Émile Augier (Claretie)
ÉMILE AUGIER
l serait assez difficile de tracer le portrait de M. Émile Augier si, pour obtenir quelques détails intimes, on ne s’adressait qu’à lui-même. C’est l’homme du monde à qui déplaisent le plus les indiscrétions des journaux. Très sincèrement et très sérieusement, il demanderait volontiers qu’on ne parlât jamais de sa personne. Sa vie, c’est son théâtre. Lorsqu’il a publié ses Œuvres complètes, il n’a même pas mis de préface à son premier volume. C’est lui qui répondait, il y a quelques années, à un biographe lui demandant des notes pour écrire sa vie : « Je suis né, monsieur, en 1820. Depuis lors, il ne m’est jamais rien arrivé. »
L’auteur des Lionnes pauvres et de l’Aventurière, à qui « rien n’est jamais arrivé », en effet, que la gloire la plus loyalement acquise de notre temps, ne se décide jamais, lorsqu’il est question de parler de lui, qu’à parler de son grand-père. Il a conservé pour la mémoire souriante du vieux Pigault-Lebrun une sorte de culte passionné, cette affection du petit-fils pour l’aïeul qui semble parfois croître, chez l’enfant, de toute la vitalité dépensée par le vieux en cheveux blancs. Pigault-Lebrun, avec sa verve superbe et son humeur de Gaulois batailleur, Pigault, qui, à soixante-dix ans, jetait ses cartes au visage de son partenaire et voulait se battre, s’il vous plaît, comme il s’était battu à vingt ans, ce gai, sain et solide Pigault-Lebrun a été toujours pour Émile Augier avec Mme Augier, sa mère, à qui il a dédié son Théâtre, la figure sympathique vers laquelle il s’est tourné, dans ses succès, comme pour y chercher un sourire, En dépit de ce besoin de silence qui est pour Augier une passion d’autant plus profonde que l’américanisme bruyant du temps présent lui semble de jour en jour plus ridicule, il est de notre devoir de rechercher dans cette vie droite et simple ce qui appartient au public et ce qui fait partie intégrante de l’histoire littéraire de ce temps.
Émile-Victor-Guillaume Augier, né le 17 septembre 1820 à Valence, et destiné au barreau, qu’il n’aimait pas, griffonnait à dix-huit, ans ses premiers vers et, à vingt ans, il avait fait un drame, un drame en collaboration, je vous prie. Un jour, vers 1840, deux jeunes gens parfaitement inconnus allèrent frapper à la porte du directeur de l’Ambigu-Comique. Ce directeur — il se nommait Dutertre, mais on disait le père Dutertre comme on disait le père Bugeaud — était un ancien soldat d’humeur assez rude, un original : au demeurant le meilleur fils du monde. Il accueillit les jeunes gens sans trop les faire attendre.
« Eh bien ! que me voulez-vous, mes enfants ?
L’un d’eux tenait à la main un manuscrit.
« Ah ! dit le père Dutertre, c’est donc une pièce ?
— Un drame, répondit le jeune homme. Un drame moyen âge, assez sombre, avec des complications terribles.
— Et son titre ?
— Charles VIII à Naples !
— Voyons cela, fit le directeur. »
Un des auteurs, qui savait parler, lut la pièce, l’autre, qui savait écrire, écoutait. Le drame entendu jusqu’au bout, le père Dutertre le refusa tout net. Voilà deux dramaturges qui sortent navrés, tête basse. Adieu les rêves !
« Tout compte fait, dit le lecteur, je renonce au théâtre, je reprends la robe, je rentre dans le barreau. Et toi ?
— Moi, répliqua l’auditeur en relevant le front, je vais écrire une autre pièce ! »
Celui qui parlait ainsi était M. Émile Augier ; son collaborateur, Me Nogent-Saint-Laurent.
La pièce que M. Émile Augier allait écrire avait pour titre : la Ciguë. Une fois achevée, après avoir songé à la Revue des Deux Mondes, il la donne à l’Odéon. Ce petit acte fait fureur, et voilà un homme lancé. Il faut lire dans Théophile Gautier l’impression, en quelque sorte rafraîchissante comme une brise printanière, que produisit sur les spectateurs l’aventure amoureuse de Clinias et d’Hippolyte. On croyait entendre, par-dessus les rosiers de l’Eurotas, un soupir de flûte athénienne.
