Émile, ou De l’éducation/Édition 1852/Livre V

Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, tome II : La Nouvelle Héloïse. Émile. Lettre à M. de BeaumontA. Houssiaux (p. 631-722).


Nous voici parvenus au dernier acte de la jeunesse, mais nous ne sommes pas encore au dénouement.

Il n’est pas bon que l’homme soit seul, Émile est homme ; nous lui avons promis une compagne, il faut la lui donner. Cette compagne est Sophie. En quels lieux est son asile ? où la trouverons-nous ? Pour la trouver, il la faut connaître. Sachons premièrement ce qu’elle est, nous jugerons mieux des lieux qu’elle habite ; et quand nous l’aurons trouvée, encore tout ne sera-t-il pas fait. Puisque notre jeune gentilhomme, dit Locke, est prêt à se marier, il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. Et là-dessus il finit son ouvrage. Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’élever un gentilhomme, je me garderai d’imiter Locke en cela.


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SOPHIE, ou

la femme

Sophie doit être femme comme Émile est homme, c’est-à-dire avoir tout ce qui convient à la constitution de son espèce et de son sexe pour remplir sa place dans l’ordre physique et moral. Commençons donc par examiner les conformités et les différences de son sexe et du nôtre.

En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme : elle a les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés ; la machine est construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de l’une est celui de l’autre, la figure est semblable ; et, sous quelque rapport qu’on les considère, ils ne diffèrent entre eux que du plus au moins.

En tout ce qui tient au sexe, la femme et l’homme ont partout des rapports et partout des différences : la difficulté de les comparer vient de celle de déterminer dans la constitution de l’un et de l’autre ce qui est du sexe et ce qui n’en est pas. Par l’anatomie comparée, et même à la seule inspection, l’on trouve entre eux des différences générales qui paraissent ne point tenir au sexe ; elles y tiennent pourtant, mais par des liaisons que nous sommes hors d’état d’apercevoir : nous ne savons jusqu’où ces liaisons peuvent s’étendre ; la seule chose que nous savons avec certitude est que tout ce qu’ils ont de commun est de l’espèce, et que tout ce qu’ils ont de différent est du sexe. Sous ce double point de vue, nous trouvons entre eux tant de rapports et tant d’oppositions, que c’est peut-être une des merveilles de la nature d’avoir pu faire deux êtres si semblables en les constituant si différemment.

Ces rapports et ces différences doivent influer sur le moral ; cette conséquence est sensible, conforme à l’expérience, et montre la vanité des disputes sur la préférence ou l’égalité des sexes : comme si chacun des deux, allant aux fins de la nature selon sa destination particulière, n’était pas plus parfait en cela que s’il ressemblait davantage à l’autre ! En ce qu’ils ont de commun ils sont égaux ; en ce qu’ils ont de différent ils ne sont pas comparables. Une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d’esprit que de visage, et la perfection n’est pas susceptible de plus et de moins.

Dans l’union des sexes chacun concourt également à l’objet commun, mais non pas de la même manière. De cette diversité naît la première différence assignable entre les rapports moraux de l’un et de l’autre. L’un doit être actif et fort, l’autre passif et faible : il faut nécessairement que l’un veuille et puisse, il suffit que l’autre résiste peu.

Ce principe établi, il s’ensuit que la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme. Si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe : son mérite est dans sa puissance ; il plaît par cela seul qu’il est fort. Ce n’est pas ici la loi de l’amour, j’en conviens ; mais c’est celle de la nature, antérieure à l’amour même.

Si la femme est faite pour plaire et pour être subjuguée, elle doit se rendre agréable à l’homme au lieu de le provoquer ; sa violence à elle est dans ses charmes ; c’est par eux qu’elle doit le contraindre à trouver sa force et à en user. L’art le plus sûr d’animer cette force est de la rendre nécessaire par la résistance. Alors l’amour-propre se joint au désir, et l’un triomphe de la victoire que l’autre lui fait remporter. De là naissent l’attaque et la défense, l’audace d’un sexe et la timidité de l’autre, enfin la modestie et la honte dont la nature arma le faible pour asservir le fort.

Qui est-ce qui peut penser qu’elle ait prescrit indifféremment les mêmes avances aux uns et aux autres, et que le premier à former des désirs doive être aussi le premier à les témoigner ? Quelle étrange dépravation de jugement ! L’entreprise ayant des conséquences si différentes pour les deux sexes, est-il naturel qu’ils aient la même audace à s’y livrer ? Comment ne voit-on pas qu’avec une si grande inégalité dans la mise commune, si la réserve n’imposait à l’un la modération que la nature impose à l’autre, il en résulterait bientôt la ruine de tous deux, et que le genre humain périrait par les moyens établis pour le conserver ? Avec la facilité qu’ont les femmes d’émouvoir les sens des hommes, et d’aller réveiller au fond de leurs cœurs les restes d’un tempérament presque éteint, s’il était quelque malheureux climat sur la terre où la philosophie eût introduit cet usage, surtout dans les pays chauds, où il naît plus de femmes que d’hommes, tyrannisés par elles, ils seraient enfin leurs victimes, et se verraient tous traîner à la mort sans qu’ils pussent jamais s’en défendre.

Si les femelles des animaux n’ont pas la même honte, que s’ensuit-il ? Ont-elles, comme les femmes, les désirs illimités auxquels cette honte sert de frein ? Le désir ne vient pour elles qu’avec le besoin ; le besoin satisfait, le désir cesse ; elles ne repoussent plus le mâle par feinte [1], mais tout de bon : elles font tout le contraire de ce que faisait la fille d’Auguste ; elles ne reçoivent plus de passagers quand le navire a sa cargaison. Même quand elles sont libres, leurs temps de bonne volonté sont courts et bientôt passés ; l’instinct les pousse et l’instinct les arrête. Où sera le supplément de cet instinct négatif dans les femmes, quand vous leur aurez ôté la pudeur ? Attendre qu’elles ne se soucient plus des hommes, c’est attendre qu’ils ne soient plus bons à rien.

L’Être suprême a voulu faire en tout honneur à l’espèce humaine : en donnant à l’homme des penchants sans mesure, il lui donne en même temps la loi qui les règle, afin qu’il soit libre et se commande à lui-même ; en le livrant à des passions immodérées, il joint à ces passions la raison pour les gouverner ; en livrant la femme à des désirs illimités, il joint à ces désirs la pudeur pour les contenir. Pour surcroît, il ajoute encore une récompense actuelle au bon usage de ses facultés, savoir le goût qu’on prend aux choses honnêtes lorsqu’on en fait la règle de ses actions. Tout cela vaut bien, ce me semble, l’instinct des bêtes.

Soit donc que la femelle de l’homme partage ou non ses désirs et veuille ou non les satisfaire, elle le repousse et se défend toujours, mais non pas toujours avec la même force, ni par conséquent avec le même succès. Pour que l’attaquant soit victorieux, il faut que l’attaqué le permette ou l’ordonne ; car que de moyens adroits n’a-t-il pas pour forcer l’agresseur d’user de force ! Le plus libre et le plus doux de tous les actes n’admet point de violence réelle, la nature et la raison s’y opposent : la nature, en ce qu’elle a pourvu le plus faible d’autant de force qu’il en faut pour résister quand il lui plaît ; la raison, en ce qu’une violence réelle est non seulement le plus brutal de tous les actes, mais le plus contraire à sa fin, soit parce que l’homme déclare ainsi la guerre à sa compagne, et l’autorise à défendre sa personne et sa liberté aux dépens même de la vie de l’agresseur, soit parce que la femme seule est juge de l’état où elle se trouve, et qu’un enfant n’aurait point de père si tout homme en pouvait usurper les droits.

Voici donc une troisième conséquence de la constitution des sexes, c’est que le plus fort soit le maître en apparence, et dépende en effet du plus faible ; et cela non par un frivole usage de galanterie, ni par une orgueilleuse générosité de protecteur, mais par une invariable loi de la nature, qui, donnant à la femme plus de facilité d’exciter les désirs qu’à l’homme de les satisfaire, fait dépendre celui-ci, malgré qu’il en ait, du bon plaisir de l’autre, et le contraint de chercher à son tour à lui plaire pour obtenir qu’elle consente à le laisser être le plus fort. Alors ce qu’il y a de plus doux pour l’homme dans sa victoire est de douter si c’est la faiblesse qui cède à la force, ou si c’est la volonté qui se rend ; et la ruse ordinaire de la femme est de laisser toujours ce doute entre elle et lui. L’esprit des femmes répond en ceci parfaitement à leur constitution : loin de rougir de leur faiblesse, elles en font gloire : leurs tendres muscles sont sans résistance : elles affectent de ne pouvoir soulever les plus légers fardeaux ; elles auraient honte d’être fortes. Pourquoi cela ? Ce n’est pas seulement pour paraître délicates, c’est par une précaution plus adroite ; elles se ménagent de loin des excuses et le droit d’être faibles au besoin.

Le progrès des lumières acquises par nos vices a beaucoup changé sur ce point les anciennes opinions parmi nous, et l’on ne parle plus guère de violences depuis qu’elles sont si peu nécessaires et que les hommes n’y croient plus [2] ; au lieu qu’elles sont très communes dans les hautes antiquités grecques et juives, parce que ces mêmes opinions sont dans la simplicité de la nature, et que la seule expérience du libertinage a pu les déraciner. Si l’on cite de nos jours moins d’actes de violence, ce n’est sûrement pas que les hommes soient plus tempérants, mais c’est qu’ils ont moins de crédulité, et que telle plainte, qui jadis eût persuadé des peuples simples, ne ferait de nos jours qu’attirer les ris des moqueurs ; on gagne davantage à se taire. Il y a dans le Deutéronome une loi par laquelle une fille abusée était punie avec le séducteur, si le délit avait été commis dans la ville ; mais s’il avait été commis à la campagne ou dans des lieux écartés, l’homme seul était puni ; Car, dit la loi, la fille a crié et n’a point été entendue. Cette bénigne interprétation apprenait aux filles à ne pas se laisser surprendre en des lieux fréquentés.

L’effet de ces diversités d’opinions sur les mœurs est sensible. La galanterie moderne en est l’ouvrage. Les hommes, trouvant que leurs plaisirs dépendaient plus de la volonté du beau sexe qu’ils n’avaient cru, ont captivé cette volonté par des complaisances dont il les a bien dédommagés.

Voyez comment le physique nous amène insensiblement au moral, et comment de la grossière union des sexes naissent peu à peu les plus douces lois de l’amour. L’empire des femmes n’est point à elles parce que les hommes l’ont voulu, mais parce que ainsi le veut la nature : il était à elles avant qu’elles parussent l’avoir. Ce même Hercule, qui crut faire violence aux cinquante filles de Thespius, fut pourtant contraint de filer près d’Omphale ; et le fort Samson n’était pas si fort que Dalila. Cet empire est aux femmes, et ne peut leur être ôté, même quand elles en abusent : si jamais elles pouvaient le perdre, il y a longtemps qu’elles l’auraient perdu.

Il n’y a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle n’est mâle qu’en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie, ou du moins toute sa jeunesse ; tout la rappelle sans cesse à son sexe, et, pour en bien remplir les fonctions, il lui faut une constitution qui s’y rapporte. Il lui faut du ménagement durant sa grossesse ; il lui faut du repos dans ses couches ; il lui faut une vie molle et sédentaire pour allaiter ses enfants ; il lui faut, pour les élever, de la patience et de la douceur, un zèle, une affection que rien ne rebute ; elle sert de liaison entre eux et leur père, elle seule les lui fait aimer et lui donne la confiance de les appeler siens. Que de tendresse et de soin ne lui faut-il point pour maintenir dans l’union toute la famille ! Et enfin tout cela ne doit pas être des vertus, mais des goûts, sans quoi l’espèce humaine serait bientôt éteinte.

La rigidité des devoirs relatifs des deux sexes n’est ni ne peut être la même. Quand la femme se plaint là-dessus de l’injuste inégalité qu’y met l’homme, elle a tort ; cette inégalité n’est point une institution humaine, ou du moins elle n’est point l’ouvrage du préjugé, mais de la raison : c’est à celui des deux que la nature a chargé du dépôt des enfants d’en répondre à l’autre. Sans doute il n’est permis à personne de violer sa foi, et tout mari infidèle qui prive sa femme du seul prix des austères devoirs de son sexe est un homme injuste et barbare ; mais la femme infidèle fait plus, elle dissout la famille et brise tous les liens de la nature ; en donnant à l’homme des enfants qui ne sont pas à lui, elle trahit les uns et les autres, elle joint la perfidie à l’infidélité. J’ai peine à voir quel désordre et quel crime ne tient pas à celui-là. S’il est un état affreux au monde, c’est celui d’un malheureux père qui, sans confiance en sa femme, n’ose se livrer aux plus doux sentiments de son cœur, qui doute, en embrassant son enfant, s’il n’embrasse point l’enfant d’un autre, le gage de son déshonneur, le ravisseur du bien de ses propres enfants. Qu’est-ce alors que la famille, si ce n’est une société d’ennemis secrets qu’une femme coupable arme l’un contre l’autre, en les forçant de feindre de s’entr’aimer ?

Il n’importe donc pas seulement que la femme soit fidèle, mais qu’elle soit jugée telle par son mari, par ses proches, par tout le monde ; il importe qu’elle soit modeste, attentive, réservée, et qu’elle porte aux yeux d’autrui, comme en sa propre conscience, le témoignage de sa vertu. Enfin s’il importe qu’un père aime ses enfants, il importe qu’il estime leur mère. Telles sont les raisons qui mettent l’apparence même au nombre des devoirs des femmes, et leur rendent l’honneur et la réputation non moins indispensables que la chasteté. De ces principes dérive, avec la différence morale des sexes, un motif nouveau de devoir et de convenance, qui prescrit spécialement aux femmes l’attention la plus scrupuleuse sur leur conduite, sur leurs manières, sur leur maintien. Soutenir vaguement que les deux sexes sont égaux, et que leurs devoir sont les mêmes, c’est se perdre en déclamations vaines, c’est ne rien dire tant qu’on ne répondra pas à cela.

N’est-ce pas une manière de raisonner bien solide, de donner des exceptions pour réponse à des lois générales aussi bien fondées ? Les femmes, dites-vous, ne font pas toujours des enfants ! Non, mais leur destination propre est d’en faire. Quoi ! parce qu’il y a dans l’univers une centaine de grandes villes où les femmes, vivant dans la licence, font peu d’enfants, vous prétendez que l’état des femmes est d’en faire peu ! Et que deviendraient vos villes, si les campagnes éloignées, ou les femmes vivent plus simplement et plus chastement, ne réparaient la stérilité des dames ? Dans combien de provinces les femmes qui n’ont fait que quatre ou cinq enfants passent pour peu fécondes [3] ! Enfin, que telle ou telle femme fasse peu d’enfants, qu’importe ? L’état de la femme est-il moins d’être mère ? et n’est-ce pas par des lois générales que la nature et les mœurs doivent pourvoir à cet état ?

Quand il y aurait entre les grossesses d’aussi longs intervalles qu’on le suppose, une femme changera-t-elle ainsi brusquement et alternativement de manière de vivre sans péril et sans risque ? Sera-t-elle aujourd’hui nourrice et demain guerrière ? Changera-t-elle de tempérament et de goûts comme un caméléon de couleurs ? Passera-t-elle tout à coup de l’ombre de la clôture et des soins domestiques aux injures de l’air, aux travaux, aux fatigues, aux périls de la guerre ? Sera-t-elle tantôt craintive [4] et tantôt brave, tantôt délicate et tantôt robuste ? Si les jeunes gens élevés dans Paris ont peine à supporter le métier des armes, des femmes qui n’ont jamais affronté le soleil, et qui savent à peine marcher, le supporteront-elles après cinquante ans de mollesse ? Prendront-elles ce dur métier à l’âge où les hommes le quittent ?

Il y a des pays où les femmes accouchent presque sans peine et nourrissent leurs enfants presque sans soin ; j’en conviens : mais dans ces mêmes pays les hommes vont demi-nus en tout temps, terrassent les bêtes féroces, portent un canot comme un havresac, font des chasses de sept ou huit cent lieues, dorment à l’air à plate terre, supportent des fatigues incroyables, et passent plusieurs jours sans manger. Quand les femmes deviennent robustes, les hommes le deviennent encore plus ; quand les hommes s’amollissent, les femmes s’amollissent davantage ; quand les deux termes changent également, la différence reste la même.

Platon, dans sa République, donne aux femmes les mêmes exercices qu’aux hommes ; je le crois bien. Ayant ôté de son gouvernement les familles particulières, et ne sachant plus que faire des femmes, il se vit forcé de les faire hommes. Ce beau génie avait tout combiné, tout prévu : il allait au-devant d’une objection que personne peut-être n’eût songé à lui faire ; mais il a mal résolu celle qu’on lui fait. Je ne parle point de cette prétendue communauté de femmes, dont le reproche tant répété prouve que ceux qui le lui font ne l’ont jamais lu ; je parle de cette promiscuité civile qui confond partout les deux sexes dans les mêmes emplois, dans les mêmes travaux, et ne peut manquer d’engendrer les plus intolérables abus ; je parle de cette subversion des plus doux sentiments de la nature, immolés à un sentiment artificiel qui ne peut subsister que par eux : comme s’il ne fallait pas une prise naturelle pour former des liens de convention ! comme si l’amour qu’on a pour ses proches n’était pas le principe de celui qu’on doit à l’Etat ! comme si ce n’était pas par la petite patrie, qui est la famille, que le cœur s’attache à la grande ! comme si ce n’était pas le bon fils, le bon mari, le bon père, qui font le bon citoyen !

Dès qu’une fois il est démontré que l’homme et la femme ne sont ni ne doivent être constitués de même, de caractère ni de tempérament, il s’ensuit qu’ils ne doivent pas avoir la même éducation. En suivant les directions de la nature, ils doivent agir de concert, mais ils ne doivent pas faire les mêmes choses ; la fin des travaux est commune, mais les travaux sont différents, et par conséquent les goûts qui les dirigent. Après avoir tâché de former l’homme naturel, pour ne pas laisser imparfait notre ouvrage, voyons comment doit se former aussi la femme qui convient à cet homme.

Voulez-vous toujours être bien guidé, suivez toujours les indications de la nature. Tout ce qui caractérise le sexe doit être respecté comme établi par elle. Vous dites sans cesse : les femmes ont tel et tel défaut que nous n’avons pas. Votre orgueil vous trompe ; ce seraient des défauts pour vous, ce sont des qualités pour elles ; tout irait moins bien si elles ne les avaient pas. Empêchez ces prétendus défauts de dégénérer, mais gardez-vous de les détruire.

Les femmes, de leur côté, ne cessent de crier que nous les élevons pour être vaines et coquettes, que nous les amusons sans cesse à des puérilités pour rester plus facilement les maîtres ; elles s’en prennent à nous des défauts que nous leur reprochons. Quelle folie ! Et depuis quand sont-ce les hommes qui se mêlent de l’éducation des filles ? Qui est-ce qui empêche les mères de les élever comme il leur plaît ? Elles n’ont point de collèges : grand malheur ! Eh ! plût à Dieu qu’il n’y en eût point pour les garçons ! ils seraient plus sensément et plus honnêtement élevés. Force-t-on vos filles à perdre leur temps en niaiseries ? Leur fait-on malgré elles passer la moitié de leur vie à leur toilette, à votre exemple ? Vous empêche-t-on de les instruire et faire instruire à votre gré ? Est-ce notre faute si elles nous plaisent quand elles sont belles, si leurs minauderies nous séduisent, si l’art qu’elles apprennent de vous nous attire et nous flatte, si nous aimons à les voir mises avec goût, si nous leur laissons affiler à loisir les armes dont elles nous subjuguent ? Eh ! prenez le parti de les élever comme des hommes ; ils y consentiront de bon cœur. Plus elles voudront leur ressembler, moins elles les gouverneront, et c’est alors qu’ils seront vraiment les maîtres.

Toutes les facultés communes aux deux sexes ne leur sont pas également partagées ; mais prises en tout, elles se compensent. La femme vaut mieux comme femme et moins comme homme ; partout où elle fait valoir ses droits, elle a l’avantage ; partout où elle veut usurper les nôtres, elle reste au-dessous de nous. On ne peut répondre à cette vérité générale que par des exceptions ; constante manière d’argumenter des galants partisans du beau sexe.

Cultiver dans les femmes les qualités de l’homme, et négliger celles qui leur sont propres, c’est donc visiblement travailler à leur préjudice. Les rusées le voient trop bien pour en être les dupes ; en tâchant d’usurper nos avantages, elles n’abandonnent pas les leurs ; mais il arrive de là que, ne pouvant bien ménager les uns et les autres parce qu’ils sont incompatibles, elles restent au-dessous de leur portée sans se mettre à la nôtre, et perdent la moitié de leur prix. Croyez-moi, mère judicieuse, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti à la nature ; faites-en une honnête femme, et soyez sûre qu’elle en vaudra mieux pour elle et pour nous.

S’ensuit-il qu’elle doive être élevée dans l’ignorance de toute chose, et bornée aux seules fonctions du ménage ? L’homme fera-t-il sa servante de sa compagne ? Se privera-t-il auprès d’elle du plus grand charme de la société ? Pour mieux l’asservir l’empêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il un véritable automate ? Non, sans doute ; ainsi ne l’a pas dit la nature, qui donne aux femmes un esprit si agréable et si délié ; au contraire, elle veut qu’elles pensent, qu’elles jugent, qu’elles aiment, qu’elles connaissent, qu’elles cultivent leur esprit comme leur figure ; ce sont les armes qu’elle leur donne pour suppléer à la force qui leur manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement celles qu’il leur convient de savoir.

Soit que je considère la destination particulière du sexe, soit que j’observe ses penchants, soit que je compte ses devoirs, tout concourt également à m’indiquer la forme d’éducation qui lui convient. La femme et l’homme sont faits l’un pour l’autre, mais leur mutuelle dépendance n’est pas égale : les hommes dépendent des femmes par leurs désirs ; les femmes dépendent des hommes et par leurs désirs et par leurs besoins ; nous subsisterions plutôt sans elles qu’elles sans nous. Pour qu’elles aient le nécessaire, pour qu’elles soient dans leur état, il faut que nous le leur donnions, que nous voulions le leur donner, que nous les en estimions dignes ; elles dépendent de nos sentiments, du prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous faisons de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes : il ne suffit pas qu’elles soient estimables, il faut qu’elles soient estimées ; il ne leur suffit pas d’être belles, il faut qu’elles plaisent ; il ne leur suffit pas d’être sages, il faut qu’elles soient reconnues pour telles ; leur honneur n’est pas seulement dans leur conduite, mais dans leur réputation, et il n’est pas possible que celle qui consent à passer pour infâme puisse jamais être honnête. L’homme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même, et peut braver le jugement public ; mais la femme en bien faisant, n’a fait que la moitié de sa tâche, et ce que l’on pense d’elle ne lui importe pas moins que ce qu’elle est en effet. Il suit de là que le système de son éducation doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre : l’opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes, et son trône parmi les femmes.

De la bonne constitution des mères dépend d’abord celle des enfants ; du soin des femmes dépend la première éducation des hommes ; des femmes dépendent encore leurs mœurs, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s’écartera du but, et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre.

Mais, quoique toute femme veuille plaire aux hommes et doive le vouloir, il y a bien de la différence entre vouloir plaire à l’homme de mérite, à l’homme vraiment aimable, et vouloir plaire à ces petits agréables qui déshonorent leur sexe et celui qu’ils imitent. Ni la nature ni la raison ne peuvent porter la femme à aimer dans les hommes ce qui lui ressemble, et ce n’est pas non plus en prenant leurs manières qu’elle doit chercher à s’en faire aimer.

Lors donc que, quittant le ton modeste et posé de leur sexe, elles prennent les airs de ces étourdis, loin de suivre leur vocation, elles y renoncent ; elles s’ôtent à elles-mêmes les droits qu’elles pensent usurper. Si nous étions autrement, disent-elles, nous ne plairions point aux hommes. Elles mentent. Il faut être folle pour aimer les fous ; le désir d’attirer ces gens-là montre le goût de celle qui s’y livre. S’il n’y avait point d’hommes frivoles, elles se presserait d’en faire ; et leurs frivolités sont bien plus son ouvrage que les siennes ne sont le leur. La femme qui aime les vrais hommes, et qui veut leur plaire, prend des moyens assortis à son dessein. La femme est coquette par état ; mais sa coquetterie change de forme et d’objet selon ses vues ; réglons ces vues sur celles de la nature, la femme aura l’éducation qui lui convient.

Les petites filles, presque en naissant, aiment la parure : non contentes d’être jolies, elles veulent qu’on les trouve telles : on voit dans leurs petits airs que ce soin les occupe déjà ; et à peine sont-elles en état d’entendre ce qu’on leur dit, qu’on les gouverne en leur parlant de ce qu’on pensera d’elles. Il s’en faut bien que le même motif très indiscrètement proposé aux petits garçons n’ait sur eux le même empire. Pourvu qu’ils soient indépendants et qu’ils aient du plaisir, ils se soucient fort peu de ce qu’on pourra penser d’eux. Ce n’est qu’à force de temps et de peine qu’on les assujettit à la même loi.

De quelque part que vienne aux filles cette première leçon, elle est très bonne. Puisque le corps naît pour ainsi dire avant l’âme, la première culture doit être celle du corps : cet ordre est commun aux deux sexes. Mais l’objet de cette culture est différent ; dans l’un cet objet est le développement des forces, dans l’autre il est celui des agréments : non que ces qualités doivent être exclusives dans chaque sexe, l’ordre seulement est renversé ; il faut assez de force aux femmes pour faire tout ce qu’elles font avec grâce ; il faut assez d’adresse aux hommes pour faire tout ce qu’ils font avec facilité.

Par l’extrême mollesse des femmes commence celle des hommes. Les femmes ne doivent pas être robustes comme eux, mais pour eux, pour que les hommes qui naîtront d’elles le soient aussi. En ceci, les couvents, où les pensionnaires ont une nourriture grossière, mais beaucoup d’ébats, de courses, de jeux en plein air et dans des jardins, sont à préférer à la maison paternelle, où une fille, délicatement nourrie, toujours flattée ou tancée, toujours assise sous les yeux de sa mère dans une chambre bien close, n’ose se lever, ni marcher, ni parler, ni souffler, et n’a pas un moment de liberté pour jouer, sauter, courir, crier, se livrer à la pétulance naturelle à son âge : toujours ou relâchement dangereux ou sévérité mal entendue ; jamais rien selon la raison. Voilà comment on ruine le corps et le cœur de la jeunesse.

Les filles de Sparte s’exerçaient, comme les garçons, aux jeux militaires, non pour aller à la guerre, mais pour porter un jour des enfants capables d’en soutenir les fatigues. Ce n’est pas là ce que j’approuve : il n’est pas nécessaire pour donner des soldats à l’Etat que les mères aient porté le mousquet et fait l’exercice à la prussienne ; mais je trouve qu’en général l’éducation grecque était très bien entendue en cette partie. Les jeunes filles paraissaient souvent en public, non pas mêlées avec les garçons, mais rassemblées entre elles. Il n’y avait presque pas une fête, pas un sacrifice, pas une cérémonie, où l’on ne vît des bandes de filles des premiers citoyens couronnées de fleurs, chantant des hymnes, formant des chœurs de danses, portant des corbeilles, des vases, des offrandes, et présentant aux sens dépravés des Grecs un spectacle charmant et propre à balancer le mauvais effet de leur indécente gymnastique. Quelque impression que fît cet usage sur les cœurs des hommes, toujours était-il excellent pour donner au sexe une bonne constitution dans la jeunesse par des exercices agréables, modérés, salutaires, et pour aiguiser et former son goût par le désir continuel de plaire, sans jamais exposer ses mœurs.

Sitôt que ces jeunes personnes étaient mariées, on ne les voyait plus en public ; renfermées dans leurs maisons, elles bornaient tous leurs soins à leur ménage et à leur famille. Telle est la manière de vivre que la nature et la raison prescrivent au sexe. Aussi de ces mères-là naissaient les hommes les plus sains, les plus robustes, les mieux faits de la terre ; et malgré le mauvais renom de quelques îles, il est constant que de tous les peuples du monde, sans en excepter même les Romains, on n’en cite aucun où les femmes aient été à la fois plus sages et plus aimables, et aient mieux réuni les mœurs à la beauté, que l’ancienne Grèce.

On sait que l’aisance des vêtements qui ne gênaient point le corps contribuait beaucoup à lui laisser dans les deux sexes ces belles proportions qu’on voit dans leurs statues, et qui servent encore de modèle à l’art quand la nature défigurée a cessé de lui en fournir parmi nous. De toutes ces entraves gothiques, de ces multitudes de ligatures qui tiennent de toutes parts nos membres en presse, ils n’en avaient pas une seule. Leurs femmes ignoraient l’usage de ces corps de baleine par lesquels les nôtres contrefont leur taille plutôt qu’elles ne la marquent. Je ne puis concevoir que cet abus, poussé en Angleterre à un point inconcevable, n’y fasse pas à la fin dégénérer l’espèce, et je soutiens même que l’objet d’agrément qu’on se propose en cela est de mauvais goût. Il n’est point agréable de voir une femme coupée en deux comme une guêpe ; cela choque la vue et fait souffrir l’imagination. La finesse de la taille a, comme tout le reste, ses proportions, sa mesure, passé laquelle elle est certainement un défaut : ce défaut serait même frappant à l’œil sur le nu : pourquoi serait-il une beauté sous le vêtement !

Je n’ose presser les raisons sur lesquelles les femmes s’obstinent à s’encuirasser ainsi : un sein qui tombe, un ventre qui grossit, etc., cela déplaît fort, j’en conviens, dans une personne de vingt ans, mais cela ne choque plus à trente ; et comme il faut en dépit de nous être en tout temps ce qu’il plaît à la nature, et que l’œil de l’homme ne s’y trompe point, ces défauts sont moins déplaisants à tout âge que la sotte affectation d’une petite fille de quarante ans.

Tout ce qui gêne et contraint la nature est de mauvais goût ; cela est vrai des parures du corps comme des ornements de l’esprit. La vie, la santé, la raison, le bien-être doivent aller avant tout ; la grâce ne va point sans l’aisance ; la délicatesse n’est pas la langueur, et il ne faut pas être malsaine pour plaire. On excite la pitié quand on souffre ; mais le plaisir et le désir cherchent la fraîcheur de la santé.

Les enfants des deux sexes ont beaucoup d’amusements communs, et cela doit être ; n’en ont-ils pas de même étant grands ? Ils ont aussi des goûts propres qui les distinguent. Les garçons cherchent le mouvement et le bruit ; des tambours, des sabots, de petits carrosses : les filles aiment mieux ce qui donne dans la vue et sert à l’ornement ; des miroirs, des bijoux, des chiffons, surtout des poupées : la poupée est l’amusement spécial de ce sexe ; voilà très évidemment son goût déterminé sur sa destination. Le physique de l’art de plaire est dans la parure : c’est tout ce que des enfants peuvent cultiver de cet art.

Voyez une petite fille passer la journée autour de sa poupée, lui changer sans cesse d’ajustement, l’habiller, la déshabiller cent et cent fois, chercher continuellement de nouvelles combinaisons d’ornements bien ou mal assortis, il n’importe ; les doigts manquent d’adresse, le goût n’est pas formé, mais déjà le penchant se montre ; dans cette éternelle occupation le temps coule sans qu’elle y songe ; les heures passent, elle n’en sait rien ; elle oublie les repas mêmes, elle a plus faim de parure que d’aliment. Mais, direz-vous, elle pare sa poupée et non sa personne. Sans doute ; elle voit sa poupée et ne se voit pas, elle ne peut rien faire pour elle-même, elle n’est pas formée, elle n’a ni talent ni force, elle n’est rien encore, elle est toute dans sa poupée, elle y met toute sa coquetterie. Elle ne l’y laissera pas toujours, elle attend le moment d’être sa poupée elle-même.

Voilà donc un premier goût bien décidé : vous n’avez qu’à le suivre et le régler. Il est sûr que la petite voudrait de tout son cœur savoir orner sa poupée, faire ses nœuds de manche, son fichu, son falbala, sa dentelle ; en tout cela on la fait dépendre si durement du bon plaisir d’autrui, qu’il lui serait bien plus commode de tout devoir à son industrie. Ainsi vient la raison des premières leçons qu’on lui donne : ce ne sont pas des tâches qu’on lui prescrit, ce sont des bontés qu’on a pour elle. Et en effet, presque toutes les petites filles apprennent avec répugnance à lire et à écrire ; mais, quant à tenir l’aiguille, c’est ce qu’elles apprennent toujours volontiers. Elles s’imaginent d’avance être grandes, et songent avec plaisir que ces talents pourront un jour leur servir à se parer.

Cette première route ouverte est facile à suivre : la couture, la broderie, la dentelle viennent d’elles-mêmes. La tapisserie n’est plus si fort à leur gré : les meubles sont trop loin d’elles, ils ne tiennent point à la personne, ils tiennent à d’autres opinions. La tapisserie est l’amusement des femmes ; de jeunes filles n’y prendront jamais un fort grand plaisir.

Ces progrès volontaires s’étendront aisément jusqu’au dessin, car cet art n’est pas indifférent à celui de se mettre avec goût : mais je ne voudrais point qu’on les appliquât au paysage, encore moins à la figure. Des feuillages, des fruits, des fleurs, des draperies, tout ce qui peut servir à donner un contour élégant aux ajustements, et à faire soi-même un patron de broderie quand on n’en trouve pas à son gré, cela leur suffit. En général, s’il importe aux hommes de borner leurs études à des connaissances d’usage, cela importe encore plus aux femmes, parce que la vie de celles-ci, bien que moins laborieuse, étant ou devant être plus assidue à leurs soins, et plus entrecoupée de soins divers, ne leur permet de se livrer par choix à aucun talent au préjudice de leurs devoirs.

Quoi qu’en disent les plaisants, le bon sens est également des deux sexes. Les filles en général sont plus dociles que les garçons, et l’on doit même user sur elles de plus d’autorité, comme je le dirai tout à l’heure ; mais il ne s’ensuit pas que l’on doive exiger d’elles rien dont elles ne puissent voir l’utilité ; l’art des mères est de la leur montrer dans tout ce qu’elles leur prescrivent, et cela est d’autant plus aisé, que l’intelligence dans les filles est plus précoce que dans les garçons. Cette règle bannit de leur sexe, ainsi que du nôtre, non seulement toutes les études oisives qui n’aboutissent à rien de bon et ne rendent pas même plus agréables aux autres ceux qui les ont faites, mais même toutes celles dont l’utilité n’est pas de l’âge, et où l’enfant ne peut la prévoir dans un âge plus avancé. Si je ne veux pas qu’on presse un garçon d’apprendre à lire, à plus forte raison je ne veux pas qu’on y force de jeunes filles avant de leur faire bien sentir à quoi sert la lecture ; et, dans la manière dont on leur montre ordinairement cette utilité, on suit bien plus sa propre idée que la leur. Après tout, où est la nécessité qu’une fille sache lire et écrire de si bonne heure ? Aura-t-elle si tôt un ménage à gouverner ? Il y en a bien peu qui ne fassent plus d’abus que d’usage de cette fatale science ; et toutes sont un peu trop curieuses pour ne pas l’apprendre sans qu’on les y force, quand elles en auront le loisir et l’occasion. Peut-être devraient-elles apprendre à chiffrer avant tout ; car rien n’offre une utilité plus sensible en tout temps, ne demande un plus long usage, et ne laisse tant de prise à l’erreur que les comptes. Si la petite n’avait les cerises de son goûter que par une opération d’arithmétique, je vous réponds qu’elle saurait bientôt calculer.

Je connais une jeune personne qui apprit à écrire plus tôt qu’à lire, et qui commença d’écrire avec l’aiguille avant que d’écrire avec la plume. De toute l’écriture elle ne voulut d’abord faire des O. Elle faisait incessamment des O grands et petits, des O de toutes les tailles, des O les uns dans les autres, et toujours tracés à rebours. Malheureusement un jour qu’elle était occupée à cet utile exercice, elle se vit dans un miroir ; et, trouvant que cette attitude contrainte lui donnait mauvaise grâce, comme une autre Minerve, elle jeta la plume, et ne voulut plus faire des O. Son frère n’aimait pas plus à écrire qu’elle ; mais ce qui le fâchait était la gêne, et non pas l’air qu’elle lui donnait. On prit un autre tour pour la ramener à l’écriture ; la petite fille était délicate et vaine, elle n’entendait point que son linge servît à ses sœurs ; on le marquait, on ne voulut plus le marquer ; il fallut le marquer elle-même : on conçoit le reste du progrès.

Justifiez toujours les soins que vous imposez aux jeunes filles, mais imposez-leur-en toujours. L’oisiveté et l’indocilité sont les deux défauts les plus dangereux pour elles, et dont on guérit le moins quand on les a contractés. Les filles doivent être vigilantes et laborieuses ; ce n’est pas tout : elles doivent être gênées de bonne heure. Ce malheur, si c’en est un pour elles, est inséparable de leur sexe ; et jamais elles ne s’en délivrent que pour en souffrir de bien plus cruels. Elles seront toute leur vie asservies à la gêne la plus continuelle et la plus sévère, qui est celle des bienséances. Il faut les exercer d’abord à la contrainte, afin qu’elle ne leur coûte jamais rien ; à dompter toutes leurs fantaisies, pour les soumettre aux volontés d’autrui. Si elles voulaient toujours travailler, on devrait quelquefois les forcer à ne rien faire. La dissipation, la frivolité, l’inconstance, sont des défauts qui naissent aisément de leurs premiers goûts corrompus et toujours suivis. Pour prévenir cet abus, apprenez-leur surtout à se vaincre. Dans nos insensés établissements, la vie de l’honnête femme est un combat perpétuel contre elle-même ; il est juste que ce sexe partage la peine des maux qu’il nous a causés.

Empêchez que les filles ne s’ennuient dans leurs occupations et ne se passionnent dans leurs amusements, comme il arrive toujours dans les éducations vulgaires, où l’on met, comme dit Fénelon, tout l’ennui d’un côté et tout le plaisir de l’autre. Le premier de ces deux inconvénients n’aura lieu, si on suit les règles précédentes, que quand les personnes qui seront avec elles leur déplairont. Une petite fille qui aimera sa mère ou sa mie travaillera tout le jour à ses côtés sans ennui ; le babil seul la dédommagera de toute sa gêne. Mais, si celle qui la gouverne lui est insupportable, elle prendra dans le même dégoût tout ce qu’elle fera sous ses yeux. Il est très difficile que celles qui ne se plaisent pas avec leurs mères plus qu’avec personne au monde puissent un jour tourner à bien ; mais, pour juger de leurs vrais sentiments, il faut les étudier, et non pas se fier à ce qu’elles disent ; car elles sont flatteuses, dissimulées, et savent de bonne heure se déguiser. On ne doit pas non plus leur prescrire d’aimer leur mère ; l’affection ne vient point par devoir, et ce n’est pas ici que sert la contrainte. L’attachement, les soins, la seule habitude, feront aimer la mère de la fille, si elle ne fait rien pour s’attirer sa haine. La gêne même où elle la tient, bien dirigée, loin d’affaiblir cet attachement, ne fera que l’augmenter, parce que la dépendance étant un état naturel aux femmes, les filles se sentent faites pour obéir.

Par la même raison qu’elles ont ou doivent avoir peu de liberté, elles portent à l’excès celle qu’on leur laisse ; extrêmes en tout, elles se livrent à leurs jeux avec plus d’emportement encore que les garçons : c’est le second des inconvénients dont je viens de parler. Cet emportement doit être modéré ; car il est la cause de plusieurs vices particuliers aux femmes, comme, entre autres, le caprice de l’engouement, par lequel une femme se transporte aujourd’hui pour tel objet qu’elle ne regardera pas demain. L’inconstance des goûts leur est aussi funeste que leur excès, et l’un et l’autre leur vient de la même source. Ne leur ôtez pas la gaieté, les ris, le bruit, les folâtres jeux ; mais empêchez qu’elles ne se rassasient de l’un pour courir à l’autre ; ne souffrez pas qu’un seul instant dans leur vie elles ne connaissent plus de frein. Accoutumez-les à se voir interrompre au milieu de leurs jeux, et ramener à d’autres soins sans murmurer. La seule habitude suffit encore en ceci, parce qu’elle ne fait que seconder la nature.

