
  4. Certains passages d'Émile, premier ouvrage de M. de Girardin, semblent donner à entendre que la maîtresse du général avait alors une autre liaison de cœur.
  5. Le portrait de Greuze, à la vente aux enchères qui suivit, en 1847, la mort du conseiller, fut acheté trente-cinq mille francs. Une séparation légale avait eu lieu entre les époux. Les héritiers ne tenaient pas à conserver l’image d’une femme que répudiait la famille.
  6. M. de Girardin a poétisé dans Émile et légèrement varié tous ces détails que nous donnons sur sa jeunesse. S’il a été au collège, comme nous voulons bien le croire, ce n’a pu être que pendant deux ou trois ans. Ses classes ont été fort imparfaites. Il dit que le proviseur, en le renvoyant, lui remit une inscription de deux mille francs de rente. Ce fait est inexact. On n’avait versé entre les mains de l’employé de la vénerie (M. Darel) qu’une somme de vingt-quatre mille francs en piastres d’Espagne. Cette somme fut seulement donnée à Émile à l’époque de sa majorité.
  7. Émile, — édition Auguste Desrez, — pages 115 et 116.
  8. Voir sa Politique universelle, livre VI.
  9. Cet ouvrage et celui qui a pour titre Émile ne furent publiés que de 1827 à 1828.
  10. Pages 1 et 2 de la préface. — Édition Ponthieu, 1828.
  11. Même volume, page 3.
  12. Idem, page 4 et page 16.
  13. Page 86.
  14. Avec celle que nous avons déjà citée, les principales sont : Bon Sens et bonne Foi, — Journal d’un journaliste au secret, — Questions administratives et financières, — Le Droit au travail, — Les Cinquante-deux, etc., etc.
  15. Pages 112 et 113.
  16. Vaudeville qui se jouait alors aux Variétés.
  17. Cette audacieuse exploitation, qui n’avait jamais été prévue, et que la loi ne pouvait atteindre de si tôt, donna naissance, quelques années plus tard, à la Société des gens de lettres. Il fallut que tous les écrivains se réunissent pour se défendre en masse contre le vol organisé. Nous ferons bientôt l’histoire de cette association en écrivant la biographie de M. Louis Desnoyers, son fondateur.
  18. Le fils légitime de madame D…
  19. Le 7 février 1848, il devina la chute de Louis-Philippe, et donna sa démission à la Chambre des députés pour se tenir prêt à saluer le nouveau pouvoir.
  20. Subsidiairement il créa le Journal des Instituteurs primaires à trente sous par an, puis un Atlas à {{sc[|un sou}} la carte, puis le Panthéon littéraire, vaste entreprise de librairie économique.
  21. Émile, page 139 et suivantes.
  22. Les amis de M. de Girardin le surnommaient eux-mêmes l’Homme-Affiche et l’Homme-Annonce.
  23. Mot odieux, qu’on lui a jeté souvent à la face comme un opprobre, et qu’il a dû garder comme un remords.
  24. Gérant du National.
  25. National du 1er juillet 1836.
  26. Cette fois, il s’agissait des houillères de Bouzogles et de Mazuras, achetées dans le département de la Creuse par MM. de Girardin et Boutmy.
  27. M. Guizot lui offrit alors un million de la Presse. Girardin refusa pour mieux rester maître de la rédaction. Il se contenta de faire donner par le ministre deux cent mille francs de subvention au Panthéon littéraire. Un honorable député, M. Isambert, dénonça le fait à la tribune. (Moniteur du 10 juin 1837.) Après avoir vu la Presse lui brûler au nez, pendant dix ans, les plus doux parfums de sa rédaction, M. Guizot eut tout à coup ce journal pour ennemi. Le ministre fut obligé de traduire M. de Girardin devant la Chambre des pairs. (Moniteur du 18 juin 1847.)
  28. Dans une loge à l’Opéra, sous les yeux de madame de Girardin.
  29. Textuel.
  30. Ce livre a été publié par le journal l’Ordre avant de paraître en librairie.
  31. « Ou César, ou rien. »
  32. L’Événement n’était qu’une succursale de la Presse.
  33. Au Hasard, page 33.