Les meilleurs et les plus forts ne trouvent pas toujours du premier coup leur voie, et M. Augier débutait dans un temps troublé. La galère capitane du romantisme faisait eau de toutes parts. Le mouvement de 1830 tournait au spasme. Le public, las des exagérations des disciples, et aussi, — chose extraordinaire et pour un moment, — injuste envers les chefs-d’œuvre immortels du maître, avait une telle soif d’œuvres calmes et reposées qu’il avait préféré, dans son horreur de la nouveauté — il disait alors excentricité — une œuvre pure et froide comme Lucrèce à un chef-d’œuvre superbe, étonnant, granitique, si je puis user du mot, comme les Burgraves, l’œuvre la plus extraordinaire de Victor Hugo.
On eût alors donné toutes les cathédrales gothiques et tous les burgs du Rhin pour le moindre fronton du plus petit temple grec se profilant sur un ciel bleu. Le même mouvement de réaction allait se produire en peinture quelques années plus tard, et l’on devait voir, un jour, l’école pompéienne succéder à l’école du moyen âge, les toges blanches aux pourpoints de velours.
La Ciguë — et le Joueur de flûte que M. Augier écrivit quelques années après — appartiennent donc à l’école pompéienne de la littérature. M. Émile Augier s’était enivré d’antiquité. Non seulement il avait deviné la Grèce à travers les rimes de Chénier, mais la grâce de la jeune Tarentine ne lui avait point suffi ; c’était aux Athéniens eux-mêmes qu’il demandait le suc et le sel attiques. En ce temps-là, M. Émile Augier, très lié avec Charles Reynaud, Jules Barbier, le philosophe Lambert, l’excellent et spirituel Alfred Arago, prenait M. Ponsard pour modèle, et lui adressait des épîtres qui commençaient ainsi :
Jeune homme fortuné, pour qui la muse antique
N’a pas de corps secret ni de voile pudique,
Dis-moi près de quel bois, au bord de quel ruisseau ;
Tu la surpris baignant ses pieds polis dans l’eau…
J’ai sous les yeux, pendant que j’écris ces lignes, le premier manuscrit de la Ciguë, l’autographe précieux de cette œuvre de début, qui, d’un inconnu, en une soirée, fit un auteur célèbre. Ce manuscrit est un petit cahier d’écolier à mince cartonnage marbré vert et noir, marqué à l’angle d’un timbre sec portant ces mots : Papeterie Duriez, rue Monsieur-le-Prince. Augier l’a acheté, quelque beau jour, au quartier latin et, rentré chez lui, la tête toute pleine des Dialogues de Lucien dont il semble avoir retrouvé là l’exquis atticisme en y ajoutant une pointe de gauloiserie bien française, si je puis dire, — il a écrit sur la première page blanche ces mots : la Ciguë, pièce en deux actes et en vers et les noms de ses personnages : Clinias (25 ans), Pâris, de 35 à 40, Cléon (idem), Hippolyte (16 ans), l’Intendant de Clinias — et ces mots qui semblent comme parfumés d’une odeur de lauriers roses : la scène est à Athènes.
Qu’il est intéressant de suivre les premières inventions des poètes, de se rendre compte de la genèse de leurs œuvres et surtout de cette première œuvre où, la plupart du temps, l’homme met le plus cher de lui-même !
Le petit cahier à couverture verte fut donné par Émile Augier à son ami « F. Paul », et le possesseur de cet autographe sans prix a mis au crayon la date : 1842.
Double curiosité que ce manuscrit de la Ciguë. François Ponsard a annoté page à page et, en quelque sorte, vers par vers, la comédie d’Émile Augier. L’auteur de Lucrèce met bravement en regard de tout feuillet manuscrit, sur le feuillet blanc, les observations loyales que lui suggère la lecture de la Ciguë. Il lit la plume à la main, en professeur, parfois en pédagogue, toujours en ami. Et maintenant pour nous, hommes d’une génération qui connaissons une plus âpre lutte pour la vie, qui n’avons plus de ces solides dévouements, de ces affections reposantes, qui menons avidement, en littérature et en art, une féroce vie d’Apaches, le spectacle de nos aînés s’entr’aidant et s’aimant ainsi ressemble à la fois à un modèle et à un remords.