Il résulte de cette contrainte habituelle une docilité dont les femmes ont besoin toute leur vie, puisqu’elles ne cessent jamais d’être assujetties ou à un homme, ou aux jugements des hommes, et qu’il ne leur est jamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements. La première et la plus importante qualité d’une femme est la douceur : faite pour obéir à un être aussi imparfait que l’homme, souvent si plein de vices, et toujours si plein de défauts, elle doit apprendre de bonne heure à souffrir même l’injustice et à supporter les torts d’un mari sans se plaindre ; ce n’est pas pour lui, c’est pour elle qu’elle doit être douce. L’aigreur et l’opiniâtreté des femmes ne font jamais qu’augmenter leurs maux et les mauvais procédés des maris ; ils sentent que ce n’est pas avec ces armes-là qu’elles doivent les vaincre. Le ciel ne les fit point insinuantes et persuasives pour devenir acariâtres ; il ne les fit point faibles pour être impérieuses ; il ne leur donna point une voix si douce pour dire des injures ; il ne leur fit point des traits si délicats pour les défigurer par la colère. Quand elles se fâchent, elle s’oublient : elles ont souvent raison de se plaindre, mais elles ont toujours tort de gronder. Chacun doit garder le ton de son sexe ; un mari trop doux peut rendre une femme impertinente ; mais, à moins qu’un homme ne soit un monstre, la douceur d’une femme le ramène, et triomphe de lui tôt ou tard.

Que les filles soient toujours soumises, mais que les mères ne soient pas toujours inexorables. Pour rendre docile une jeune personne, il ne faut pas la rendre malheureuse ; pour la rendre modeste, il ne faut pas l’abrutir ; au contraire, je ne serais pas fâché qu’on lui laissât mettre quelquefois un peu d’adresse, non pas à éluder la punition dans sa désobéissance, mais à se faire exempter d’obéir. Il n’est pas question de lui rendre sa dépendance pénible, il suffit de la lui faire sentir. La ruse est un talent naturel au sexe ; et, persuadé que tous les penchants naturels sont bons et droits par eux-mêmes, je suis d’avis qu’on cultive celui-là comme les autres : il ne s’agit que d’en prévenir l’abus.

Je m’en rapporte sur la vérité de cette remarque à tout observateur de bonne foi. Je ne veux point qu’on examine là-dessus les femmes mêmes : nos gênantes institutions peuvent les forcer d’aiguiser leur esprit. Je veux qu’on examine les filles, les petites filles, qui ne font pour ainsi dire que de naître : qu’on les compare avec les petits garçons de même âge ; et, si ceux-ci ne paraissent lourds, étourdis, bêtes, auprès d’elles, j’aurai tort incontestablement. Qu’on me permette un seul exemple pris dans toute la naïveté puérile.

Il est très commun de défendre aux enfants de rien demander à table ; car on ne croit jamais mieux réussir dans leur éducation qu’en la surchargeant de préceptes inutiles, comme si un morceau de ceci ou de cela n’était pas bientôt accordé ou refusé [5], sans faire mourir sans cesse un pauvre enfant d’une convoitise aiguisée par l’espérance. Tout le monde sait l’adresse d’un jeune garçon soumis à cette loi, lequel, ayant été oublié à table, s’avisa de demander du sel, etc. Je ne dirai pas qu’on pouvait le chicaner pour avoir demandé directement du sel et indirectement de la viande ; l’omission était si cruelle, que, quand il eût enfreint ouvertement la loi et dit sans détour qu’il avait faim, je ne puis croire qu’on l’en eût puni. Mais voici comment s’y prit, en ma présence, une petite fille de six ans dans un cas beaucoup plus difficile ; car, outre qu’il lui était rigoureusement défendu de demander jamais rien ni directement ni indirectement, la désobéissance n’eût pas été graciable, puisqu’elle avait mangé de tous les plats, hormis un seul, dont on avait oublié de lui donner, et qu’elle convoitait beaucoup.

Or, pour obtenir qu’on réparât cet oubli sans qu’on pût l’accuser de désobéissance, elle fit en avançant son doigt la revue de tous les plats, disant tout haut, à mesure qu’elle les montrait : J’ai mangé de ça, j’ai mangé de ça ; mais elle affecta si visiblement de passer sans rien dire celui dont elle n’avait point mangé, que quelqu’un s’en apercevant lui dit : Et de cela, en avez-vous mangé ? Oh ! non, reprit doucement la petite gourmande en baissant les yeux. Je n’ajouterai rien ; comparez : ce tour-ci est une ruse de fille, l’autre est une ruse de garçon.

Ce qui est bien, et aucune loi générale n’est mauvaise. Cette adresse particulière donnée au sexe est un dédommagement très équitable de la force qu’il a de moins ; sans quoi la femme ne serait pas la compagne de l’homme, elle serait son esclave : c’est par cette supériorité de talent qu’elle se maintient son égale, et qu’elle le gouverne en lui obéissant. La femme a tout contre elle, nos défauts, sa timidité, sa faiblesse ; elle n’a pour elle que son art et sa beauté. N’est-il pas juste qu’elle cultive l’un et l’autre ? Mais la beauté n’est pas générale ; elle périt par mille accidents, elle passe avec les années ; l’habitude en détruit l’effet. L’esprit seul est la véritable ressource du sexe : non ce sot esprit auquel on donne tant de prix dans le monde, et qui ne sert à rien pour rendre la vie heureuse, mais l’esprit de son état, l’art de tirer parti du nôtre, et de se prévaloir de nos propres avantages. On ne sait pas combien cette adresse des femmes nous est utile à nous-mêmes, combien elle ajoute de charme à la société des deux sexes, combien elle sert à réprimer la pétulance des enfants, combien elle contient de maris brutaux, combien elle maintient de bons ménages, que la discorde troublerait sans cela. Les femmes artificieuses et méchantes en abusent, je le sais bien ; mais de quoi le vice n’abuse-t-il pas ? Ne détruisons point les instruments du bonheur parce que les méchants s’en servent quelquefois à nuire.

On peut briller par la parure, mais on ne plaît que par la personne. Nos ajustements ne sont point nous ; souvent ils déparent à force d’être recherchés, et souvent ceux qui font le plus remarquer celle qui les porte sont ceux qu’on remarque le moins. L’éducation des jeunes filles est en ce point tout à fait à contresens. On leur promet des ornements pour récompense, on leur fait aimer les atours recherchés : Qu’elle est belle ! leur dit-on quand elles sont fort parées. Et tout au contraire on devrait leur faire entendre que tant d’ajustement n’est fait que pour cacher des défauts, et que le vrai triomphe de la beauté est de briller par elle-même. L’amour des modes est de mauvais goût, parce que les visages ne changent pas avec elles, et que la figure restant la même, ce qui lui sied une fois lui sied toujours.

Quand je verrais la jeune fille se pavaner dans ses atours, je paraîtrais inquiet de sa figure ainsi déguisée et de ce qu’on en pourra penser ; je dirais : Tous ces ornements la parent trop, c’est dommage : croyez-vous qu’elle en pût supporter de plus simples ? est-elle assez belle pour se passer de ceci ou de cela ? Peut-être sera-t-elle alors la première à prier qu’on lui ôte cet ornement, et qu’on juge : c’est le cas de l’applaudir, s’il y a lieu. Je ne la louerais jamais tant que quand elle serait le plus simplement mise. Quand elle ne regardera la parure que comme un supplément aux grâces de la personne et comme un aveu tacite qu’elle a besoin de secours pour plaire, elle ne sera point fière de son ajustement, elle en sera humble ; et si, plus parée que de coutume, elle s’entend dire : Qu’elle est belle ! elle en rougira de dépit.

Au reste, il y a des figures qui ont besoin de parure, mais il n’y en a point qui exigent de riches atours. Les parures ruineuses sont la vanité du rang et non de la personne, elles tiennent uniquement au préjugé. La véritable coquetterie est quelquefois recherchée, mais elle n’est jamais fastueuse ; et Junon se mettait plus superbement que Vénus. Ne pouvant la faire belle, tu la fais riche, disait Apelle à un mauvais peintre qui peignait Hélène fort chargée d’atours. J’ai aussi remarqué que les plus pompeuses parures annonçaient le plus souvent de laides femmes ; on ne saurait avoir une vanité plus maladroite. Donnez à une jeune fille qui ait du goût, et qui méprise la mode, des rubans, de la gaze, de la mousseline et des fleurs ; sans diamants, sans pompons, sans dentelles [6], elle va se faire un ajustement qui la rendra cent fois plus charmante que n’eussent fait tous les brillants chiffons de la Duchapt.

Comme ce qui est bien est toujours bien, et qu’il faut être toujours le mieux qu’il est possible, les femmes qui se connaissent en ajustements choisissent les bons, s’y tiennent ; et, n’en changeant pas tous les jours, elles en sont moins occupées que celles qui ne savent à quoi se fixer. Le vrai soin de la parure demande peu de toilette. Les jeunes demoiselles ont rarement des toilettes d’appareil ; le travail, les leçons, remplissent leur journée ; cependant, en général, elles sont mises, au rouge près, avec autant de soin que les dames, et souvent de meilleur goût. L’abus de la toilette n’est pas ce qu’on pense, il vient bien plus d’ennui que de vanité. Une femme qui passe six heures à sa toilette n’ignore point qu’elle n’en sort pas mieux mise que celle qui n’y passe qu’une demi-heure ; mais c’est autant de pris sur l’assommante longueur du temps, et il vaut mieux s’amuser de soi que de s’ennuyer de tout. Sans la toilette, que ferait-on de la vie depuis midi jusqu’à neuf heures ? En rassemblant des femmes autour de soi, on s’amuse à les impatienter, c’est déjà quelque chose ; on évite les tête-à-tête avec un mari qu’on ne voit qu’à cette heure-là, c’est beaucoup plus ; et puis viennent les marchandes, les brocanteurs, les petits messieurs, les petits auteurs, les vers, les chansons, les brochures : sans la toilette on ne réunirait jamais si bien tout cela. Le seul profit réel qui tienne à la chose est le prétexte de s’étaler un peu plus que quand on est vêtue ; mais ce profit n’est peut-être pas si grand qu’on pense, et les femmes à toilette n’y gagnent pas tant qu’elles diraient bien. Donnez sans scrupule une éducation de femme aux femmes, faites qu’elles aiment les soins de leur sexe, qu’elles aient de la modestie, qu’elles sachent veiller à leur ménage et s’occuper dans leur maison ; la grande toilette tombera d’elle-même, et elles n’en seront mises que de meilleur goût.

La première chose que remarquent en grandissant les jeunes personnes, c’est que tous ces agréments étrangers ne leur suffisent pas, si elles n’en ont qui soient à elle. On ne peut jamais se donner la beauté, et l’on n’est pas si tôt en état d’acquérir la coquetterie ; mais on peut déjà chercher à donner un tour agréable à ses gestes, un accent flatteur à sa voix, à composer son maintien, à marcher avec légèreté, à prendre des attitudes gracieuses, et à choisir partout ses avantages. La voix s’étend, s’affermit, et prend du timbre ; les bras se développent, la démarche s’assure, et l’on s’aperçoit que, de quelque manière qu’on soit mise, il y a un art de se faire regarder. Dès lors il ne s’agit plus seulement d’aiguille et d’industrie ; de nouveaux talents se présentent, et font déjà sentir leur utilité.

Je sais que les sévères instituteurs veulent qu’on n’apprenne aux jeunes filles ni chant, ni danse, ni aucun des arts agréables. Cela me paraît plaisant ; et à qui veulent-ils donc qu’on les apprenne ? Aux garçons ? À qui des hommes ou des femmes appartient-il d’avoir ces talents par préférence ? À personne, répondront-ils ; les chansons profanes sont autant de crimes ; la danse est une invention du démon, une jeune fille ne doit avoir d’amusement que son travail et la prière. Voilà d’étranges amusements pour un enfant de dix ans ! Pour moi, j’ai grand’peur que toutes ces petites saintes qu’on force de passer leur enfance à prier Dieu ne passent leur jeunesse à tout autre chose, et ne réparent de leur mieux, étant mariées, le temps qu’elles pensent avoir perdu filles. J’estime qu’il faut avoir égard à ce qui convient à l’âge aussi bien qu’au sexe ; qu’une jeune fille ne doit pas vivre comme sa grand’mère ; qu’elle doit être vive, enjouée, folâtre, chanter, danser autant qu’il lui plaît, et goûter tous les innocents plaisirs de son âge ; le temps ne viendra que trop tôt d’être posée et de prendre un maintien plus sérieux.

Mais la nécessité de ce changement même est-elle bien réelle ? n’est-elle point peut-être encore un fruit de nos préjugés ? En n’asservissant les honnêtes femmes qu’à de tristes devoirs, on a banni du mariage tout ce qui pouvait le rendre agréable aux hommes. Faut-il s’étonner si la taciturnité qu’ils voient régner chez eux les en chasse, ou s’ils sont peu tentés d’embrasser un état si déplaisant ? À force d’outrer tous les devoirs, le christianisme les rend impraticables et vains ; à force d’interdire aux femmes le chant, la danse, et tous les amusements du monde, il les rend maussades, grondeuses, insupportables dans leurs maisons. Il n’y a point de religion où le mariage soit soumis à des devoirs si sévères, et point où un engagement si saint soit si méprisé. On a tant fait pour empêcher les femmes d’être aimables, qu’on a rendu les maris indifférents. Cela ne devrait pas être ; j’entends fort bien : mais moi je dis que cela devait être, puisque enfin les chrétiens sont hommes. Pour moi, je voudrais qu’une jeune Anglaise cultivât avec autant de soin les talents agréables pour plaire au mari qu’elle aura, qu’une jeune Albanaise les cultive pour le harem d’Ispahan. Les maris, dira-t-on, ne se soucient point trop de tous ces talents. Vraiment je le crois, quand ces talents, loin d’être employés à leur plaire, ne servent que d’amorce pour attirer chez eux de jeunes impudents qui les déshonorent. Mais pensez-vous qu’une femme aimable et sage, ornée de pareils talents, et qui les consacrerait à l’amusement de son mari, n’ajouterait pas au bonheur de sa vie, et ne l’empêcherait pas, sortant de son cabinet la tête épuisée, d’aller chercher des récréations hors de chez lui ? Personne n’a-t-il vu d’heureuses familles ainsi réunies, où chacun sait fournir du sien aux amusements communs ? Qu’il dise si la confiance et la familiarité qui s’y joint, si l’innocence et la douceur des plaisirs qu’on y goûte, ne rachètent pas bien ce que les plaisirs publics ont de plus bruyant ?

On a trop réduit en arts les talents agréables ; on les a trop généralisés ; on a tout fait maxime et précepte, et l’on a rendu fort ennuyeux aux jeunes personnes ce qui ne doit être pour elles qu’amusement et folâtres jeux. Je n’imagine rien de plus ridicule que de voir un vieux maître à danser ou à chanter aborder d’un air refrogné de jeunes personnes qui ne cherchent qu’à rire, et prendre pour leur enseigner sa frivole science un ton plus pédantesque et plus magistral que s’il s’agissait de leur catéchisme. Est-ce, par exemple, que l’art de chanter tient à la musique écrite ? ne saurait-on rendre sa voix flexible et juste, apprendre à chanter avec goût, même à s’accompagner, sans connaître une seule note ? Le même genre de chant va-t-il à toutes les voix ? la même méthode va-t-elle à tous les esprits ? On ne me fera jamais croire que les mêmes attitudes, les mêmes pas, les mêmes mouvements, les mêmes gestes, les mêmes danses conviennent à une petite brune vive et piquante, et à une grande belle blonde aux yeux languissants. Quand donc je vois un maître donner exactement à toutes deux les mêmes leçons, je dis : Cet homme suit sa routine, mais il n’entend rien à son art.

On demande s’il faut aux filles des maîtres ou des maîtresses. Je ne sais : je voudrais bien qu’elles n’eussent besoin ni des uns ni des autres, qu’elles apprissent librement ce qu’elles ont tant de penchant à vouloir apprendre, et qu’on ne vît pas sans cesse errer dans nos villes tant de baladins chamarrés. J’ai quelque peine à croire que le commerce de ces gens-là ne soit pas plus nuisible à de jeunes filles que leurs leçons ne leur sont utiles, et que leur jargon, leur ton, leurs airs, ne donnent pas à leurs écolières le premier goût des frivolités, pour eux si importantes, dont elles ne tarderont guère, à leur exemple, de faire leur unique occupation.

Dans les arts qui n’ont que l’agrément pour objet tout peut servir de maître aux jeunes personnes : leur père, leur mère, leur frère, leur sœur, leurs amies, leurs gouvernantes, leur miroir, et surtout leur propre goût. On ne doit point offrir de leur donner leçon, il faut que ce soient elles qui la demandent ; on ne doit point faire une tâche d’une récompense ; et c’est surtout dans ces sortes d’études que le premier succès est de vouloir réussir. Au reste, s’il faut absolument des leçons en règle, je ne déciderai point du sexe de ceux qui les doivent donner. Je ne sais s’il faut qu’un maître à danser prenne une jeune écolière par sa main délicate et blanche, qu’il lui fasse accourcir la jupe, lever les yeux, déployer les bras, avancer un sein palpitant ; mais je sais bien que pour rien au monde je ne voudrais être ce maître-là.

Par l’industrie et les talents le goût se forme ; par le goût l’esprit s’ouvre insensiblement aux idées du beau dans tous les genres, et enfin aux notions morales qui s’y rapportent. C’est peut-être une des raisons pourquoi le sentiment de la décence et de l’honnêteté s’insinue plus tôt chez les filles que chez les garçons ; car, pour croire que ce sentiment précoce soit l’ouvrage des gouvernantes, il faudrait être fort mal instruit de la tournure de leurs leçons et de la marche de l’esprit humain. Le talent de parler tient le premier rang dans l’art de plaire ; c’est par lui seul qu’on peut ajouter de nouveaux charmes à ceux auxquels l’habitude accoutume les sens. C’est l’esprit qui non seulement vivifie le corps, mais qui le renouvelle en quelque sorte, c’est par la succession des sentiments et des idées qu’il anime et varie la physionomie ; et c’est par les discours qu’il inspire que l’attention, tenue en haleine, soutient longtemps le même intérêt sur le même objet. C’est, je crois, par toutes ces raisons que les jeunes filles acquièrent si vite un petit babil agréable, qu’elles mettent de l’accent dans leurs propos, même avant que de les sentir, et que les hommes s’amusent si tôt à les écouter, même avant qu’elles puissent les entendre ; ils épient le premier moment de cette intelligence pour pénétrer ainsi celui du sentiment.

Les femmes ont la langue flexible ; elles parlent plus tôt, plus aisément et plus agréablement que les hommes. On les accuse aussi de parler davantage : cela doit être, et je changerais volontiers ce reproche en éloge ; la bouche et les yeux ont chez elles la même activité, et par la même raison. L’homme dit ce qu’il sait, la femme dit ce qui plaît ; l’un pour parler a besoin de connaissance, et l’autre de goût ; l’un doit avoir pour objet principal les choses utiles, l’autre les agréables. Leurs discours ne doivent avoir de formes communes que celles de la vérité.

On ne doit donc pas contenir le babil des filles, comme celui des garçons, par cette interrogation dure : À quoi cela est-il bon ? mais par cette autre, à laquelle il n’est pas plus aisé de répondre : Quel effet cela fera-t-il ? Dans ce premier âge, où, ne pouvant discerner encore le bien et le mal, elles ne sont les juges de personne, elles doivent s’imposer pour loi de ne jamais rien dire que d’agréable à ceux à qui elles parlent ; et ce qui rend la pratique de cette règle plus difficile est qu’elle reste toujours subordonnée à la première, qui est de ne jamais mentir.

J’y vois bien d’autres difficultés encore, mais elles sont d’un âge plus avancé. Quant à présent, il n’en peut coûter aux jeunes filles pour être vraies que de l’être sans grossièreté ; et comme naturellement cette grossièreté leur répugne, l’éducation leur apprend aisément à l’éviter. Je remarque en général, dans le commerce du monde, que la politesse des hommes est plus officieuse, et celle des femmes plus caressante. Cette différence n’est point d’institution, elle est naturelle. L’homme paraît chercher davantage à vous servir, et la femme à vous agréer. Il suit de là que, quoi qu’il en soit du caractère des femmes, leur politesse est moins fausse que la nôtre ; elle ne fait qu’étendre leur premier instinct ; mais quand un homme feint de préférer mon intérêt au sien propre, de quelque démonstration qu’il colore ce mensonge, je suis très sûr qu’il en fait un. Il n’en coûte donc guère aux femmes d’être polies, ni par conséquent aux filles d’apprendre à le devenir. La première leçon vient de la nature, l’art ne fait plus que la suivre, et déterminer suivant nos usages sous quelle forme elle doit se montrer. À l’égard de leur politesse entre elles, c’est tout autre chose ; elles y mettent un air si contraint et des attentions si froides, qu’en se gênant mutuellement elles n’ont pas grand soin de cacher leur gêne, et semblent sincères dans leur mensonge on ne cherchant guère à le déguiser. Cependant les jeunes personnes se font quelquefois tout de bon des amitiés plus franches. À leur âge la gaieté tient lieu de bon naturel ; et contentes d’elles, elles le sont de tout le monde. Il est constant aussi qu’elles se baisent de meilleur cœur et se caressent avec plus de grâce devant les hommes, fières d’aiguiser impunément leur convoitise par l’image des faveurs qu’elles savent leur faire envier.

Si l’on ne doit pas permettre aux jeunes garçons des questions indiscrètes, à plus forte raison doit-on les interdire à de jeunes filles dont la curiosité satisfaite ou mal éludée est bien d’une autre conséquence, vu leur pénétration à pressentir les mystères qu’on leur cache et leur adresse à les découvrir. Mais sans souffrir leurs interrogations, je voudrais qu’on les interrogeât beaucoup elles-mêmes, qu’on eût soin de les faire causer, qu’on les agaçât pour les exercer à parler aisément, pour les rendre vives à la riposte, pour leur délier l’esprit et la langue, tandis qu’on le peut sans danger. Ces conversations toujours tournées en gaieté, mais ménagées avec art et bien dirigées, feraient un amusement charmant pour cet âge, et pourraient porter dans les cœurs innocents de ces jeunes personnes les premières et peut-être les plus utiles leçons de morale qu’elles prendront de leur vie, en leur apprenant, sous l’attrait du plaisir et de la vanité, à quelles qualités les hommes accordent véritablement leur estime, et en quoi consiste la gloire et le bonheur d’une honnête femme.

On comprend bien que si les enfants mâles sont hors d’état de se former aucune véritable idée de religion, à plus forte raison la même idée est-elle au-dessus de la conception des filles : c’est pour cela même que je voudrais en parler à celles-ci de meilleure heure ; car s’il fallait attendre qu’elles fussent en état de discuter méthodiquement ces questions profondes, on courrait risque de ne leur en parler jamais. La raison des femmes est une raison pratique qui leur fait trouver très habilement les moyens d’arriver à une fin connue, mais qui ne leur fait pas trouver cette fin. La relation sociale des sexes est admirable. De cette société résulte une personne morale dont la femme est l’œil et l’homme le bras, mais avec une telle dépendance l’une de l’autre, que c’est l’homme que la femme apprend ce qu’il faut voir, et de la femme que l’homme apprend ce qu’il faut faire. Si la femme pouvait remonter aussi bien que l’homme aux principes, et que l’homme eût aussi bien qu’elle l’esprit des détails, toujours indépendants l’un de l’autre, ils vivraient dans une discorde éternelle, et leur société ne pourrait subsister. Mais dans l’harmonie qui règne entre eux, tout tend à la fin commune ; on ne sait lequel met le plus du sien ; chacun suit l’impulsion de l’autre ; chacun obéit, et tous deux sont les maîtres.

Par cela même que la conduite de la femme est asservie à l’opinion publique, sa croyance est asservie à l’autorité. Toute fille doit avoir la religion de sa mère, et toute femme celle de son mari. Quand cette religion serait fausse, la docilité qui soumet la mère et la famille à l’ordre de la nature efface auprès de Dieu le péché de l’erreur. Hors d’état d’être juges elles-mêmes, elles doivent recevoir la décision des pères et des maris comme celle de l’Eglise.

Ne pouvant tirer d’elles seules la règle de leur foi, les femmes ne peuvent lui donner pour bornes celles de l’évidence et de la raison ; mais, se laissant entraîner par mille impulsions étrangères, elles sont toujours en deçà ou au delà du vrai. Toujours extrêmes, elles sont toutes libertines ou dévotes ; on n’en voit point savoir réunir la sagesse à la piété. La source du mal n’est pas seulement dans le caractère outré de leur sexe, mais aussi dans l’autorité mal réglée du nôtre : le libertinage des mœurs la fait mépriser, l’effroi du repentir la rend tyrannique, et voilà comment on en fait toujours trop ou trop peu.

Puisque l’autorité doit régler la religion des femmes, il ne s’agit pas tant de leur expliquer les raisons qu’on a de croire, que de leur exposer nettement ce qu’on croit : car la foi qu’on donne à des idées obscures est la première source du fanatisme, et celle qu’on exige pour des choses absurdes mène à la folie ou à l’incrédulité. Je ne sais à quoi nos catéchismes portent le plus, d’être impie ou fanatique ; mais je sais bien qu’ils font nécessairement l’un ou l’autre.

Premièrement, pour enseigner la religion à de jeunes filles, n’en faites jamais pour elles un objet de tristesse et de gêne, jamais une tâche ni un devoir ; par conséquent ne leur faites jamais rien apprendre par cœur qui s’y rapporte, pas même les prières. Contentez-vous de faire régulièrement les vôtres devant elles, sans les forcer pourtant d’y assister. Faites-les courtes, selon l’instruction de Jésus-Christ. Faites-les toujours avec le recueillement et le respect convenables ; songez qu’en demandant à l’Être suprême de l’attention pour nous écouter, cela vaut bien qu’on en mette à ce qu’on va lui dire.

Il importe moins que de jeunes filles sachent sitôt leur religion, qu’il n’importe qu’elles la sachent bien, et surtout qu’elles l’aiment. Quand vous la leur rendez onéreuse, quand vous leur peignez toujours Dieu fâché contre elles, quand vous leur imposez en son nom mille devoirs pénibles qu’elles ne vous voient jamais remplir, que peuvent-elles penser, sinon que savoir son catéchisme et prier Dieu sont les devoirs des petites filles, et désirer d’être grandes pour s’exempter comme vous de tout cet assujettissement ? L’exemple ! l’exemple ! sans cela jamais on ne réussit à rien auprès des enfants.

Quand vous leur expliquez des articles de foi, que ce soit en forme d’instruction directe, et non par demandes et par réponses. Elles ne doivent jamais répondre que ce qu’elles pensent, et non ce qu’on leur a dicté. Toutes les réponses du catéchisme sont à contresens, c’est l’écolier qui instruit le maître ; elles sont même des mensonges dans la bouche des enfants, puisqu’ils expliquent ce qu’ils n’entendent point, et qu’ils affirment ce qu’ils sont hors d’état de croire. Parmi les hommes les plus intelligents, qu’on me montre ceux qui ne mentent pas en disant leur catéchisme.

La première question que je vois dans le nôtre est celle-ci : Qui vous a créée et mise au monde ? À quoi la petite fille, croyant bien que c’est sa mère, dit pourtant sans hésiter que c’est Dieu. La seule chose qu’elle voit là, c’est qu’à une demande qu’elle n’entend guère elle fait une réponse qu’elle n’entend point du tout.

Je voudrais qu’un homme qui connaîtrait bien la marche de l’esprit des enfants voulût faire pour eux un catéchisme. Ce serait peut-être le livre le plus utile qu’on eût jamais écrit, et ce ne serait pas, à mon avis, celui qui ferait le moins d’honneur à son auteur. Ce qu’il y a de bien sûr, c’est que, si ce livre était bon, il ne ressemblerait guère aux nôtres.

Un tel catéchisme ne sera bon que quand, sur les seules demandes, l’enfant fera de lui-même les réponses sans les apprendre ; bien entendu qu’il sera quelquefois dans le cas d’interroger à son tour. Pour faire entendre ce que je veux dire, il faudrait une espèce de modèle, et je sens bien ce qui me manque pour le tracer. J’essayerai du moins d’en donner quelque légère idée.

Je m’imagine donc que, pour venir à la première question de notre catéchisme, il faudrait que celui-là commençât à peu près ainsi :

La bonne

Vous souvenez-vous du temps que votre mère était fille ?

La petite

Non, ma bonne.

La bonne

Pourquoi non, vous qui avez si bonne mémoire ?

La petite

C’est que je n’étais pas au monde.

La bonne

Vous n’avez donc pas toujours vécu ?

La petite

Non.

La bonne

Vivrez-vous toujours ?

La petite

Oui.

La bonne

Êtes-vous jeune ou vieille ?

La petite

Je suis jeune.

La bonne

Et votre grand’maman, est-elle jeune ou vieille ?

La petite

Elle est vieille.

La bonne

A-t-elle été jeune ?

La petite

Oui.

La bonne

Pourquoi ne l’est-elle plus ?

La petite

C’est qu’elle a vieilli.

La bonne

Vieillirez-vous comme elle ?

La petite
Je ne sais[7].
La bonne

Où sont vos robes de l’année passée ?

La petite

On les a défaites.

La bonne

Et pourquoi les a-t-on défaites ?

La petite

Parce qu’elles m’étaient trop petites.

La bonne

Et pourquoi vous étaient-elles trop petites ?

La petite

Parce que j’ai grandi.

La bonne

Grandirez-vous encore ?

La petite

Oh ! oui.

La bonne

Et que deviennent les grandes filles ?

La petite

Elles deviennent femmes.

La bonne

Et que deviennent les femmes ?

La petite

Elles deviennent mères.

La bonne

Et les mères, que deviennent-elles ?

La petite

Elles deviennent vieilles.

La bonne

Vous deviendrez donc vieille ?

La petite

Quand je serai mère.

La bonne

Et que deviennent les vieilles gens ?

La petite

Je ne sais.

La bonne

Qu’est devenu votre grand-papa ?

La petite

Il est mort[8].

La bonne

Et pourquoi est-il mort ?

La petite

Parce qu’il était vieux.

La bonne

Que deviennent donc les vieilles gens ?

La petite

Ils meurent.

La bonne

Et, vous, quand vous serez vieille, que…

La petite, c

Oh ! ma bonne, je ne veux pas mourir.

La bonne

Mon enfant, personne ne veut mourir, et tout le monde meurt.

La petite

Comment ! est-ce que maman mourra aussi !

La bonne

Comme tout le monde. Les femmes vieillissent ainsi que les hommes, et la vieillesse mène à la mort.

La petite

Que faut-il faire pour vieillir bien tard ?

La bonne

Vivre sagement tandis qu’on est jeune !

La petite

Ma bonne, je serai toujours sage.

La bonne

Tant mieux pour vous. Mais, enfin, croyez-vous de vivre toujours ?

La petite

Quand je serai bien vieille, bien vieille…

La bonne

Eh bien ?

La petite

Enfin, quand on est si vieille, vous dites qu’il faut bien mourir.

La bonne

Vous mourrez donc une fois ?

La petite

Hélas ! oui.

La bonne

Qui est-ce qui vivait avant vous ?

La petite
Mon père et ma mère.
La bonne

Qui est-ce qui vivra après vous ?

La petite

Mes enfants.

La bonne

Qui est-ce qui vivra après eux ?

La petite

Leurs enfants, etc.

En suivant cette route, on trouve à la race humaine, par des inductions sensibles, un commencement et une fin, comme à toutes choses, c’est-à-dire un père et une mère qui n’ont eu ni père ni mère, et des enfants qui n’auront point d’enfants [9].

Ce n’est qu’après une longue suite de questions pareilles que la première demande du catéchisme est suffisamment préparée. Mais de là jusqu’à la deuxième réponse, qui est pour ainsi dire la définition de l’essence divine, quel saut immense ! Quand cet intervalle sera-t-il rempli ? Dieu est un esprit ! Et qu’est-ce qu’un esprit ? Irai-je embarquer celui d’un enfant dans cette obscure métaphysique dont les hommes ont tant de peine à se tirer ? Ce n’est pas à une petite fille à résoudre ces questions, c’est tout au plus à elle à les faire. Alors je lui répondrais simplement : Vous me demandez ce que c’est que Dieu ; cela n’est pas facile à dire : on ne peut entendre, ni voir, ni toucher Dieu ; on ne le connaît que par ses œuvres. Pour juger ce qu’il est, attendez de savoir ce qu’il a fait.

Si nos dogmes sont tous de la même vérité, tous ne sont pas pour cela de la même importance. Il est fort indifférent à la gloire de Dieu qu’elle nous soit connue en toutes choses ; mais il importe à la société humaine et à chacun de ses membres que tout homme connaisse et remplisse les devoirs que lui impose la loi de Dieu envers son prochain et envers soi-même. Voilà ce que nous devons incessamment nous enseigner les uns aux autres, et voilà surtout de quoi les pères et les mères sont tenus d’instruire leurs enfants. Qu’une vierge soit la mère de son créateur, qu’elle ait enfanté Dieu, ou seulement un homme auquel Dieu s’est joint ; que la substance du père et du fils soit la même, ou ne soit que semblable ; que l’esprit procède de l’un des deux qui sont le même, ou de tous deux conjointement, je ne vois pas que la décision de ces questions, en apparence essentielles, importe plus à l’espèce humaine que de savoir quel jour de la lune on doit célébrer la pâque, s’il faut dire le chapelet, jeûner, faire maigre, parler latin ou français à l’église, orner les murs d’images, dire ou entendre la messe, et n’avoir point de femme en propre. Que chacun pense là-dessus comme il lui plaira : j’ignore en quoi cela peut intéresser les autres ; quant à moi, cela ne m’intéresse point du tout. Mais ce qui m’intéresse, moi et tous mes semblables, c’est que chacun sache qu’il existe un arbitre du sort des humains, duquel nous sommes tous les enfants, qui nous prescrit à tous d’être justes, de nous aimer les uns les autres, d’être bienfaisants et miséricordieux, de tenir nos engagements envers tout le monde, même envers nos ennemis et les siens ; que l’apparent bonheur de cette vie n’est rien ; qu’il en est une autre après elle, dans laquelle cet Etre suprême sera le rémunérateur des bons et le juge des méchants. Ces dogmes et les dogmes semblables sont ceux qu’il importe d’enseigner à la jeunesse, et de persuader à tous les citoyens. Quiconque les combat mérite châtiment, sans doute ; il est le perturbateur de l’ordre et l’ennemi de la société. Quiconque les passe, et veut nous asservir à ses opinions particulières, vient au même point par une route opposée ; pour établir l’ordre à sa manière, il trouble la paix ; dans son téméraire orgueil, il se rend l’interprète de la Divinité, il exige en son nom les hommages et les respects des hommes, il se fait Dieu tant qu’il peut à sa place : on devrait le punir comme sacrilège, quand on ne le punirait pas comme intolérant.

Négligez donc tous ces dogmes mystérieux qui ne sont pour nous que des mots sans idées, toutes ces doctrines bizarres dont la vaine étude tient lieu de vertus à ceux qui s’y livrent, et sert plutôt à les rendre fous que bons. Maintenez toujours vos enfants dans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale. Persuadez-leur bien qu’il n’y a rien pour nous d’utile à savoir que ce qui nous apprend à bien faire. Ne faites point de vos filles des théologiennes et des raisonneuses ; ne leur apprenez des choses du ciel que ce qui sert à la sagesse humaine ; accoutumez-les à se sentir toujours sous les yeux de Dieu, à l’avoir pour témoin de leurs actions, de leurs pensées, de leur vertu, de leurs plaisirs, à faire le bien sans ostentation, parce qu’il l’aime ; à souffrir le mal sans murmure, parce qu’il les en dédommagera ; à être enfin tous les jours de leur vie ce qu’elles seront bien aises d’avoir été lorsqu’elles comparaîtront devant lui. Voilà la véritable religion, voilà la seule qui n’est susceptible ni d’abus, ni d’impiété, ni de fanatisme. Qu’on en prêche tant qu’on voudra de plus sublimes ; pour moi, je n’en reconnais point d’autre que celle-là.

Au reste, il est bon d’observer que, jusqu’à l’âge où la raison s’éclaire et où le sentiment naissant fait parler la conscience, ce qui est bien ou mal pour les jeunes personnes est ce que les gens qui les entourent ont décidé tel. Ce qu’on leur commande est bien, ce qu’on leur défend est mal, elles n’en doivent pas savoir davantage : par où l’on voit de quelle importance est, encore plus pour elles que pour les garçons, le choix des personnes qui doivent les approcher et avoir quelque autorité sur elles. Enfin le moment vient où elles commencent à juger des choses par elles-mêmes, et alors il est temps de changer le plan de leur éducation.

J’en ai trop dit jusqu’ici peut-être. À quoi réduirons-nous les femmes, si nous ne leur donnons pour loi que les préjugés publics ? N’abaissons pas à ce point le sexe qui nous gouverne, et qui nous honore quand nous ne l’avons pas avili. Il existe pour toute l’espèce humaine une règle antérieure à l’opinion. C’est à l’inflexible direction de cette règle que se doivent rapporter toutes les autres : elle juge le préjugé même : et ce n’est qu’autant que l’estime des hommes s’accorde avec elle, que cette estime doit faire autorité pour nous.

Cette règle est le sentiment intérieur. Je ne répéterai point ce qui en a été dit ci-devant ; il me suffit de remarquer que si ces deux règles ne concourent à l’éducation des femmes, elle sera toujours défectueuse. Le sentiment sans l’opinion ne leur donnera point cette délicatesse d’âme qui par les bonnes mœurs de l’honneur du monde ; et l’opinion sans le sentiment n’en fera jamais que des femmes fausses et déshonnêtes, qui mettent l’apparence à la place de la vertu.

Il leur importe donc de cultiver une faculté qui serve d’arbitre entre les deux guides, qui ne laisse point égarer la conscience, et qui redresse les erreurs du préjugé. Cette faculté est la raison. Mais à ce mot que de questions s’élèvent ! Les femmes sont-elles capables d’un solide raisonnement ? importe-t-il qu’elles le cultivent ? le cultiveront-elles avec succès ? Cette culture est-elle utile aux fonctions qui leur sont imposées ? Est-elle compatible avec la simplicité qui leur convient ?

Les diverses manières d’envisager et de résoudre ces questions font que, donnant dans les excès contraires, les uns bornent la femme à coudre et filer dans son ménage avec ses servantes, et n’en font ainsi que la première servante du maître ; les autres, non contents d’assurer ses droits, lui font encore usurper les nôtres ; car la laisser au-dessus de nous dans les qualités propres à son sexe, et la rendre notre égale dans tout le reste, qu’est-ce autre chose que transporter à la femme la primauté que la nature donne au mari ?

La raison qui mène l’homme à la connaissance de ses devoirs n’est pas fort composée ; la raison qui mène la femme à la connaissance des siens est plus simple encore. L’obéissance et la fidélité qu’elle doit à son mari, la tendresse et les soins qu’elle doit à ses enfants, sont des conséquences si naturelles et si sensibles de sa condition, qu’elle ne peut, sans mauvaise foi, refuser son consentement au sentiment intérieur qui la guide, ni méconnaître le devoir dans le penchant qui n’est point encore altéré.

Je ne blâmerais pas sans distinction qu’une femme fût bornée aux seuls travaux de son sexe, et qu’on la laissât dans une profonde ignorance sur tout le reste ; mais il faudrait pour cela des mœurs publiques très simples, très saines ou une manière de vivre très retirée. Dans de grandes villes, et parmi des hommes corrompus, cette femme serait trop facile à séduire ; souvent sa vertu ne tiendrait qu’aux occasions. Dans ce siècle philosophe, il lui en faut une à l’épreuve ; il faut qu’elle sache d’avance et ce qu’on lui peut dire et ce qu’elle en doit penser.