Je ne sais trop vraiment qui je dois le plus profondément admirer, de Ponsard, osant tout dire à son ami et annotant la Ciguë selon sa conscience, ou d’Augier recevant ces conseils comme ils sont donnés et corrigeant ses vers d’après les observations de son guide. Ce qui est effacé dans une œuvre ne nous appartient plus sans doute et nous n’avons pas à rechercher si l’auteur a bien ou mal fait de rejeter ce que Victor Hugo appellerait ses copeaux. Mais, à titre de document littéraire et pour montrer quelles étaient et la raison de Ponsard et la déférence d’Augier, je copie sur ce manuscrit de la Ciguë des vers, disparus depuis, que l’auteur mettait dans la bouche de Clinias. Ce sont les quatre derniers de la citation :
Je ne suis plus gourmand pour trop l’avoir été,
Et pour avoir trop ri, je n’ai plus de gaîté !
Les dés ne comptent plus, puisque, joueur inerte,
Je ne m’émeus pas plus du gain que de la perte…
Les femmes, c’est toujours cette difformité
De beauté sans esprit ou d’esprit sans beauté !
La pudeur, il est vrai, de grâce les couronne…
Mais comme elle s’enfuit de celle qui se donne,
On reconnaît enfin qu’on a trop marchandé
Pour un trésor sans prix dès qu’il est possédé.
En marge, Ponsard écrit alors :
« Quatre vers languissants. D’ailleurs l’idée nest pas exactement rendue. Si la pudeur est le trésor, on ne le possède pas, puisqu’il s’enfuit. Si c’est la femme elle-même qui est le trésor, il y a amphibologie. On pourrait les couper. Il faut marcher rondement en commençant. »
Augier réfléchit, il prend son crayon et, d’un seul coup, les vers sont barrés, coupés.
Les marges du manuscrit de la Ciguë sont ainsi remplies d’observations et de notes de Ponsard. « Il faudrait couper ! » Ces mots, qui sentent bien l’auteur dramatique, reviennent assez souvent. « Ce qui est coupé n’est pas sifflé », disait Eugène Scribe avec le bon sens de M. de la Palisse. On pourrait parfois regretter, dans la Ciguë, les coupures conseillées par l’auteur d’Agnès de Méranie et dire : « Ce qui est coupé n’est pas applaudi. »
Émile Augier a coupé ce qui suit, qui est joli, et Ponsard met tout justement en marge : très joli.
· · · Les larmes vont mal sur un jeune visage !
Croyez-moi : pour pleurer, attendez le vieil âge !
C’est le temps que les dieux réservent aux douleurs.
Les rides sont les lits qu’ils creusent à nos pleurs !
Ponsard me paraît d’ailleurs aimer le « style noble ». Dans la scène entre Hippolyte et Paris, la jeune fille s’écriait :
Quoi ! lui, dieux immortels ! mon bienfaiteur se tue !
L’annotateur écrit en face de ces vers :
« C’est un peu cru. Cela ne doit peut-être pas se dire comme : Mon bienfaiteur va changer de chemise. J’aimerais mieux : Mon bienfaiteur mourir ! Ou autre chose ! »
Je ne retrouve plus dans l’édition présente de la Ciguë ce vers visé par Ponsard. Mais je ne veux point, d’ailleurs, étudier plus longtemps ce manuscrit, où l’écriture d’Émile Augier a déjà sa virilité actuelle comme son style a sa fermeté de toujours. Je craindrais que l’auteur de la Ciguë ne m’accusât d’indiscrétion, si j’analysais plus longtemps un document bien important cependant pour l’histoire de notre théâtre. Le manuscrit d’une œuvre qui datera dans la vie de son auteur, dans les lettres françaises, on aurait plaisir à le reproduire tout entier !
L’œuvre achevée, Augier met au bas du dernier feuillet ce chiffre : 382 vers. Il y ajoutera bientôt des variantes. La pièce primitive se terminait sur ces deux vers de Clinias à Cléon et Pâris.
Ah ! vous venez savoir qui de vous deux hérite ?
C’est moi, mes chers amis, car j’épouse Hippolyte !
Émile Augier a, plus comiquement, après une dizaine de vers où Clinias parle du bonheur qui l’attend avec la bien-aimée, terminé la Ciguë par un vers fort amusant, devenu à lui seul toute une scène :
Les deux parasites se regardent d’un air accablé, se rapprochent comme pour se parler, et tout à coup :
Embrassons-nous, Cléon !
Ah ! bah ! embrassons-nous !
C’est plus alerte et plus ironique.
M. Augier demeurait, au surplus, Parisien, contemporain, Gaulois plutôt, je le répète, jusque dans ces comédies athéniennes. Il partait pour Corinthe et voulait écouter la flûte thessalienne de Chalcidias ; mais, en chemin, il se souvenait de son grand-père et la verve haute en couleur de Pigault-Lebrun venait s’ébattre sur le pavé de mosaïque de Laïs. Gustave Planche, qui n’était point doux, reprochait alors à M. Augier son ignorance des passions contemporaines et renvoyait ce jeune homme à l’école de la vie. Mais Planche ne voyait pas que le poète alors cherchait, interrogeait, attendait. Sous les vêtements grecs de ses gens d’Athènes, comme avant peu, sous les pourpoints de soie de ses Padouans (l’Aventurière), M. Augier les faisait vivre déjà, ses contemporains. Il entrevoyait Olympe mariée dans cette Clorinde qui emporte d’assaut le cœur et la maison du vieux Mucarade. Il avait essayé déjà de la comédie moderne. L’Homme de bien, qui est comme l’écrin de Maître Guérin, n’avait réussi qu’à demi ; mais Gabrielle, bientôt, Gabrielle, cette sœur bourgeoise de la Jeunesse, allait être un succès, et quel succès ! Il était dit que ce rude manieur de fer rouge devait, avant toutes choses, essayer de guérir les plaies sociales avec des compresses mouillées de larmes. L’opération ne réussissant pas, plus tard il a bravement amputé.
Lorsque M. Émile Augier entra à l’Académie française, à trente-six ans, il ne s’était point d’ailleurs, affirmé encore comme chirurgien. L’intrépide coup de pistolet final du Mariage d’Olympe semblait — le premier soir — avoir tué la pièce en même temps que l’héroïne. Le temps a montré que les deux mortes sont bien vivantes. Au moment de la tempête à l’Olympe, Augier allait du Vaudeville au Gymnase, où l’on donnait le Gendre de M. Poirier, se consoler, le même soir, et comme se laver les oreilles des sifflets d’Olympe avec les applaudissements de Poirier. Cétait, cette Olympe, une partie à recommencer. Un autre ne l’eût pas essayé peut-être, et se fût endormi sur ses palmes vertes comme sur des lauriers bien gagnés. Mais il y a vraiment du lutteur dans M. Augier. Il tint bon, et, dès la première année de sa réception, il donna à la fois la Jeunesse, une pièce hardie, et les Lionnes pauvres, une pièce audacieuse.
Dès lors, ce fut chose dite : M. Augier était entré tout à fait en possession de son talent et de son public.
Son style s’était singulièrement enrichi — grossi des scories pittoresques de la conversation du jour — et fortifié comme un soldat qui vient de faire campagne. L’auteur de Philiberte plongea, cette fois à fond dans la vie contemporaine, rapportant dans sa main des joyaux et de la vase, comme tous les plongeurs, comme tous les sondeurs des mers et des âmes. Depuis, ses succès se comptent par ses pièces : les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin, la Contagion, Paul Forestier, les Fourchambault, Madame Caverlet, — drame mâle et profond, — une série d’œuvres vivantes et hardies qui ont affirmé la comédie sociale et inauguré la comédie politique, après les triomphes de l’École du bon sens.
Le bon sens, dont l’auteur de la Ciguë, l’ami de Ponsard, fut un moment le disciple, c’était le passé. Émile Augier ne devait pas s’y attarder longtemps. L’auteur de Diane, ce magnifique tableau historique d’une puissance rare, avec une scène hors de pair, dans un drame admirable, — le duel d’héroïsme entre Richelieu et Diane, — l’auteur de la Pierre de Touche, devenu le satirique, de la Contagion, ce cri de révolte et de Lions et Renards, cette œuvre de bataille, allait être le créateur de Giboyer, ce Figaro maculé et barbouillé de la science du xixe siècle, en un mot, Augier était l’homme de l’avenir, du théâtre social et de la vie vivante.
Il était fait pour le théâtre à la Balzac, avec l’amour de l’humanité pour correctif ; il était né pour dire la vérité aux gens et la crier sans faiblesse. Il n’a jamais pactisé, en effet, pas plus que Dumas, avec les caprices de la foule et il regrette encore le dénouement de Paul Forestier qu’il ne trouve pas assez violent. Il se reproche d’avoir fait là une concession à la douceur publique, qui n’est point dans l’accent général de la pièce. Et Dieu sait si Augier est l’homme des concessions !