D’ailleurs, soumise au jugement des hommes, elle doit mériter leur estime ; elle doit surtout obtenir celle de son époux ; elle ne doit pas seulement lui faire aimer sa personne, mais lui faire approuver sa conduite ; elle doit justifier devant le public le choix qu’il a fait, et faire honorer le mari de l’honneur qu’on rend à la femme. Or, comment s’y prendra-t-elle pour tout cela, si elle ignore nos institutions, si elle ne sait rien de nos usages, de nos bienséances, si elle ne connaît ni la source des jugements humains, ni les passions qui les déterminent ? Dès là qu’elle dépend à la fois de sa propre conscience et des opinions des autres, il faut qu’elle apprenne à comparer ces deux règles, à les concilier, et à ne préférer la première que quand elles sont en opposition. Elle devient le juge de ses juges, elle décide quand elle doit s’y soumettre et quand elle doit les récuser. Avant de rejeter ou d’admettre leurs préjugés, elle les pèse ; elle apprend à remonter à leur source, à les prévenir, à se les rendre favorables ; elle a soin de ne jamais s’attirer le blâme quand son devoir lui permet de l’éviter. Rien de tout cela ne peut bien se faire sans cultiver son esprit et sa raison.

Je reviens toujours au principe, et il me fournit la solution de toutes mes difficultés. J’étudie ce qui est, j’en recherche la cause, et je trouve enfin que ce qui est est bien. J’entre dans des maisons ouvertes dont le maître et la maîtresse font conjointement les honneurs. Tous deux ont eu la même éducation, tous deux sont d’une égale politesse, tous deux également pourvus de goût et d’esprit, tous deux animés du même désir de bien recevoir leur monde, et de renvoyer chacun content d’eux. Le mari n’omet aucun soin pour être attentif à tout : il va, vient, fait la ronde et se donne mille peines ; il voudrait être tout attention. La femme reste à sa place ; un petit cercle se rassemble autour d’elle, et semble lui cacher le reste de l’assemblée ; cependant il ne s’y passe rien qu’elle n’aperçoive, il n’en sort personne à qui elle n’ait parlé ; elle n’a rien omis de ce qui pouvait intéresser tout le monde ; elle n’a rien dit à chacun qui ne lui fût agréable ; et sans rien troubler à l’ordre, le moindre de la compagnie n’est pas plus oublié que le premier. On est servi, l’on se met à table : l’homme, instruit des gens qui se conviennent, les placera selon ce qu’il sait ; la femme, sans rien savoir, ne s’y trompera pas ; elle aura déjà lu dans les yeux, dans le maintien, toutes les convenances, et chacun se trouvera placé comme il veut l’être. Je ne dis point qu’au service personne n’est oublié. Le maître de la maison, en faisant la ronde, aura pu n’oublier personne ; mais la femme devine ce qu’on regarde avec plaisir et vous en offre ; en parlant à son voisin elle a l’œil au bout de la table ; elle discerne celui qui ne mange point parce qu’il n’a pas faim, et celui qui n’ose se servir ou demander parce qu’il est maladroit ou timide. En sortant de table, chacun croit qu’elle n’a songé qu’à lui ; tous ne pensent pas qu’elle ait eu le temps de manger un seul morceau ; mais la vérité est qu’elle a mangé plus que personne.

Quand tout le monde est parti, l’on parle de ce qui s’est passé. L’homme rapporte ce qu’on lui a dit, ce qu’on dit et fait ceux avec lesquels il s’est entretenu. Si ce n’est pas toujours là-dessus que la femme est plus exacte, en revanche elle a vu ce qui s’est dit tout bas à l’autre bout de la salle ; elle sait ce qu’un tel a pensé, à quoi tenait tel propos ou tel geste ; il s’est fait à peine un mouvement expressif dont elle n’ait l’interprétation toute prête, et presque toujours conforme à la vérité.

Le même tour d’esprit qui fait exceller une femme du monde dans l’art de tenir maison, fait exceller une coquette dans l’art d’amuser plusieurs soupirants. Le manège de la coquetterie exige un discernement encore plus fin que celui de la politesse : car, pourvu qu’une femme polie le soit envers tout le monde, elle a toujours assez bien fait ; mais la coquette perdrait bientôt son empire par cette uniformité maladroite ; à force de vouloir obliger tous ses amants, elle les rebuterait tous. Dans la société, les manières qu’on prend avec tous les hommes ne laissent pas de plaire à chacun ; pourvu qu’on soit bien traité, l’on y regarde pas de si près sur les préférences ; mais en amour, une faveur qui n’est pas exclusive est une injure. Un homme sensible aimerait cent fois mieux être seul maltraité que caressé avec tous les autres, et ce qui lui peut arriver de pis est de n’être point distingué. Il faut donc qu’une femme qui veut conserver plusieurs amants persuade à chacun d’eux qu’elle le préfère, et qu’elle le lui persuade sous les yeux de tous les autres, à qui elle en persuade autant sous les siens.

Voulez-vous voir un personnage embarrassé, placez un homme entre deux femmes avec chacune desquelles il aura des liaisons secrètes, puis observez quelle sotte figure il y fera. Placez en même cas une femme entre deux hommes, et sûrement l’exemple ne sera pas plus rare ; vous serez émerveillé de l’adresse avec laquelle elle donnera le change à tous deux, et fera que chacun se rira de l’autre. Or, si cette femme leur témoignait la même confiance et prenait avec eux la même familiarité, comment seraient-ils un instant ses dupes ? En les traitant également, ne montrerait-elle pas qu’ils ont les mêmes droits sur elle ? Oh ! qu’elle s’y prend bien mieux que cela ! Loin de les traiter de la même manière, elle affecte de mettre entre eux de l’inégalité ; elle fait si bien que celui qu’elle flatte croit que c’est par tendresse, et que celui qu’elle maltraite croit que c’est par dépit. Ainsi chacun, content de son partage, la voit toujours s’occuper de lui, tandis qu’elle ne s’occupe en effet que d’elle seule.

Dans le désir général de plaire, la coquetterie suggère de semblables moyens : les caprices ne feraient que rebuter, s’ils n’étaient sagement ménagés ; et c’est en les dispensant avec art qu’elle en fait les plus fortes chaînes de ses esclaves.


Usa ogn’arte la donna, onde sia colte
Nella sua rete alcun novello amante ;
Nè con tutti, nè sempre un stesso volto
Serba ; ma cangia a tempo atto e sembiante.

À quoi tient tout ce art, si ce n’est à des observations fines et continuelles qui lui font voir à chaque instant ce qui se passe dans les cœurs des hommes, et qui la disposent à porter à chaque mouvement secret qu’elle aperçoit la force qu’il faut pour le suspendre ou l’accélérer ? Or, cet art s’apprend-il ? Non ; il naît avec les femmes ; elles l’ont toutes, et jamais les hommes ne l’ont eu au même degré. Tel est un des caractères distinctifs du sexe. La présence d’esprit, la pénétration, les observations fines sont la science des femmes ; l’habileté de s’en prévaloir est leur talent.

Voilà ce qui est, et l’on a vu pourquoi cela doit être. Les femmes sont fausses, nous dit-on. Elles le deviennent. Le don qui leur est propre est l’adresse et non pas la fausseté : dans les vrais penchants de leur sexe, même en mentant, elles ne sont point fausses. Pourquoi consultez-vous leur bouche, quand ce n’est pas elle qui doit parler ? Consultez leurs yeux, leur teint, leur respiration, leur air craintif, leur molle résistance : voilà le langage que la nature leur donne pour vous répondre. La bouche dit toujours non, et doit le dire ; mais l’accent qu’elle y joint n’est pas toujours le même, et cet accent ne sait point mentir. La femme n’a-t-elle pas les mêmes besoins que l’homme, sans avoir le même droit de les témoigner ? Son sort serait trop cruel, si, même dans les désirs légitimes, elle n’avait un langage équivalent à celui qu’elle n’ose tenir. Faut-il que sa pudeur la rende malheureuse ? Ne lui faut-il pas un art de communiquer ses penchants sans les découvrir ? De quelle adresse n’a-t-elle pas besoin pour faire qu’on lui dérobe ce qu’elle brûle d’accorder ! Combien ne lui importe-t-il point d’apprendre à toucher le cœur de l’homme, sans paraître songer à lui ! Quel discours charmant n’est-ce pas que la pomme de Galatée et sa fuite maladroite ! Que faudra-t-il qu’elle ajoute à cela ? Ira-t-elle dire au berger qui la suit entre les saules qu’elle n’y fuit qu’à dessein de l’attirer ? Elle mentirait, pour ainsi dire ; car alors elle ne l’attirerait plus. Plus une femme a de réserve, plus elle doit avoir d’art, même avec son mari. Oui, je soutiens qu’en tenant la coquetterie dans ses limites, on la rend modeste et vraie, on en fait une loi d’honnêteté.

La vertu est une, disait très bien un de mes adversaires ; on ne la décompose pas pour admettre une partie et rejeter l’autre. Quand on l’aime, on l’aime dans toute son intégrité ; et l’on refuse son cœur quand on peut, et toujours sa bouche aux sentiments qu’on ne doit point avoir. La vérité morale n’est pas ce qui est, mais ce qui est bien ; ce qui est mal ne devrait point être, et ne doit point être avoué, surtout quand cet aveu lui donne un effet qu’il n’aurait pas eu sans cela. Si j’étais tenté de voler, et qu’en le disant je tentasse un autre d’être mon complice, lui déclarer ma tentation ne serait-ce pas y succomber ? Pourquoi dites-vous que la pudeur rend les femmes fausses ? Celles qui la perdent le plus sont-elles au reste plus vraies que les autres ? Tant s’en faut ; elles sont plus fausses mille fois. On n’arrive à ce point de dépravation qu’à force de vices, qu’on garde tous, et qui ne règnent qu’à la faveur de l’intrigue et du mensonge [10]. Au contraire, celles qui ont encore de la honte, qui ne s’enorgueillissent point de leurs fautes, qui savent cacher leurs désirs à ceux mêmes qui les inspirent, celles dont ils en arrachent les aveux avec le plus de peine, sont d’ailleurs les plus vraies, les plus sincères, les plus constantes dans tous leurs engagements, et celles sur la foi desquelles on peut généralement le plus compter.

Je ne sache que la seule mademoiselle de l’Enclos qu’on ait pu citer pour exception connue à ces remarques. Aussi mademoiselle de l’Enclos a-t-elle passé pour un prodige. Dans le mépris des vertus de son sexe, elle avait, dit-on, conservé celles du nôtre : on vante sa franchise, sa droiture, la sûreté de son commerce, sa fidélité dans l’amitié ; enfin, pour achever le tableau de sa gloire, on dit qu’elle s’était faite homme. À la bonne heure. Mais, avec toute sa haute réputation, je n’aurais pas plus voulu de cet homme-là pour mon ami que pour ma maîtresse.

Tout ceci n’est pas si hors de propos qu’il paraît être. Je vois où tendent les maximes de la philosophie moderne en tournant en dérision la pudeur du sexe et sa fausseté prétendue ; et je vois que l’effet le plus assuré de cette philosophie sera d’ôter aux femmes de notre siècle le peu d’honneur qui leur est resté.

Sur ces considérations, je crois qu’on peut déterminer en général quelle espèce de culture convient à l’esprit des femmes, et sur quels objets on doit tourner leurs réflexions dès leur jeunesse.

Je l’ai déjà dit, les devoirs de leur sexe sont plus aisés à voir qu’à remplir. La première chose qu’elles doivent apprendre est à les aimer par la considération de leurs avantages ; c’est le seul moyen de les leur rendre faciles. Chaque état et chaque âge a ses devoirs. On connaît bientôt les siens pourvu qu’on les aime. Honorez votre état de femme, et dans quelque rang que le ciel vous place, vous serez toujours une femme de bien. L’essentiel est d’être ce que nous fit la nature ; on n’est toujours que trop ce que les hommes veulent que l’on soit.

La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées n’est point du ressort des femmes, leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique ; c’est à elles à faire l’application des principes que l’homme a trouvés, et c’est à elles de faire les observations qui mènent l’homme à l’établissement des principes. Toutes les réflexions des femmes en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs, doivent tendre à l’étude des hommes ou aux connaissances agréables qui n’ont que le goût pour objet ; car, quant aux ouvrages de génie, ils passent leur portée ; elles n’ont pas non plus assez de justesse et d’attention pour réussir aux sciences exactes, et, quant aux connaissances physiques, c’est à celui des deux qui est le plus agissant, le plus allant, qui voit le plus d’objets ; c’est à celui qui a le plus de force et qui l’exerce davantage, à juger des rapports des êtres sensibles et des lois de la nature. La femme, qui est faible et qui ne voit rien au dehors, apprécie et juge les mobiles qu’elle peut mettre en œuvre pour suppléer à sa faiblesse, et ces mobiles sont les passions de l’homme. Sa mécanique à elle est plus forte que la nôtre, tous ses leviers vont ébranler le cœur humain. Tout ce que son sexe ne peut faire par lui-même, et qui lui est nécessaire ou agréable, il faut qu’elle ait l’art de nous le faire vouloir ; il faut donc qu’elle étudie à fond l’esprit de l’homme, non par abstraction l’esprit de l’homme en général, mais l’esprit des hommes qui l’entourent, l’esprit des hommes auxquels elle est assujettie, soit par la loi, soit par l’opinion. Il faut qu’elle apprenne à pénétrer leurs sentiments par leurs discours, par leurs actions, par leurs regards, par leurs gestes. Il faut que, par ses discours, par ses actions, par ses regards, par ses gestes, elle sache leur donner les sentiments qu’il lui plaît, sans même paraître y songer. Ils philosopheront mieux qu’elle sur le cœur humain ; mais elle lira mieux qu’eux dans le cœur des hommes. C’est aux femmes à trouver pour ainsi dire la morale expérimentale, à nous à la réduire en système. La femme a plus d’esprit, et l’homme plus de génie ; la femme observe, et l’homme raisonne : de ce concours résultent la lumière la plus claire et la science la plus complète que puisse acquérir de lui-même l’esprit humain, la plus sûre connaissance, en un mot, de soi et des autres qui soit à la portée de notre espèce. Et voilà comment l’art peut tendre incessamment à perfectionner l’instrument donné par la nature.

Le monde est le livre des femmes : quand elles y lisent mal, c’est leur faute ; ou quelque passion les aveugle. Cependant la véritable mère de famille, loin d’être une femme du monde, n’est guère moins recluse dans sa maison que la religieuse dans son cloître. Il faudrait donc faire, pour les jeunes personnes qu’on marie, comme on fait ou comme on doit faire pour celles qu’on met dans des couvents : leur montrer les plaisirs qu’elles quittent avant de les y laisser renoncer, de peur que la fausse image de ces plaisirs qui leur sont inconnus ne vienne un jour égarer leurs cœurs et troubler le bonheur de leur retraite. En France les filles vivent dans des couvents, et les femmes courent le monde. Chez les anciens, c’était tout le contraire ; les filles avaient, comme je l’ai dit, beaucoup de jeux et de fêtes publiques ; les femmes vivaient retirées. Cet usage était plus raisonnable et maintenait mieux les mœurs. Une sorte de coquetterie est permise aux filles à marier ; s’amuser est leur grande affaire. Les femmes ont d’autres soins chez elles, et n’ont plus de maris à chercher ; mais elles ne trouveraient pas leur compte à cette réforme, et malheureusement elles donnent le ton. Mères, faites du moins vos compagnes de vos filles. Donnez-leur un sens droit et une âme honnête, puis ne leur cachez rien de ce qu’un œil chaste peut regarder. Le bal, les festins, les jeux, même le théâtre, tout ce qui, mal vu, fait le charme d’une imprudente jeunesse, peut être offert sans risque à des yeux sains. Mieux elles verront ces bruyants plaisirs, plus tôt elles en seront dégoûtées.

J’entends la clameur qui s’élève contre moi. Quelle fille résiste à ce dangereux exemple ? À peine ont-elles vu le monde que la tête leur tourne à toutes ; pas une d’elles ne veut le quitter. Cela peut être : mais, avant de leur offrir ce tableau trompeur, les avez-vous bien préparées à le voir sans émotion ? Leur avez-vous bien annoncé les objets qu’il représente ? Les leur avez-vous bien peints tels qu’ils sont ? Les avez-vous bien armées contre les illusions de la vanité ? Avez-vous porté dans leur jeune cœur le goût des vrais plaisirs qu’on ne trouve point dans ce tumulte ? Quelles précautions, quelles mesures avez-vous prises pour les préserver du faux goût qui les égare ? Loin de rien opposer dans leur esprit à l’empire des préjugés publics, vous les avez nourris ; vous leur avez fait aimer d’avance tous les frivoles amusements qu’elles trouvent. Vous les leur faites aimer encore en s’y livrant. De jeunes personnes entrant dans le monde n’ont d’autre gouvernante que leur mère, souvent plus folle qu’elles, et qui ne peut leur montrer les objets autrement qu’elle ne les voit. Son exemple, plus fort que la raison même, les justifie à leurs propres yeux, et l’autorité de la mère est pour la fille une excuse sans réplique. Quand je veux qu’une mère introduise sa fille dans le monde, c’est en supposant qu’elle le lui fera voir tel qu’il est.

Le mal commence plus tôt encore. Les couvents sont de véritables écoles de coquetterie, non de cette coquetterie honnête dont j’ai parlé, mais de celle qui produit tous les travers des femmes et fait les plus extravagantes petites maîtresses. En sortant de là pour entrer tout d’un coup dans des sociétés bruyantes, de jeunes femmes s’y sentent d’abord à leur place. Elles ont été élevées pour y vivre ; faut-il s’étonner qu’elles s’y trouvent bien ? Je n’avancerai point ce que je vais dire sans crainte de prendre un préjugé pour une observation ; mais il me semble qu’en général, dans les pays protestants, il y a plus d’attachement de famille, de plus dignes épouses et de plus tendres mères que dans les pays catholiques ; et, si cela est, on ne peut douter que cette différence ne soit due en partie à l’éducation des couvents.

Pour aimer la vie paisible et domestique il faut la connaître ; il faut en avoir senti les douceurs dès l’enfance. Ce n’est que dans la maison paternelle qu’on prend du goût pour sa propre maison, et toute femme que sa mère n’a point élevée n’aimera point élever ses enfants. Malheureusement il n’y a plus d’éducation privée dans les grandes villes. La société y est si générale et si mêlée, qu’il ne reste plus d’asile pour la retraite, et qu’on est en public jusque chez soi. À force de vivre avec tout le monde, on n’a plus de famille ; à peine connaît-on ses parents : on les voit en étrangers ; et la simplicité des mœurs domestiques s’éteint avec la douce familiarité qui en faisait le charme. C’est ainsi qu’on suce avec le lait le goût des plaisirs du siècle et des maximes qu’on y voit régner.

On oppose aux filles une gêne apparente pour trouver des dupes qui les épousent sur leur maintien. Mais étudiez un moment ces jeunes personnes ; sous un air contraint elles déguisent mal la convoitise qui les dévore, et déjà on lit dans leurs yeux l’ardent désir d’imiter leurs mères. Ce qu’elles convoitent n’est pas un mari, mais la licence du mariage. Qu’a-t-on besoin d’un mari, avec tant de ressources pour s’en passer ? Mais on a besoin d’un mari pour couvrir ces ressources [115]. La modestie est sur leur visage, et le libertinage est au fond de leur cœur : cette feinte modestie elle-même en est un signe ; elles ne l’affectent que pour pouvoir s’en débarrasser plus tôt. Femmes de Paris et de Londres, pardonnez-le-moi, je vous supplie. Nul séjour n’exclut les miracles ; mais pour moi je n’en connais point ; et si une seule d’entre vous a l’âme vraiment honnête, je n’entends rien à vos institutions.

Toutes ces éducations diverses livrent également de jeunes personnes au goût des plaisirs du monde, et aux passions qui naissent bientôt de ce goût. Dans les grandes villes la dépravation commence avec la vie, et dans les petites elle commence avec la raison. De jeunes provinciales, instruites à mépriser l’heureuse simplicité de leurs mœurs, s’empressent à venir à Paris partager la corruption des nôtres ; les vices, ornés du beau nom de talents, sont l’unique objet de leur voyage ; et, honteuses en arrivant de se trouver si loin de la noble licence des femmes du pays, elles ne tardent pas à mériter d’être aussi de la capitale. Où commence le mal, à votre avis ? dans les lieux où on le projette, ou dans ceux où on l’accomplit ?

Je ne veux pas que de la province une mère sensée amène sa fille à Paris pour lui montrer ces tableaux si pernicieux pour d’autres ; mais je dis que quand cela serait, ou cette fille est mal élevée, ou ces tableaux seront peu dangereux pour elle. Avec du goût, du sens et l’amour des choses honnêtes, on ne les trouve pas si attrayants qu’ils le sont pour ceux qui s’en laissent charmer. On remarque à Paris les jeunes écervelées qui viennent se hâter de prendre le ton du pays, et se mettre à la mode six mois durant pour se faire siffler le reste de leur vie ; mais qui est-ce qui remarque celles, qui, rebutées de tout ce fracas, s’en retournent dans leur province, contentes de leur sort, après l’avoir comparé à celui qu’envient les autres ? Combien j’ai vu de jeunes femmes, amenées dans la capitale par des maris, complaisants et maîtres de s’y fixer, les en détourner elles-mêmes, repartir plus volontiers qu’elles n’étaient venues, et dire avec attendrissement la veille de leur départ : Ah ! retournons dans notre chaumière, on y vit plus heureux que dans les palais d’ici ! On ne sait pas combien il reste encore de bonnes gens qui n’ont point fléchi le genou devant l’idole, et qui méprisent son culte insensé. Il n’y a de bruyantes que les folles ; les femmes sages ne font point de sensation.

Que si, malgré la corruption générale, malgré les préjugés universels, malgré la mauvaise éducation des filles, plusieurs gardent encore un jugement à l’épreuve, que sera-ce quand ce jugement aura été nourri par des instructions convenables, ou, pour mieux dire, qu’on ne l’aura point altéré par des instructions vicieuses ? car tout consiste toujours à conserver ou rétablir les sentiments naturels. Il ne s’agit point pour cela d’ennuyer de jeunes filles de vos longs prônes, ni de leur débiter vos sèches moralités. Les moralités pour les deux sexes sont la mort de toute bonne éducation. De tristes leçons ne sont bonnes qu’à faire prendre en haine et ceux qui les donnent et tout ce qu’ils disent. Il ne s’agit point, en parlant à de jeunes personnes, de leur faire peur de leurs devoirs, ni d’aggraver le joug qui leur est imposé par la nature. En leur exposant ces devoirs, soyez précise et facile ; ne leur laissez pas croire qu’on est chagrine quand on les remplit ; point d’air fâché, point de morgue. Tout ce qui doit passer au cœur doit en sortir ; leur catéchisme de morale doit être aussi court et aussi clair que leur catéchisme de religion, mais il ne doit pas être aussi grave. Montrez-leur dans les mêmes devoirs la source de leurs plaisirs et le fondement de leurs droits. Est-il si pénible d’aimer pour être aimée, de se rendre aimable pour être heureuse, de se rendre estimable pour être obéie, de s’honorer pour se faire honorer ? Que ces droits sont beaux ! qu’ils sont respectables ! qu’ils sont chers au cœur de l’homme quand la femme sait les faire valoir ! Il ne faut point attendre les ans ni la vieillesse pour en jouir. Son empire commence avec ses vertus ; à peine ses attraits se développent, qu’elle règne déjà par la douceur de son caractère et rend sa modestie imposante. Quel homme insensible et barbare n’adoucit pas sa fierté et ne prend pas des manières plus attentives près d’une fille de seize ans, aimable et sage, qui parle peu, qui écoute, qui met de la décence dans son maintien et de l’honnêteté dans ses propos, à qui sa beauté ne fait oublier ni son sexe ni sa jeunesse, qui sait intéresser par sa timidité même, et s’attirer le respect qu’elle porte à tout le monde ?

Ces témoignages, bien qu’extérieurs, ne sont point frivoles ; ils ne sont point fondés seulement sur l’attrait des sens ; ils partent de ce sentiment intime que nous avons tous, que les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes. Qui est-ce qui veut être méprisé des femmes ? personne au monde, non pas même celui qui ne veut plus les aimer. Et moi, qui leur dis des vérités si dures, croyez-vous que leurs jugements me soient indifférents ? Non ; leurs suffrages me sont plus chers que les vôtres, lecteurs, souvent plus femmes qu’elles. En méprisant leurs mœurs, je veux encore honorer leur justice : peu m’importe qu’elles me haïssent, si je les force à m’estimer.

Que de grandes choses on ferait avec ce ressort, si l’on savait le mettre en œuvre ? Malheur au siècle où les femmes perdent leur ascendant et où leurs jugements ne font plus rien aux hommes ! c’est le dernier degré de la dépravation. Tous les peuples qui ont eu des mœurs ont respecté les femmes. Voyez Sparte, voyez les Germains, voyez Rome, Rome le siège de la gloire et de la vertu, si jamais elles en eurent un sur la terre. C’est là que les femmes honoraient les exploits des grands généraux, qu’elles pleuraient publiquement les pères de la patrie, que leurs vœux ou leurs deuils étaient consacrés comme le plus solennel jugement de la république. Toutes les grandes révolutions y vinrent des femmes : par une femme Rome acquit la liberté, par une femme les plébéiens obtinrent le consultat, par une femme finit la tyrannie des décemvirs, par les femmes Rome assiégée fut sauvée des mains d’un proscrit. Galants Français, qu’eussiez-vous dit en voyant passer cette procession si ridicule à vos yeux moqueurs ? Vous l’eussiez accompagnée de vos huées. Que nous voyons d’un œil différent les mêmes objets ! et peut-être avons-nous tous raison. Formez ce cortège de belles dames françaises, je n’en connais point de plus indécent : mais composez-le de Romaines, vous aurez tous les yeux des Volsques et le cœur de Coriolan.

Je dirai davantage, et je soutiens que la vertu n’est pas moins favorable à l’amour qu’aux autres droits de la nature, et que l’autorité des maîtresses n’y gagne pas moins que celle des femmes et des mères. Il n’y a point de véritable amour sans enthousiasme, et point d’enthousiasme sans un objet de perfection réel ou chimérique, mais toujours existant dans l’imagination. De quoi s’enflammeront des amants pour qui cette perfection n’est plus rien, et qui ne voient dans ce qu’ils aiment que l’objet du plaisir des sens ? Non, ce n’est pas ainsi que l’âme s’échauffe et se livre à ces transports sublimes qui font le délire des amants et le charme de leur passion. Tout n’est qu’illusion dans l’amour, je l’avoue ; mais ce qui est réel, ce sont les sentiments dont il nous anime pour le vrai beau qu’il nous fait aimer. Ce beau n’est point dans l’objet qu’on aime, il est l’ouvrage de nos erreurs. Eh ! qu’importe ? En sacrifie-t-on moins tous ses sentiments bas à ce modèle imaginaire ? En pénètre-t-on moins son cœur des vertus qu’on prête à ce qu’il chérit ? S’en détache-t-on moins de la bassesse du moi humain ? Où est le véritable amant qui n’est pas prêt à immoler sa vie à sa maîtresse ? et où est la passion sensuelle et grossière dans un homme qui veut mourir ? Nous nous moquons des paladins ? c’est qu’ils connaissaient l’amour, et que nous ne connaissons plus que la débauche. Quand ces maximes romanesques commencèrent à devenir ridicules, ce changement fut moins l’ouvrage de la raison que celui des mauvaises mœurs.

Dans quelque siècle que ce soit, les relations naturelles ne changent point, la convenance ou disconvenance qui en résulte reste la même, les préjugés sous le vain nom de raison n’en changent que l’apparence. Il sera toujours grand et beau de régner sur soi, fût-ce pour obéir à des opinions fantastiques ; et les vrais motifs d’honneur parleront toujours au cœur de toute femme de jugement qui saura chercher dans son état le bonheur de la vie. La chasteté doit être surtout une vertu délicieuse pour une belle femme qui a quelque élévation dans l’âme. Tandis qu’elle voit toute la terre à ses pieds, elle triomphe de tout et d’elle-même : elle s’élève dans son propre cœur un trône auquel tout vient rendre hommage ; les sentiments, tendres ou jaloux, mais toujours respectueux des deux sexes, l’estime universelle et la sienne propre, lui payent sans cesse en tribut de gloire les combats de quelques instants. Les privations sont passagères, mais le prix en est permanent. Quelle jouissance pour une âme noble, que l’orgueil de la vertu jointe à la beauté ! Réalisez une héroïne de roman, elle goûtera des voluptés plus exquises que les Laïs et les Cléopâtre ; et quand sa beauté ne sera plus, sa gloire et ses plaisirs resteront encore ; elle seule saura jouir du passé.

Plus les devoirs sont grands et pénibles, plus les raisons sur lesquelles on les fonde doivent être sensibles et fortes. Il y a un certain langage dévot dont, sur les sujets les plus graves, on rebat les oreilles des jeunes personnes sans produire la persuasion. De ce langage trop disproportionné à leurs idées, et du peu de cas qu’elles en font en secret, naît la facilité de céder à leur penchants, faute de raisons d’y résister tirées des choses mêmes. Une fille élevée sagement et pieusement a sans doute de fortes armes contre les tentations ; mais celle dont on nourrit uniquement le cœur ou plutôt les oreilles du jargon de la dévotion devient infailliblement la proie du premier séducteur adroit qui l’entreprend. Jamais une jeune et belle personne ne méprisera son corps, jamais elle ne s’affligera de bonne foi des grands péchés que sa beauté fait commettre ; jamais elle ne pleurera sincèrement et devant Dieu d’être un objet de convoitise, jamais elle ne pourra croire en elle-même que le plus doux sentiment du cœur soit une invention de Satan. Donnez-lui d’autres raisons en dedans et pour elle-même, car celles-là ne pénétreront pas. Ce sera pis encore si l’on met, comme on n’y manque guère, de la contradiction dans ses idées, et qu’après l’avoir humiliée en avilissant son corps et ses charmes comme la souillure du péché, on lui fasse ensuite respecter comme le temple de Jésus-Christ ce même corps qu’on lui a rendu si méprisable. Les idées trop sublimes et trop basses sont également insuffisantes et ne peuvent s’associer : il faut une raison à la portée du sexe et de l’âge. La considération du devoir n’a de force qu’autant qu’on y joint des motifs qui nous portent à le remplir.

Quae quia non liceat non facit, illa facit.

On ne se douterait pas que c’est Ovide qui porte un jugement si sévère.

Voulez-vous donc inspirer l’amour des bonnes mœurs aux jeunes personnes ; sans leur dire incessamment : Soyez sages, donnez-leur un grand intérêt à l’être ; faites-leur sentir tout le prix de la sagesse, et vous la leur ferez aimer. Il ne suffit pas de prendre cet intérêt au loin dans l’avenir, montrez-le-leur dans le moment même, dans les relations de leur âge, dans le caractère de leurs amants. Dépeignez-leur l’homme de bien, l’homme de mérite ; apprenez-leur à le reconnaître, à l’aimer, et à l’aimer pour elles ; prouvez-leur qu’amies, femmes, ou maîtresses, cet homme seul peut les rendre heureuses. Amenez la vertu par la raison ; faites-leur sentir que l’empire de leur sexe et tous ses avantages ne tiennent pas seulement à sa bonne conduite, à ses mœurs, mais encore à celles des hommes ; quelles ont peu de prise sur des âmes viles et basses, et qu’on ne sait servir sa maîtresse que comme on sait servir la vertu. Soyez sûr qu’alors, en leur dépeignant les mœurs de nos jours, vous leur en inspirerez un dégoût sincère ; en leur montrant les gens à la mode, vous les leur ferez mépriser ; vous ne leur donnerez qu’éloignement pour leurs maximes, aversion pour leurs sentiments, dédain pour leurs vaines galanteries ; vous leur ferez naître une ambition plus noble, celle de régner sur des âmes grandes et fortes, celle des femmes de Sparte, qui était de commander à des hommes. Une femme hardie, effrontée, intrigante, qui ne sait attirer ses amants que par la coquetterie, ni les conserver que par les faveurs, les fait obéir comme des valets dans les choses serviles et communes : dans les choses importantes et graves elle est sans autorité sur eux. Mais la femme à la fois honnête, aimable et sage, celle qui force les siens à la respecter, celle qui a de la réserve et de la modestie, celle en un mot qui soutient l’amour par l’estime, les envoie d’un signe au bout du monde, au combat, à la gloire, à la mort, où il lui plaît [116]. Cet empire est beau, ce me semble, et vaut bien la peine d’être acheté.

Voilà dans quel esprit Sophie a été élevée, avec plus de soin que de peine, et plutôt en suivant son goût qu’en le gênant. Disons maintenant un mot de sa personne, selon le portrait que j’en ai fait à Émile, et selon qu’il imagine lui-même l’épouse qui peut le rendre heureux.

Je ne redirai jamais trop que je laisse à part les prodiges. Émile n’en est pas un, Sophie n’en est pas un non plus. Émile est homme, et Sophie est femme ; voilà toute leur gloire. Dans la confusion des sexes qui règne entre nous, c’est presque un prodige d’être du sien.

Sophie est bien née, elle est d’un bon naturel ; elle a le cœur très sensible, et cette extrême sensibilité lui donne quelquefois une activité d’imagination difficile à modérer. Elle a l’esprit moins juste que pénétrant, l’humeur facile et pourtant inégale, la figure commune, mais agréable, une physionomie qui promet une âme et qui ne ment pas ; on peut l’aborder avec indifférence, mais non pas la quitter sans émotion. D’autres ont de bonnes qualités qui lui manquent ; d’autres ont à plus grande mesure celles qu’elle a ; mais nulle n’a des qualités mieux assorties pour faire un heureux caractère. Elle sait tirer parti de ses défauts mêmes ; et si elle était plus parfaite, elle plairait beaucoup moins.

Sophie n’est pas belle ; mais auprès d’elle les hommes oublient les belles femmes, et les belles femmes sont mécontentes d’elles-mêmes. À peine est-elle jolie au premier aspect ; mais plus on la voit et plus elle s’embellit ; elle gagne où tant d’autres perdent ; et ce qu’elle gagne, elle ne le perd plus. On peut avoir de plus beaux yeux, une plus belle bouche, une figure plus imposante ; mais on ne saurait avoir une taille mieux prise, un plus beau teint, une main plus blanche, un pied plus mignon, un regard plus doux, une physionomie plus touchante. Sans éblouir elle intéresse ; elle charme, et l’on ne saurait dire pourquoi.

Sophie aime la parure et s’y connaît ; sa mère n’a point d’autre femme de chambre qu’elle ; elle a beaucoup de goût pour se mettre avec avantage ; mais elle hait les riches habillements ; on voit toujours dans le sien la simplicité jointe à l’élégance ; elle n’aime point ce qui brille, mais ce qui sied. Elle ignore quelles sont les couleurs à la mode, mais elle sait à merveille celles qui lui sont favorables. Il n’y a pas une jeune personne qui paraisse mise avec moins de recherche et dont l’ajustement soit plus recherché ; pas une pièce du sien n’est prise au hasard, et l’art ne paraît dans aucune. Sa parure est très modeste en apparence, très coquette en effet ; elle n’étale point ses charmes ; elle les couvre, mais en les couvrant elle sait les faire imaginer. En la voyant on dit : Voilà une fille modeste et sage ; mais tant qu’on reste auprès d’elle, les yeux et le cœur errent sur toute sa personne sans qu’on puisse les en détacher, et l’on dirait que tout cet ajustement si simple n’est mis à sa place que pour en être ôté pièce à pièce par l’imagination.

Sophie a des talents naturels ; elle les sent, et ne les a pas négligés : mais n’ayant pas été à portée de mettre beaucoup d’art à leur culture, elle s’est contentée d’exercer sa jolie voix à chanter juste et avec goût, ses petits pieds à marcher légèrement, facilement, avec grâce, à faire la révérence en toutes sortes de situations sans gène et sans maladresse. Du reste, elle n’a eu de maître à chanter que son père, de maîtresse à danser que sa mère ; et un organiste du voisinage lui a donné sur le clavecin quelques leçons d’accompagnement qu’elle a depuis cultivé seule. D’abord elle ne songeait qu’à faire paraître sa main avec avantage sur ces touches noires, ensuite elle trouva que le son aigre et sec du clavecin rendait plus doux le son de la voix ; peu à peu elle devint sensible à l’harmonie ; enfin, en grandissant, elle a commencé de sentir les charmes de l’expression, et d’aimer la musique pour elle-même. Mais c’est un goût plutôt qu’un talent ; elle ne sait point déchiffrer un air sur la note.

Ce que Sophie sait le mieux, et qu’on lui a fait apprendre avec le plus de soin, ce sont les travaux de son sexe, même ceux dont on ne s’avise point, comme de tailler et coudre ses robes. Il n’y a pas un ouvrage à l’aiguille qu’elle ne sache faire, et qu’elle ne fasse avec plaisir ; mais le travail qu’elle préfère à tout autre est la dentelle, parce qu’il n’y en a pas un qui donne une attitude plus agréable, et où les doigts s’exercent avec plus de grâce et de légèreté. Elle s’est appliquée aussi à tous les détails du ménage. Elle entend la cuisine et l’office ; elle sait le prix des denrées ; elle en connaît les qualités ; elle sait fort bien tenir les comptes ; elle sert de maître d’hôtel à sa mère. Faite pour être un jour mère de famille elle-même, en gouvernant la maison paternelle, elle apprend à gouverner la sienne ; elle peut suppléer aux fonctions des domestiques, et le fait toujours volontiers. On ne sait jamais bien commander que ce qu’on sait exécuter soi-même : c’est la raison de sa mère pour l’occuper ainsi. Pour Sophie, elle ne va pas si loin ; son premier devoir est celui de fille, et c’est maintenant le seul qu’elle songe à remplir. Son unique vue est de servir sa mère, et de la soulager d’une partie de ses soins. Il est pourtant vrai qu’elle ne les remplit pas tous avec un plaisir égal. Par exemple, quoiqu’elle soit gourmande, elle n’aime pas la cuisine ; le détail en a quelque chose qui la dégoûte ; elle n’y trouve jamais assez de propreté. Elle est là-dessus d’une délicatesse extrême, et cette délicatesse poussée à l’excès est devenue un de ses défauts : elle laisserait plutôt aller tout le dîner par le feu, que de tacher sa manchette. Elle n’a jamais voulu de l’inspection du jardin par la même raison. La terre lui paraît malpropre ; sitôt qu’elle voit du fumier, elle croit en sentir l’odeur.

Elle doit ce défaut aux leçons de sa mère. Selon elle, entre les devoirs de la femme, un des premiers est la propreté ; devoir spécial, indispensable, imposé par la nature. Il n’y a pas au monde un objet plus dégoûtant qu’une femme malpropre, et le mari qui s’en dégoûte n’a jamais tort. Elle a tant prêché ce devoir à sa fille dès son enfance, elle en a tant exigé de propreté sur sa personne, tant pour ses hardes, pour son appartement, pour son travail, pour sa toilette, que toutes ces attentions, tournées en habitude prennent une assez grande partie de son temps et président encore à l’autre : en sorte que bien faire ce qu’elle fait n’est que le second de ses soins ; le premier est toujours de le faire proprement.

Cependant tout cela n’a point dégénéré en vaine affectation ni en mollesse ; les raffinements du luxe n’y sont pour rien. Jamais il n’entra dans son appartement que de l’eau simple ; elle ne connaît d’autre parfum que celui des fleurs, et jamais son mari n’en respirera de plus doux que son haleine. Enfin l’attention qu’elle donne à l’extérieur ne lui fait pas oublier qu’elle doit sa vie et son temps à des soins plus nobles ; elle ignore ou dédaigne cette excessive propreté du corps qui souille l’âme ; Sophie est bien plus que propre, elle est pure.