On le retrouverait tout entier dans cette Contagion, qui reste un de mes fiévreux souvenirs de théâtre, comédie de combat, galerie de portraits peints ou crayonnés de main de maître : Mercadets élégants, pétris d’esprit et de séduction, ou de chic, vivant de hasard et viveurs d’habitude, barons menant train de princes, s’étourdissant eux-mêmes en se répétant qu’à l’heure du désastre et du krach on se fait sauter la cervelle, et qui, l’heure venue, n’hésitent pas entre la mort et l’infamie (ils choisissent l’infamie) ; actrices apprenant à se classer tandis que les grandes dames se déclassent ; bourgeoises toutes prêtes à jeter leur chapeau par-dessus les moulins ; jeunes gens raillant eux-mêmes leur enthousiasme éteint et leur jeunesse bêtement gâchée ; tripoteurs d’affaires sans foi et agioteurs sans honneur, dont les moins coupables sont ceux qui sacrifient les sentiments vieillis et bourgeois : patrie, amour, dévouement, non à la négation mais à la blague ! Je me rappelle encore quelle tempête éclata dans la salle lorsque, par les lèvres de Got, le héros de M. Augier, André Lagarde, jeta à ces spectateurs frémissants cette phrase qui semble aujourd’hui une terrible prophétie : « Il vient un jour où les vérités méconnues s’affirment par des coups de tonnerre ! » Le moraliste devinait juste ; le satirique, comme tous les poètes, voyait de loin l’orage venir. Mais, en vérité, la foudre a frappé trop fort.
Les censeurs avaient beaucoup taillé dans la Contagion.
Émile Augier a toujours eu maille à partir avec la censure. Elle lui reprochait dans Diane de pousser aux allusions politiques violentes ; elle lui demandait dans la Pierre de Touche de couper des maximes qu’elle trouvait subversives : « Le riche, dans les desseins de Dieu, n’est que le trésorier du pauvre, » ce qui est d’un évangélisme admirable ; elle interdisait, un moment, le Mariage d’Olympe ; elle coupait des strophes entières dans l’opéra de Sapho, écrit pour Gounod ; elle signalait, chose étrange, une scène de la Jeunesse ou un des personnages « se déclarait légitimiste « ; elle voulait que dans les Lionnes pauvres, l’auteur « défigurât », au nom de la morale, Séraphine Pommeau, « pour la punir de sa perversité ».
« Oui, disait-on à l’auteur, cette femme est trop vicieuse. Il faut lui donner une leçon. Supposez qu’entre le quatrième et le cinquième acte, elle soit atteinte de la petite vérole. Quel châtiment pour une coquette ! »
Mais Augier trouvait le dénouement trop banal et trop niais dans sa moralité enfantine.
« Allons donc ! répondit-il gaiement. Ce que vous me proposez là est impossible : Séraphine a été vaccinée ! »
Ce qui n’empêchait point Émile Augier de passer alors pour un auteur agréable au pouvoir, lui qui allait, au moment du Fils de Giboyer, de cette pièce vigoureuse qui fit jeter ce cri : « Le théâtre social est inauguré », avoir à lutter encore contre les convenances, le goût, la morale publique, etc., pour emprunter le style de la Commission d’examen.
Dans Sapho, l’opera dont Gounod composa la musique, la censure n’avait-elle point biffé, comme, inadmissible, cette ode du poète Alcée aux jeux Olympiques :
Tremblez, tyrans, forgeurs de chaînes,
Mangeurs de peuples, pâlissez !
Monstres si longtemps engraissés !
Il vient une heure où chaque fibre
Se révolte au cœur généreux
Et crie à l’homme qu’il est libre
Pour les maux soufferts !
À défaut de glaive
Et dans la Contagion, que de détails impitoyablement marqués au crayon rouge, que de jolis mots sacrifiés ! Je n’en citerai que quelques-uns :
André. — Mon père était à Waterloo.
Lucien. — Bah ! Gladiateur nous a vengés !
Lucien. — Je ne me laisserai administrer que sous les espèces sonnantes !
D’Estrigaud. — Permets-moi, pour clore, de te rappeler ce grand principe de 89 : Le sage ne doit écrire qu’à son bottier.
Aurélie. — Le poulet qui doit me tuer n’est pas encore pondu.