J’ai dit que Sophie était gourmande. Elle l’était naturellement ; mais elle est devenue sobre par habitude, et maintenant elle l’est par vertu. Il n’en est pas des filles comme des garçons, qu’on peut jusqu’à certain point gouverner par la gourmandise. Ce penchant n’est point sans conséquence pour le sexe ; il est trop dangereux de le lui laisser. La petite Sophie, dans son enfance, entrant seule dans le cabinet de sa mère, n’en revenait pas toujours à vide, et n’était pas d’une fidélité à toute épreuve sur les dragées et sur les bonbons. Sa mère la surprit, la reprit, la punit, la fit jeûner. Elle vint enfin à bout de lui persuader que les bonbons gâtaient les dents, et que de trop manger grossissait la taille. Ainsi Sophie se corrigea : en grandissant elle a pris d’autres goûts qui l’ont détournée de cette sensualité basse. Dans les femmes comme dans les hommes, sitôt que le cœur s’anime, la gourmandise n’est plus un vice dominant. Sophie a conservé le goût propre de son sexe ; elle aime le laitage et les sucreries ; elle aime la pâtisserie et les entremets, mais fort peu la viande ; elle n’a jamais goûté ni vin ni liqueurs fortes : au surplus, elle mange de tout très modérément ; son sexe, moins laborieux que le nôtre, a moins besoin de réparation. En toute chose, elle aime ce qui est bon et le sait goûter ; elle sait aussi s’accommoder de ce qui ne l’est pas, sans que cette privation lui coûte.

Sophie a l’esprit agréable sans être brillant, et solide sans être profond ; un esprit dont on ne dit rien, parce qu’on ne lui en trouve jamais ni plus ni moins qu’à soi. Elle a toujours celui qui plaît aux gens qui lui parlent, quoiqu’il ne soit pas fort orné, selon l’idée que nous avons de la culture de l’esprit des femmes ; car le sien ne s’est point formé par la lecture, mais seulement par les conversations de son père et de sa mère, par ses propres réflexions, et par les observations qu’elle a faites dans le peu de monde qu’elle a vu. Sophie a naturellement de la gaieté, elle était même folâtre dans son enfance ; mais peu à peu sa mère a pris soin de réprimer ses airs évaporés, de peur que bientôt un changement trop subit n’instruisît du moment qui l’avait rendu nécessaire. Elle est donc devenue modeste et réservée même avant le temps de l’être ; et maintenant que ce temps est venu, il lui est plus aisé de garder le ton qu’elle a pris, qu’il ne lui serait de le prendre sans indiquer la raison de ce changement. C’est une chose plaisante de la voir se livrer quelquefois par un reste d’habitude à des vivacités de l’enfance, puis tout d’un coup rentrer en elle-même, se taire, baisser les yeux et rougir : il faut bien que le terme intermédiaire entre les deux âges participe un peu de chacun des deux.

Sophie est d’une sensibilité trop grande pour conserver une parfaite égalité d’humeur, mais elle a trop de douceur pour que cette sensibilité soit fort importune aux autres ; c’est à elle seule qu’elle fait du mal. Qu’on dise un seul mot qui la blesse, elle ne boude pas, mais son cœur se gonfle ; elle tâche de s’échapper pour aller pleurer. Qu’au milieu de ses pleurs son père ou sa mère la rappelle, et dise un seul mot, elle vient à l’instant jouer et rire en s’essuyant adroitement les yeux et tâchant d’étouffer ses sanglots.

Elle n’est pas non plus tout à fait exempte de caprice : son humeur un peu trop poussée dégénère en mutinerie, et alors elle est sujette à s’oublier. Mais laissez-lui le temps de revenir à elle, et sa manière d’effacer son tort lui en fera presque un mérite. Si on la punit, elle est docile et soumise, et l’on voit que sa honte ne vient pas tant du châtiment que de la faute. Si on ne lui dit rien, jamais elle ne manque de la réparer d’elle-même, mais si franchement et de si bonne grâce, qu’il n’est pas possible d’en garder la rancune. Elle baiserait la terre devant le dernier domestique, sans que cet abaissement lui fît la moindre peine ; et sitôt qu’elle est pardonnée, sa joie et ses caresses montrent de quel poids son bon cœur est soulagé. En un mot, elle souffre avec patience les torts des autres, et répare avec plaisir les siens. Tel est l’aimable naturel de son sexe avant que nous l’ayons gâté. La femme est faite pour céder à l’homme et pour supporter même son injustice. Vous ne réduirez jamais les jeunes garçons au même point ; le sentiment intérieur s’élève et se révolte en eux contre l’injustice ; la nature ne les fit pas pour la tolérer.

Gravem

Pelidae stomachum cedere nescii.

Sophie a de la religion, mais une religion raisonnable et simple, peu de dogmes et moins de pratiques de dévotion ; ou plutôt ne connaissant de pratique essentielle que la morale, elle dévoue sa vie entière à servir Dieu en faisant le bien. Dans toutes les instructions que ses parents lui ont données sur ce sujet, ils l’ont accoutumée à une soumission respectueuse, en lui disant toujours : « Ma fille, ces connaissances ne sont pas de votre âge ; votre mari vous en instruira quand il sera temps. » Du reste, au lieu de longs discours de piété, ils se contentent de la lui prêcher par leur exemple, et cet exemple est gravé dans son cœur.

Sophie aime la vertu ; cet amour est devenu sa passion dominante. Elle l’aime, parce qu’il n’y a rien de si beau que la vertu ; elle l’aime, parce que la vertu fait la gloire de la femme, et qu’une femme vertueuse lui paraît presque égale aux anges ; elle l’aime comme la seule route du vrai bonheur, et parce qu’elle ne voit que misère, abandon, malheur, opprobre, ignominie, dans la vie d’une femme déshonnête ; elle l’aime enfin comme chère à son respectable père, à sa tendre et digne mère : non contents d’être heureux de leur propre vertu, ils veulent l’être aussi de la sienne, et son premier bonheur à elle-même est l’espoir de faire le leur. Tous ces sentiments lui inspirent un enthousiasme qui lui élève l’âme et tient tous ses petits penchants asservis à une passion si noble. Sophie sera chaste et honnête jusqu’à son dernier soupir ; elle l’a juré dans le fond de son âme, et elle l’a juré dans un temps où elle sentait déjà tout ce qu’un tel serment coûte à tenir ; elle l’a juré quand elle en aurait dû révoquer l’engagement, si ses sens étaient faits pour régner sur elle.

Sophie n’a pas le bonheur d’être une aimable Française, froide par tempérament et coquette par vanité, voulant plutôt briller que plaire, cherchant l’amusement et non le plaisir. Le seul besoin d’aimer la dévore, il vient la distraire et troubler son cœur dans les fêtes ; elle a perdu son ancienne gaieté ; les folâtres jeux ne sont plus faits pour elle ; loin de craindre l’ennui de la solitude, elle la cherche ; elle y pense à celui qui doit la lui rendre douce : tous les indifférents l’importunent ; il ne lui faut pas une cour, mais un amant ; elle aime mieux plaire à un seul honnête homme, et lui plaire toujours, que d’élever en sa faveur le cri de la mode, qui dure un jour, et le lendemain se change en huée.

Les femmes ont le jugement plus tôt formé que les hommes : étant sur la défensive presque dès leur enfance, et chargées d’un dépôt difficile à garder, le bien et le mal leur sont nécessairement plus tôt connus. Sophie, précoce en tout, parce que son tempérament la porte à l’être, a aussi le jugement plus tôt formé que d’autres filles de son âge. Il n’y a rien à cela de fort extraordinaire ; la maturité n’est pas partout la même en même temps.

Sophie est instruite des devoirs et des droits de son sexe et du nôtre. Elle connaît les défauts des hommes et les vices des femmes ; elle connaît aussi les qualités, les vertus contraires, et les a toutes empreintes au fond de son cœur. On ne peut pas avoir une plus haute idée de l’honnête femme que celle qu’elle en a conçue, et cette idée ne l’épouvante point ; mais elle pense avec plus de complaisance à l’honnête homme, à l’homme de mérite ; elle sent qu’elle est faite pour cet homme-là, qu’elle en est digne, qu’elle peut lui rendre le bonheur qu’elle recevra de lui ; elle sent qu’elle saura bien le reconnaître ; il ne s’agit que de le trouver.

Les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes, comme ils le sont du mérite des femmes : cela est de leur droit réciproq ue ; et ni les uns ni les autres ne l’ignorent. Sophie connaît ce droit et en use, mais avec la modestie qui convient à sa jeunesse, à son inexpérience, à son état ; elle ne juge que des choses qui sont à sa portée, et elle n’en juge que quand cela sert à développer quelque maxime utile. Elle ne parle des absents qu’avec la plus grande circonspection, surtout si ce sont des femmes. Elle pense que ce qui les rend médisantes et satiriques est de parler de leur sexe : tant qu’elles se bornent à parler du nôtre elles ne sont qu’équitables. Sophie s’y borne donc. Quant aux femmes, elle n’en parle jamais que pour en dire le bien qu’elle sait : c’est un honneur qu’elle croit devoir à son sexe ; et pour celles dont elle ne sait aucun bien à dire, elle n’en dit rien du tout, et cela s’entend.

Sophie a peu d’usage du monde ; mais elle est obligeante, attentive, et met de la grâce à tout ce qu’elle fait. Un heureux naturel la sert mieux que beaucoup d’art. Elle a une certaine politesse à elle qui ne tient point aux formules, qui n’est point asservie aux modes, qui ne change point avec elles, qui ne fait rien par usage, mais qui vient d’un vrai désir de plaire, et qui plaît. Elle ne sait point les compliments triviaux, et n’en invente point de plus recherchés ; elle ne dit pas qu’elle est très obligée, qu’on lui fait beaucoup d’honneur, qu’on ne prenne pas la peine, etc. Elle s’avise encore moins de tourner des phrases. Pour une attention, pour une politesse établie, elle répond par une révérence, ou par un simple Je vous remercie ; mais ce mot, dit de sa bouche, en vaut bien un autre. Pour un vrai service, elle laisse parler son cœur, et ce n’est pas un compliment qu’il trouve. Elle n’a jamais souffert que l’usage français l’asservît au joug des simagrées, comme d’étendre sa main, en passant d’une chambre à l’autre, sur un bras sexagénaire qu’elle aurait grande envie de soutenir. Quand un galant musqué lui offre cet impertinent service, elle laisse l’officieux bras sur l’escalier, et s’élance en deux sauts dans la chambre en disant qu’elle n’est pas boiteuse. En effet, quoiqu’elle ne soit pas grande, elle n’a jamais voulu de talons hauts ; elle a les pieds assez petits pour s’en passer.

Non seulement elle se tient dans le silence et dans le respect avec les femmes, mais même avec les hommes mariés, ou beaucoup plus âgés qu’elle ; elle n’acceptera jamais de place au-dessus d’eux que par obéissance, et reprendra la sienne au-dessous sitôt qu’elle le pourra ; car elle sait que les droits de l’âge vont avant ceux du sexe, comme ayant pour eux le préjugé de la sagesse, qui doit être honorée avant tout.

Avec les jeunes gens de son âge, c’est autre chose ; elle a besoin d’un ton différent pour leur en imposer, et elle sait le prendre sans quitter l’air modeste qui lui convient. S’ils sont modestes et réservés eux-mêmes, elle gardera volontiers avec eux l’aimable familiarité de la jeunesse ; leurs entretiens pleins d’innocence seront badins, mais décents ; s’ils deviennent sérieux, elle veut qu’ils soient utiles ; s’ils dégénèrent en fadeurs, elle les fera bientôt cesser, car elle méprise surtout le petit jargon de la galanterie, comme très offensant pour son sexe. Elle sait bien que l’homme qu’elle cherche n’a pas ce jargon-là, et jamais elle ne souffre volontiers d’un autre ce qui ne convient pas à celui dont elle a le caractère empreint au fond du cœur. La haute opinion qu’elle a des droits de son sexe, la fierté d’âme que lui donne la pureté de ses sentiments, cette énergie de la vertu qu’elle sent en elle-même et qui la rend respectable à ses propres yeux, lui font écouter avec indignation les propos doucereux dont on prétend l’amuser. Elle ne les reçoit point avec une colère apparente, mais avec un ironique applaudissement qui déconcerte, ou d’un ton froid auquel on ne s’attend point. Qu’un beau Phébus lui débite ses gentillesses, la loue avec esprit sur le sien, sur sa beauté, sur ses grâces, sur le prix du bonheur de lui plaire, elle est fille à l’interrompre, en lui disant poliment : « Monsieur, j’ai grand’peur de savoir ces choses-là mieux que vous ; si nous n’avons rien de plus curieux à nous dire, je crois que nous pouvons finir ici l’entretien. » Accompagner ces mots d’une grande révérence, et puis se trouver à vingt pas de lui n’est pour elle que l’affaire d’un instant. Demandez à vos agréables s’il est aisé d’étaler longtemps son caquet avec un esprit aussi rebours que celui-là.

Ce n’est pas pourtant qu’elle n’aime fort à être louée, pourvu que ce soit tout de bon, et qu’elle puisse croire qu’on pense en effet le bien qu’on lui dit d’elle. Pour paraître touché de son mérite, il faut commencer par en montrer. Un hommage fondé sur l’estime peut flatter son cœur altier, mais tout galant persiflage est toujours rebuté ; Sophie n’est pas faite pour exercer les petits talents d’un baladin.

Avec une si grande maturité de jugement, et formée à tous égards comme une fille de vingt ans, Sophie, à quinze, ne sera point traitée en enfant par ses parents. À peine apercevront-ils en elle la première inquiétude de la jeunesse, qu’avant le progrès ils se hâteront d’y pourvoir ; ils lui tiendront des discours tendres et sensés. Les discours tendres et sensés sont de son âge et de son caractère. Si ce caractère est tel que je l’imagine, pourquoi son père ne lui parlerait-il pas à peu près ainsi :

« Sophie, vous voilà grande fille, et ce n’est pas pour l’être toujours qu’on le devient. Nous voulons que vous soyez heureuse : c’est pour nous que nous le voulons, parce que notre bonheur dépend du vôtre. Le bonheur d’une honnête fille est de faire celui d’un honnête homme : il faut donc penser à vous marier ; il y faut penser de bonne heure, car du mariage dépend le sort de la vie, et l’on n’a jamais trop de temps pour y penser.

« Rien n’est plus difficile que le choix d’un bon mari, si ce n’est peut-être celui d’une bonne femme. Sophie, vous serez cette femme rare, vous serez la gloire de notre vie et le bonheur de nos vieux jours ; mais, de quelque mérite que vous soyez pourvue, la terre ne manque pas d’hommes qui en ont encore plus que vous. Il n’y en a pas un qui ne dût s’honorer de vous obtenir, il y en a beaucoup qui vous honoreraient davantage. Dans ce nombre il s’agit d’en trouver un qui vous convienne, de le connaître, et de vous faire connaître à lui.

« Le plus grand bonheur du mariage dépend de tant de convenances, que c’est une folie de les vouloir toutes rassembler. Il faut d’abord s’assurer des plus importantes : quand les autres s’y trouvent, on s’en prévaut ; quand elles manquent, on s’en passe. Le bonheur parfait n’est pas sur la terre, mais le plus grand des malheurs, et celui qu’on peut toujours éviter, est d’être malheureux par sa faute.

« Il y a des convenances naturelles, il y en a d’institution, il y en a qui ne tiennent qu’à l’opinion seule. Les parents sont juges des deux dernières espèces, les enfants seuls le sont de la première. Dans les mariages qui se font par l’autorité des pères, on se règle uniquement sur les convenances d’institution et d’opinion : ce ne sont pas les personnes qu’on marie, ce sont les conditions et les biens ; mais tout cela peut changer ; les personnes seules restent toujours, elles se portent partout avec elles ; en dépit de la fortune, ce n’est que par les rapports personnels qu’un mariage peut être heureux ou malheureux.

« Votre mère était de condition, j’étais riche ; voilà les seules considérations qui portèrent nos parents à nous unir. J’ai perdu mes biens, elle a perdu son nom : oubliée de sa famille, que lui sert aujourd’hui d’être née demoiselle ? Dans nos désastres, l’union de nos cœurs nous a consolés de tout ; la conformité de nos goûts nous a fait choisir cette retraite ; nous y vivons heureux dans la pauvreté, nous nous tenons lieu de tout l’un à l’autre. Sophie est notre trésor commun ; nous bénissons le ciel de nous avoir donné celui-là et de nous avoir ôté tout le reste. Voyez, mon enfant, où nous a conduits la Providence : les convenances qui nous firent marier sont évanouies ; nous ne sommes heureux que par celles que l’on compta pour rien.

« C’est aux époux à s’assortir. Le penchant mutuel doit être leur premier lien ; leurs yeux, leurs cœurs doivent être leurs premiers guides ; car, comme leur premier devoir, étant unis, est de s’aimer, et qu’aimer ou n’aimer pas ne dépend point de nous-mêmes, ce devoir en emporte nécessairement un autre, qui est de commencer par s’aimer avant de s’unir. C’est là le droit de la nature, que rien ne peut abroger : ceux qui l’ont gênée par tant de lois civiles ont eu plus d’égard à l’ordre apparent qu’au bonheur du mariage et aux mœurs des citoyens. Vous voyez, ma Sophie, que nous ne vous prêchons pas une morale difficile. Elle ne tend qu’à vous rendre maîtresse de vous-même, et à nous en rapporter à vous sur le choix de votre époux.

« Après vous avoir dit nos raisons pour vous laisser une entière liberté, il est juste de vous parler aussi des vôtres pour en user avec sagesse. Ma fille, vous êtes bonne et raisonnable, vous avez de la droiture et de la piété, vous avez les talents qui conviennent à d’honnêtes femmes, et vous n’êtes pas dépourvue d’agréments ; mais vous êtes pauvre ; vous avez les biens les plus estimables, et vous manquez de ceux qu’on estime le plus. N’aspirez donc qu’à ce que vous pouvez obtenir, et réglez votre ambition, non sur vos jugements ni sur les nôtres, mais sur l’opinion des hommes. S’il n’était question que d’une égalité de mérite, j’ignore à quoi je devrais borner vos espérances ; mais ne les élevez point au-dessus de votre fortune, et n’oubliez pas qu’elle est au plus bas rang. Bien qu’un homme digne de vous ne compte pas cette inégalité pour un obstacle, vous devez faire alors ce qu’il ne fera pas : Sophie doit imiter sa mère, et n’entrer que dans une famille qui s’honore d’elle. Vous n’avez point vu notre opulence, vous êtes née durant notre pauvreté ; vous nous la rendez douce et vous la partagez sans peine. Croyez-moi, Sophie, ne cherchez point des biens dont nous bénissons le ciel de nous avoir délivrés ; nous n’avons goûté le bonheur qu’après avoir perdu la richesse.

« Vous êtes trop aimable pour ne plaire à personne, et votre misère n’est pas telle qu’un honnête homme se trouve embarrassé de vous. Vous serez recherchée, et vous pourrez l’être de gens qui ne nous vaudront pas. S’ils se montraient à vous tels qu’ils sont, vous les estimeriez ce qu’ils valent ; tout leur faste ne vous en imposerait pas longtemps ; mais, quoique vous ayez le jugement bon et que vous vous connaissiez en mérite, vous manquez d’expérience et vous ignorez jusqu’où les hommes peuvent se contrefaire. Un fourbe adroit peut étudier vos goûts pour vous séduire, et feindre auprès de vous des vertus qu’il n’aura point. Il vous perdrait Sophie, avant que vous vous en fussiez aperçue, et vous ne connaîtriez votre erreur que pour la pleurer. Le plus dangereux de tous les pièges, et le seul que la raison ne peut éviter, est celui des sens ; si jamais vous avez le malheur d’y tomber, vous ne verrez plus qu’illusions et chimères ; vos yeux se fascineront, votre jugement se troublera, votre volonté sera corrompue, votre erreur même vous sera chère ; et quand vous seriez en état de la connaître, vous n’en voudriez pas revenir. Ma fille, c’est à la raison de Sophie que je vous livre ; je ne vous livre point au penchant de son cœur. Tant que vous serez de sang-froid, restez votre propre juge ; mais sitôt que vous aimerez, rendez à votre mère le soin de vous.

« Je vous propose un accord qui vous marque notre estime et rétablisse entre nous l’ordre naturel. Les parents choisissent l’époux de leur fille, et ne la consultent que pour la forme : tel est l’usage. Nous ferons entre nous tout le contraire : vous choisirez, et nous serons consultés. Usez de votre droit, Sophie ; usez-en librement et sagement. L’époux qui vous convient doit être de votre choix et non pas du nôtre. Mais c’est à nous de juger si vous ne vous trompez pas sur les convenances, et si, sans le savoir, vous ne faites point autre chose que ce que vous voulez. La naissance, les biens, le rang, l’opinion, n’entreront pour rien dans nos raisons. Prenez un honnête homme dont la personne vous plaise et dont le caractère vous convienne : quel qu’il soit d’ailleurs, nous l’acceptons pour notre gendre. Son bien sera toujours assez grand, s’il a des bras, des mœurs, et qu’il aime sa famille. Son rang sera toujours assez illustre, s’il l’ennoblit par la vertu. Quand toute la terre nous blâmerait, qu’importe ? Nous ne cherchons pas l’approbation publique, il nous suffit de votre bonheur. »

Lecteurs, j’ignore quel effet ferait un pareil discours sur les filles élevées à votre manière. Quant à Sophie, elle pourra n’y pas répondre par des paroles ; la honte et l’attendrissement ne la laisseraient pas aisément s’exprimer ; mais je suis bien sûr qu’il restera gravé dans son cœur le reste de sa vie, et que si l’on peut compter sur quelque résolution humaine, c’est sur celle qu’il lui fera faire d’être digne de l’estime de ses parents.

Mettons la chose au pis, et donnons-lui un tempérament ardent qui lui rende pénible une longue attente ; je dis que son jugement, ses connaissances, son goût, sa délicatesse, et surtout les sentiments dont son cœur a été nourri dans son enfance, opposeront à l’impétuosité de ses sens un contre-poids qui lui suffira pour les vaincre, ou du moins pour leur résister longtemps. Elle mourrait plutôt martyre de son état que d’affliger ses parents, d’épouser un homme sans mérite, et de s’exposer au malheur d’un mariage mal assorti. La liberté même qu’elle a reçue ne fait que lui donner une nouvelle élévation d’âme, et la rendre plus difficile sur le choix de son maître. Avec le tempérament d’une Italienne et la sensibilité d’une Anglaise, elle a, pour contenir son cœur et ses sens, la fierté d’une Espagnole, qui, même en cherchant un amant, ne trouve pas aisément celui qu’elle estime digne d’elle.

Il n’appartient pas à tout le monde de sentir quel ressort l’amour des choses honnêtes peut donner à l’âme, et quelle force on peut trouver en soi quand on veut être sincèrement vertueux. Il y a des gens à qui tout ce qui est grand paraît chimérique, et qui, dans leur basse et vile raison, ne connaîtront jamais ce que peut sur les passions humaines la folie même de la vertu. Il ne faut parler à ces gens-là que par des exemples : tant pis pour eux s’ils s’obstinent à les nier. Si je leur disais que Sophie n’est point un être imaginaire, que son nom seul est de mon invention, que son éducation, ses mœurs, son caractère, sa figure même ont réellement existé, et que sa mémoire coûte encore des larmes à toute une honnête famille, sans doute ils n’en croiraient rien ; mais enfin, que risquerai-je d’achever sans détour l’histoire d’une fille si semblable à Sophie, que cette histoire pourrait être la sienne sans qu’on dût en être surpris ? Qu’on la croie véritable ou non, peu importe ; j’aurai, si l’on veut, raconté des fictions, mais j’aurai toujours expliqué ma méthode, et j’irai toujours à mes fins.

La jeune personne, avec le tempérament dont je viens de charger Sophie, avait d’ailleurs avec elle toutes les conformités qui pouvaient lui en faire mériter le nom, et je le lui laisse. Après l’entretien que j’ai rapporté, son père et sa mère, jugeant que les partis ne viendraient pas s’offrir dans le hameau qu’ils habitaient, l’envoyèrent passer un hiver à la ville, chez une tante qu’on instruisit en secret du sujet de ce voyage ; car la fière Sophie portait au fond de son cœur le noble orgueil de savoir triompher d’elle ; et, quelque besoin qu’elle eût d’un mari, elle fût morte fille plutôt que de se résoudre à l’aller chercher.

Pour répondre aux vues de ses parents, sa tante la présenta dans les maisons, la mena dans les sociétés, dans les fêtes, lui fit voir le monde, ou plutôt l’y fit voir, car Sophie se souciait peu de tout ce fracas. On remarqua pourtant qu’elle ne fuyait pas les jeunes gens d’une figure agréable qui paraissaient décents et modestes. Elle avait dans sa réserve même un certain art de les attirer, qui ressemblait assez à de la coquetterie ; mais après s’être entretenue avec eux deux ou trois fois, elle s’en rebutait. Bientôt, à cet air d’autorité qui semblait accepter les hommages, elle substituait un maintien plus humble et une politesse plus repoussante. Toujours attentive sur elle-même, elle ne leur laissait plus l’occasion de lui rendre le moindre service : c’était dire qu’elle ne voulait pas être leur maîtresse.

Jamais les cœurs sensibles n’aimèrent les plaisirs bruyants, vain et stérile bonheur des gens qui ne sentent rien, et qui croient qu’étourdir sa vie c’est en jouir. Sophie, ne trouvant point ce qu’elle cherchait, et désespérant de le trouver ainsi, s’ennuya de la ville. Elle aimait tendrement ses parents, rien ne la dédommageait d’eux, rien n’était propre à les lui faire oublier ; elle retourna les joindre longtemps avant le terme fixé pour son retour.

À peine eut-elle repris ses fonctions dans la maison paternelle, qu’on vit qu’en gardant la même conduite elle avait changé d’humeur. Elle avait des distractions, de l’impatience, elle était triste et rêveuse, elle se cachait pour pleurer. On crut d’abord qu’elle aimait et qu’elle en avait honte : on lui en parla, elle s’en défendit. Elle protesta n’avoir vu personne qui pût toucher son cœur, et Sophie ne mentait point.

Cependant, sa langueur augmentait sans cesse, et sa santé commençait à s’altérer. Sa mère, inquiète de ce changement, résolut enfin d’en savoir la cause. Elle la prit en particulier, et mit en œuvre auprès d’elle ce langage insinuant et ces caresses invincibles que la seule tendresse maternelle sait employer. Ma fille, toi que j’ai portée dans mes entrailles et que je porte incessamment dans mon cœur, verse les secrets du tien dans le sein de ta mère. Quels sont donc ces secrets qu’une mère ne peut savoir ? Qui est-ce qui plaint tes peines, qui est-ce qui les partage, qui est-ce qui veut les soulager, si ce n’est ton père et moi Ah ! mon enfant, veux-tu que je meure de ta douleur sans la connaître ?

Loin de cacher ses chagrins à sa mère, la jeune fille ne demandait pas mieux que de l’avoir pour consolatrice et pour confidente ; mais la honte l’empêchait de parler, et sa modestie ne trouvait point de langage pour décrire un état si peu digne d’elle que l’émotion qui troublait ses sens malgré qu’elle en eût. Enfin, sa honte même servant d’indice à sa mère, elle lui arracha ces humiliants aveux. Loin de l’affliger par d’injustes réprimandes, elle la consola, la plaignit, pleura sur elle ; elle était trop sage pour lui faire un crime d’un mal que sa vertu seule rendait si cruel. Mais pourquoi supporter sans nécessité un mal dont le remède était si facile et si légitime ? Que n’usait-elle de la liberté qu’on lui avait donnée ? Que n’acceptait-elle un mari ? que ne le choisissait-elle ? Ne savait-elle pas que son sort dépendait d’elle seule, et que, quel que fût son choix, il serait confirmé, puisqu’elle n’en pouvait faire un qui ne fût honnête ? On l’avait envoyée à la ville, elle n’y avait point voulu rester ; plusieurs partis s’étaient présentés, elle les avait tous rebutés. Qu’attendait-elle donc ? que voulait-elle ? Quelle inexplicable contradiction !

La réponse était simple. S’il ne s’agissait que d’un secours pour la jeunesse, le choix serait bientôt fait ; mais un maître pour toute la vie n’est pas si facile à choisir ; et, puisqu’on ne peut séparer ces deux choix, il faut bien attendre, et souvent perdre sa jeunesse, avant de trouver l’homme avec qui l’on veut passer ses jours. Tel était le cas de Sophie : elle avait besoin d’un amant, mais cet amant devait être son mari ; et, pour le cœur qu’il fallait au sien, l’un était presque aussi difficile à trouver que l’autre. Tous ces jeunes gens si brillants n’avaient avec elle que la convenance de l’âge, les autres leur manquaient toujours ; leur esprit superficiel, leur vanité, leur jargon, leurs mœurs sans règle, leurs frivoles imitations, la dégoûtaient d’eux. Elle cherchait un homme et ne trouvait que des singes ; elle cherchait une âme et n’en trouvait point.

Que je suis malheureuse ! disait-elle à sa mère ; j’ai besoin d’aimer, et je ne vois rien qui me plaise. Mon cœur repousse tous ceux qu’attirent mes sens. Je n’en vois pas un qui n’excite mes désirs, et pas un qui ne les réprime ; un goût sans estime ne peut durer. Ah ! ce n’est pas là l’homme qu’il faut à votre Sophie ! son charmant modèle est empreint trop avant dans son âme. Elle ne peut aimer que lui, elle ne peut rendre heureux que lui, elle ne peut être heureuse qu’avec lui seul. Elle aime mieux se consumer et combattre sans cesse, elle aime mieux mourir malheureuse et libre, que désespérée auprès d’un homme qu’elle n’aimerait pas et qu’elle rendrait malheureux lui-même ; il vaut mieux n’être plus, que de n’être que pour souffrir.

Frappée de ces singularités, sa mère les trouva trop bizarres pour n’y pas soupçonner quelque mystère. Sophie n’était ni précieuse, ni ridicule. Comment cette délicatesse outrée avait-elle pu lui convenir, à elle à qui l’on n’avait rien tant appris dès son enfance, qu’à s’accommoder des gens avec qui elle avait à vivre, et à faire de nécessité vertu ? Ce modèle de l’homme aimable duquel elle était si enchantée, et qui revenait si souvent dans tous ses entretiens, fit conjecturer à sa mère que ce caprice avait quelque autre fondement qu’elle ignorait encore et que Sophie n’avait pas tout dit. L’infortunée, surchargée de sa peine secrète, ne cherchait qu’à s’épancher. Sa mère la presse, elle hésite ; elle se rend enfin, et sortant sans rien dire, elle entre un moment après, un livre à la main : Plaignez votre malheureuse fille, sa tristesse est sans remède, ses pleurs ne peuvent tarir. Vous en voulez savoir la cause : eh bien ! la voilà, dit-elle en jetant le livre sur la table. La mère prend le livre et l’ouvre : c’étaient les Aventures de Télémaque. Elle ne comprend rien d’abord à cette énigme ; à force de questions et de réponses obscures, elle voit enfin, avec une surprise facile à concevoir, que sa fille est la rivale d’Eucharis.

Sophie aimait Télémaque, et l’aimait avec une passion dont rien ne put la guérir. Sitôt que son père et sa mère connurent sa manie, ils en rirent, et crurent la ramener par la raison. Ils se trompèrent : la raison n’était pas toute de leur côté ; Sophie avait aussi la sienne et savait la faire valoir. Combien de fois elle les réduisit au silence en se servant contre eux de leurs propres raisonnements, en leur montrant qu’ils avaient fait tout le mal eux-mêmes, qu’ils ne l’avaient point formée pour un homme de son siècle ; qu’il faudrait nécessairement qu’elle adoptât les manières de penser de son mari, ou qu’elle lui donnât les siennes ; qu’ils lui avaient rendu le premier moyen impossible par la manière dont ils l’avaient élevée, et que l’autre était précisément ce qu’elle cherchait. Donnez-moi, disait-elle, un homme imbu de mes maximes, ou que j’y puisse amener, et je l’épouse ; mais jusque-là pourquoi me grondez-vous ? Plaignez-moi. Je suis malheureuse et non pas folle. Le cœur dépend-il de la volonté ? Mon père ne l’a-t-il pas dit lui-même ? Est-ce ma faute si j’aime ce qui n’est pas ? Je ne suis point visionnaire ; je ne veux point un prince, je ne cherche point Télémaque, je sais qu’il n’est qu’une fiction : je cherche quelqu’un qui lui ressemble. Et pourquoi ce quelqu’un ne peut-il exister, puisque j’existe, moi qui me sens un cœur si semblable au sien ? Non, ne déshonorons pas ainsi l’humanité ; ne pensons pas qu’un homme aimable et vertueux ne soit qu’une chimère. Il existe, il vit, il me cherche peut-être ; il cherche une âme qui le sache aimer. Mais quel est-il ? où est-il ? Je l’ignore : il n’est aucun de ceux que j’ai vus ; sans doute il n’est aucun de ceux que je verrai. O ma mère ! pourquoi m’avez-vous rendu la vertu trop aimable ? Si je ne puis aimer qu’elle, le tort en est moins à moi qu’à vous.

Amènerai-je ce triste récit jusqu’à sa catastrophe ? Dirai-je les longs débats qui la précédèrent ? Représenterai-je une mère impatientée changeant en rigueur ses premières caresses ? Montrerai-je un père irrité oubliant ses premiers engagements, et traitant comme une folle la plus vertueuse des filles ? Peindrai-je enfin l’infortunée, encore plus attachée à sa chimère par la persécution qu’elle lui fait souffrir, marchant à pas lents vers la mort, et descendant dans la tombe au moment qu’on croit l’entraîner à l’autel ? Non, j’écarte ces objets funestes. Je n’ai pas besoin d’aller si loin pour montrer par un exemple assez frappant, ce me semble, que, malgré les préjugés qui naissent des mœurs du siècle, l’enthousiasme de l’honnête et du beau n’est pas plus étranger aux femmes qu’aux hommes, et qu’il n’y a rien que, sous la direction de la nature, on ne puisse obtenir d’elles comme de nous.

On m’arrête ici pour me demander si c’est la nature qui nous prescrit de prendre tant de peine pour réprimer des désirs immodérés. Je réponds que non, mais qu’aussi ce n’est point la nature qui nous donne tant de désirs immodérés. Or, tout ce qui n’est pas elle est contre elle : j’ai prouvé cela mille fois.

Rendons à notre Émile sa Sophie : ressuscitons cette aimable fille pour lui donner une imagination moins vive et un destin plus heureux. Je voulais peindre une femme ordinaire ; et à force de lui élever l’âme j’ai troublé sa raison ; je me suis égaré moi-même. Revenons sur nos pas. Sophie n’a qu’un bon naturel dans une âme commune : tout ce qu’elle a de plus que les autres femmes est l’effet de son éducation.


Je me suis proposé dans ce livre de dire tout ce qui se pouvait faire, laissant à chacun le choix de ce qui est à sa portée dans ce que je puis avoir dit de bien. J’avais pensé dès le commencement à former de loin la compagne d’Émile, et à les élever l’un pour l’autre et l’un avec l’autre. Mais, en y réfléchissant, j’ai trouvé que tous ces arrangements trop prématurés étaient mal entendus, et qu’il était absurde de destiner deux enfants à s’unir avant de pouvoir connaître si cette union était dans l’ordre de la nature, et s’ils auraient entre eux les rapports convenables pour la former. Il ne faut pas confondre ce qui est naturel à l’état sauvage, et ce qui est naturel à l’état civil. Dans le premier état, toutes les femmes conviennent à tous les hommes, parce que les uns et les autres n’ont encore que la forme primitive et commune ; dans le second, chaque caractère étant développé par les institutions sociales, et chaque esprit ayant reçu sa forme propre et déterminée, non de l’éducation seule, mais du concours bien ou mal ordonné du naturel et de l’éducation, on ne peut plus les assortir qu’en les présentant l’un à l’autre pour voir s’ils se conviennent à tous égards, ou pour préférer au moins le choix qui donne le plus de ces convenances.

Le mal est qu’en développant les caractères l’état social distingue les rangs, et que l’un de ces deux ordres n’étant point semblable à l’autre, plus on distingue les conditions, plus on confond les caractères. De là les mariages mal assortis et tous les désordres qui en dérivent ; d’où l’on voit, par une conséquence évidente, que, plus on s’éloigne de l’égalité, plus les sentiments naturels s’altèrent ; plus l’intervalle des grands aux petits s’accroît, plus le lien conjugal se relâche ; plus il y a de riches et de pauvres, moins il y a de pères et de maris. Le maître ni l’esclave n’ont plus de famille, chacun des deux ne voit que son état.

Voulez-vous prévenir les abus et faire d’heureux mariages, étouffez les préjugés, oubliez les institutions humaines, et consultez la nature. N’unissez pas des gens qui ne se conviennent que dans une condition donnée, et qui ne se conviendront plus, cette condition venant à changer, mais des gens qui se conviendront dans quelque situation qu’ils se trouvent, dans quelque pays qu’ils habitent, dans quelque rang qu’ils puissent tomber. Je ne dis pas que les rapports conventionnels soient indifférents dans le mariage, mais je dis que l’influence des rapports naturels l’emporte tellement sur la leur, que c’est elle seule qui décide du sort de la vie, et qu’il y a telle convenance de goûts, d’humeurs, de sentiments, de caractères, qui devrait engager un père sage, fût-il prince, fût-il monarque, à donner sans balancer à son fils la fille avec laquelle il aurait toutes ces convenances, fût-elle née dans une famille déshonnête, fût-elle la fille du bourreau. Oui, je soutiens que, tous les malheurs imaginables dussent-ils tomber sur deux époux bien unis, ils jouiront d’un plus vrai bonheur à pleurer ensemble, qu’ils n’en auraient dans toutes les fortunes de la terre, empoisonnées par la désunion des cœurs.

Au lieu donc de destiner dès l’enfance une épouse à mon Émile, j’ai attendu de connaître celle qui lui convient. Ce n’est point moi qui fais cette destination, c’est la nature ; mon affaire est de trouver le choix qu’elle a fait. Mon affaire, je dis la mienne et non celle du père ; car en me confiant son fils, il me cède sa place, il substitue mon droit au sien ; c’est moi qui suis le vrai père d’Émile, c’est moi qui l’ai fait homme. J’aurais refusé de l’élever si je n’avais pas été le maître de le marier à son choix, c’est-à-dire au mien. Il n’y a que le plaisir de faire un heureux qui puisse payer ce qu’il en coûte pour mettre un homme en état de le devenir.

Mais ne croyez pas non plus que j’ai attendu, pour trouver l’épouse d’Émile, que je le misse en devoir de la chercher. Cette feinte recherche n’est qu’un prétexte pour lui faire connaître les femmes, afin qu’il sente le prix de celle qui lui convient. Dès longtemps Sophie est trouvée ; peut-être Émile l’a-t-il déjà vue ; mais il ne la reconnaîtra que quand il en sera temps.

Quoique l’égalité des conditions ne soit pas nécessaire au mariage, quand cette égalité se joint aux autres convenances, elle leur donne un nouveau prix ; elle n’entre en balance avec aucune, mais la fait pencher quand tout est égal.

Un homme, à moins qu’il ne soit monarque, ne peut pas chercher une femme dans tous les états ; car les préjugés qu’il n’aura pas, il les trouvera dans les autres ; et telle fille lui conviendrait peut-être, qu’il ne l’obtiendrait pas pour cela. Il y a donc des maximes de prudence qui doivent borner les recherches d’un père judicieux. Il ne doit point vouloir donner à son élève un établissement au-dessus de son rang, car cela ne dépend pas de lui. Quand il le pourrait, il ne devrait pas le vouloir encore ; car qu’importe le rang au jeune homme, du moins au mien ? Et cependant, en montant, il s’expose à mille maux réels qu’il sentira toute sa vie. Je dis même qu’il ne doit pas vouloir compenser des biens de différentes natures, comme la noblesse et l’argent, parce que chacun des deux ajoute moins de prix à l’autre qu’il n’en reçoit d’altération ; que de plus on ne s’accorde jamais sur l’estimation commune ; qu’enfin la préférence que chacun donne à sa mise prépare la discorde entre deux familles, et souvent entre deux époux.

Il est encore fort différent pour l’ordre du mariage que l’homme s’allie au-dessus ou au-dessous de lui. Le premier cas est tout à fait contraire à la raison ; le second y est plus conforme. Comme la famille ne tient à la société que par son chef, c’est l’état de ce chef qui règle celui de la famille entière. Quand il s’allie dans un rang plus bas, il ne descend point, il élève son épouse ; au contraire, en prenant une femme au-dessus de lui, il l’abaisse sans s’élever. Ainsi, dans le premier cas, il y a du bien sans mal, et dans le second, du mal sans bien. De plus, il est dans l’ordre de la nature que la femme obéisse à l’homme. Quand donc il la prend dans un rang inférieur, l’ordre naturel et l’ordre civil s’accordent, et tout va bien. C’est le contraire quand, s’alliant au-dessus de lui, l’homme se met dans l’alternative de blesser son droit ou sa reconnaissance, et d’être ingrat ou méprisé. Alors la femme, prétendant à l’autorité, se rend le tyran de son chef ; et le maître, devenu l’esclave, se trouve la plus ridicule et la plus misérable des créatures. Tels sont ces malheureux favoris que les rois de l’Asie honorent et tourmentent de leur alliance, et qui, dit-on, pour coucher avec leurs femmes, n’osent entrer dans le lit que par le pied.

Je m’attends que beaucoup de lecteurs, se souvenant que je donne à la femme un talent naturel pour gouverner l’homme, m’accuseront ici de contradiction : ils se tromperont pourtant. Il y a bien de la différence entre s’arroger le droit de commander, et gouverner celui qui commande. L’empire de la femme est un empire de douceur, d’adresse et de complaisance ; ses ordres sont des caresses, ses menaces sont des pleurs. Elle doit régner dans la maison comme un ministre dans l’Etat, en se faisant commander ce qu’elle veut faire. En ce sens il est constant que les meilleurs ménages sont ceux où la femme a le plus d’autorité : mais quand elle méconnaît la voix du chef, qu’elle veut usurper ses droits et commander elle-même, il ne résulte jamais de ce désordre que misère, scandale et déshonneur.

Reste le choix entre ses égales et ses inférieures ; et je crois qu’il y a encore quelque restriction à faire pour ces dernières ; car il est difficile de trouver dans la lie du peuple une épouse capable de faire le bonheur d’un honnête homme : non qu’on soit plus vicieux dans les derniers rangs que dans les premiers, mais parce qu’on y a peu d’idée de ce qui est beau et honnête, et que l’injustice des autres états fait voir à celui-ci la justice dans ses vices mêmes.

Naturellement l’homme ne pense guère. Penser est un art qu’il apprend comme tous les autres, et même plus difficilement. Je ne connais pour les deux sexes que deux classes réellement distinguées : l’une des gens qui pensent, l’autre des gens qui ne pensent point ; et cette différence vient presque uniquement de l’éducation. Un homme de la première de ces deux classes ne doit point s’allier dans l’autre ; car le plus grand charme de la société manque à la sienne lorsque, ayant une femme, il est réduit à penser seul. Les gens qui passent exactement la vie entière à travailler pour vivre n’ont d’autre idée que celle de leur travail ou de leur intérêt, et tout leur esprit semble être au bout de leurs bras. Cette ignorance ne nuit ni à la probité ni aux mœurs ; souvent même elle y sert ; souvent on compose avec ses devoirs à force d’y réfléchir, et l’on finit par mettre un jargon à la place des choses. La conscience est le plus éclairé des philosophes : on n’a pas besoin de savoir les Offices de Cicéron pour être homme de bien ; et la femme du monde la plus honnête sait peut-être le moins ce que c’est qu’honnêteté. Mais il n’en est pas moins vrai qu’un esprit cultivé rend seul le commerce agréable ; et c’est une triste chose pour un père de famille qui se plaît dans sa maison, d’être forcé de s’y renfermer en lui-même, et de ne pouvoir s’y faire entendre à personne.

D’ailleurs, comment une femme qui n’a nulle habitude de réfléchir élèvera-t-elle ses enfants ? Comment discernera-t-elle ce qui leur convient ? Comment les disposera-t-elle aux vertus qu’elle ne connaît pas, au mérite dont elle n’a nulle idée ? Elle ne saura que les flatter ou les menacer, les rendre insolents ou craintifs ; elle en fera des singes maniérés ou d’étourdis polissons, jamais de bons esprits ni des enfants aimables.

Il ne convient donc pas à un homme qui a de l’éducation de prendre une femme qui n’en ait point, ni par conséquent dans un rang où l’on ne saurait en avoir. Mais j’aimerais encore cent fois mieux une fille simple et grossièrement élevée, qu’une fille savante et bel esprit, qui viendrait établir dans ma maison un tribunal de littérature dont elle se ferait la présidente. Une femme bel esprit est le fléau de son mari, de ses enfants, de ses amis, de ses valets, de tout le monde. De la sublime élévation de son beau génie, elle dédaigne tous ses devoirs de femme, et commence toujours par se faire homme à la manière de mademoiselle de l’Enclos. Au dehors, elle est toujours ridicule et très justement critiquée, parce qu’on ne peut manquer de l’être aussitôt qu’on sort de son état et qu’on n’est point fait pour celui qu’on veut prendre. Toutes ces femmes à grands talents n’en imposent jamais qu’aux sots. On sait toujours quel est l’artiste ou l’ami qui tient la plume ou le pinceau quand elles travaillent ; on sait quel est le discret homme de lettres qui leur dicte en secret leurs oracles. Toute cette charlatanerie est indigne d’une honnête femme. Quand elle aurait de vrais talents, sa prétention les avilirait. Sa dignité est d’être ignorée ; sa gloire est dans l’estime de son mari : ses plaisirs sont dans le bonheur de sa famille. Lecteurs, je m’en rapporte à vous-mêmes, soyez de bonne foi : lequel vous donne meilleure opinion d’une femme en entrant dans sa chambre, lequel vous la fait aborder avec plus de respect, de la voir occupée des travaux de son sexe, des soins de son ménage, environnée des hardes de ses enfants, ou de la trouver écrivant des vers sur sa toilette, entourée de brochures de toutes les sortes et de petits billets peints de toutes les couleurs ? Toute fille lettrée restera fille toute sa vie, quand il n’y aura que des hommes sensés sur la terre.

Quaeris cur nolim te ducere, Galla ? diserta es.

Après ces considérations vient celle de la figure ; c’est la première qui frappe et la dernière qu’on doit faire, mais encore ne la faut-il pas compter pour rien. La grande beauté me paraît plutôt à fuir qu’à rechercher dans le mariage. La beauté s’use promptement par la possession ; au bout de six semaines, elle n’est plus rien pour le possesseur, mais ses dangers durent autant qu’elle. À moins qu’une belle femme ne soit un ange, son mari est le plus malheureux des hommes ; et quand elle serait un ange, comment empêchera-t-elle qu’il ne soit sans cesse entouré d’ennemis ? Si l’extrême laideur n’était pas dégoûtante, je la préférerais à l’extrême beauté ; car en peu de temps l’une et l’autre étant nulle pour le mari, la beauté devient un inconvénient et la laideur un avantage. Mais la laideur qui produit le dégoût est le plus grand des malheurs ; ce sentiment, loin de s’effacer, augmente sans cesse et se tourne en haine. C’est un enfer qu’un pareil mariage ; il vaudrait mieux être morts qu’unis ainsi.

Désirez en tout la médiocrité, sans en excepter la beauté même. Une figure agréable et prévenante, qui n’inspire pas l’amour, mais la bienveillance, est ce qu’on doit préférer ; elle est sans préjudice pour le mari, et l’avantage en tourne au profit commun : les grâces ne s’usent pas comme la beauté ; elles ont de la vie, elles se renouvellent sans cesse, et au bout de trente ans de mariage, une honnête femme avec des grâces plaît à son mari comme le premier jour.

Telles sont les réflexions qui m’ont déterminé dans le choix de Sophie. Elève de la nature ainsi qu’Émile, elle est faite pour lui plus qu’aucune autre ; elle sera la femme de l’homme. Elle est son égale par la naissance et par le mérite, son inférieure par la fortune. Elle n’enchante pas au premier coup d’œil, mais elle plaît chaque jour davantage. Son plus grand charme n’agit que par degrés ; il ne se déploie que dans l’intimité du commerce ; et son mari le sentira plus que personne au monde. Son éducation n’est ni brillante ni négligée ; elle a du goût sans étude, des talents sans art, du jugement sans connaissances. Son esprit ne sait pas, mais il est cultivé pour apprendre ; c’est une terre bien préparée qui n’attend que le grain pour rapporter. Elle n’a jamais lu de livre que Barrême et Télémaque, qui lui tomba par hasard dans les mains ; mais une fille capable de se passionner pour Télémaque a-t-elle un cœur sans sentiment et un esprit sans délicatesse ? O l’aimable ignorance ! Heureux celui qu’on destine à l’instruire ! Elle ne sera point le professeur de son mari, mais son disciple ; loin de vouloir l’assujettir à ses goûts, elle prendra les siens. Elle vaudra mieux pour lui que si elle était savante ; il aura le plaisir de lui tout enseigner. Il est temps enfin qu’ils se voient ; travaillons à les rapprocher.

Nous partons de Paris tristes et rêveurs. Ce lieu de babil n’est pas notre centre. Émile tourne un œil de dédain vers cette grande ville, et dit avec dépit : Que de jours perdus en vaines recherches ! Ah ! ce n’est pas là qu’est l’épouse de mon cœur. Mon ami, vous le saviez bien, mais mon temps ne vous coûte guère, et mes maux vous font peu souffrir. Je le regarde fixement, et je lui dis sans m’émouvoir : Émile, croyez-vous ce que vous dites ? À l’instant, il me saute au cou tout confus, et me serre dans ses bras sans répondre. C’est toujours sa réponse quand il a tort.

Nous voici par les champs en vrais chevaliers errants ; non pas comme ceux cherchant les aventures, nous les fuyons au contraire en quittant Paris ; mais imitant assez leur allure errante, inégale, tantôt piquant des deux, et tantôt marchant à petits pas. À force de suivre ma pratique, on en aura pris enfin l’esprit ; et je n’imagine aucun lecteur encore assez prévenu par les usages pour nous supposer tous deux endormis dans une bonne chaise de poste bien fermée, marchant sans rien voir, sans rien observer, rendant nul pour nous l’intervalle du départ à l’arrivée, et, dans la vitesse de notre marche, perdant le temps pour le ménager.

Les hommes disent que la vie est courte, et je vois qu’ils s’efforcent de la rendre telle. Ne sachant pas l’employer, ils se plaignent de la rapidité du temps, et je vois qu’il coule trop lentement à leur gré. Toujours pleins de l’objet auquel ils tendent, ils voient à regret l’intervalle qui les en sépare : l’un voudrait être à demain, l’autre au mois prochain, l’autre à dix ans de là ; nul ne veut vivre aujourd’hui ; nul n’est content de l’heure présente, tous la trouvent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que le temps coule trop vite, ils mentent ; ils payeraient volontiers le pouvoir de l’accélérer ; ils emploieraient volontiers leur fortune à consumer leur vie entière ; et il n’y en a peut-être pas un qui n’eût réduit ses ans à très peu d’heures s’il eût été le maître d’en ôter au gré de son ennui celles qui lui étaient à charge, et au gré de son impatience celles qui le séparaient du moment désiré. Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles, de Versailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, et d’un quartier à l’autre, qui serait fort embarrassé de ses heures s’il n’avait le secret de les perdre ainsi, et qui s’éloigne exprès de ses affaires pour s’occuper à les aller chercher : il croit gagner le temps qu’il y met de plus, et dont autrement il ne saurait que faire ; ou bien, au contraire, il court pour courir, et vient en poste sans autre objet que de retourner de même. Mortels, ne cesserez-vous jamais de calomnier la nature ? Pourquoi vous plaindre que la vie est courte puisqu’elle ne l’est pas encore assez à votre gré ? S’il est un seul d’entre vous qui sache mettre assez de tempérance à ses désirs pour ne jamais souhaiter que le temps s’écoule, celui-là ne l’estimera point trop courte ; vivre et jouir seront pour lui la même chose ; et, dût-il mourir jeune, il ne mourra que rassasié de jours.

Quand je n’aurais que cet avantage dans ma méthode, par cela seul il la faudrait préférer à toute autre. Je n’ai point élevé mon Émile pour désirer ni pour attendre mais pour jouir ; et quand il porte ses désirs au delà du présent, ce n’est point avec une ardeur assez impétueuse pour être importuné de la lenteur du temps. Il ne jouira pas seulement du plaisir de désirer, mais de celui d’aller à l’objet qu’il désire ; et ses passions sont tellement modérées qu’il est toujours plus où il est qu’où il sera.

Nous ne voyageons donc point en courriers, mais en voyageurs. Nous ne songeons pas seulement aux deux termes, mais à l’intervalle qui les sépare. Le voyage même est un plaisir pour nous. Nous ne le faisons point tristement assis et comme emprisonnés dans une petite cage bien fermée. Nous ne voyageons point dans la mollesse et dans le repos des femmes. Nous ne nous ôtons ni le grand air, ni la vue des objets qui nous environnent, ni la commodité de les contempler à notre gré quand il nous plaît. Émile n’entra jamais dans une chaise de poste, et ne court guère en poste s’il n’est pressé. Mais de quoi jamais Émile peut-il être pressé ? D’une seule chose, de jouir de la vie. Ajouterai-je et de faire du bien quand il le peut ? Non, car cela même est jouir de la vie.

Je ne conçois qu’une manière de voyager plus agréable que d’aller à cheval ; c’est d’aller à pied. On part à son moment, on s’arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d’exercice qu’on veut. On observe tout le pays ; on se détourne à droite, à gauche ; on examine tout ce qui nous flatte ; on s’arrête à tous les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie ; un bois touffu, je vais sous son ombre ; une grotte, je la visite ; une carrière, j’examine les minéraux. Partout où je me plais, j’y reste. À l’instant que je m’ennuie, je m’en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je n’ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes ; je passe partout où un homme peut passer ; je vois tout ce qu’un homme peut voir ; et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. Si le mauvais temps m’arrête et que l’ennui me gagne, alors je prends des chevaux. Si je suis las... Mais Émile ne se lasse guère ; il est robuste ; et pourquoi se lasserait-il ? Il n’est point pressé. S’il s’arrête, comment peut-il s’ennuyer ? Il porte partout de quoi s’amuser. Il entre chez un maître, il travaille ; il exerce ses bras pour reposer ses pieds.

Voyager à pied, c’est voyager comme Thalès, Platon et Pythagore. J’ai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement, et s’arracher à l’examen des richesses qu’il foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu l’agriculture ; ne veut pas connaître les productions particulières au climat des lieux qu’il traverse, et la manière de les cultiver ? Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour l’histoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain sans l’examiner, un rocher sans l’écorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles ? Vos philosophes de ruelles étudient l’histoire naturelle dans des cabinets ; ils ont des colifichets ; ils savent des noms, et n’ont aucune idée de la nature. Mais le cabinet d’Émile est plus riche que ceux des rois ; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place : le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre ; Daubenton ne ferait pas mieux.

Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager ! sans compter la santé qui s’affermit, l’humeur qui s’égaye. J’ai toujours vu ceux qui voyageaient dans de bonnes voitures bien douces, rêveurs, tristes, grondants ou souffrants ; et les piétons toujours gais, légers et contents de tout. Combien le cœur rit quand on approche du gîte ! Combien un repas grossier paraît savoureux ! Avec quel plaisir on se repose à table ! Quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit ! Quand on ne veut qu’arriver, on peut courir en chaise de poste ; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied.

Si, avant que nous ayons fait cinquante lieues de la manière que j’imagine, Sophie n’est pas oubliée, il faut que je ne sois guère adroit, ou qu’Émile soit bien peu curieux ; car, avec tant de connaissances élémentaires, il est difficile qu’il ne soit pas tenté d’en acquérir davantage. On n’est curieux qu’à proportion qu’on est instruit ; il sait précisément assez pour vouloir apprendre.

Cependant, un objet en attire un autre, et nous avançons toujours. J’ai mis à notre première course un terme éloigné : le prétexte en est facile ; en sortant de Paris, il faut aller chercher une femme au loin.

Quelque jour, après nous être égarés plus qu’à l’ordinaire dans des vallons, dans des montagnes où l’on n’aperçoit aucun chemin, nous ne savons plus retrouver le nôtre. Peu nous importe, tous chemins sont bons, pourvu qu’on arrive : mais encore faut-il arriver quelque part quand on a faim. Heureusement nous trouvons un paysan qui nous mène dans sa chaumière ; nous mangeons de grand appétit son maigre dîner. En nous voyant si fatigués, si affamés, il nous dit : Si le bon Dieu vous eût conduits de l’autre côté de la colline, vous eussiez été mieux reçus... vous auriez trouvé une maison de paix... des gens si charitables... de si bonnes gens !... Ils n’ont pas meilleur cœur que moi, mais ils sont plus riches, quoiqu’on dise qu’ils l’étaient bien plus autrefois... Ils ne pâtissent pas, Dieu merci ; et tout le pays se sent de ce qui leur reste.

À ce mot de bonnes gens, le cœur du bon Émile s’épanouit. Mon ami, dit-il en me regardant, allons à cette maison dont les maîtres sont bénis dans le voisinage : je serais bien aise de les voir ; peut-être seront-ils bien aises de nous voir aussi. Je suis sûr qu’ils nous recevront bien : s’ils sont des nôtres, nous serons des leurs.

La maison bien indiquée, on part, on erre dans les bois, une grande pluie nous surprend en chemin ; elle nous retarde sans nous arrêter. Enfin l’on se retrouve, et le soir nous arrivons à la maison désignée. Dans le hameau qui l’entoure, cette seule maison, quoique simple, a quelque apparence. Nous nous présentons, nous demandons l’hospitalité. L’on nous fait parler au maître ; il nous questionne, mais poliment : sans dire le sujet de notre voyage, nous disons celui de notre détour. Il a gardé de son ancienne opulence la facilité de connaître l’état des gens dans leurs manières ; quiconque a vécu dans le grand monde se trompe rarement là-dessus : sur ce passeport nous sommes admis.

On nous montre un appartement fort petit, mais propre et commode ; on y fait du feu, nous y trouvons du linge, des nippes, tout ce qu’il nous faut. Quoi ! dit Émile tout surpris, on dirait que nous étions attendus ! O que le paysan avait bien raison ! quelle attention ! quelle bonté ! quelle prévoyance ! et pour des inconnus ! Je crois être au temps d’Homère. Soyez sensible à tout cela, lui dis-je, mais ne vous en étonnez pas ; partout où les étrangers sont rares, ils sont bien venus : rien ne rend plus hospitalier que de n’avoir pas souvent besoin de l’être : c’est l’affluence des hôtes qui détruit l’hospitalité. Du temps d’Homère on ne voyageait guère, et les voyageurs étaient bien reçus partout Nous sommes peut-être les seuls passagers qu’on ait vus ici de toute l’année. N’importe, reprend-il, cela même est un éloge de savoir se passer d’hôtes, et de les recevoir toujours bien.

Séchés et rajustés, nous allons rejoindre le maître de la maison ; il nous présente à sa femme ; elle nous reçoit, non pas seulement avec politesse, mais avec bonté. L’honneur de ses coups d’œil est pour Émile. Une mère, dans le cas où elle est, voit rarement sans inquiétude, ou du moins sans curiosité, entrer chez elle un homme de cet âge.

On fait hâter le souper pour l’amour de nous. En entrant dans la salle à manger, nous voyons cinq couverts : nous nous plaçons, il en reste un vide. Une jeune personne entre, fait une grande révérence, et s’assied modestement sans parler. Émile, occupé de sa faim ou de ses réponses, la salue, parle, et mange. Le principal objet de son voyage est aussi loin de sa pensée qu’il se croit lui-même encore loin du terme. L’entretien roule sur l’égarement des voyageurs. Monsieur, lui dit le maître de la maison, vous me paraissez un jeune homme aimable et sage ; et cela me fait songer que vous êtes arrivés ici, votre gouverneur et vous, las et mouillés, comme Télémaque et Mentor dans l’île de Calypso. Il est vrai, répond Émile, que nous trouvons ici l’hospitalité de Calypso. Son Mentor ajoute : Et les charmes d’Eucharis. Mais Émile connaît l’Odyssée et n’a point lu Télémaque ; il ne sait ce que c’est qu’Eucharis. Pour la jeune personne, je la vois rougir jusqu’aux yeux, les baisser sur son assiette, et n’oser souffler. La mère, qui remarque son embarras, fait signe au père, et celui-ci change de conversation. En parlant de sa solitude, il s’engage insensiblement dans le récit des événements qui l’y ont confiné ; les malheurs de sa vie, la constance de son épouse, les consolations qu’ils ont trouvées dans leur union, la vie douce et paisible qu’ils mènent dans leur retraite, et toujours sans dire un mot de la jeune personne ; tout cela forme un récit agréable et touchant qu’on ne peut entendre sans intérêt. Émile, ému, attendri, cesse de manger pour écouter. Enfin, à l’endroit où le plus honnête des hommes s’étend avec plus de plaisir sur l’attachement de la plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main du mari, qu’il a saisie, et de l’autre prend aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec transport en l’arrosant de pleurs. La naïve vivacité du jeune homme touche tout le monde ; mais la fille, plus sensible que personne à cette marque de son bon cœur, croit voir Télémaque affecté des malheurs de Philoctète. Elle porte à la dérobée les yeux sur lui pour mieux examiner sa figure ; elle n’y trouve rien qui démente la comparaison. Son air aisé a de la liberté sans arrogance ; ses manières sont vives sans étourderie ; sa sensibilité rend son regard plus doux, sa physionomie plus touchante : la jeune personne le voyant pleurer est près de mêler ses larmes aux siennes. Dans un si beau prétexte, une honte secrète la retient : elle se reproche déjà les pleurs prêts à s’échapper de ses yeux, comme s’il était mal d’en verser pour sa famille.

La mère, qui dès le commencement du souper n’a cessé de veiller sur elle, voit sa contrainte, et l’en délivre en l’envoyant faire une commission. Une minute après, la jeune fille rentre, mais si mal remise, que son désordre est visible à tous les yeux. La mère lui dit avec douceur : Sophie, remettez-vous ; ne cesserez-vous point de pleurer les malheurs de vos parents. Vous qui les en consolez, n’y soyez pas plus sensible qu’eux-mêmes.

À ce nom de Sophie, vous eussiez vu tressaillir Émile. Frappé d’un nom si cher, il se réveille en sursaut, et jette un regard avide sur celle qui l’ose porter. Sophie, ô Sophie ! est-ce vous que mon cœur cherche ? est-ce vous que mon cœur aime ? Il l’observe, il la contemple avec une sorte de crainte et de défiance. Il ne voit pas exactement la figure qu’il s’était peinte ; il ne sait si celle qu’il voit vaut mieux ou moins. Il étudie chaque trait, il épie chaque mouvement, chaque geste ; il trouve à tout mille interprétations confuses ; il donnerait la moitié de sa vie pour qu’elle voulût dire un seul mot. Il me regarde, inquiet et troublé ; ses yeux me font à la fois cent questions, cent reproches. Il semble me dire à chaque regard : Guidez-moi tandis qu’il est temps ; si mon cœur se livre et se trompe, je n’en reviendrai de mes jours.

Émile est l’homme du monde qui sait le moins se déguiser. Comment se déguiserait-il dans le plus grand trouble de sa vie, entre quatre spectateurs qui l’examinent, et dont le plus distrait en apparence est en effet le plus attentif ? Son désordre n’échappe point aux yeux pénétrants de Sophie ; les siens l’instruisent de reste qu’elle en est l’objet : elle voit que cette inquiétude n’est pas de l’amour encore ; mais qu’importe ? il s’occupe d’elle, et cela suffit : elle sera bien malheureuse s’il s’en occupe impunément.

Les mères ont des yeux comme leurs filles, et l’expérience de plus. La mère de Sophie sourit du succès de nos projets. Elle lit dans les cœurs des deux jeunes gens ; elle voit qu’il est temps de fixer celui du nouveau Télémaque ; elle fait parler sa fille. Sa fille, avec sa douceur naturelle, répond d’un ton timide qui ne fait que mieux son effet. Au premier son de cette voix, Émile est rendu ; c’est Sophie, il n’en doute plus. Ce ne la serait pas, qu’il serait trop tard pour s’en dédire.

C’est alors que les charmes de cette fille enchanteresse vont par torrents à son cœur, et qu’il commence d’avaler à long traits le poison dont elle l’enivre. Il ne parle plus, il ne répond plus ; il ne voit que Sophie ; il n’entend que Sophie : si elle dit un mot, il ouvre la bouche ; si elle baisse les yeux, il les baisse ; s’il la voit soupirer, il soupire : c’est l’âme de Sophie qui paraît l’animer. Que la sienne a changé dans peu d’instants ! Ce n’est plus le tour de Sophie de trembler, c’est celui d’Émile. Adieu la liberté, la naïveté, la franchise. Confus, embarrassé, craintif, il n’ose plus regarder autour de lui, de peur de voir qu’on le regarde. Honteux de se laisser pénétrer, il voudrait se rendre invisible à tout le monde pour se rassasier de la contempler sans être observé. Sophie, au contraire, se rassure de la crainte d’Émile ; elle voit son triomphe, elle en jouit.

No’l mostra già, ben che in suo cor ne rida.

Elle n’a pas changé de contenance ; mais, malgré cet air modeste et ces yeux baissés, son tendre cœur palpite de joie, et lui dit que Télémaque est trouvé.

Si j’entre ici dans l’histoire trop naïve et trop simple peut-être de leurs innocentes amours, on regardera ces détails comme un jeu frivole, et l’on aura tort. On ne considère pas assez l’influence que doit avoir la première liaison d’un homme avec une femme dans le cours de la vie de l’un et de l’autre. On ne voit pas qu’une première impression, aussi vive que celle de l’amour ou du penchant qui tient sa place, a de longs effets dont on n’aperçoit point la chaîne dans le progrès des ans, mais qui ne cessent d’agir jusqu’à la mort. On nous donne, dans les traités d’éducation, de grands verbiages inutiles et pédantesques sur les chimériques devoirs des enfants ; et l’on ne nous dit pas un mot de la partie la plus importante et la plus difficile de toute l’éducation, savoir, la crise qui sert de passage de l’enfance à l’état d’homme. Si j’ai pu rendre ces essais utiles par quelque endroit, ce sera surtout pour m’y être étendu fort au long sur cette partie essentielle, omise par tous les autres, et pour ne m’être point laissé rebuter dans cette entreprise par de fausses délicatesses, ni effrayer par des difficultés de langue. Si j’ai dit ce qu’il faut faire, j’ai dit ce que j’ai dû dire : il m’importe fort peu d’avoir écrit un roman. C’est un assez beau roman que celui de la nature humaine. S’il ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute ? Ce devrait être l’histoire de mon espèce ? Vous qui la dépravez, c’est vous qui faites un roman de mon livre.

Une autre considération qui renforce la première, est qu’il ne s’agit pas ici d’un jeune homme livré dès l’enfance à la crainte, à la convoitise, à l’envie, à l’orgueil, et à toutes les passions qui servent d’instruments aux éducations communes ; qu’il s’agit d’un jeune homme dont c’est ici, non seulement le premier amour, mais la première passion de toute espèce ; que de cette passion, l’unique peut-être qu’il sentira vivement dans toute sa vie, dépend la dernière forme que doit prendre son caractère. Ses manières de penser, ses sentiments, ses goûts, fixés par une passion durable, vont acquérir une consistance qui ne leur permettra plus de s’altérer.

On conçoit qu’entre Émile et moi la nuit qui suit une pareille soirée ne se passe pas toute à dormir. Quoi donc ! la seule conformité d’un nom doit-elle avoir tant de pouvoir sur un homme sage ? N’y a-t-il qu’une Sophie au monde ? Se ressemblent-elles toutes d’âmes comme de nom ? Toutes celles qu’il verra sont-elles la sienne ? Est-il fou de se passionner ainsi pour une inconnue à laquelle il n’a jamais parlé ? Attendez, jeune homme, examinez, observez. Vous ne savez pas même encore chez qui vous êtes ; et, à vous entendre, on vous croirait déjà dans votre maison.

Ce n’est pas le temps des leçons, et celles-ci ne sont pas faites pour être écoutées. Elles ne font que donner au jeune homme un nouvel intérêt pour Sophie par le désir de justifier son penchant. Ce rapport des noms, cette rencontre qu’il croit fortuite, ma réserve même, ne font qu’irriter sa vivacité : déjà Sophie lui paraît trop estimable pour qu’il ne soit pas sûr de me la faire aimer.

Le matin, je me doute bien que, dans son mauvais habit de voyage, Émile tâchera de se mettre avec plus de soin. Il n’y manque pas ; mais je ris de son empressement à s’accommoder du linge de la maison. Je pénètre sa pensée ; je lis avec plaisir qu’il cherche, en se préparant des restitutions, des échanges, à s’établir une espèce de correspondance qui le mette en droit d’y renvoyer et d’y revenir.

Je m’étais attendu de trouver Sophie un peu plus ajustée aussi de son côté : je me suis trompé. Cette vulgaire coquetterie est bonne pour ceux à qui l’on ne veut que plaire. Celle du véritable amour est plus raffinée ; elle a bien d’autres prétentions. Sophie est mise encore plus simplement que la veille, et même plus négligemment, quoique avec une propreté toujours scrupuleuse. Je ne vois de la coquetterie dans cette négligence que parce que j’y vois de l’affectation. Sophie sait bien qu’une parure plus recherchée est une déclaration ; mais elle ne sait pas qu’une parure plus négligée en est une autre ; elle montre qu’on ne se contente pas de plaire par l’ajustement, qu’on veut plaire aussi par la personne. Eh ! qu’importe à l’amant comment on soit mise, pourvu qu’il voie qu’on s’occupe de lui ? Déjà sûre de son empire, Sophie ne se borne pas à frapper par ses charmes les yeux d’Émile, si son cœur ne va les chercher ; il ne lui suffit plus qu’il les voie, elle veut qu’il les suppose. N’en a-t-il pas assez vu pour être obligé de deviner le reste ?

Il est à croire que, durant nos entretiens de cette nuit, Sophie et sa mère n’ont pas non plus resté muettes ; il y a eu des aveux arrachés, des instructions données. Le lendemain on se rassemble bien préparés. Il n’y a pas douze heures que nos jeunes gens se sont vus ; ils ne se sont pas dit encore un seul mot, et déjà l’on voit qu’ils s’entendent. Leur abord n’est pas familier ; il est embarrassé, timide ; ils ne se parlent point ; leurs yeux baissés semblent s’éviter, et cela même est un signe d’intelligence ; ils s’évitent, mais de concert ; ils sentent déjà le besoin du mystère avant de s’être rien dit. En partant nous demandons la permission de venir nous-mêmes rapporter ce que nous emportons. La bouche d’Émile demande cette permission au père, à la mère, tandis que ses yeux inquiets, tournés sur la fille, la lui demandent beaucoup plus instamment. Sophie ne dit rien, ne fait aucun signe, ne paraît rien voir, rien entendre ; mais elle rougit ; et cette rougeur est une réponse encore plus claire que celle de ses parents.

On nous permet de revenir sans nous inviter à rester. Cette conduite est convenable ; on donne le couvert à des passants embarrassés de leur gîte, mais il n’est pas décent qu’un amant couche dans la maison de sa maîtresse.

À peine sommes-nous hors de cette maison chérie, qu’Émile songe à nous établir aux environs : la chaumière la plus voisine lui semble déjà trop éloignée ; il voudrait coucher dans les fossés du château. Jeune étourdi ! lui dis-je d’un ton de pitié, quoi ! déjà la passion vous aveugle ! Vous ne voyez déjà plus ni les bienséances ni la raison ! Malheureux ! vous croyez aimer, et vous voulez déshonorer votre maîtresse ! Que dira-t-on d’elle quand on saura qu’une jeune homme qui sort de sa maison couche aux environs ? Vous l’aimez, dites-vous ! Est-ce donc à vous de la perdre de réputation ? Est-ce là le prix de l’hospitalité que ses parents vous ont accordée ! Ferez-vous l’opprobre de celle dont vous attendez votre bonheur ? Eh ! qu’importent, répond-il avec vivacité, les vains discours des hommes et leurs injustes soupçons ? Ne m’avez-vous pas appris vous-même à n’en faire aucun cas ? Qui sait mieux que moi combien j’honore Sophie, combien je la veux respecter ? Mon attachement ne fera point sa honte, il fera sa gloire, il sera digne d’elle. Quand mon cœur et mes soins lui rendront partout l’hommage qu’elle mérite, en quoi puis-je l’outrager ? Cher Émile, reprends-je en l’embrassant, vous raisonnez pour vous : apprenez à raisonner pour elle. Ne comparez point l’honneur d’un sexe à celui de l’autre : ils ont des principes tout différents. Ces principes sont également solides et raisonnables, parce qu’ils dérivent également de la nature, et que la même vertu qui vous fait mépriser pour vous les discours des hommes vous oblige à les respecter pour votre maîtresse. Votre honneur est en vous seul, et le sien dépend d’autrui. Le négliger serait blesser le vôtre même, et vous ne vous rendez point ce que vous vous devez, si vous êtes cause qu’on ne lui rende pas ce qui lui est dû.

Alors, lui expliquant les raisons de ces différences, je lui fais sentir quelle injustice il y aurait à vouloir les compter pour rien. Qui est-ce qui lui a dit qu’il sera l’époux de Sophie, elle dont il ignore les sentiments, elle dont le cœur ou les parents ont peut-être des engagements antérieurs, elle qu’il ne connaît point, et qui n’a peut-être avec lui pas une des convenances qui peuvent rendre un mariage heureux ? Ignore-t-il que tout scandale est pour une fille une tache indélébile, que n’efface pas même son mariage avec celui qui l’a causé ? Eh ! quel est l’homme sensible qui veut perdre celle qu’il aime ? Quel est l’honnête homme qui veut faire pleurer à jamais à une infortunée le malheur de lui avoir plu ?

Le jeune homme, effrayé des conséquences que je lui fais envisager, et toujours extrême dans ses idées, croit déjà n’être jamais assez loin du séjour de Sophie : il double le pas pour fuir plus promptement ; il regarde autour de nous si nous ne sommes point écoutés ; il sacrifierait mille fois son bonheur à l’honneur de celle qu’il aime ; il aimerait mieux ne la revoir de sa vie que de lui causer un seul déplaisir. C’est le premier fruit des soins que j’ai pris dès sa jeunesse de lui former un cœur qui sache aimer.

Il s’agit donc de trouver un asile éloigné, mais à portée. Nous cherchons, nous nous informons : nous apprenons qu’à deux grandes lieues est une ville ; nous allons chercher à nous y loger, plutôt que dans les villages plus proches, où notre séjour deviendrait suspect. C’est là qu’arrive enfin le nouvel amant, plein d’amour, d’espoir, de joie et surtout de bons sentiments ; et voilà comment, dirigeant peu à peu sa passion naissante vers ce qui est bon et honnête, je dispose insensiblement tous ses penchants à prendre le même pli.

J’approche du terme de ma carrière ; je l’aperçois déjà de loin. Toutes les grandes difficultés sont vaincues, tous les grands obstacles sont surmontés ; il ne me reste plus rien de pénible à faire que de ne pas gâter mon ouvrage en me hâtant de le consommer. Dans l’incertitude de la vie humaine, évitons surtout la fausse prudence d’immoler le présent à l’avenir ; c’est souvent immoler ce qui est à ce qui ne sera point. Rendons l’homme heureux dans tous les âges, de peur qu’après bien des soins il ne meure avant de l’avoir été. Or, s’il est un temps pour jouir de la vie, c’est assurément la fin de l’adolescence, où les facultés du corps et de l’âme ont acquis leur plus grande vigueur, et où l’homme, au milieu de sa course, voit de plus loin les deux termes qui lui en font sentir la brièveté. Si l’imprudente jeunesse se trompe, ce n’est pas en ce qu’elle veut jouir, c’est en ce qu’elle cherche la jouissance où elle n’est point, et qu’en s’apprêtant un avenir misérable, elle ne sait pas même user du moment présent.

Considérez mon Émile, à vingt ans passés, bien formé, bien constitué d’esprit et de corps, fort, sain, dispos, adroit, robuste, plein de sens, de raison, de bonté, d’humanité, ayant des mœurs, du goût, aimant le beau, faisant le bien, libre de l’empire des passions cruelles, exempt du joug de l’opinion, mais soumis à la loi de la sagesse, et docile à la voix de l’amitié ; possédant tous les talents utiles et plusieurs talents agréables, se souciant peu des richesses, portant sa ressource au bout de ses bras, et n’ayant pas peur de manquer de pain, quoi qu’il arrive. Le voilà maintenant enivré d’une passion naissante, son cœur s’ouvre aux premiers feux de l’amour : ses douces illusions lui font un nouvel univers de délices et de jouissance ; il aime un objet aimable, et plus aimable encore par son caractère que par sa personne ; il espère, il attend un retour qu’il sent lui être dû.

C’est du rapport des cœurs, c’est du concours des sentiments honnêtes, que s’est formé leur premier penchant : ce penchant doit être durable. Il se livre avec confiance, avec raison même, au plus charmant délire, sans crainte, sans regret, sans remords, sans autre inquiétude que celle dont le sentiment du bonheur est inséparable. Que peut-il manquer au sien ? Voyez, cherchez, imaginez ce qu’il lui faut encore, et qu’on puisse accorder avec ce qu’il a. Il réunit tous les biens qu’on peut obtenir à la fois ; on n’y en peut ajouter aucun qu’aux dépens d’un autre ; il est heureux autant qu’un homme peut l’être. Irai-je en ce moment abréger un destin si doux ? Irai-je troubler une volupté si pure ? Ah ! tout le prix de la vie est dans la félicité qu’il goûte. Que pourrais-je lui rendre qui valût ce que je lui aurais ôté ? Même en mettant le comble à son bonheur, j’en détruirais le plus grand charme. Ce bonheur suprême est cent fois plus doux à espérer qu’à obtenir ; on en jouit mieux quand on l’attend que quand on le goûte. O bon Émile, aime et sois aimé ! jouis longtemps avant que de posséder ; jouis à la fois de l’amour et de l’innocence ; fais ton paradis sur la terre en attendant l’autre : je n’abrégerai point cet heureux temps de ta vie ; j’en filerai pour toi l’enchantement ; je le prolongerai le plus qu’il sera possible. Hélas ! il faut qu’il finisse et qu’il finisse en peu de temps ; mais je ferai du moins qu’il dure toujours dans ta mémoire, et que tu ne te repentes jamais de l’avoir goûté.

Émile n’oublie pas que nous avons des restitutions à faire. Sitôt qu’elles sont prêtes, nous prenons des chevaux, nous allons grand train ; pour cette fois, en partant il voudrait être arrivé. Quand le cœur s’ouvre aux passions, il s’ouvre à l’ennui de la vie. Si je n’ai pas perdu mon temps, la sienne entière ne se passera pas ainsi.

Malheureusement la route est fort coupée et le pays difficile. Nous nous égarons ; il s’en aperçoit le premier, et, sans s’impatienter, sans se plaindre, il met toute son attention à retrouver son chemin ; il erre longtemps avant de se reconnaître, et toujours avec le même sang-froid. Ceci n’est rien pour vous, mais c’est beaucoup pour moi qui connais son naturel emporté : je vois le fruit des soins que j’ai mis dès son enfance à l’endurcir aux coups de la nécessité.