Navarette. — Oui, il était quelque chose au vertueux Malesherbes ou peut-être au vertueux Bailly !
Cantenac. — Ce n’est pas de peur, c’est de froid !
D’Estrigaud. — Suivez mon panache blanc !
Lucien. — Il connaît le chemin de toutes les capitales.
Ainsi Augier ne pouvait railler à son aise ces éternels plaisantins qui, de l’histoire, de toutes nos gloires, du passé de la patrie, ne connaissent que les banalités qu’ils gouaillent et répondent à tout par quelque citation, mot héroïque d’autrefois traîné par eux dans les bouffonneries du présent, comme dans de la boue !
La Contagion n’eut point, d’ailleurs, le succès éclatant que méritait une telle œuvre. Mais à quoi tiennent au théâtre les succès décisifs ? Le premier soir, le Gendre de M. Poirier, au Gymnase, avait été, dans les premiers actes, écouté presque froidement. Aujourd’hui, le fait semble improbable. L’œuvre est classée et classique. Eh bien, la salle ne fut emportée et la pièce acclamée qu’au dénouement même, au « Va te battre ! » d’Antoinette. Ah ! mais, du moins, cet admirable cri de femme, ce revirement de scène, cet élan de cœur et ce coup de théâtre enlevèrent tout. La pièce s’acheva dans les bravos. Ce ne fut pas seulement dans Poirier que, pliant son génie à l’influence douce, au charme profond de Jules Sandeau, l’auteur du Fils de Giboyer collabora avec l’auteur de Mademoiselle de la Seiglière et du Docteur Herbeau. Ils s’étaient connus et aimés à la suite d’une visite faite par Augier à Sandeau pour le remercier d’un feuilleton exquis écrit sur la Ciguë. Émile Augier a donné avec M. Jules Sandeau la Pierre de Touche et le Gendre de M. Poirier, deux œuvres hors de pair. Ces deux rares talents, l’un d’une inspiration si mâle et l’autre d’un grain si fin, étaient d’ailleurs absolument faits pour se comprendre et se compléter. L’auteur de Sacs et Parchemins, écrivain délicat, analyste touchant, moraliste pénétrant et ému, apportait à M. Augier des tendresses de sentiment qui s’alliaient admirablement aux qualités robustes et hardies de l’homme qui a signé le Mariage d’Olympe et les Effrontés. Il résultait donc de l’association de ces deux individualités une sorte de personnalité à la fois attendrissante et ironique, pleine de vitalité et de force, et c’est ainsi que le Gendre de M. Poirier plaît en même temps par la puissance de l’émotion, une émotion tendre mesurée, qui s’infiltre plus qu’elle ne déborde, — irrésistible au bout du compte, — et par la vérité, par la gaieté, par le vis comica d’une satire sans aigreur. Cette comédie résume excellemment, en les montrant unis, les caractères et les talents de MM. Augier et Sandeau, qu’on retrouvait encore dans cette comédie de protestation et d’honnêteté, représentée trois ans après nos désastres, Jean de Thommeray. Quelle émotion nous saisit lorsque sur le quai Malaquais, sous le magnifique décor de Paris vu de nuit, après une scène aristophanesque à la fois touchante où nous avions entendu deux bourgeois de Paris parler de la patrie, nous entendîmes le son aigu, déchirant, du biniou breton et que les gars du Morbihan apparurent dans leurs glorieux et humbles costumes de mobiles ! Au : présent ! de Jean de Thommeray se rachetant par le sacrifice, il semblait que tous nos désirs de régénération et de revanche répondissent à la fois. La belle soirée ! — Et les beaux rêves !
J’ai parlé de la collaboration d’Augier avec Sandeau. Il collabora, un autre jour, avec M. Eugène Labiche et écrivit le Prix Martin pour le Palais-Royal. J’entends encore la grande voix de Flaubert crier : Bravo ! et je vois l’auteur de Madame Bovary se démener aux fauteuils d’orchestre, enthousiasmé par cette ironie presque féroce. Augier a écrit, en guise de préface au Théâtre de Labiche, quelques pages qui ont été pour beaucoup dans l’élection de son ami à l’Académie française. Là, comme en toutes choses, il a dit le mot juste et définitif.