Nous arrivons enfin. La réception qu’on nous fait est bien plus simple et plus obligeante que la première fois ; nous sommes déjà d’anciennes connaissances. Émile et Sophie se saluent avec un peu d’embarras, et ne se parlent toujours point : que se diraient-ils en notre présence ? L’entretien qu’il leur faut n’a pas besoin de témoins. L’on se promène dans le jardin : ce jardin a pour parterre un potager très bien entendu ; pour parc, un verger couvert de grands et beaux arbres fruitiers de toute espèce, coupé en divers sens de jolis ruisseaux, et de plates-bandes pleines de fleurs. Le beau lieu ! s’écrie Émile plein de son Homère et toujours dans l’enthousiasme ; je crois voir le jardin d’Alcinoüs. La fille voudrait savoir ce que c’est qu’Alcinoüs, et la mère le demande. Alcinoüs, leur dis-je, était un roi de Corcyre, dont le jardin, décrit par Homère, est critiqué par les gens de goût, comme trop simple et trop peu paré [117]. Cet Alcinoüs avait une fille aimable, qui, la veille qu’un étranger reçut l’hospitalité chez son père, songea qu’elle aurait bientôt un mari. Sophie, interdite, rougit, baisse les yeux, se mord la langue ; on ne peut imaginer une pareille confusion. Le père, qui se plaît à l’augmenter, prend la parole, et dit que la jeune princesse allait elle-même laver le linge à la rivière. Croyez-vous, poursuit-il, qu’elle eût dédaigné de toucher aux serviettes sales, en disant qu’elles sentaient le graillon ? Sophie, sur qui le coup porte, oubliant sa timidité naturelle, s’excuse avec vivacité. Son papa sait bien que tout le menu linge n’eût point eu d’autre blanchisseuse qu’elle, si on l’avait laissée faire [118], et qu’elle en eût fait davantage avec plaisir, si on le lui eût ordonné. Durant ces mots, elle me regarde à la dérobée avec une inquiétude dont je ne puis m’empêcher de rire en lisant dans son cœur ingénu les alarmes qui la font parler. Son père a la cruauté de relever cette étourderie en lui demandant d’un ton railleur à quel propos elle parle ici pour elle, et ce qu’elle a de commun avec la fille d’Alcinoüs. Honteuse et tremblante, elle n’ose plus souffler, ni regarder personne. Fille charmante ! Il n’est plus temps de feindre : vous voilà déclarée en dépit de vous.

Bientôt cette petite scène est oubliée ou paraît l’être ; très heureusement pour Sophie, Émile est le seul qui n’y a rien compris. La promenade se continue, et nos jeunes gens, qui d’abord étaient à nos côtés, ont peine à se régler sur la lenteur de notre marche ; insensiblement ils nous précèdent, ils s’approchent, ils s’accostent à la fin ; et nous les voyons assez loin devant nous. Sophie semble attentive et posée ; Émile parle et gesticule avec feu : il ne paraît pas que l’entretien les ennuie. Au bout d’une grande heure on retourne, on les rappelle, ils reviennent, mais lentement à leur tour, et l’on voit qu’ils mettent le temps à profit. Enfin, tout à coup, leur entretien cesse avant qu’on soit à portée de les entendre, et ils doublent le pas pour nous rejoindre. Émile nous aborde avec un air ouvert et caressant ; ses yeux pétillent de joie ; il les tourne pourtant avec un peu d’inquiétude vers la mère de Sophie pour voir la réception qu’elle lui fera. Sophie n’a pas, à beaucoup près, un maintien si dégagé ; en approchant, elle semble toute confuse de se voir tête à tête avec un jeune homme, elle qui s’y est si souvent trouvée avec d’autres sans être embarrassée, et sans qu’on l’ait jamais trouvé mauvais. Elle se hâte d’accourir à sa mère, un peu essoufflée, en disant quelques mots qui ne signifient pas grand’chose, comme pour avoir l’air d’être là depuis longtemps.

À la sérénité qui se peint sur le visage de ces aimables enfants, on voit que cet entretien a soulagé leurs jeunes cœurs d’un grand poids. Ils ne sont pas moins réservés l’un avec l’autre, mais leur réserve est moins embarrassée ; elle ne vient plus que du respect d’Émile, de la modestie de Sophie, et de l’honnêteté de tous deux. Émile ose lui adresser quelques mots, quelquefois elle ose répondre, mais jamais elle n’ouvre la bouche pour cela sans jeter les yeux sur ceux de sa mère. Le changement qui paraît le plus sensible en elle est envers moi. Elle me témoigne une considération plus empressée, elle me regarde avec intérêt, elle me parle affectueusement, elle est attentive à ce qui peut me plaire ; je vois qu’elle m’honore de son estime, et qu’il ne lui est pas indifférent d’obtenir la mienne. Je comprends qu’Émile lui a parlé de moi ; on dirait qu’ils ont déjà comploté de me gagner : il n’en est rien pourtant, et Sophie elle-même ne se gagne pas si vite. Il aura peut-être plus besoin de ma faveur auprès d’elle, que de la sienne auprès de moi. Couple charmant !... En songeant que le cœur sensible de mon jeune ami m’a fait entrer pour beaucoup dans son premier entretien avec sa maîtresse, je jouis du prix de ma peine ; son amitié m’a tout payé.

Les visites se réitèrent. Les conversations entre nos jeunes gens deviennent plus fréquentes. Émile, enivré d’amour, croit déjà toucher à son bonheur. Cependant, il n’obtient point d’aveu formel de Sophie : elle l’écoute et ne lui dit rien. Émile connaît toute sa modestie ; tant de retenue l’étonne peu ; il sent qu’il n’est pas mal auprès d’elle ; il sait que ce sont les pères qui marient les enfants ; il suppose que Sophie attend un ordre de ses parents, il lui demande la permission de le solliciter ; elle ne s’y oppose pas. Il m’en parle ; j’en parle en son nom, même en sa présence. Quelle surprise pour lui d’apprendre que Sophie dépend d’elle seule, et que pour le rendre heureux elle n’a qu’à le vouloir ! Il commence à ne plus rien comprendre à sa conduite. Sa confiance diminue. Il s’alarme, il se voit moins avancé qu’il ne pensait l’être, et c’est alors que l’amour le plus tendre emploie son langage le plus touchant pour la fléchir.

Émile n’est pas fait pour deviner ce qui lui nuit : si on ne le lui dit, il ne le saura de ses jours, et Sophie est trop fière pour le lui dire. Les difficultés qui l’arrêtent feraient l’empressement d’une autre. Elle n’a pas oublié les leçons de ses parents. Elle est pauvre, Émile est riche, elle le sait. Combien il a besoin de se faire estimer d’elle ! Quel mérite ne lui faut-il point pour effacer cette inégalité ! Mais comment songerait-il à ces obstacles ? Émile sait-il s’il est riche ? Daigne-t-il même s’en informer ? Grâce au ciel, il n’a nul besoin de l’être, il sait être bienfaisant sans cela. Il tire le bien qu’il fait de son cœur, et non de sa bourse. Il donne aux malheureux son temps, ses soins, ses affections, sa personne ; et, dans l’estimation de ses bienfaits, à peine ose-t-il compter pour quelque chose l’argent qu’il répand sur les indigents.

Ne sachant à quoi s’en prendre de sa disgrâce, il l’attribue à sa propre faute : car qui oserait accuser de caprice l’objet de ses adorations ? L’humiliation de l’amour-propre augmente les regrets de l’amour éconduit. Il n’approche plus de Sophie avec cette aimable confiance d’un cœur qui se sent digne du sien ; il est craintif et tremblant devant elle. Il n’espère plus la toucher par la tendresse, il cherche à la fléchir par la pitié. Quelquefois sa patience se lasse, le dépit est prêt à lui succéder. Sophie semble pressentir ses emportements, et le regarde. Ce seul regard le désarme et l’intimide : il est plus soumis qu’auparavant.

Troublé de cette résistance obstinée et de ce silence invincible, il épanche son cœur dans celui de son ami. Il y dépose les douleurs de ce cœur navré de tristesse ; il implore son assistance et ses conseils. Quel impénétrable mystère ! Elle s’intéresse à mon sort, je n’en puis douter : loin de m’éviter, elle se plaît avec moi ; quand j’arrive, elle marque de la joie, et du regret quand je pars ; elle reçoit mes soins avec bonté ; mes services paraissent lui plaire ; elle daigne me donner des avis, quelquefois même des ordres. Cependant, elle rejette mes sollicitations, mes prières. Quand j’ose parler d’union, elle m’impose impérieusement silence ; et, si j’ajoute un mot, elle me quitte à l’instant. Par quelle étrange raison veut-elle bien que je sois à elle sans vouloir entendre parler d’être à moi ? Vous qu’elle honore, vous qu’elle aime et qu’elle n’osera faire taire, parlez, faites-la parler ; servez votre ami, couronnez votre ouvrage ; ne rendez pas vos soins funestes à votre élève : ah ! ce qu’il tient de vous fera sa misère, si vous n’achevez son bonheur.

Je parle à Sophie, et j’en arrache avec peu de peine un secret que je savais avant qu’elle me l’eût dit. J’obtiens plus difficilement la permission d’en instruire Émile : je l’obtiens enfin, et j’en use. Cette explication le jette dans un étonnement dont il ne peut revenir. Il n’entend rien à cette délicatesse ; il n’imagine pas ce que des écus de plus ou de moins font au caractère et au mérite. Quand je lui fais entendre ce qu’ils font au préjugés, il se met à rire, et, transporté de joie, il veut partir à l’instant, aller tout déchirer tout jeter, renoncer à tout, pour avoir l’honneur d’être aussi pauvre que Sophie, et revenir digne d’être son époux.

Hé quoi ! dis-je en l’arrêtant, et riant à mon tour de son impétuosité, cette jeune tête ne mûrira-t-elle point ? et, après avoir philosophé toute votre vie, n’apprendrez-vous jamais à raisonner ? Comment ne voyez-vous pas qu’en suivant votre insensé projet, vous allez empirer votre situation et rendre Sophie plus intraitable ? C’est un petit avantage d’avoir quelques biens de plus qu’elle, c’en serait un très grand de les lui avoir tous sacrifiés ; et si sa fierté ne peut se résoudre à vous avoir la première obligation, comment se résoudrait-elle à vous avoir l’autre ? Si elle ne peut souffrir qu’un mari puisse lui reprocher de l’avoir enrichie, souffrira-t-elle qu’il puisse lui reprocher de s’être appauvri pour elle ? Eh malheureux ! tremblez qu’elle ne vous soupçonne d’avoir eu ce projet. Devenez au contraire économe et soigneux pour l’amour d’elle, de peur qu’elle ne vous accuse de vouloir la gagner par adresse, et de lui sacrifier volontairement ce que vous perdrez par négligence.

Croyez-vous au fond que de grands biens lui fassent peur, et que ses oppositions viennent précisément des richesses ? Non, cher Émile ; elles ont une cause plus solide et plus grave dans l’effet que produisent ces richesses dans l’âme du possesseur. Elle sait que les biens de la fortune sont toujours préférés à tout par ceux qui les ont. Tous les riches comptent l’or avant le mérite. Dans la mise commune de l’argent et des services, ils trouvent toujours que ceux-ci n’acquittent jamais l’autre, et pensent qu’on leur en doit de reste quand on a passé sa vie à les servir en mangeant leur pain. Qu’avez-vous donc à faire, ô Émile ! pour la rassurer sur ses craintes ? Faites-vous bien connaître à elle ; ce n’est pas l’affaire d’un jour. Montrez-lui dans les trésors de votre âme noble de quoi racheter ceux dont vous avez le malheur d’être partagé. À force de constance et de temps, surmontez sa résistance ; à force de sentiments grands et généreux, forcez-la d’oublier vos richesses. Aimez-la, servez-la, servez ses respectables parents. Prouvez-lui que ces soins ne sont pas l’effet d’une passion folle et passagère, mais des principes ineffaçables gravés au fond de votre cœur. Honorez dignement le mérite outragé par la fortune : c’est le seul moyen de le réconcilier avec le mérite qu’elle a favorisé.

On conçoit quels transports de joie ce discours donne au jeune homme, combien il lui rend de confiance et d’espoir, combien son honnête cœur se félicite d’avoir à faire, pour plaire à Sophie, tout ce qu’il ferait de lui-même quand Sophie n’existerait pas, ou qu’il ne serait pas amoureux d’elle. Pour peu qu’on ait compris son caractère, qui est-ce qui n’imaginera pas sa conduite en cette occasion ?

Me voilà donc le confident de mes deux bonnes gens et le médiateur de leurs amours ! Bel emploi pour un gouverneur ! Si beau que je ne fis de ma vie rien qui m’élevât tant à mes propres yeux, et qui me rendît si content de moi-même. Au reste, cet emploi ne laisse pas d’avoir ses agréments : je ne suis pas mal venu dans la maison ; l’on s’y fie à moi du soin d’y tenir les deux amants dans l’ordre : Émile, toujours tremblant de déplaire, ne fut jamais si docile. La petite personne m’accable d’amitiés dont je ne suis pas la dupe, et dont je ne prends pour moi que ce qui m’en revient. C’est ainsi qu’elle se dédommage indirectement du respect dans lequel elle tient Émile. Elle lui fait en moi mille tendres caresses, qu’elle aimerait mieux mourir que de lui faire à lui-même ; et lui qui sait que je ne veux pas nuire à ses intérêts, est charmé de ma bonne intelligence avec elle. Il se console quand elle refuse son bras à la promenade et que c’est pour lui préférer le mien. Il s’éloigne sans murmure en me serrant la main, et me disant tout bas de la voix et de l’œil : Ami, parlez pour moi. Il nous suit des yeux avec intérêt ; il tâche de lire nos sentiments sur nos visages, et d’interpréter nos discours par nos gestes ; il sait que rien de ce qui se dit entre nous ne lui est indifférent. Bonne Sophie, combien votre cœur sincère est à son aise, quand, sans être entendue de Télémaque, vous pouvez vous entretenir avec son Mentor ! Avec quelle aimable franchise vous lui laissez lire dans ce tendre cœur tout ce qui s’y passe ! Avec quel plaisir vous lui montrez toute votre estime pour son élève ! Avec quelle ingénuité touchante vous lui laissez pénétrer des sentiments plus doux ! Avec quelle feinte colère vous renvoyez l’importun quand l’impatience le force à vous interrompre ! Avec quel charmant dépit vous lui reprochez son indiscrétion quand il vient vous empêcher de dire du bien de lui, d’en entendre, et de tirer toujours de mes réponses quelque nouvelle raison de l’aimer !

Ainsi parvenu à se faire souffrir comme amant déclaré, Émile en fait valoir tous les droits ; il parle, il presse, il sollicite, il importune. Qu’on lui parle durement, qu’on le maltraite, peu lui importe, pourvu qu’il se fasse écouter. Enfin il obtient, non sans peine, que Sophie de son côté veuille bien prendre ouvertement sur lui l’autorité d’une maîtresse, qu’elle lui prescrive ce qu’il doit faire, qu’elle commande au lieu de prier, qu’elle accepte au lieu de remercier, qu’elle règle le nombre et le temps des visites, qu’elle lui défende de venir jusqu’à tel jour et de rester passé telle heure. Tout cela ne se fait point par jeu, mais très sérieusement, et si elle accepta ces droits avec peine, elle en use avec une rigueur qui réduit souvent le pauvre Émile au regret de les lui avoir donnés. Mais, quoi qu’elle ordonne, il ne réplique point ; et souvent, en partant pour obéir, il me regarde avec des yeux pleins de joie qui me disent : Vous voyez qu’elle a pris possession de moi. Cependant, l’orgueilleuse l’observe en dessous, et sourit en secret de la fierté de son esclave.

Albane et Raphaël, prêtez-moi le pinceau de la volupté ! Divin Milton, apprends à ma plume grossière à décrire les plaisirs de l’amour et de l’innocence ! Mais non, cachez vos arts mensongers devant la sainte vérité de la nature. Ayez seulement des cœurs sensibles, des âmes honnêtes ; puis laisser errer votre imagination sans contrainte sur les transports de deux jeunes amants qui, sous les yeux de leurs parents et de leurs guides, se livrent sans trouble à la douce illusion qui les flatte, et, dans l’ivresse des désirs, s’avançant lentement vers le terme, entrelacent de fleurs et de guirlandes l’heureux lien qui doit les unir jusqu’au tombeau. Tant d’images charmantes m’enivrent moi-même ; je les rassemble sans ordre et sans suite ; le délire qu’elles me causent m’empêche de les lier. Oh ! qui est-ce qui a un cœur, et qui ne saura pas faire en lui-même le tableau délicieux des situations diverses du père, de la mère, de la fille, du gouverneur, de l’élève, et du concours des uns et des autres à l’union du plus charmant couple dont l’amour et la vertu puissent faire le bonheur ?

C’est à présent que, devenu véritablement empressé de plaire, Émile commence à sentir le prix des talents agréables qu’il s’est donnés. Sophie aime à chanter, il chante avec elle ; il fait plus, il lui apprend la musique. Elle est vive et légère, elle aime à sauter, il danse avec elle ; il change ses sauts en pas, il la perfectionne. Ces leçons sont charmantes, la gaieté folâtre les anime, elle adoucit le timide respect de l’amour : il est permis à un amant de donner ces leçons avec volupté ; il est permis d’être le maître de sa maîtresse.

On a un vieux clavecin tout dérangé ; Émile l’accommode et l’accorde ; il est facteur, il est luthier aussi bien que menuisier ; il eut toujours pour maxime d’apprendre à se passer du secours d’autrui dans tout ce qu’il pouvait faire lui-même. La maison est dans une situation pittoresque, il en tire différentes vues auxquelles Sophie a quelquefois mis la main, et dont elle orne le cabinet de son père. Les cadres n’en sont point dorés et n’ont pas besoin de l’être. En voyant dessiner Émile, en l’imitant, elle se perfectionne à son exemple ; elle cultive tous les talents, et son charme les embellit tous. Son père et sa mère se rappellent leur ancienne opulence en revoyant briller autour d’eux les beaux-arts, qui seuls la leur rendaient chère ; l’amour a paré toute leur maison ; lui seul y fait régner sans frais et sans peine les mêmes plaisirs qu’ils n’y rassemblaient autrefois qu’à force d’argent et d’ennui.

Comme l’idolâtre enrichit des trésors qu’il estime l’objet de son culte, et pare sur l’autel le dieu qu’il adore, l’amant a beau voir sa maîtresse parfaite, il lui veut sans cesse ajouter de nouveaux ornements. Elle n’en a pas besoin pour lui plaire ; mais il a besoin, lui, de la parer : c’est un nouvel hommage qu’il croit lui rendre, c’est un nouvel intérêt qu’il donne au plaisir de la contempler. Il lui semble que rien de beau n’est à sa place quand il n’orne pas la suprême beauté. C’est un spectacle à la fois touchant et risible, de voir Émile empressé d’apprendre à Sophie tout ce qu’il sait, sans consulter si ce qu’il lui veut apprendre est de son goût ou lui convient. Il lui parle de tout, il lui explique tout avec un empressement puéril ; il croit qu’il n’a qu’à dire et qu’à l’instant elle l’entendra ; il se figure d’avance le plaisir qu’il aura de raisonner, de philosopher avec elle ; il regarde comme inutile tout l’acquis qu’il ne peut point étaler à ses yeux ; il rougit presque de savoir quelque chose qu’elle ne sait pas.

Le voilà donc lui donnant une leçon de philosophie, de physique, de mathématiques, d’histoire, de tout en un mot. Sophie se prête avec plaisir à son zèle, et tâche d’en profiter. Quand il peut obtenir de donner ses leçons à genoux devant elle, qu’Émile est content ! Il croit voir les cieux ouverts. Cependant, cette situation, plus gênante pour l’écolière que pour le maître, n’est pas la plus favorable à l’instruction. L’on ne sait pas trop alors que faire de ses yeux pour éviter ceux qui les poursuivent, et quand ils se rencontrent la leçon n’en va pas mieux.

L’art de penser n’est pas étranger aux femmes, mais elles ne doivent faire qu’effleurer les sciences de raisonnement. Sophie conçoit tout et ne retient pas grand’chose. Ses plus grands progrès sont dans la morale et les choses du goût ; pour la physique, elle n’en retient que quelque idée des lois générales et du système du monde. Quelquefois, dans leurs promenades, en contemplant les merveilles de la nature, leurs cœurs innocents et purs osent s’élever jusqu’à son auteur : ils ne craignent pas sa présence, ils s’épanchent conjointement devant lui.

Quoi ! deux amants dans la fleur de l’âge emploient leur tête-à-tête à parler de religion ! Ils passent leur temps à dire leur catéchisme ! Que sert d’avilir ce qui est sublime ? Oui, sans doute, ils le disent dans l’illusion qui les charme : ils se voient parfaits, ils s’aiment, ils s’entretiennent avec enthousiasme de ce qui donne un prix à la vertu. Les sacrifices qu’ils lui font la leur rendent chère. Dans des transports qu’il faut vaincre, ils versent quelquefois ensemble des larmes plus pures que la rosée du ciel, et ces douces larmes font l’enchantement de leur vie : ils sont dans le plus charmant délire qu’aient jamais éprouvé des âmes humaines. Les privations mêmes ajoutent à leur bonheur et les honorent à leurs propres yeux de leurs sacrifices. Hommes sensuels, corps sans âme, ils connaîtront un jour vos plaisirs, et regretteront toute leur vie l’heureux temps où ils se les sont refusés !

Malgré cette bonne intelligence, il ne laisse pas d’y avoir quelquefois des dissensions, même des querelles ; la maîtresse n’est pas sans caprice, ni l’amant sans emportement ; mais ces petits orages passent rapidement et ne font que raffermir l’union ; l’expérience même apprend à Émile à ne les plus tant craindre ; les raccommodements lui sont toujours plus avantageux que les brouilleries ne lui sont nuisibles. Le fruit de la première lui en a fait espérer autant des autres ; il s’est trompé : mais enfin, s’il n’en rapporte pas toujours un profit aussi sensible, il y gagne toujours de voir confirmé par Sophie l’intérêt sincère qu’elle prend à son cœur. On veut savoir quel est donc ce profit. J’y consens d’autant plus volontiers que cet exemple me donnera lieu d’exposer une maxime très utile et d’en combattre une très funeste.

Émile aime, il n’est donc pas téméraire ; et l’on conçoit encore mieux que l’impérieuse Sophie n’est pas fille à lui passer des familiarités. Comme la sagesse a son terme en toute chose, on la taxerait bien plutôt de trop de dureté que de trop d’indulgence ; et son père lui-même craint quelquefois que son extrême fierté ne dégénère en hauteur. Dans les tête-à-tête les plus secrets, Émile n’oserait solliciter la moindre faveur, pas même y paraître aspirer ; et quand elle veut bien passer son bras sous le sien à la promenade, grâce qu’elle ne laisse pas changer en droit, à peine ose-t-il quelquefois, en soupirant, presser ce bras contre sa poitrine. Cependant, après une longue contrainte, il se hasarde à baiser furtivement sa robe ; et plusieurs fois il est assez heureux pour qu’elle veuille bien ne pas s’en apercevoir. Un jour qu’il veut prendre un peu plus ouvertement la même liberté, elle s’avise de le trouver très mauvais. Il s’obstine, elle s’irrite, le dépit lui dicte quelques mots piquants ; Émile ne les endure pas sans réplique : le reste du jour se passe en bouderie, et l’on se sépare très mécontents.

Sophie est mal à son aise. Sa mère est sa confidente ; comment lui cacherait-elle son chagrin ? C’est sa première brouillerie ; et une brouillerie d’une heure est une si grande affaire ! Elle se repent de sa faute : sa mère lui permet de la réparer, son père le lui ordonne.

Le lendemain, Émile, inquiet, revient plus tôt qu’à l’ordinaire. Sophie est à la toilette de sa mère, le père est aussi dans la même chambre : Émile entre avec respect, mais d’un air triste. À peine le père et la mère l’ont-ils salué, que Sophie se retourne, et, lui présentant la main, lui demande, d’un ton caressant, comment il se porte. Il est clair que cette jolie main ne s’avance ainsi que pour être baisée : il la reçoit et ne la baise pas. Sophie, un peu honteuse, la retire d’aussi bonne grâce qu’il lui est possible. Émile, qui n’est pas fait aux manières des femmes, et qui ne sait à quoi le caprice est bon, ne l’oublie pas aisément et ne s’apaise pas si vite. Le père de Sophie, la voyant embarrassée, achève de la déconcerter par des railleries. La pauvre fille, confuse, humiliée, ne sait plus ce qu’elle fait, et donnerait tout au monde pour oser pleurer. Plus elle se contraint, plus son cœur se gonfle ; une larme s’échappe enfin malgré qu’elle en ait. Émile voit cette larme, se précipite à ses genoux, lui prend la main, la baise plusieurs fois avec saisissement. Ma foi, vous êtes trop bon, dit le père en éclatant de rire ; j’aurais moins d’indulgence pour toutes ces folles, et je punirais la bouche qui m’aurait offensé. Émile, enhardi par ce discours, tourne un œil suppliant vers la mère, et, croyant voir un signe de consentement, s’approche en tremblant du visage de Sophie, qui détourne la tête, et, pour sauver la bouche, expose une joue de roses. L’indiscret ne s’en contente pas ; on résiste faiblement. Quel baiser, s’il n’était pas pris sous les yeux d’une mère ! Sévère Sophie, prenez garde à vous ; on vous demandera souvent votre robe à baiser, à condition que vous la refuserez quelquefois.

Après cette exemplaire punition, le père sort pour quelque affaire ; la mère envoie Sophie sous quelque prétexte, puis elle adresse la parole à Émile et lui dit d’un ton sérieux :

« Monsieur, je crois qu’un jeune homme aussi bien né, aussi bien élevé que vous, qui a des sentiments et des mœurs, ne voudrait pas payer du déshonneur d’une famille l’amitié qu’elle lui témoigne. Je ne suis ni farouche ni prude ; je sais ce qu’il faut passer à la jeunesse folâtre ; et ce que j’ai souffert sous mes yeux vous le prouve assez. Consultez votre ami sur vos devoirs ; il vous dira quelle différence il y a entre les jeux que la présence d’un père et d’une mère autorise et les libertés qu’on prend loin d’eux en abusant de leur confiance, et tournant en pièges les mêmes faveurs qui, sous leurs yeux, ne sont qu’innocentes. Il vous dira, Monsieur, que ma fille n’a eu d’autre tort avec vous que celui de ne pas voir, dès la première fois, ce qu’elle ne devait jamais souffrir ; il vous dira que tout ce qu’on prend pour faveur en devient une, et qu’il est indigne d’un homme d’honneur d’abuser de la simplicité d’une jeune fille pour usurper en secret les mêmes libertés qu’elle peut souffrir devant tout le monde. Car on sait ce que la bienséance peut tolérer en public ; mais on ignore où s’arrête, dans l’ombre du mystère, celui qui se fait seul juge de ses fantaisies. »

Après cette juste réprimande, bien plus adressée à moi qu’à mon élève, cette sage mère nous quitte, et me laisse dans l’admiration de sa rare prudence, qui compte pour peu qu’on baise devant elle la bouche de sa fille, et qui s’effraye qu’on ose baiser sa robe en particulier. En réfléchissant à la folie de nos maximes, qui sacrifient toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le langage est d’autant plus chaste que les cœurs sont plus corrompus, et pourquoi les procédés sont d’autant plus exacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes.

En pénétrant, à cette occasion, le cœur d’Émile des devoirs que j’aurais dû plutôt lui dicter, il me vient une réflexion nouvelle, qui fait peut-être le plus d’honneur à Sophie, et que je me garde pourtant bien de communiquer à son amant ; c’est qu’il est clair que cette prétendue fierté qu’on lui reproche n’est qu’une précaution très sage pour se garantir d’elle-même. Ayant le malheur de se sentir un tempérament combustible, elle redoute la première étincelle et l’éloigne de tout son pouvoir. Ce n’est pas par fierté qu’elle est sévère, c’est par humilité. Elle prend sur Émile l’empire qu’elle craint de n’avoir pas sur Sophie ; elle se sert de l’un pour combattre l’autre. Si elle était plus confiante, elle serait bien moins fière. Otez ce seul point, quelle fille au monde est plus facile et plus douce ? qui est-ce qui supporte plus patiemment une offense ? qui est-ce qui craint plus d’en faire à autrui ? qui est-ce qui a moins de prétentions en tout genre, hors la vertu ? Encore n’est-ce pas de sa vertu qu’elle est fière, elle ne l’est que pour la conserver ; et quand elle peut se livrer sans risque au penchant de son cœur, elle caresse jusqu’à son amant. Mais sa discrète mère ne fait pas tous ces détails à son père même : les hommes ne doivent pas tout savoir.

Loin même qu’elle semble s’enorgueillir de sa conquête, Sophie en est devenue encore plus affable et moins exigeante avec tout le monde, hors peut-être le seul qui produit ce changement. Le sentiment de l’indépendance n’enfle plus son noble cœur. Elle triomphe avec modestie d’une victoire qui lui coûte sa liberté. Elle a le maintien moins libre et le parler plus timide depuis qu’elle n’entend plus le mot d’amant sans rougir ; mais le contentement perce à travers son embarras, et cette honte elle-même n’est pas un sentiment fâcheux. C’est surtout avec les jeunes survenants que la différence de sa conduite est le plus sensible. Depuis qu’elle ne les craint plus, l’extrême réserve qu’elle avait avec eux s’est beaucoup relâchée. Décidée dans son choix, elle se montre sans scrupule gracieuse aux indifférents ; moins difficile sur leur mérite depuis qu’elle n’y prend plus d’intérêt, elle les trouve toujours assez aimables pour des gens qui ne lui seront jamais rien.

Si le véritable amour pouvait user de coquetterie, j’en croirais même voir quelques traces dans la manière dont Sophie se comporte avec eux en présence de son amant. On dirait que non contente de l’ardente passion dont elle l’embrase par un mélange exquis de réserve et de caresse, elle n’est pas fâchée encore d’irriter cette même passion par un peu d’inquiétude ; on dirait qu’égayant à dessein ses jeunes hôtes, elle destine au tourment d’Émile les grâces d’un enjouement qu’elle n’ose avoir avec lui : mais Sophie est trop attentive, trop bonne, trop judicieuse, pour le tourmenter en effet. Pour tempérer ce dangereux stimulant, l’amour et l’honnêteté lui tiennent lieu de prudence : elle sait l’alarmer et le rassurer précisément quand il faut ; et si quelquefois elle l’inquiète, elle ne l’attriste jamais. Pardonnons le souci qu’elle donne à ce qu’elle aime à la peur qu’elle a qu’il ne soit jamais assez enlacé.

Mais quel effet ce petit manège fera-t-il sur Émile ? Sera-t-il jaloux ? ne le sera-t-il pas ? C’est ce qu’il faut examiner : car de telles digressions entrent aussi dans l’objet de mon livre et m’éloignent peu de mon sujet.

J’ai fait voir précédemment comment, dans les choses qui ne tiennent qu’à l’opinion, cette passion s’introduit dans le cœur de l’homme. Mais en amour c’est autre chose ; la jalousie paraît alors tenir de si près à la nature, qu’on a bien de la peine à croire qu’elle n’en vienne pas ; et l’exemple même des animaux, dont plusieurs sont jaloux jusqu’à la fureur, semble établir le sentiment opposé sans réplique. Est-ce l’opinion des hommes qui apprend aux coqs à se mettre en pièces, et aux taureaux à se battre jusqu’à la mort ?

L’aversion contre tout ce qui trouble et combat nos plaisirs est un mouvement naturel, cela est incontestable. Jusqu’à certain point le désir de posséder exclusivement ce qui nous plaît est encore dans le même cas. Mais quand ce désir, devenu passion, se transforme en fureur ou en une fantaisie ombrageuse et chagrine appelée jalousie, alors c’est autre chose ; cette passion peut être naturelle, ou ne l’être pas : il faut distinguer.

L’exemple tiré des animaux a été ci-devant examiné dans le Discours sur l’Inégalité ; et maintenant que j’y réfléchis de nouveau, cet examen me paraît assez solide pour oser y renvoyer les lecteurs. J’ajouterai seulement aux distinctions que j’ai faites dans cet écrit que la jalousie qui vient de la nature tient beaucoup à la puissance du sexe, et que, quand cette puissance est ou paraît être illimitée, cette jalousie est à son comble ; car le mâle alors, mesurant ses droits sur ses besoins, ne peut jamais voir un autre mâle que comme un importun concurrent. Dans ces mêmes espèces, les femelles, obéissant toujours au premier venu, n’appartiennent aux mâles que par le droit de conquête, et causent entre eux des combats éternels.

Au contraire, dans les espèces où un s’unit avec une, où l’accouplement produit une sorte de lien moral, une sorte de mariage, la femelle, appartenant par son choix au mâle qu’elle s’est donné, se refuse communément à tout autre ; et le mâle ayant pour garant de sa fidélité cette affection de préférence, s’inquiète aussi moins de la vue des autres mâles, et vit plus paisiblement avec eux. Dans ces espèces, le mâle partage le soin des petits ; et par une de ces lois de la nature qu’on n’observe point sans attendrissement, il semble que la femelle rende au père l’attachement qu’il a pour ses enfants.

Or, à considérer l’espèce humaine dans sa simplicité primitive, il est aisé de voir, par la puissance bornée du mâle et par la tempérance de ses désirs, qu’il est destiné par la nature à se contenter d’une seule femelle ; ce qui se confirme par l’égalité numérique des individus des deux sexes, au moins dans nos climats ; égalité qui n’a pas lieu, à beaucoup près, dans les espèces où la plus grande force des mâles réunit plusieurs femelles à un seul. Et bien que l’homme ne couve pas comme le pigeon, et que n’ayant pas non plus des mamelles pour allaiter, il soit à cet égard dans la classe des quadrupèdes, les enfants sont si longtemps rampants et faibles, que la mère et eux se passeraient difficilement de l’attachement du père, et des soins qui en sont l’effet.

Toutes les observations concourent donc à prouver que la fureur jalouse des mâles, dans quelques espèces d’animaux, ne conclut point du tout pour l’homme ; et l’exception même des climats méridionaux, où la polygamie est établie, ne fait que mieux confirmer le principe, puisque c’est de la pluralité des femmes que vient la tyrannique précaution des maris, et que le sentiment de sa propre faiblesse porte l’homme à recourir à la contrainte pour éluder les lois de la nature.

Parmi nous, où ces mêmes lois, en cela moins éludées, le sont dans un sens contraire et plus odieux, la jalousie a son motif dans les passions sociales plus que dans l’instinct primitif. Dans la plupart des liaisons de galanterie, l’amant hait bien plus ses rivaux qu’il n’aime sa maîtresse ; s’il craint de n’être pas seul écouté, c’est l’effet de cet amour-propre dont j’ai montré l’origine, et la vanité pâtit en lui bien plus que l’amour. D’ailleurs nos maladroites institutions ont rendu les femmes si dissimulées [119], et ont si fort allumé leurs appétits, qu’on peut à peine compter sur leur attachement le mieux prouvé, et qu’elles ne peuvent plus marquer de préférences qui rassurent sur la crainte des concurrents.

Pour l’amour véritable, c’est autre chose. J’ai fait voir, dans l’écrit déjà cité, que ce sentiment n’est pas aussi naturel que l’on pense ; et il y a bien de la différence entre la douce habitude qui affectionne l’homme à sa compagne, et cette ardeur effrénée qui l’enivre des chimériques attraits d’un objet qu’il ne voit plus tel qu’il est. Cette passion, qui ne respire qu’exclusions et préférences, ne diffère en ceci de la vanité, qu’en ce que la vanité, exigeant tout et n’accordant rien, est toujours inique ; au lieu que l’amour, donnant autant qu’il exige, est par lui-même un sentiment rempli d’équité. D’ailleurs plus il est exigeant, plus il est crédule : la même illusion qui le cause le rend facile à persuader. Si l’amour est inquiet, l’estime est confiante ; et jamais l’amour sans estime n’exista dans un cœur honnête, parce que nul n’aime dans ce qu’il aime que les qualités dont il fait cas.

Tout ceci bien éclairci, l’on peut dire, à coup sûr, de quelle sorte de jalousie Émile sera capable ; car, puisqu’à peine cette passion a-t-elle un germe dans le cœur humain, sa forme est déterminée uniquement par l’éducation. Émile amoureux et jaloux ne sera point colère, ombrageux, méfiant, mais délicat, sensible et craintif ; il sera plus alarmé qu’irrité ; il s’attachera bien plus à gagner sa maîtresse qu’à menacer son rival ; il l’écartera, s’il peut, comme un obstacle, sans le haïr comme un ennemi ; s’il le hait, ce ne sera pas pour l’audace de lui disputer un cœur auquel il prétend, mais pour le danger réel qu’il lui fait courir de le perdre ; son injuste orgueil ne s’offensera point sottement qu’on ose entrer en concurrence avec lui ; comprenant que le droit de préférence est uniquement fondé sur le mérite, et que l’honneur est dans le succès, il redoublera de soins pour se rendre aimable, et probablement il réussira. La généreuse Sophie, en irritant son amour par quelques alarmes, saura bien les régler, l’en dédommager ; et les concurrents, qui n’étaient soufferts que pour le mettre à l’épreuve, ne tarderont pas d’être écartés.

Mais où me sens-je insensiblement entraîné ? O Émile, qu’es-tu devenu ? Puis-je reconnaître en toi mon élève ? Combien je te vois déchu ! Où est ce jeune homme formé si durement, qui bravait les rigueurs des saisons, qui livrait son corps aux plus rudes travaux et son âme aux seules lois de la sagesse ; inaccessible aux préjugés, aux passions ; qui n’aimait que la vérité, qui ne cédait qu’à la raison, et ne tenait à rien de ce qui n’était pas lui ? Maintenant, amolli dans une vie oisive, il se laisse gouverner par des femmes ; leurs amusements sont ses occupations, leurs volontés sont ses lois ; une jeune fille est l’arbitre de sa destinée ; il rampe et fléchit devant elle ; le grave Émile est le jouet d’un enfant !

Tel est le changement des scènes de la vie : chaque âge a ses ressorts qui le font mouvoir ; mais l’homme est toujours le même. À dix ans, il est mené par des gâteaux, à vingt par une maîtresse, à trente par les plaisirs, à quarante par l’ambition, à cinquante par l’avarice : quand ne court-il qu’après la sagesse ? Heureux celui qu’on y conduit malgré lui ! Qu’importe de quel guide on se serve, pourvu qu’il le mène au but ? Les héros, les sages eux-mêmes, ont payé ce tribut à la faiblesse humaine ; et tel dont les doigts ont cassé des fuseaux n’en fut pas pour cela moins grand homme.

Voulez-vous étendre sur la vie entière l’effet d’une heureuse éducation, prolongez durant la jeunesse les bonnes habitudes de l’enfance ; et, quand votre élève est ce qu’il doit être, faites qu’il soit le même dans tous les temps. Voilà la dernière perfection qu’il vous reste à donner à votre ouvrage. C’est pour cela surtout qu’il importe de laisser un gouverneur aux jeunes hommes ; car d’ailleurs il est peu à craindre qu’ils ne sachent pas faire l’amour sans lui. Ce qui trompe les instituteurs, et surtout les pères, c’est qu’ils croient qu’une manière de vivre en exclut une autre, et qu’aussitôt qu’on est grand on doit renoncer à tout ce qu’on faisait étant petit. Si cela était, à quoi servirait de soigner l’enfance, puisque le bon ou le mauvais usage qu’on en ferait s’évanouirait avec elle, et qu’en prenant des manières de vivre absolument différentes, on prendrait nécessairement d’autres façons de penser.