M. Émile Augier a aujourd’hui soixante-deux ans ; c’est un homme de haute taille, la poitrine large, fort, et marchant dans la vie d’un pas solide. Il observe et sourit à la fois. On sent en lui l’analyste et le railleur. Le regard très franc interroge, mais rien de sévère, un grand air de bonté. Le nez est grand, la barbe grise, le front solide et bien coupé, dégarni déjà. Il y a du Béarnais dans cette nature ferme et mâle, et ce n’est pas la première fois que l’on compare M. Émile Augier à Henri IV.
J’ai dit qu’il fuyait le bruit, les réclames ; il doit trouver, lui qui a sa large part de soleil, qu’en ce monde, les meilleures places sont à l’ombre. Il aime la vie silencieuse et retirée ; il la mène le plus qu’il peut entre sa femme, qu’il appelle son meilleur ami et conseiller, ses sœurs, esprits d’une rare distinction, ses charmantes nièces et ses quatre neveux, groupe vaillant de jeunes gens, tous remarquables à différents titres et dont deux sont de vrais poètes : — l’un déjà populaire, l’autre, Émile Guiard, récemment tiré de pair par un brillant succès. On conçoit que la vie de foyer suffise à M. Augier au milieu d’une famille exceptionnelle où les cœurs sont au niveau des intelligences. Aussi ne sort-il guère, comme on dit. À peine, de loin en loin, le voit-on au théâtre, lorsqu’il faut applaudir un ami.
Il assistait à la première représentation du Lion amoureux, fier du succès de Ponsard, lui offrant son bras après l’avoir applaudi de ses mains et lui avoir, aux répétitions, indiqué le fameux Vive le roi ! de Delaunay qui, prononcé mezzo voce, fit un effet superbe. Cela valait bien les annotations de la Ciguë sur le petit cahier de 1842 !
Il y a, chez Émile Augier, à Croissy, tous les costumes de Diane, à l’aquarelle, par son ami Meissonier et un magnifique Annibal de l’Aventurière, dessin à la plume, sous lequel le maître a écrit : Ser Francatrippa. Cette Aventurière, aujourd’hui saluée justement comme un chef-d’œuvre, et dont la langue, aux concours du Conservatoire, sonne le pur métal lorsqu’on l’entend entre deux scènes de Molière et de Regnard, fut si étrangement accueillie tout d’abord que M. Augier dit encore aujourd’hui :
« Le critique Rolle écrivait : « Il y a vraiment une jolie scène d’ivresse ! » Et c’est le meilleur feuilleton que j’aie eu ! »
Il me semble qu’il oublie Gautier.
Alfred de Musset consola d’ailleurs Augier alors. L’auteur de l’Aventurière se tenait debout, à la sortie, dans le péristyle, près de la statue de Talma, lorsque Musset, descendant l’escalier, lui jeta de loin, en levant les bras, — tout joyeux, le maigre Rolla, de répéter ce joli vers de la pièce :
Avec Musset, justement Augier avait écrit l’Habit Vert, un vaudeville plutôt qu’un proverbe. Comme il aimait profondément l’auteur des Nuits, l’auteur de la Ciguë avait tenu à travailler avec lui, à voir de près celui qu’il admirait de loin. La pièce faite, Musset déclara qu’il ne signerait pas l’Habit Vert. « Eh bien ! ni moi non plus, fit Augier. Je n’ai collaboré que pour avoir l’honneur de lire mon nom imprimé à côté du vôtre. » Musset signa donc l’Habit Vert. Lorsque plus tard Augier se présenta à l’Académie, le poète, malade, vint, en chaussons de lisière, se traînant sur une canne, voter pour son collaborateur d’un jour devenu son ami de toujours.
Toute cette berge de la Seine, où l’auteur de Madame Caverlet passe l’été depuis des années, a été colonisée par la famille. La maison d’Augier, à Croissy-sur-Seine, est la première qui ait été construite là. Puis M. Deroulède, M. Guiard, les beaux-frères d’Augier, arrivèrent, défrichèrent presque ce joli coin de campagne parisienne. C’est dans les bois de Saint-Cucufa et de la Celle-Saint-Cloud que M. Émile Augier a rencontré, au détour de quelque chemin, les premières visions de son Théâtre. Dans ce cahier vert de la Ciguë, que j’ai feuilleté avec émotion, tous les vers tracés à l’encre furent composés au logis ; les vers au crayon sont les vers des bois, écrits en marchant. Il y a, à la Celle-Saint-Cloud, une maison qui s’appelle aujourd’hui la Ruche ; c’est la dernière, dans les arbres mêmes. La Ruche ! Eh bien ! c’est de là que, comme un essaim d’abeilles, les premiers vers d’Émile Augier se sont envolés.