Comme il n’y a que de grandes maladies qui fassent solution de continuité dans la mémoire, il n’y a guère que de grandes passions qui la fassent dans les mœurs. Bien que nos goûts et nos inclinaisons changent, ce changement, quelquefois assez brusque, est adouci par les habitudes. Dans la succession de nos penchants, comme dans une bonne dégradation de couleurs, l’habile artiste doit rendre les passages imperceptibles, confondre et mêler les teintes, et, pour qu’aucune ne tranche, en étendre plusieurs sur tout son travail. Cette règle est confirmée par l’expérience ; les gens immodérés changent tous les jours d’affections, de goûts, de sentiments, et n’ont pour toute constance que l’habitude du changement ; mais l’homme réglé revient toujours à ses anciennes pratiques, et ne perd pas même dans sa vieillesse le goût des plaisirs qu’il aimait enfant.

Si vous faites qu’en passant dans un nouvel âge les jeunes gens ne prennent point en mépris celui qui l’a précédé, qu’en contractant de nouvelles habitudes ils n’abandonnent point les anciennes, et qu’ils aiment toujours à faire ce qui est bien, sans égard au temps où ils ont commencé, alors seulement vous aurez sauvé votre ouvrage, et vous serez sûrs d’eux jusqu’à la fin de leurs jours ; car la révolution la plus à craindre est celle de l’âge sur lequel vous veillez maintenant. Comme on le regrette toujours, on perd difficilement dans la suite les goûts qu’on y a conservés ; au lieu que, quand ils sont interrompus, on ne les reprend de la vie.

La plupart des habitudes que vous croyez faire contracter aux enfants et aux jeunes gens ne sont point de véritables habitudes, parce qu’ils ne les ont prises que par force, et que, les suivant malgré eux, ils n’attendent que l’occasion de s’en délivrer. On ne prend point le goût d’être en prison à force d’y demeurer ; l’habitude alors, loin de diminuer l’aversion, l’augmente. Il n’en est pas ainsi d’Émile, qui, n’ayant rien fait dans son enfance que volontairement et avec plaisir, ne fait, en continuant d’agir de même étant homme, qu’ajouter l’empire de l’habitude aux douceurs de la liberté. La vie active, le travail des bras, l’exercice, le mouvement, lui sont tellement devenus nécessaires, qu’il n’y pourrait renoncer sans souffrir. Le réduire tout à coup à une vie molle et sédentaire serait l’emprisonner, l’enchaîner, le tenir dans un état violent et contraint ; je ne doute pas que son humeur et sa santé n’en fussent également altérées. À peine peut-il respirer à son aise dans une chambre bien fermée ; il lui faut le grand air, le mouvement, la fatigue. Aux genoux même de Sophie, il ne peut s’empêcher de regarder quelquefois la campagne du coin de l’œil, et de désirer de la parcourir avec elle. Il reste pourtant quand il faut rester ; mais il est inquiet, agité ; il semble se débattre ; il reste parce qu’il est dans les fers. Voilà donc, allez-vous dire, des besoins auxquels je l’ai soumis, des assujettissements que je lui ai donnés : et tout cela est vrai ; je l’ai assujetti à l’état d’homme.

Émile aime Sophie ; mais quels sont les premiers charmes qui l’ont attaché ? La sensibilité, la vertu, l’amour des choses honnêtes. En aimant cet amour dans sa maîtresse, l’aurait-il perdu pour lui-même ? À quel prix à son tour Sophie s’est-elle mise ? À celui de tous les sentiments qui sont naturels au cœur de son amant : l’estime des vrais biens, la frugalité, la simplicité, le généreux désintéressement, le mépris du faste et des richesses. Émile avait ces vertus avant que l’amour les eût imposées. En quoi donc Émile est-il véritablement changé ? Il a de nouvelles raisons d’être lui-même ; c’est le seul point où il soit différent de ce qu’il était.

Je n’imagine pas qu’en lisant ce livre avec quelque attention, personne puisse croire que toutes les circonstances de la situation où il se trouve se soient ainsi rassemblées autour de lui par hasard. Est-ce par hasard que, les villes fournissant tant de filles aimables, celle qui lui plaît ne se trouve qu’au fond d’une retraite éloignée ? Est-ce par hasard qu’il la rencontre ? Est-ce par hasard qu’ils se conviennent ? Est-ce par hasard qu’ils ne peuvent loger dans le même lieu ? Est-ce par hasard qu’il ne trouve un asile que si loin d’elle ? Est-ce par hasard qu’il la voit si rarement, et qu’il est forcé d’acheter par tant de fatigues le plaisir de la voir quelquefois ? Il s’effémine, dites-vous. Il s’endurcit, au contraire ; il faut qu’il soit aussi robuste que je l’ai fait pour résister aux fatigues que Sophie lui fait supporter.

Il loge à deux grandes lieues d’elle. Cette distance est le soufflet de la forge ; c’est par elle que je trempe les traits de l’amour. S’ils logeaient porte à porte, ou qu’il pût l’aller voir mollement assis dans un bon carrosse, il l’aimerait à son aise, il l’aimerait en Parisien. Léandre eût-il voulu mourir pour Héro, si la mer ne l’eût séparé d’elle ? Lecteur, épargnez-moi des paroles ; si vous êtes fait pour m’entendre, vous suivrez assez mes règles dans mes détails.

Les premières fois que nous sommes allés voir Sophie, nous avons pris des chevaux pour aller plus vite. Nous trouvons cet expédient commode, et à la cinquième fois nous continuons de prendre des chevaux. Nous étions attendus ; à plus d’une demi-lieue de la maison, nous apercevons du monde sur le chemin. Émile observe, le cœur lui bat ; il approche, il reconnaît Sophie, il se précipite à bas de son cheval, il part, il vole, il est aux pieds de l’aimable famille. Émile aime les beaux chevaux ; le sien est vif, il se sent libre, il s’échappe à travers champs : je le suis, je l’atteins avec peine, je le ramène. Malheureusement Sophie a peur des chevaux, je n’ose approcher d’elle. Émile ne voit rien ; mais Sophie l’avertit à l’oreille de la peine qu’il a laissé prendre à son ami. Émile accourt tout honteux, prend les chevaux, reste en arrière : il est juste que chacun ait son tour. Il part le premier pour se débarrasser de nos montures. En laissant ainsi Sophie derrière lui, il ne trouve plus le cheval une voiture aussi commode. Il revient essoufflé, et nous rencontre à moitié chemin.

Au voyage suivant Émile ne veut plus de chevaux.

Pourquoi ? lui dis-je ; nous n’avons qu’à prendre un laquais pour en avoir soin. Ah ! dit-il, surchargerons-nous ainsi la respectable famille ? Vous voyez bien qu’elle veut tout nourrir, hommes et chevaux. Il est vrai, reprends-je, qu’ils ont la noble hospitalité de l’indigence. Les riches, avares dans leur faste, ne logent que leurs amis ; mais les pauvres logent aussi les chevaux de leurs amis. Allons à pied, dit-il ; n’en avez-vous pas le courage, vous qui partagez de si bon cœur les fatigants plaisirs de votre enfant ? Très volontiers, reprends-je à l’instant : aussi bien l’amour, à ce qu’il me semble, ne veut pas être fait avec tant de bruit.

En approchant, nous trouvons la mère et la fille plus loin encore que la première fois. Nous sommes venus comme un trait. Émile est tout en nage : une main chérie daigne lui passer un mouchoir sur les joues. Il y aurait bien des chevaux au monde, avant que nous fussions désormais tentés de nous en servir.

Cependant, il est assez cruel de ne pouvoir jamais passer la soirée ensemble. L’été s’avance, les jours commencent à diminuer. Quoi que nous puissions dire, on ne nous permet jamais de nous en retourner de nuit ; et, quand nous ne venons pas dès le matin, il faut presque repartir aussitôt qu’on est arrivé. À force de nous plaindre et de s’inquiéter de nous, la mère pense enfin qu’à la vérité l’on ne peut nous loger décemment dans la maison, mais qu’on peut nous trouver un gîte au village pour y coucher quelquefois. À ces mots Émile frappe des mains, tressaillit de joie ; et Sophie, sans y songer, baise un peu plus souvent sa mère le jour qu’elle a trouvé cet expédient.

Peu à peu la douceur de l’amitié, la familiarité de l’innocence s’établissent et s’affermissent entre nous. Les jours prescrits par Sophie ou par sa mère, je viens ordinairement avec mon ami, quelquefois aussi je le laisse aller seul. La confiance élève l’âme, et l’on ne doit plus traiter un homme en enfant ; et qu’aurais-je avancé jusque-là, si mon élève ne méritait pas mon estime ? Il m’arrive aussi d’aller sans lui ; alors il est triste et ne murmure point : que serviraient ses murmures ? Et puis il sait bien que je ne vais pas nuire à ses intérêts. Au reste, que nous allions ensemble ou séparément, on conçoit qu’aucun temps ne nous arrête, tout fiers d’arriver dans un état à pouvoir être plaints. Malheureusement, Sophie nous interdit cet honneur, et défend qu’on vienne par le mauvais temps. C’est la seule fois que je la trouve rebelle aux règles que je lui dicte en secret.

Un jour qu’il est allé seul, et que je ne l’attends que le lendemain, je le vois arriver le soir même, et je lui dis en l’embrassant : Quoi ! cher Émile, tu reviens à ton ami ! Mais, au lieu de répondre à mes caresses, il me dit avec un peu d’humeur : Ne croyez pas que je revienne si tôt de mon gré, je viens malgré moi. Elle a voulu que je vinsse ; je viens pour elle et non pas pour vous. Touché de cette naïveté, je l’embrasse derechef, en lui disant : Ame franche, ami sincère, ne me dérobe pas ce qui m’appartient. Si tu viens pour elle, c’est pour moi que tu le dis : ton retour est son ouvrage, mais ta franchise est le mien. Garde à jamais cette noble candeur des belles âmes. On peut laisser penser aux indifférents ce qu’ils veulent ; mais c’est un crime de souffrir qu’un ami nous fasse un mérite de ce que nous n’avons pas fait pour lui.

Je me garde bien d’avilir à ses yeux le prix de cet aveu, en y trouvant plus d’amour que de générosité, et en lui disant qu’il veut moins s’ôter le mérite de ce retour que le donner à Sophie. Mais voici comment il me dévoile le fond de son cœur sans y songer : s’il est venu à son aise, à petits pas, et rêvant à ses amours, Émile n’est que l’amant de Sophie ; s’il arrive à grands pas, échauffé, quoique un peu grondeur, Émile est l’ami de son Mentor.

On voit par ces arrangements que mon jeune homme est bien éloigné de passer sa vie auprès de Sophie et de la voir autant qu’il voudrait. Un voyage ou deux par semaine bornent les permissions qu’il reçoit ; et ses visites, souvent d’une seule demi-journée, s’étendent rarement au lendemain. Il emploie bien plus de temps à espérer de la voir, ou à se féliciter de l’avoir vue, qu’à la voir en effet. Dans celui même qu’il donne à ses voyages, il en passe moins auprès d’elle qu’à s’en approcher ou s’en éloigner. Ses plaisirs vrais, purs, délicieux, mais moins réels qu’imaginaires, irritent son amour sans efféminer son cœur.

Les jours qu’il ne la voit point, il n’est pas oisif et sédentaire. Ces jours-là c’est Émile encore : il n’est point du tout transformé. Le plus souvent, il court les campagnes des environs, il suit son histoire naturelle ; il observe, il examine les terres, leurs productions, leur culture ; il compare les travaux qu’il voit à ceux qu’il connaît ; il cherche les raisons des différences : quand il juge d’autres méthodes préférables à celles du lieu, il les donne aux cultivateurs ; s’il propose une meilleure forme de charrue, il en fait faire sur ses dessins : s’il trouve une carrière de marne, il leur en apprend l’usage inconnu dans le pays ; souvent il met lui-même la main à l’œuvre ; ils sont tout étonnés de lui voir manier leurs outils plus aisément qu’ils ne font eux-mêmes, tracer des sillons plus profonds et plus droits que les leurs, semer avec plus d’égalité, diriger des ados avec plus d’intelligence. Ils ne se moquent pas de lui comme d’un beau diseur d’agriculture : ils voient qu’il la sait en effet. En un mot, il étend son zèle et ses soins à tout ce qui est d’utilité première et générale ; même il ne s’y borne pas : il visite les maisons des paysans, s’informe de leur état, de leurs familles, du nombre de leurs enfants, de la quantité de leurs terres, de la nature du produit, de leurs débouchés, de leurs facultés, de leurs charges, de leurs dettes, etc. Il donne peu d’argent, sachant que, pour l’ordinaire, il est mal employé, mais il en dirige l’emploi lui-même, et le leur rend utile malgré qu’ils en aient. Il leur fournit des ouvriers, et souvent leur paye leurs propres journées pour les travaux dont ils ont besoin. À l’un il fait relever ou couvrir sa chaumière à demi tombée ; à l’autre il fait défricher sa terre abandonnée faute de moyens ; à l’autre il fournit une vache, un cheval, du bétail de toute espèce à la place de celui qu’il a perdu ; deux voisins sont près d’entrer en procès, il les gagne, il les accommode ; un paysan tombe malade, il le fait soigner, il le soigne lui-même [120] ; un autre est vexé par un voisin puissant, il le protège et le recommande ; de pauvres jeunes gens se recherchent, il aide à les marier ; une bonne femme a perdu son enfant chéri, il va la voir, il la console, il ne sort point aussitôt qu’il est entré ; il ne dédaigne point les indigents, il n’est point pressé de quitter les malheureux, il prend souvent son repas chez les paysans qu’il assiste, il l’accepte aussi chez ceux qui n’ont pas besoin de lui ; en devenant le bienfaiteur des uns et l’ami des autres, il ne cesse point d’être leur égal. Enfin, il fait toujours de sa personne autant de bien que de son argent.

Quelquefois, il dirige ses tournées du côté de l’heureux séjour : il pourrait espérer d’apercevoir Sophie à la dérobée, de la voir à la promenade sans en être vu ; mais Émile est toujours sans détour dans sa conduite, il ne sait et ne veut rien éluder. Il a cette aimable délicatesse qui flatte et nourrit l’amour-propre du bon témoignage de soi. Il garde à la rigueur son ban, et n’approche jamais assez pour tenir du hasard ce qu’il ne veut devoir qu’à Sophie. En revanche, il erre avec plaisir dans les environs, recherchant les traces des pas de sa maîtresse, s’attendrissant sur les peines qu’elle a prises et sur les courses qu’elle a bien voulu faire par complaisance pour lui. La veille des jours qu’il doit la voir, il ira dans quelque ferme voisine ordonner une collation pour le lendemain. La promenade se dirige de ce côté sans qu’il y paraisse ; on entre comme par hasard ; on trouve des fruits, des gâteaux, de la crème. La friande Sophie n’est pas insensible à ces attentions, et fait volontiers honneur à notre prévoyance ; car j’ai toujours ma part au compliment, n’en eussé-je eu aucune au soin qui l’attire : c’est un détour de petite fille pour être moins embarrassée en remerciant. Le père et moi mangeons des gâteaux et buvons du vin : mais Émile est de l’écot des femmes, toujours au guet pour voler quelque assiette de crème où la cuillère de Sophie ait trempé.

À propos de gâteaux, je parle à Émile de ses anciennes courses. On veut savoir ce que c’est que ces courses ; je l’explique, on en rit ; on lui demande s’il sait courir encore. Mieux que jamais, répond-il ; je serais bien fâché de l’avoir oublié. Quelqu’un de la compagnie aurait grande envie de le voir, et n’ose le dire ; quelque autre se charge de la proposition ; il accepte : on fait rassembler deux ou trois jeunes gens des environs ; on décerne un prix, et, pour mieux imiter les anciens jeux, on met un gâteau sur le but. Chacun se tient prêt, le papa donne le signal en frappant des mains. L’agile Émile fend l’air, et se trouve au bout de la carrière qu’à peine mes trois lourdauds sont partis. Émile reçoit le prix des mains de Sophie, et, non moins généreux qu’Enée, fait des présents à tous les vaincus.

Au milieu de l’éclat du triomphe, Sophie ose défier le vainqueur, et se vante de courir aussi bien que lui. Il ne refuse point d’entrer en lice avec elle ; et, tandis qu’elle s’apprête à l’entrée de la carrière, qu’elle retrousse sa robe des deux côtés, et que, plus curieuse d’étaler une jambe fine aux yeux d’Émile que de le vaincre à ce combat, elle regarde si ses jupes sont assez courtes, il dit un mot à l’oreille de la mère ; elle sourit et fait un signe d’approbation. Il vient alors se placer à côté de sa concurrente ; et le signal n’est pas plus tôt donné, qu’on la voit partir comme un oiseau.

Les femmes ne sont pas faites pour courir ; quand elles fuient, c’est pour être atteintes. La course n’est pas la seule chose qu’elles fassent maladroitement, mais c’est la seule qu’elles fassent de mauvaise grâce : leurs coudes en arrière et collés contre leur corps leur donnent une attitude risible, et les hauts talons sur lesquels elles sont juchées les font paraître autant de sauterelles qui voudraient courir sans sauter.

Émile, n’imaginant point que Sophie coure mieux qu’une autre femme, ne daigne pas sortir de sa place, et la voit partir avec un sourire moqueur. Mais Sophie est légère et porte des talons bas ; elle n’a pas besoin d’artifice pour paraître avoir le pied petit ; elle prend les devants d’une telle rapidité, que, pour atteindre cette nouvelle Atalante, il n’a que le temps qu’il lui faut quand il l’aperçoit si loin devant lui. Il part donc à son tour, semblable à l’aigle qui fond sur sa proie ; il la poursuit, la talonne, l’atteint enfin tout essoufflée, passe doucement son bras gauche autour d’elle, l’enlève comme une plume, et, pressant sur son cœur cette douce charge, il achève ainsi la course, lui fait toucher le but la première, puis, criant Victoire à Sophie ! met devant elle un genou en terre, et se reconnaît le vaincu.

À ces occupations diverses se joint celle du métier que nous avons appris. Au moins un jour par semaine, et tous ceux où le mauvais temps ne nous permet pas de tenir la campagne, nous allons, Émile et moi, travailler chez un maître. Nous n’y travaillons pas pour la forme, en gens au-dessus de cet état, mais tout de bon et en vrais ouvriers. Le père de Sophie nous venant voir nous trouve tout de bon à l’ouvrage, et ne manque pas de rapporter avec admiration à sa femme et à sa fille ce qu’il a vu. Allez voir, dit-il, ce jeune homme à l’atelier, et vous verrez s’il méprise la condition du pauvre ! On peut imaginer si Sophie entend ce discours avec plaisir ! On en reparle, on voudrait le surprendre à l’ouvrage. On me questionne sans faire semblant de rien ; et, après s’être assurées d’un de nos jours, la mère et la fille prennent une calèche, et viennent à la ville le même jour.

En entrant dans l’atelier, Sophie aperçoit à l’autre bout un jeune homme en veste, les cheveux négligemment rattachés, et si occupé de ce qu’il fait qu’il ne la voit point : elle s’arrête et fait signe à sa mère. Émile, un ciseau d’une main et le maillet de l’autre, achève une mortaise ; puis il scie une planche et en met une pièce sous le valet pour la polir. Ce spectacle ne fait point rire Sophie ; il la touche, il est respectable. Femme, honore ton chef ; c’est lui qui travaille pour toi, qui te gagne ton pain, qui te nourrit : voilà l’homme.

Tandis qu’elles sont attentives à l’observer, je les aperçois, je tire Émile par la manche ; il se retourne, les voit, jette ses outils, et s’élance avec un cri de joie. Après s’être livré à ses premiers transports, il les fait asseoir et reprend son travail. Mais Sophie ne peut rester assise ; elle se lève avec vivacité, parcourt l’atelier, examine les outils, touche le poli des planches, ramasse des copeaux par terre, regarde à nos mains, et puis dit qu’elle aime ce métier, parce qu’il est propre. La folâtre essaye même d’imiter Émile. De sa blanche et débile main, elle pousse un rabot sur la planche ; le rabot glisse et ne mord point. Je crois voir l’Amour dans les airs rire et battre des ailes ; je crois l’entendre pousser des cris d’allégresse, et dire : Hercule est vengé.

Cependant, la mères questionne le maître. Monsieur, combien payez-vous ces garçons-là ? Madame, je leur donne à chacun vingt sous par jour, et je les nourris ; mais si ce jeune homme voulait, il gagnerait bien davantage, car c’est le meilleur ouvrier du pays. Vingt sous par jour, et vous les nourrissez ! dit la mère en nous regardant avec attendrissement. Madame, il en est ainsi, reprend le maître. À ces mots, elle court à Émile, l’embrasse, le presse contre son sein en versant sur lui des larmes, et sans pouvoir dire autre chose que de répéter plusieurs fois : Mon fils ! ô mon fils !

Après avoir passé quelque temps à causer avec nous, mais sans nous détourner : Allons-nous-en, dit la mère à sa fille ; il se fait tard, il ne faut pas nous faire attendre. Puis, s’approchant d’Émile, elle lui donne un petit coup sur la joue en lui disant : Eh bien ! bon ouvrier, ne voulez-vous pas venir avec nous ? Il lui répond d’un ton fort triste : Je suis engagé, demandez au maître. On demande au maître s’il veut bien se passer de nous. Il répond qu’il ne peut. J’ai, dit-il, de l’ouvrage qui presse et qu’il faut rendre après-demain. Comptant sur ces messieurs, j’ai refusé des ouvriers qui se sont présentés ; si ceux-ci me manquent, je ne sais plus où en prendre d’autres, et je ne pourrai rendre l’ouvrage au jour promis. La mère ne réplique rien ; elle attend qu’Émile parle. Émile baisse la tête est se tait. Monsieur, lui dit-elle un peu surprise de ce silence, n’avez-vous rien à dire à cela ? Émile regarde tendrement la fille et ne répond que ces mots : Vous voyez bien qu’il faut que je reste. Là-dessus les dames partent et nous laissent. Émile les accompagne jusqu’à la porte, les suit des yeux autant qu’il peut, soupire, et revient se mettre au travail sans parler.

En chemin, la mère, piquée, parle à sa fille de la bizarrerie de ce procédé ! Quoi ! dit-elle, était-il si difficile de contenter le maître sans être obligé de rester ? Et ce jeune homme si prodigue, qui verse l’argent sans nécessité, n’en sait-il plus trouver dans les occasions convenables ? O maman ! répond Sophie, à Dieu ne plaise qu’Émile donne tant de force à l’argent, qu’il s’en serve pour rompre un engagement personnel, pour violer impunément sa parole, et faire violer celle d’autrui ! Je sais qu’il dédommagerait aisément l’ouvrier du léger préjudice que lui causerait son absence ; mais cependant il asservirait son âme aux richesses, il s’accoutumerait à les mettre à la place de ses devoirs, et à croire qu’on est dispensé de tout, pourvu qu’on paye. Émile a d’autres manières de penser, et j’espère n’être pas cause qu’il en change. Croyez-vous qu’il ne lui en ait rien coûté de rester ? Maman, ne vous y trompez pas, c’est pour moi qu’il reste ; je l’ai bien vu dans ses yeux.

Ce n’est pas que Sophie soit indulgente sur les vrais soins de l’amour ; au contraire, elle est impérieuse, exigeante ; elle aimerait mieux n’être point aimée que de l’être modérément. Elle a le noble orgueil du mérite qui se sent, qui s’estime et qui veut être honoré comme il s’honore. Elle dédaignerait un cœur qui ne sentirait pas tout le prix du sien, qui ne l’aimerait pas pour ses vertus autant et plus que pour ses charmes ; un cœur qui ne lui préférerait pas son propre devoir, et qui ne la préférerait pas à toute autre chose. Elle n’a point voulu d’amant qui ne connût de loi que la sienne ; elle veut régner sur un homme qu’elle n’ait point défiguré. C’est ainsi qu’ayant avili les compagnons d’Ulysse, Circé les dédaigne, et se donne à lui seul, qu’elle n’a pu changer.

Mais ce droit inviolable et sacré mis à part, jalouse à l’excès de tous les siens, Sophie épie avec quel scrupule Émile les respecte, avec quel zèle il accomplit ses volontés, avec quelle adresse il les devine, avec quelle vigilance il arrive au moment prescrit ; elle ne veut ni qu’il retarde ni qu’il anticipe ; elle veut qu’il soit exact. Anticiper, c’est se préférer à elle ; retarder, c’est la négliger. Négliger Sophie ! cela n’arriverait pas deux fois. L’injuste soupçon d’une a failli tout perdre ; mais Sophie est équitable et sait bien réparer ses torts.

Un soir nous sommes attendus ; Émile a reçu l’ordre. On vient au-devant de nous ; nous n’arrivons point. Que sont-ils devenus ? Quel malheur leur est arrivé ? Personne de leur part ? La soirée s’écoule à nous attendre. La pauvre Sophie nous croit morts ; elle se désole, elle se tourmente ; elle passe la nuit à pleurer. Dès le soir on a expédié un messager pour s’informer de nous et rapporter de nos nouvelles le lendemain matin. Le messager revient accompagné d’un autre de notre part, qui fait nos excuses de bouche et dit que nous nous portons bien. Un moment après, nous paraissons nous-mêmes. Alors la scène change ; Sophie essuie ses pleurs, ou, si elle en verse, ils sont de rage. Son cœur altier n’a pas gagné à se rassurer sur notre vie : Émile vit, et s’est fait attendre inutilement.

À notre arrivée, elle veut s’enfermer. On veut qu’elle reste ; il faut rester : mais, prenant à l’instant son parti, elle affecte un air tranquille et content qui en imposerait à d’autres. Le père vient au-devant de nous et nous dit : Vous avez tenu vos amis en peine ; il y a ici des gens qui ne vous le pardonneront pas aisément. Qui donc, mon papa ? dit Sophie avec une manière de sourire le plus gracieux qu’elle puisse affecter. Que vous importe, répond le père, pourvu que ce ne soit pas vous ? Sophie ne réplique point, et baisse les yeux sur son ouvrage. La mère nous reçoit d’un air froid et composé. Émile embarrassé n’ose aborder Sophie. Elle lui parle la première, lui demande comment il se porte, l’invite à s’asseoir, et se contrefait si bien que le pauvre jeune homme, qui n’entend rien encore au langage des passions violentes, est la dupe de ce sang-froid, et presque sur le point d’en être piqué lui-même.

Pour le désabuser je vais prendre la main de Sophie, j’y veux porter mes lèvres comme je fais quelquefois : elle la retire brusquement, avec un mot de Monsieur si singulièrement prononcé, que ce mouvement involontaire la décèle à l’instant aux yeux d’Émile.

Sophie elle-même, voyant qu’elle s’est trahie, se contraint moins. Son sang-froid apparent se change en un mépris ironique. Elle répond à tout ce qu’on lui dit par des monosyllabes prononcés d’une voix lente et mal assurée, comme craignant d’y laisser trop percer l’accent de l’indignation. Émile, demi-mort d’effroi, la regarde avec douleur, et tâche de l’engager à jeter les yeux sur les siens pour y mieux lire ses vrais sentiments. Sophie, plus irritée de sa confiance, lui lance un regard qui lui ôte l’envie d’en solliciter un second. Émile, interdit et tremblant, n’ose plus, très heureusement pour lui, ni lui parler ni la regarder, car, n’eût-il pas été coupable, s’il eût pu supporter sa colère, elle ne lui eût jamais pardonné.

Voyant alors que c’est mon tour, et qu’il est temps de s’expliquer, je reviens à Sophie. Je reprends sa main, qu’elle ne retire plus, car elle est prête à se trouver mal. Je lui dis avec douceur : Chère Sophie, nous sommes malheureux ; mais vous êtes raisonnable et juste, vous ne nous jugerez pas sans nous entendre : écoutez-nous. Elle ne répond rien, et je parle ainsi :

« Nous sommes partis hier à quatre heures ; il nous était prescrit d’arriver à sept, et nous prenons toujours plus de temps qu’il ne nous est nécessaire afin de nous reposer en approchant d’ici. Nous avions déjà fait les trois quarts du chemin, quand des lamentations douloureuses nous frappent l’oreille ; elles partaient d’une gorge de la colline à quelque distance de nous. Nous accourons aux cris : nous trouvons un malheureux paysan qui, revenant de la ville un peu pris de vin sur son cheval, en était tombé si lourdement qu’il s’était cassé la jambe. Nous crions, nous appelons du secours ; personne ne répond ; nous essayons de remettre le blessé sur son cheval, nous n’en pouvons venir à bout : au moindre mouvement le malheureux souffre des douleurs horribles. Nous prenons le parti d’attacher le cheval dans le bois à l’écart ; puis, faisant un brancard de nos bras, nous y posons le blessé, et le portons le plus doucement qu’il est possible, en suivant ses indications sur la route qu’il fallait tenir pour aller chez lui. Le trajet était long ; il fallut nous reposer plusieurs fois. Nous arrivons enfin, rendus de fatigue ; nous trouvons avec une surprise amère que nous connaissions déjà la maison, et que ce misérable que nous rapportions avec tant de peine était le même qui nous avait si cordialement reçus le jour de notre première arrivée ici. Dans le trouble où nous étions tous, nous ne nous étions point reconnus jusqu’à ce moment.

« Il n’avait que deux petits enfants. Prête à lui en donner un troisième, sa femme fut si saisie en le voyant arriver, qu’elle sentit des douleurs aiguës et accoucha peu d’heures après. Que faire en cet état dans une chaumière écartée où l’on ne pouvait espérer aucun secours ? Émile prit le parti d’aller prendre le cheval que nous avions laissé dans le bois, de le monter, de courir à toute bride chercher un chirurgien à la ville. Il donna le cheval au chirurgien ; et, n’ayant pu trouver assez tôt une garde, il revint à pied avec un domestique, après vous avoir expédié un exprès, tandis qu’embarrassé, comme vous pouvez croire, entre un homme ayant une jambe cassée et une femme en travail, je préparais dans la maison tout ce que je pouvais prévoir être nécessaire pour le secours de tous les deux.

« Je ne vous ferai point le détail du reste ; ce n’est pas de cela qu’il est question. Il était deux heures après minuit avant que nous ayons eu ni l’un ni l’autre un moment de relâche. Enfin nous sommes revenus avant le jour dans notre asile ici proche, où nous avons attendu l’heure de votre réveil pour vous rendre compte de notre accident. »

Je me tais sans rien ajouter. Mais, avant que personne parle, Émile s’approche de sa maîtresse, élève la voix et lui dit avec plus de fermeté que je ne m’y serais attendu : Sophie, vous êtes l’arbitre de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire mourir de douleur ; mais n’espérez pas me faire oublier les droits de l’humanité : ils me sont plus sacrés que les vôtres, je n’y renoncerai jamais pour vous.

Sophie, à ces mots, au lieu de répondre, se lève, lui passe un bras autour du cou, lui donne un baiser sur la joue ; puis, lui tendant la main avec une grâce inimitable, elle lui dit : Émile, prends cette main : elle est à toi. Sois, quand tu voudras, mon époux et mon maître ; je tâcherai de mériter cet honneur.

À peine l’a-t-elle embrassé, que le père, enchanté, frappe des mains, en criant bis, bis, et Sophie, sans se faire presser, lui donne aussitôt deux baisers sur l’autre joue ; mais, presque au même instant, effrayée de tout ce qu’elle vient de faire, elle se sauve dans les bras de sa mère et cache dans ce sein maternel son visage enflammé de honte.

Je ne décrirai point la commune joie ; tout le monde la doit sentir. Après le dîner, Sophie demande s’il y aurait trop loin pour aller voir ces pauvres malades. Sophie le désire et c’est une bonne œuvre. On y va : on les trouve dans deux lits séparés ; Émile en avait fait apporter un : on trouve autour d’eux du monde pour les soulager : Émile y avait pourvu. Mais au surplus tous deux sont si mal en ordre, qu’ils souffrent autant du malaise que de leur état. Sophie se fait donner un tablier de la bonne femme, et va la ranger dans son lit ; elle en fait ensuite autant à l’homme ; sa main douce et légère sait aller chercher tout ce qui les blesse, et faire poser plus mollement leurs membres endoloris. Ils se sentent déjà soulagés à son approche ; on dirait qu’elle devine tout ce qui fait leur mal. Cette fille si délicate ne se rebute ni de la malpropreté ni de la mauvaise odeur, et sait faire disparaître l’une et l’autre sans mettre personne en œuvre, et sans que les malades soient tourmentés. Elle qu’on voit toujours si modeste et quelquefois si dédaigneuse, elle qui, pour tout au monde, n’aurait pas touché du bout du doigt le lit d’un homme, retourne et change le blessé sans aucun scrupule, et le met dans une situation plus commode pour y pouvoir rester longtemps. Le zèle de la charité vaut bien la modestie ; ce qu’elle fait, elle le fait si légèrement et avec tant d’adresse, qu’il se sent soulagé sans presque s’être aperçu qu’on l’ait touché. La femme et le mari bénissent de concert l’aimable fille qui les sert, qui les plaint, qui les console. C’est un ange du ciel que Dieu leur envoie, elle en a la figure et la bonne grâce, elle en a la douceur et la bonté. Émile attendri la contemple en silence. Homme, aime ta compagne. Dieu te la donne pour te consoler dans tes peines, pour te soulager dans tes maux : voilà la femme.

On fait baptiser le nouveau-né. Les deux amants le présentent, brûlant au fond de leurs cœurs d’en donner bientôt autant à faire à d’autres. Ils aspirent au moment désiré ; ils croient y toucher : tous les scrupules de Sophie sont levés, mais les miens viennent. Ils n’en sont pas encore où ils pensent : il faut que chacun ait son tour.

Un matin qu’ils ne se sont vus depuis deux jours, j’entre dans la chambre d’Émile une lettre à la main, et je lui dis en le regardant fixement : Que feriez-vous si l’on vous apprenait que Sophie est morte ? Il fait grand cri, se lève en frappant des mains, et, sans dire un seul mot, me regarde d’un œil égaré. Répondez donc, poursuis-je avec la même tranquillité. Alors, irrité de mon sang-froid, il s’approche, les yeux enflammés de colère ; et, s’arrêtant dans une attitude presque menaçante : Ce que je ferais ?... je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que je ne reverrais de ma vie celui qui me l’aurait appris. Rassurez vous, répondis-je en souriant : elle vit, elle se porte bien, elle pense à vous, et nous sommes attendus ce soir. Mais allons faire un tour de promenade, et nous causerons.

La passion dont il est préoccupé ne lui permet plus de se livrer, comme auparavant, à des entretiens purement raisonnés : il faut l’intéresser par cette passion même à se rendre attentif à mes leçons. C’est ce que j’ai fait par ce terrible préambule ; je suis bien sûr maintenant qu’il m’écoutera.

« Il faut être heureux, cher Émile : c’est la fin de tout être sensible ; c’est le premier désir que nous imprima la nature, et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonheur ? qui le sait ? Chacun le cherche, et nul ne le trouve. On use la vie à le poursuivre et l’on meurt sans l’avoir atteint. Mon jeune ami, quand à ta naissance je te pris dans mes bras, et qu’attestant l’Etre suprême de l’engagement que j’osai contracter, je vouai mes jours au bonheur des tiens, savais-je moi-même à quoi je m’engageais ? Non : je savais seulement qu’en te rendant heureux j’étais sûr de l’être. En faisant pour toi cette utile recherche, je la rendais commune à tous deux.

« Tant que nous ignorons ce que nous devons faire, la sagesse consiste à rester dans l’inaction. C’est de toutes les maximes celle dont l’homme a le plus grand besoin, et celle qu’il sait le moins suivre. Chercher le bonheur sans savoir où il est, c’est s’exposer à le fuir, c’est courir autant de risques contraires qu’il y a de routes pour s’égarer. Mais il n’appartient pas à tout le monde de savoir ne point agir. Dans l’inquiétude où nous tient l’ardeur du bien-être, nous aimons mieux nous tromper à le poursuivre, que de ne rien faire pour le chercher : et, sortis une foi de la place où nous pouvons le connaître, nous n’y savons plus revenir.

« Avec la même ignorance j’essayai d’éviter la même faute. En prenant soin de toi, je résolus de ne pas faire un pas inutile et de t’empêcher d’en faire. Je me tins dans la route de la nature, en attendant qu’elle me montrât celle du bonheur. Il s’est trouvé qu’elle était la même, et qu’en n’y pensant pas je l’avais suivie.

Sois mon témoin, sois mon juge ; je ne te récuserai jamais. Tes premiers ans n’ont pas été sacrifiés à ceux qui les doivent suivre ; tu as joui de tous les biens que la nature t’avait donnés. Des maux auxquels elle t’assujettit, et dont j’ai pu te garantir, tu n’as senti que ceux qui pouvaient t’endurcir aux autres. Tu n’en as jamais souffert aucun que pour en éviter un plus grand. Tu n’as connu ni la haine, ni l’esclavage. Libre et content, tu es resté juste et bon ; car la peine et le vice son inséparables, et jamais l’homme ne devient méchant que lorsqu’il est malheureux. Puisse le souvenir de ton enfance se prolonger jusqu’à tes vieux jours ! Je ne crains pas que jamais ton bon cœur se la rappelle sans donner quelques bénédictions à la main qui la gouverna.

« Quand tu es entré dans l’âge de raison, je t’ai garanti de l’opinion des hommes ; quand ton cœur est devenu sensible, je t’ai préservé de l’empire des passions. Si j’avais pu prolonger ce calme intérieur jusqu’à la fin de ta vie, j’aurais mis mon ouvrage en sûreté, et tu serais toujours heureux autant qu’un homme peut l’être ; mais, cher Émile, j’ai eu beau tremper ton âme dans le Styx, je n’ai pu la rendre partout invulnérable ; il s’élève un nouvel ennemi que tu n’as pas encore appris à vaincre, et dont je n’ai pu te sauver. Cet ennemi, c’est toi-même. La nature et la fortune t’avaient laissé libre. Tu pouvais endurer la misère ; tu pouvais supporter les douleurs du corps, celles de l’âme t’étaient inconnues ; tu ne tenais à rien qu’à la condition humaine, et maintenant tu tiens à tous les attachements que tu t’es donnés ; en apprenant à désirer, tu t’es rendu l’esclave de tes désirs. Sans que rien change en toi, sans que rien t’offense, sans que rien touche à ton être, que de douleurs peuvent attaquer ton âme ! que de maux tu peux sentir sans être malade ! que de morts tu peux souffrir sans mourir ! Un mensonge, une erreur, un doute peut te mettre au désespoir.

« Tu voyais au théâtre les héros, livrés à des douleurs extrêmes, faire retentir la scène de leurs cris insensés, s’affliger comme des femmes, pleurer comme des enfants, et mériter ainsi les applaudissements publics. Souviens-toi du scandale que te causaient ces lamentations, ces cris, ces plaintes, dans des hommes dont on ne devait attendre que des actes de constance et de fermeté. Quoi ! disais-tu, tout indigné, ce sont là les exemples qu’on nous donne à suivre, les modèles qu’on nous offre à imiter ! A-t-on peur que l’homme ne soit pas assez petit, assez malheureux, assez faible, si l’on ne vient encore encenser sa faiblesse sous la fausse image de la vertu ? Mon jeune ami, sois plus indulgent désormais pour la scène : te voilà devenu l’un de ses héros.

« Tu sais souffrir et mourir : tu sais endurer la loi de la nécessité dans les maux physiques ; mais tu n’as point encore imposé de lois aux appétits de ton cœur ; et c’est de nos affections, bien plus que de nos besoins, que naît le trouble de notre vie. Nos désirs sont étendus, notre force est presque nulle. L’homme tient par ses vœux à mille choses, et par lui-même il ne tient à rien, pas même à sa propre vie ; plus il augmente ses attachements, plus il multiplie ses peines. Tout ne fait que passer sur la terre : tout ce que nous aimons nous échappera tôt ou tard, et nous y tenons comme s’il devait durer éternellement. Quel effroi sur le seul soupçon de la mort de Sophie ! As-tu donc compté qu’elle vivrait toujours ? Ne meurt-il personne à son âge ? Elle doit mourir, mon enfant, et peut-être avant toi. Qui sait si elle est vivante à présent même ? La nature ne t’avait asservi qu’à une seule mort, tu t’asservis à une seconde ; te voilà dans le cas de mourir deux fois.