À l’heure qu’il est, M. Augier se repose sur ce grand succès de virile honnêteté qui s’appelle les Fourchambault. Après ce drame de famille, il donnera sans doute quelque œuvre nouvelle, dans le sentiment de ce nouveau théâtre, où le malade moderne — j’entends la société contemporaine — est secoué durement, sévèrement, mais par quelqu’un qui aime bien en châtiant bien. Dans les Lionnes Pauvres, dans Olympe, dans Un Beau Mariage, les plaies sont hardiment mises à jour ; les cas sont exposés avec cruauté ; le mot tombe, brûlant comme du vitriol, ou siffle et part comme un javelot et cloue au poteau quelque vice ou quelque ridicule. C’est une colère saine, robuste, avec plus de muscles que de nerfs, une colère rouge. Point de tirades, des traits. Une exaspération d’honnête homme toute prête à devenir le rire d’un gai compagnon. Puis, — comme des haltes souriantes et fraîches — des veines de sentiment sans fadeur, des échappées de poésie, des coins de ciel, des lis sur des fumiers, comme dirait Giboyer ; et, pardessus tout, dans ce monde mêlé — choc de passions héroïques ou malsaines — ces figures que nul ne dessine avec plus d’amour que M. Augier : des jeunes filles qui sont de braves filles, cœurs dévoués, âmes calmes, avec l’intelligence de toutes choses — excepté du mal.
C’est ce qu’un critique allemand des plus remarquables, M. Paul Lindau, faisait remarquer naguère : « La valeur d’Émile Augier commande, disait-il, la vénération et la sympathie, et à sa personnalité s’applique admirablement ce mot charmant qui lui servit à peindre un de ses héros : « Un cœur simple « et tendre, un esprit droit et sûr, une loyauté royale.[1] »
J’ajoute que cet homme est préoccupé plus que personne du rôle social de l’auteur dramatique, et j’en trouve une preuve dans une vieille lettre à M. Pitre-Chevalier, qui lui demandait, pour le Musée des Familles, une étude sur Molière :
« J’ai commencé trois fois le portrait de Molière, et trois fois je l’ai jeté au feu ! écrivait Augier. Je n’ai pas la faculté de choisir mon point de vue. Quand je suis sous l’empire d’une idée, elle sort de ma plume malgré moi. Or ce qui me frappe aujourd’hui dans Molière, c’est le philosophe et le socialiste. Son libertinage, pour employer le mot du temps, m’apparaît à chaque page de son oeuvre, sous les précautions infinies dont il a été obligé de l’envelopper. Le temps est peut-être venu de restituer à ce grand génie toute la part qui lui revient dans notre révolution. Mais ce n’est pas en quelques colonnes, ce n’est pas surtout dans le Musée des Familles que cette restitution peut avoir lieu… Pardonnez-moi donc, cher monsieur, le retard que je vous ai causé involontairement et confiez à une plume plus maîtresse d’elle-même, la glorieuse tâche que vous avez bien voulu me réserver. »
C’est dommage, et nous aurions vu là, tracé par un esprit d’un libéralisme supérieur, un Gaulois ardemment voltairien, le portrait du Grand Philosophe du théâtre. Augier est d’ailleurs, sans crier à l’apostolat, préoccupé du devoir même de l’homme de théâtre, de l’homme de lettres, de l’artiste :
« Il faut, dit-il, que l’art nous fasse sortir de nous-mêmes. Il doit être la consolation de la vie non seulement pour celui qui crée mais pour ceux qui regardent et qui écoutent. »
C’est dire que ce maître de la vérité, fort ami du naturel, ne l’est pas du tout d’un certain naturalisme mal entendu. Les forts savent combien il est facile d’être brutal.
Faut-il ajouter un dernier titre à la sympathie qu’on doit avoir pour un tel maître ? Ce titre n’est pas à dédaigner : Émile Augier est patriote. Ils sont tous ainsi dans la famille, depuis l’aïeul Pigault, et c’est peut-être ce qui donne à ce génie solide et clair cet accent d’honnêteté vibrante qui ajoute à notre admiration deux choses qui sont la parure de l’homme de talent et en font l’homme d’honneur : l’affection et le respect.
- ↑ Aus dem litterarischem Frankreich, 1881.