« Ainsi soumis à tes passions déréglées, que tu vas rester à plaindre ! Toujours des privations, toujours des pertes, toujours des alarmes ; tu ne jouiras pas même de ce qui te sera laissé. La crainte de tout perdre t’empêchera de rien posséder ; pour n’avoir voulu suivre que tes passions, jamais tu ne les pourras satisfaire. Tu chercheras toujours le repos, il fuira toujours devant toi, tu seras misérable, et tu deviendras méchant. Et comment pourrais-tu ne pas l’être, n’ayant de loi que tes désirs effrénés ! Si tu ne peux supporter des privations involontaires, comment t’en imposeras-tu volontairement ? comment sauras-tu sacrifier le penchant au devoir et résister à ton cœur pour écouter ta raison ? Toi qui ne veux déjà plus voir celui qui t’apprendra la mort de ta maîtresse, comment verrais-tu celui qui voudrait te l’ôter vivante, celui qui t’oserait dire : Elle est morte pour toi, la vertu te sépare d’elle ? S’il faut vivre avec elle quoi qu’il arrive, que Sophie soit mariée ou non, que tu sois libre ou ne le sois pas, qu’elle t’aime ou te haïsse, qu’on te l’accorde ou qu’on te la refuse, n’importe, tu la veux, il la faut posséder à quelque prix que ce soit. Apprends-moi donc à quel crime s’arrête celui qui n’a de lois que les vœux de son cœur, et ne sait résister à rien de ce qu’il désire.

« Mon enfant, il n’y a point de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat. Le mot de vertu vient de force ; la force est la base de toute vertu. La vertu n’appartient qu’à un être faible par sa nature, et fort par sa volonté ; c’est en cela seul que consiste le mérite de l’homme juste ; et quoique nous appelions Dieu bon, nous ne l’appelons pas vertueux, parce qu’il n’a pas besoin d’efforts pour bien faire. Pour t’expliquer ce mot si profané, j’ai attendu que tu fusses en état de m’entendre. Tant que la vertu ne coûte rien à pratiquer, on a peu besoin de la connaître. Ce besoin vient quand les passions s’éveillent : il est déjà venu pour toi.

« En t’élevant dans toute la simplicité de la nature, au lieu de te prêcher de pénibles devoirs, je t’ai garanti des vices qui rendent ces devoirs pénibles ; je t’ai moins rendu le mensonge odieux qu’inutile ; je t’ai moins appris à rendre à chacun ce qui lui appartient, qu’à ne te soucier que de ce qui est à toi ; je t’ai fait plutôt bon que vertueux. Mais celui qui n’est que bon ne demeure tel qu’autant qu’il a du plaisir à l’être : la bonté se brise et périt sous le choc des passions humaines ; l’homme qui n’est que bon n’est bon que pour lui.

« Qu’est-ce donc que l’homme vertueux ? C’est celui qui sait vaincre ses affections ; car alors il suit sa raison, sa conscience ; il fait son devoir ; il se tient dans l’ordre, et rien ne l’en peut écarter. Jusqu’ici tu n’étais libre qu’en apparence ; tu n’avais que la liberté précaire d’un esclave à qui l’on n’a rien commandé. Maintenant sois libre en effet ; apprends à devenir ton propre maître ; commande à ton cœur, ô Émile, et tu seras vertueux.

« Voilà donc un autre apprentissage à faire, et cet apprentissage est plus pénible que le premier : car la nature nous délivre des maux qu’elle nous impose, ou nous apprend à les supporter ; mais elle ne nous dit rien pour ceux qui nous viennent de nous ; elle nous abandonne à nous-mêmes ; elle nous laisse, victimes de nos passions, succomber à nos vaines douleurs, et nous glorifier encore des pleurs dont nous aurions dû rougir.

« C’est ici la première passion. C’est la seule peut-être qui soit digne de toi. Si tu la sais régir en homme, elle sera la dernière ; tu subjugueras toutes les autres, et tu n’obéiras qu’à celle de la vertu.

« Cette passion n’est pas criminelle, je le sais bien ; elle est aussi pure que les âmes qui la ressentent. L’honnêteté la forma, l’innocence l’a nourrie. Heureux amants ! les charmes de la vertu ne font qu’ajouter pour vous à ceux de l’amour ; et le doux lien qui vous attend n’est pas moins le prix de votre sagesse que celui de votre attachement. Mais dis-moi, homme sincère, cette passion si pure t’en a-t-elle moins subjugué ? t’en es-tu moins rendu l’esclave ? et si demain elle cessait d’être innocente, l’étoufferais-tu dès demain ? C’est à présent le moment d’essayer tes forces ; il n’est plus temps quand il les faut employer. Ces dangereux essais doivent se faire loin du péril. On ne s’exerce point au combat devant l’ennemi, on s’y prépare avant la guerre ; on s’y présente déjà tout préparé.

« C’est une erreur de distinguer les passions en permises et défendues, pour se livrer aux premières et se refuser aux autres. Toutes sont bonnes quand on en reste le maître ; toutes sont mauvaises quand on s’y laisse assujettir. Ce qui nous est défendu par la nature, c’est d’étendre nos attachements plus loin que nos forces : ce qui nous est défendu par la raison, c’est de vouloir ce que nous ne pouvons obtenir ; ce qui nous est défendu par la conscience n’est pas d’être tentés, mais de nous laisser vaincre aux tentations. Il ne dépend pas de nous d’avoir ou de n’avoir pas des passions, mais il dépend de nous de régner sur elles. Tous les sentiments que nous dominons sont légitimes ; tous ceux qui nous dominent sont criminels. Un homme n’est pas coupable d’aimer la femme d’autrui, s’il tient cette passion malheureuse asservie à la loi du devoir ; il est coupable d’aimer sa propre femme au point d’immoler tout à son amour.

« N’attends pas de moi de longs préceptes de morale ; je n’en ai qu’un seul à te donner, et celui-là comprend tous les autres. Sois homme ; retire ton cœur dans les bornes de ta condition. Etudie et connais ces bornes ; quelque étroites qu’elles soient, on n’est point malheureux tant qu’on s’y renferme ; on ne l’est que quand on veut les passer ; on l’est quand dans ses désirs insensés, on met au rang des possibles ce qui ne l’est pas ; on l’est quand on oublie son état d’homme pour s’en forger d’imaginaires, desquels on retombe toujours dans le sien. Les seuls biens dont la privation coûte sont ceux auxquels on croit avoir droit. L’évidente impossibilité de les obtenir en détache ; les souhaits sans espoir ne tourmentent point. Un gueux n’est point tourmenté du désir d’être roi ; un roi ne veut être dieu que quand il croit n’être plus homme.

« Les illusions de l’orgueil sont la source de nos plus grands maux ; mais la contemplation de la misère humaine rend le sage toujours modéré. Il se tient à sa place, il ne s’agite point pour en sortir ; il n’use point inutilement ses forces pour jouir de ce qu’il ne peut conserver ; et, les employant toutes à bien posséder ce qu’il a, il est en effet plus puissant et plus riche de tout ce qu’il désire de moins que nous. Etre mortel et périssable, irai-je me former des nœuds éternels sur cette terre, où tout change, où tout passe, et dont je disparaîtrai demain ? O Émile, ô mon fils ! en te perdant, que me resterait-il de moi ? Et pourtant il faut que j’apprenne à te perdre : car qui sait quand tu me seras ôté ?

« Veux-tu donc vivre heureux et sage, n’attache ton cœur qu’à la beauté qui ne périt point : que ta condition borne tes désirs, que tes devoirs aillent avant tes penchants : étends la loi de la nécessité aux choses morales ; apprends à perdre ce qui peut t’être enlevé ; apprends à tout quitter quand la vertu l’ordonne, à te mettre au-dessus des événements, à détacher ton cœur sans qu’ils le déchirent, à être courageux dans l’adversité, afin de n’être jamais misérable, à être ferme dans ton devoir, afin de n’être jamais criminel. Alors tu seras heureux malgré la fortune, et sage malgré les passions. Alors tu trouveras dans la possession même des biens fragiles une volupté que rien ne pourra troubler ; tu les posséderas sans qu’ils te possèdent, et tu sentiras que l’homme, à qui tout échappe, ne jouit que de ce qu’il sait perdre. Tu n’auras point, il est vrai, l’illusion des plaisirs imaginaires ; tu n’auras point aussi les douleurs qui en sont le fruit. Tu gagneras beaucoup à cet échange ; car ces douleurs sont fréquentes et réelles, et ces plaisirs sont rares et vains. Vainqueur de tant d’opinions trompeuses, tu le seras encore de celle qui donne un si grand prix à la vie. Tu passeras la tienne sans trouble et la termineras sans effroi ; tu t’en détacheras, comme de toutes choses. Que d’autres, saisis d’horreur, pensent en la quittant cesser d’être ; instruit de son néant, tu croiras commencer. La mort est la fin de la vie du méchant, et le commencement de celle du juste. »

Émile m’écoute avec une attention mêlée d’inquiétude. Il craint à ce préambule quelque conclusion sinistre. Il pressent qu’en lui montrant la nécessité d’exercer la force de l’âme, je veux le soumettre à ce dur exercice ; et, comme un blessé qui frémit en voyant approcher le chirurgien, il croit déjà sentir sur sa plaie la main douloureuse, mais salutaire, qui l’empêche de tomber en corruption.

Incertain, troublé, pressé de savoir où j’en veux venir, au lieu de répondre, il m’interroge, mais avec crainte. Que faut-il faire ? me dit-il presque en tremblant et sans oser lever les yeux. Ce qu’il faut faire, réponds-je d’un ton ferme, il faut quitter Sophie. Que dites-vous ? s’écrie-t-il avec emportement : quitter Sophie ! la quitter, la tromper, être un traître, un fourbe, un parjure !... Quoi ! reprends-je en l’interrompant, c’est de moi qu’Émile craint d’apprendre à mériter de pareils noms ? Non, continue-t-il avec la même impétuosité, ni de vous ni d’un autre ; je saurai, malgré vous, conserver votre ouvrage ; je saurai ne les pas mériter.

Je me suis attendu à cette première furie ; je la laisse passer sans m’émouvoir. Si je n’avais pas la modération que je lui prêche, j’aurais bonne grâce à la lui prêcher ! Émile me connaît trop pour me croire capable d’exiger de lui rien qui soit mal, et il sait bien qu’il ferait mal de quitter Sophie, dans le sens qu’il donne à ce mot. Il attend donc enfin que je m’explique. Alors je reprends mon discours.

« Croyez-vous, cher Émile, qu’un homme, en quelque situation qu’il se trouve, puisse être plus heureux que vous l’êtes depuis trois mois ? Si vous le croyez, détrompez-vous. Avant de goûter les plaisirs de la vie, vous en avez épuisé le bonheur. Il n’y a rien au delà de ce que vous avez senti. La félicité des sens est passagère ; l’état habituel du cœur y perd toujours. Vous avez plus joui par l’espérance que vous ne jouirez jamais en réalité. L’imagination qui pare ce qu’on désire l’abandonne dans la possession. Hors le seul être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. Si cet état eût pu durer toujours, vous auriez trouvé le bonheur suprême. Mais tout ce qui tient à l’homme se sent de sa caducité ; tout est fini, tout est passager dans la vie humaine : et quand l’état qui nous rend heureux durerait sans cesse, l’habitude d’en jouir nous en ôterait le goût. Si rien ne change au dehors, le cœur change ; le bonheur nous quitte, ou nous le quittons.

« Le temps que vous ne mesuriez pas s’écoulait durant votre délire. L’été finit, l’hiver s’approche. Quand nous pourrions continuer nos courses dans une saison si rude, on ne le souffrirait jamais. Il faut bien, malgré nous, changer de manière de vivre ; celle-ci ne peut plus durer. Je vois dans vos yeux impatients que cette difficulté ne vous embarrasse guère : l’aveu de Sophie et vos propres désirs vous suggèrent un moyen facile d’éviter la neige et de n’avoir plus de voyage à faire pour l’aller voir. L’expédient est commode sans doute : mais le printemps venu, la neige fond et le mariage reste ; il y faut penser pour toutes les saisons.

« Vous voulez épouser Sophie, et il n’y a pas cinq mois que vous la connaissez ! Vous voulez l’épouser, non parce qu’elle vous convient, mais parce qu’elle vous plaît ; comme si l’amour ne se trompait jamais sur les convenances, et que ceux qui commencent par s’aimer ne finissent jamais par se haïr ! Elle est vertueuse, je le sais ; mais en est-ce assez ? suffit-il d’être honnêtes gens pour se convenir ? ce n’est pas sa vertu que je mets en doute, c’est son caractère. Celui d’une femme se montre-t-il en un jour ? Savez-vous en combien de situations il faut l’avoir vue pour connaître à fond son humeur ? Quatre mois d’attachement vous répondent-ils de toute la vie ? Peut-être deux mois d’absence vous feront-ils oublier d’elle ; peut-être un autre n’attend-il que votre éloignement pour vous effacer de son cœur ; peut-être, à votre retour, la trouverez-vous aussi indifférente que vous l’avez trouvée sensible jusqu’à présent. Les sentiments ne dépendent pas des principes ; elle peut rester fort honnête et cesser de vous aimer. Elle sera constante et fidèle, je penche à le croire ; mais qui vous répond d’elle et qui lui répond de vous, tant que vous ne vous êtes point mis à l’épreuve ? Attendrez-vous, pour cette épreuve, qu’elle vous devienne inutile ? Attendrez-vous, pour vous connaître, que vous ne puissiez plus vous séparer ?

« Sophie n’a pas dix-huit ans ; à peine en passez-vous vingt-deux ; cet âge est celui de l’amour, mais non celui du mariage. Quel père et quelle mère de famille ! Eh ! pour savoir élever des enfants, attendez au moins de cesser de l’être. Savez-vous à combien de jeunes personnes les fatigues de la grossesse supportées avant l’âge ont affaibli la constitution, ruiné la santé, abrégé la vie ? Savez-vous combien d’enfants sont restés languissants et faibles, faute d’avoir été nourris dans un corps assez formé ? Quand la mère et l’enfant croissent à la fois, et que la substance nécessaire à l’accroissement de chacun des deux se partage, ni l’un ni l’autre n’a ce que lui destinait la nature : comment se peut-il que tous deux n’en souffrent pas ? Ou je connais fort mal Émile, ou il aimera mieux avoir plus tard une femme et des enfants robustes, que de contenter son impatience aux dépens de leur vie et de leur santé.

« Parlons de vous. En aspirant à l’état d’époux et de père, en avez-vous bien médité les devoirs ? En devenant chef de famille, vous allez devenir membre de l’Etat. Et qu’est-ce qu’être membre de l’Etat ? le savez-vous ? Vous avez étudié vos devoirs d’homme, mais ceux de citoyen, les connaissez-vous ? savez-vous ce que c’est que gouvernement, lois, patrie ? Savez-vous à quel prix il vous est permis de vivre, et pour qui vous devez mourir ? Vous croyez avoir tout appris, et vous ne savez rien encore. Avant de prendre une place dans l’ordre civil, apprenez à le connaître et à savoir quel rang vous y convient.

« Émile, il faut quitter Sophie : je ne dis pas l’abandonner ; si vous en étiez capable, elle serait trop heureuse de ne vous avoir point épousé : il la faut quitter pour revenir digne d’elle. Ne soyez pas assez vain pour croire déjà la mériter. O combien il vous reste à faire ! Venez remplir cette noble tâche ; venez apprendre à supporter l’absence ; venez gagner le prix de la fidélité, afin qu’à votre retour vous puissiez vous honorer de quelque chose auprès d’elle, et demander sa main, non comme une grâce, mais comme un récompense. »

Non encore exercé à lutter contre lui-même, non encore accoutumé à désirer une chose et à en vouloir une autre, le jeune homme ne se rend pas ; il résiste, il dispute. Pourquoi se refuserait-il au bonheur qui l’attend ? Ne serait-ce pas dédaigner la main qui lui est offerte que de tarder à l’accepter ? Qu’est-il besoin de s’éloigner d’elle pour s’instruire de ce qu’il doit savoir ? Et quand cela serait nécessaire, pourquoi ne lui laisserait-il pas, dans des nœuds indissolubles, le gage assuré de son retour ? Qu’il soit son époux, et il est prêt à me suivre ; qu’ils soient unis, et il la quitte sans crainte... Vous unir pour vous quitter, cher Émile, quelle contradiction ! Il est beau qu’un amant puisse vivre sans sa maîtresse ; mais un mari ne doit jamais quitter sa femme sans nécessité. Pour guérir vos scrupules, je vois que vos délais doivent être involontaires : il faut que vous puissiez dire à Sophie que vous la quittez malgré vous. Eh bien ! soyez content, et, puisque vous n’obéissez pas à la raison, reconnaissez un autre maître. Vous n’avez pas oublié l’engagement que vous avez pris avec moi. Émile, il faut quitter Sophie ; je le veux.

À ce mot il baisse la tête, se tait, rêve un moment, et puis, me regardant avec assurance, il me dit : Quand partons-nous ? Dans huit jours, lui dis-je ; il faut préparer Sophie à ce départ. Les femmes sont plus faibles, on leur doit des ménagements ; et cette absence n’étant pas un devoir pour elle comme pour vous, il lui est permis de la supporter avec moins de courage.

Je ne suis que trop tenté de prolonger jusqu’à la séparation de mes jeunes gens le journal de leurs amours ; mais j’abuse depuis longtemps de l’indulgence des lecteurs ; abrégeons pour finir une fois. Émile osera-t-il porter aux pieds de sa maîtresse la même assurance qu’il vient de montrer à son ami ? Pour moi, je le crois ; c’est de la vérité même de son amour qu’il doit tirer cette assurance. Il serait plus confus devant elle s’il lui en coûtait moins de la quitter ; il la quitterait en coupable, et ce rôle est toujours embarrassant pour un cœur honnête : mais plus le sacrifice lui coûte, plus il s’en honore aux yeux de celle qui le lui rend pénible. Il n’a pas peur qu’elle prenne le change sur le motif qui le détermine. Il semble lui dire à chaque regard : O Sophie ! lis dans mon cœur, et sois fidèle ; tu n’as pas un amant sans vertu.

La fière Sophie, de son côté, tâche de supporter avec dignité le coup imprévu qui la frappe. Elle s’efforce d’y paraître insensible ; mais, comme elle n’a pas, ainsi qu’Émile, l’honneur du combat et de la victoire, sa fermeté se soutient moins. Elle pleure, elle gémit en dépit d’elle, et la frayeur d’être oubliée aigrit la douleur de la séparation. Ce n’est pas devant son amant qu’elle pleure, ce n’est pas à lui qu’elle montre ses frayeurs ; elle étoufferait plutôt que de laisser échapper un soupir en sa présence : c’est moi qui reçois ses plaintes, qui vois ses larmes, qu’elle affecte de prendre pour confident. Les femmes sont adroites et savent se déguiser : plus elle murmure en secret contre ma tyrannie, plus elle est attentive à me flatter ; elle sent que son sort est dans mes mains.

Je la console, je la rassure, je lui réponds de son amant, ou plutôt de son époux : qu’elle lui garde la même fidélité qu’il aura pour elle, et dans deux ans il le sera, je le jure. Elle m’estime assez pour croire que je ne veux pas la tromper. Je suis garant de chacun des deux envers l’autre. Leurs cœurs, leur vertu, ma probité, la confiance de leurs parents, tout les rassure. Mais que sert la raison contre la faiblesse ? Ils se séparent comme s’ils ne devaient plus se voir.

C’est alors que Sophie se rappelle les regrets d’Eucharis et se croit réellement à sa place. Ne laissons point durant l’absence réveiller ces fantasques amours. Sophie, lui dis-je un jour, faites avec Émile un échange de livres. Donnez-lui votre Télémaque, afin qu’il apprenne à lui ressembler ; et qu’il vous donne le Spectateur, dont vous aimez la lecture. Etudiez-y les devoirs des honnêtes femmes, et songez que dans deux ans ces devoirs seront les vôtres. Cet échange plaît à tous deux, et leur donne de la confiance. Enfin vient le triste jour, il faut se séparer.

Le digne père de Sophie, avec lequel j’ai tout concerté, m’embrasse en recevant mes adieux ; puis, me prenant à part, il me dit ces mots d’un ton grave et d’un accent un peu appuyé : « J’ai tout fait pour vous complaire ; je savais que je traitais avec un homme d’honneur. Il ne me reste qu’un mot à vous dire : Souvenez-vous que votre élève a signé son contrat de mariage sur la bouche de ma fille. »

Quelle différence dans la contenance des deux amants ! Émile, impétueux, ardent, agité, hors de lui, pousse des cris, verse des torrents de pleurs sur les mains du père, de la mère, de la fille, embrasse en sanglotant tous les gens de la maison, et répète mille fois les mêmes choses avec un désordre qui ferait rire en toute autre occasion. Sophie, morne, pâle, l’œil éteint, le regard sombre, reste en repos, ne dit rien, ne pleure point, ne voit personne, pas même Émile. Il a beau lui prendre les mains, la presser dans ses bras ; elle reste immobile, insensible à ses pleurs, à ses caresses, à tout ce qu’il fait ; il est déjà parti pour elle. Combien cet objet est plus touchant que la plainte importune et les regrets bruyants de son amant ! Il le voit, il le sent, il en est navré : je l’entraîne avec peine ; si je le laisse encore un moment, il ne voudra plus partir. Je suis charmé qu’il emporte avec lui cette triste image. Si jamais il est tenté d’oublier ce qu’il doit à Sophie, en la lui rappelant telle qu’il la vit au moment de son départ, il faudra qu’il ait le cœur bien aliéné si je ne le ramène pas à elle.



Des voyages


On demande s’il est bon que les jeunes gens voyagent, et l’on dispute beaucoup là-dessus. Si l’on proposait autrement la question, et qu’on demandât s’il est bon que les hommes aient voyagé, peut-être ne disputerait-on pas tant.

L’abus des livres tue la science. Croyant savoir ce qu’on a lu, on se croit dispensé de l’apprendre. Trop de lecture ne sert qu’à faire de présomptueux ignorants. De tous les siècles de littérature, il n’y en a point où l’on lût tant que dans celui-ci, et point où l’on fût moins savant ; de tous les pays de l’Europe, il n’y en a point où l’on imprime tant d’histoires, de relations de voyages qu’en France, et point où l’on connaisse moins le génie et les mœurs des autres nations. Tant de livres nous font négliger le livre du monde ; ou, si nous y lisons encore, chacun s’en tient à son feuillet. Quand le mot Peut-on être Persan ? me serait inconnu, je devinerais, à l’entendre dire, qu’il vient du pays où les préjugés nationaux sont le plus en règne, et du sexe qui les propage le plus.

Un Parisien croit connaître les hommes, et ne connaît que les Français ; dans sa ville, toujours pleine d’étrangers, il regarde chaque étranger comme un phénomène extraordinaire qui n’a rien d’égal dans le reste de l’univers. Il faut avoir vu de près les bourgeois de cette grande ville, il faut avoir vécu chez eux, pour croire qu’avec tant d’esprit on puisse être aussi stupide. Ce qu’il y a de bizarre est que chacun d’eux a lu dix fois peut-être la description du pays dont un habitant va si fort l’émerveiller.

C’est trop d’avoir à percer à la fois les préjugés des auteurs et les nôtres pour arriver à la vérité. J’ai passé ma vie à lire des relations de voyages, et je n’en ai jamais trouvé deux qui m’aient donné la même idée du même peuple. En comparant le peu que je pouvais observer avec ce que j’avais lu, j’ai fini par laisser là les voyageurs, et regretter le temps que j’avais donné pour m’instruire à leur lecture, bien convaincu qu’en fait d’observations de toute espèce il ne faut pas lire, il faut voir. Cela serait vrai dans cette occasion, quand tous les voyageurs seraient sincères, qu’ils ne diraient que ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils croient, et qu’ils ne déguiseraient la vérité que par les fausses couleurs qu’elle prend à leurs yeux. Que doit-ce être quand il la faut démêler encore à travers leurs mensonges et leur mauvaise foi !

Laissons donc la ressource des livres qu’on vous vante à ceux qui sont faits pour se contenter. Elle est bonne, ainsi que l’art de Raymond Lulle, pour apprendre à babiller de ce qu’on ne sait point. Elle est bonne pour dresser des Platons de quinze ans à philosopher dans des cercles, et à instruire une compagnie des usages de l’Egypte et des Indes, sur la foi de Paul Lucas ou de Tavernier.

Je tiens pour maxime incontestable que quiconque n’a vu qu’un peuple, au lieu de connaître les hommes, ne connaît que les gens avec lesquels il a vécu. Voici donc encore une autre manière de poser la même question des voyages : Suffit-il qu’un homme bien élevé ne connaisse que ses compatriotes, ou s’il lui importe de connaître les hommes en général ? Il ne reste plus ici ni dispute ni doute. Voyez combien la solution d’une question difficile dépend quelquefois de la manière de la poser.

Mais, pour étudier les hommes, faut-il parcourir la terre entière ? Faut-il aller au Japon observer les Européens ? Pour connaître l’espèce, faut-il connaître tous les individus ? Non ; il y a des hommes qui se ressemblent si fort, que ce n’est pas la peine de les étudier séparément. Qui a vu dix Français les a vus tous. Quoiqu’on n’en puisse pas dire autant des Anglais et de quelques autres peuples, il est pourtant certain que chaque nation a son caractère propre et spécifique, qui se tire par induction, non de l’observation d’un seul de ses membres, mais de plusieurs. Celui qui a comparé dix peuples connaît les hommes, comme celui qui a vu dix Français connaît les Français.

Il ne suffit pas pour s’instruire de courir les pays ; il faut savoir voyager. Pour observer il faut avoir des yeux, et les tourner vers l’objet qu’on veut connaître. Il y a beaucoup de gens que les voyages instruisent encore moins que les livres, parce qu’ils ignorent l’art de penser, que, dans la lecture, leur esprit est au moins guidé par l’auteur, et que, dans leurs voyages, ils ne savent rien voir d’eux-mêmes. D’autres ne s’instruisent point, parce qu’ils ne veulent pas s’instruire. Leur objet est si différent que celui-là ne les frappe guère ; c’est grand hasard si l’on voit exactement ce que l’on ne se soucie point de regarder. De tous les peuples du monde, le Français est celui qui voyage le plus ; mais, plein de ses usages, il confond tout ce qui n’y ressemble pas. Il y a des Français dans tous les coins du monde. Il n’y a point de pays où l’on trouve plus de gens qui aient voyagé qu’on n’en trouve en France. Avec cela pourtant, de tous les peuples de l’Europe, celui qui en voit le plus les connaît le moins.

L’Anglais voyage aussi ; mais d’une autre manière ; il faut que ces deux peuples soient contraires en tout. La noblesse anglaise voyage, la noblesse française ne voyage point ; le peuple français voyage, le peuple anglais ne voyage point. Cette différence me paraît honorable au dernier. Les Français ont presque toujours quelque vue d’intérêt dans leur voyage ; mais les Anglais ne vont point chercher fortune chez les autres nations, si ce n’est par le commerce et les mains pleines ; quand ils voyagent, c’est pour y verser leur argent, non pour vivre d’industrie ; ils sont trop fiers pour aller ramper hors de chez eux. Cela fait aussi qu’ils s’instruisent mieux chez l’étranger que ne font les Français, qui ont un tout autre objet en tête. Les Anglais ont pourtant aussi leurs préjugés nationaux, ils en ont même plus que personne ; mais ces préjugés tiennent moins à l’ignorance qu’à la passion. L’Anglais a les préjugés de l’orgueil, et le Français ceux de la vanité.

Comme les peuples les moins cultivés sont généralement les plus sages, ceux qui voyagent le moins voyagent le mieux ; parce qu’étant moins avancés que nous dans nos recherches frivoles, et moins occupés des objets de notre vaine curiosité, ils donnent toute leur attention à ce qui est véritablement utile. Je ne connais guère que les Espagnols qui voyagent de cette manière. Tandis qu’un Français court chez les artistes d’un pays, qu’un Anglais en fait dessiner quelque antique, et qu’un Allemand porte son album chez tous les savants, l’Espagnol étudie en silence le gouvernement, les mœurs, la police, et il est le seul des quatre qui, de retour chez lui, rapporte de ce qu’il a vu quelque remarque utile à son pays.

Les anciens voyageaient peu, lisaient peu, faisaient peu de livres ; et pourtant on voit, dans ceux qui nous restent d’eux, qu’ils s’observaient mieux les uns les autres que nous n’observons nos contemporains. Sans remonter aux écrits d’Homère, le seul poète qui nous transporte dans les pays qu’il décrit, on ne peut refuser à Hérodote l’honneur d’avoir peint les mœurs dans son histoire, quoiqu’elle soit plus en narrations qu’en réflexions, mieux que ne font tous nos historiens en chargeant leurs livres de portraits et de caractères. Tacite a mieux décrit les Germains de son temps qu’aucun écrivain n’a décrit les Allemands d’aujourd’hui. Incontestablement ceux qui sont versés dans l’histoire ancienne connaissent mieux les Grecs, les Carthaginois, les Romains, les Gaulois, les Perses, qu’aucun peuple de nos jours ne connaît ses voisins.

Il faut avouer aussi que les caractères originaux des peuples, s’effaçant de jour en jour, deviennent en même raison plus difficiles à saisir. À mesure que les races se mêlent, et que les peuples se confondent, on voit peu à peu disparaître ces différences nationales qui frappaient jadis au premier coup d’œil. Autrefois chaque nation restait plus renfermée en elle-même ; il y avait moins de communications, moins de voyages, moins d’intérêts communs ou contraires, moins de liaisons politiques et civiles de peuple à peuple, point tant de ces tracasseries royales appelées négociations, point d’ambassadeurs ordinaires ou résidant continuellement ; les grandes navigations étaient rares ; il y avait peu de commerce éloigné ; et le peu qu’il y en avait était fait ou par le prince même, qui s’y servait d’étrangers, ou par des gens méprisés, qui ne donnaient le ton à personne et ne rapprochaient point les nations. Il y a cent fois plus de liaisons maintenant entre l’Europe et l’Asie qu’il n’y en avait jadis entre la Gaule et l’Espagne : l’Europe seule était plus éparse que la terre entière ne l’est aujourd’hui.

Ajoutez à cela que les anciens peuples, se regardant la plupart comme autochtones ou originaires de leur propre pays, l’occupaient depuis assez longtemps pour avoir perdu la mémoire des siècles reculés où leurs ancêtres s’y étaient établis, et pour avoir laissé le temps au climat de faire sur eux des impressions durables : au lieu que, parmi nous, après les invasions des Romains, les récentes émigrations des barbares ont tout mêlé, tout confondu. Les Français d’aujourd’hui ne sont plus ces grands corps blonds et blancs d’autrefois ; les Grecs ne sont plus ces beaux hommes faits pour servir de modèles à l’art ; la figure des Romains eux-mêmes a changé de caractère, ainsi que leur naturel ; les Persans, originaires de Tartarie, perdent chaque jour de leur laideur primitive par le mélange du sang circassien ; les Européens ne sont plus Gaulois, Germains, Ibériens, Allobroges ; ils ne sont tous que des Scythes diversement dégénérés quant à la figure, et encore plus quant aux mœurs.

Voilà pourquoi les antiques distinctions des races, les qualités de l’air et du terroir marquaient plus fortement de peuple à peuple les tempéraments, les figures, les mœurs, les caractères, que tout cela ne peut se marquer de nos jours, où l’inconstance européenne ne laisse à nulle cause naturelle le temps de faire ses impressions, et où les forêts abattues, les marais desséchés, la terre plus uniformément, quoique plus mal cultivée, ne laisse plus, même au physique, la même différence de terre à terre et de pays à pays.

Peut-être, avec de semblables réflexions, se presserait-on moins de tourner en ridicule Hérodote, Ctésias, Pline, pour avoir représenté les habitants de divers pays avec des traits originaux et des différences marquées que nous ne leur voyons plus. Il faudrait retrouver les mêmes hommes pour reconnaître en eux les mêmes figures ; il faudrait que rien ne les eût changés pour qu’ils fussent restés les mêmes. Si nous pouvions considérer à la fois tous les hommes qui ont été, peut-on douter que nous ne les trouvassions plus variés de siècle à siècle, qu’on ne les trouve aujourd’hui de nation à nation ?

En même temps que les observations deviennent plus difficiles, elles se font plus négligemment et plus mal ; c’est une autre raison du peu de succès de nos recherches dans l’histoire naturelle du genre humain. L’instruction qu’on retire des voyages se rapporte à l’objet qui les fait entreprendre. Quand cet objet est un système de philosophie, le voyageur ne voit jamais que ce qu’il veut voir ; quand cet objet est l’intérêt, il absorbe toute l’attention de ceux qui s’y livrent. Le commerce et les arts, qui mêlent et confondent les peuples, les empêchent aussi de s’étudier. Quand ils savent le profit qu’ils peuvent faire l’un avec l’autre, qu’ont-ils de plus à savoir ?

Il est utile à l’homme de connaître tous les lieux où l’on peut vivre, afin de choisir ensuite ceux où l’on peut vivre le plus commodément. Si chacun se suffisait à lui-même, il ne lui importerait de connaître que l’étendue du pays qui peut le nourrir. Le sauvage, qui n’a besoin de personne et ne convoite rien au monde, ne connaît et ne cherche à connaître d’autres pays que le sien. S’il est forcé de s’étendre pour subsister, il fuit les lieux habités par les hommes ; il n’en veut qu’aux bêtes, et n’a besoin que d’elles pour se nourrir. Mais pour nous, à qui la vie civile est nécessaire, et qui ne pouvons plus nous passer de manger des hommes, l’intérêt de chacun de nous est de fréquenter les pays où l’on en trouve le plus à dévorer. Voilà pourquoi tout afflue à Rome, à Paris, à Londres. C’est toujours dans les capitales que le sang humain se vend à meilleur marché. Ainsi l’on ne connaît que les grands peuples, et les grands peuples se ressemblent tous.

Nous avons, dit-on, des savants qui voyagent pour s’instruire ; c’est une erreur ; les savants voyagent par intérêt comme les autres. Les Platon, les Pythagore ne se trouvent plus, ou, s’il y en a, c’est bien loin de nous. Nos savants ne voyagent que par ordre de la cour ; on les dépêche, on les défraye, on les paye pour voir tel ou tel objet, qui très sûrement n’est pas un objet moral. Ils doivent tout leur temps à cet objet unique ; ils sont trop honnêtes gens pour voler leur argent. Si, dans quelque pays que ce puisse être, des curieux voyagent à leurs dépens, ce n’est jamais pour étudier les hommes, c’est pour les instruire. Ce n’est pas de science qu’ils ont besoin, mais d’ostentation. Comment apprendraient-ils dans leurs voyages à secouer le joug de l’opinion ? ils ne les font que pour elle.

Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays ou pour voir des peuples. Le premier objet est toujours celui des curieux, l’autre n’est pour eux qu’accessoire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui veut philosopher. L’enfant observe les choses en attendant qu’il puisse observer les hommes. L’homme doit commencer par observer ses semblables, et puis il observe les choses s’il en a le temps.

C’est donc mal raisonner que de conclure que les voyages sont inutiles, de ce que nous voyageons mal. Mais, l’utilité des voyages reconnue, s’ensuivra-t-il qu’ils conviennent à tout le monde ? Tant s’en faut ; ils ne conviennent au contraire qu’à très peu de gens ; ils ne conviennent qu’aux hommes assez fermes sur eux-mêmes pour écouter les leçons de l’erreur sans se laisser séduire, et pour voir l’exemple du vice sans se laisser entraîner. Les voyages poussent le naturel vers sa pente, et achèvent de rendre l’homme bon ou mauvais. Quiconque revient de courir le monde est à son retour ce qu’il sera toute sa vie : il en revient plus de méchants que de bons, parce qu’il en part plus d’enclins au mal qu’au bien. Les jeunes gens mal élevés et mal conduits contractent dans leurs voyages tous les vices des peuples qu’ils fréquentent, et pas une des vertus dont ces vices sont mêlés ; mais ceux qui sont heureusement nés, ceux dont on a bien cultivé le bon naturel et qui voyagent dans le vrai dessein de s’instruire, reviennent tous meilleurs et plus sages qu’ils n’étaient partis. Ainsi voyagera mon Émile : ainsi avait voyagé ce jeune homme, digne d’un meilleur siècle, dont l’Europe étonnée admira le mérite, qui mourut pour son pays à la fleur de ses ans, mais qui méritait de vivre, et dont la tombe, ornée de ses seules vertus, attendait pour être honorée qu’une main étrangère y semât des fleurs.

Tout ce qui se fait par raison doit avoir ses règles. Les voyages, pris comme une partie de l’éducation, doivent avoir les leurs. Voyager pour voyager, c’est errer, être vagabond ; voyager pour s’instruire est encore un objet trop vague : l’instruction qui n’a pas un but déterminé n’est rien. Je voudrais donner au jeune homme un intérêt sensible à s’instruire, et cet intérêt bien choisi fixerait encore la nature de l’instruction. C’est toujours la suite de la méthode que j’ai tâché de pratiquer.

Or, après s’être considéré par ses rapports physiques avec les autres êtres, par ses rapports moraux avec les autres hommes, il lui reste à se considérer par ses rapports civils avec ses concitoyens. Il faut pour cela qu’il commence par étudier la nature du gouvernement en général, les diverses formes de gouvernement, et enfin le gouvernement particulier sous lequel il est né, pour savoir s’il lui convient d’y vivre ; car, par un droit que rien ne peut abroger, chaque homme, en devenant majeur et maître de lui-même, devient maître aussi de renoncer au contrat par lequel il tient à la communauté, en quittant le pays dans lequel elle est établie. Ce n’est que par le séjour qu’il y fait après l’âge de raison qu’il est censé confirmer tacitement l’engagement qu’ont pris ses ancêtres. Il acquiert le droit de renoncer à sa patrie comme à la succession de son père ; encore le lieu de la naissance étant un don de la nature, cède-t-on du sien en y renonçant. Par le droit rigoureux, chaque homme reste libre à ses risques en quelque lieu qu’il naisse, à moins qu’il ne se soumette volontairement aux lois pour acquérir le droit d’en être protégé.

Je lui dirais donc par exemple : Jusqu’ici vous avez vécu sous ma direction, vous étiez hors d’état de vous gouverner vous-même. Mais vous approchez de l’âge où les lois, vous laissant la disposition de votre bien, vous rendent maître de votre personne. Vous allez vous trouver seul dans la société, dépendant de tout, même de votre patrimoine. Vous avez en vue un établissement ; cette vue est louable, elle est un des devoirs de l’homme ; mais, avant de vous marier, il faut savoir quel homme vous voulez être, à quoi vous voulez passer votre vie, quelles mesures vous voulez prendre pour assurer du pain à vous et à votre famille ; car, bien qu’il ne faille pas faire d’un tel soin sa principale affaire, il y faut pourtant songer une fois. Voulez-vous vous engager dans la dépendance des hommes que vous méprisez ? Voulez-vous établir votre fortune et fixer votre état par des relations civiles qui vous mettront sans cesse à la discrétion d’autrui, et vous forceront, pour échapper aux fripons, de devenir fripon vous-même ?

Là-dessus je lui décrirai tous les moyens possibles de faire valoir son bien, soit dans le commerce, soit dans les charges, soit dans la finance ; et je lui montrerai qu’il n’y en a pas un qui ne lui laisse des risques à courir, qui ne le mette dans un état précaire et dépendant, et ne le force de régler ses mœurs, ses sentiments, sa conduite, sur l’exemple et les préjugés d’autrui.

Il y a, lui dirai-je, un autre moyen d’employer son temps et sa personne, c’est de se mettre au service, c’est-à-dire de se louer à très bon compte pour aller tuer des gens qui ne nous ont point fait de mal. Ce métier est en grande estime parmi les hommes, et ils font un cas extraordinaire de ceux qui ne sont bons qu’à cela. Au surplus, loin de vous dispenser des autres ressources, il ne vous les rend que plus nécessaires ; car il entre aussi dans l’honneur de cet état de ruiner ceux qui s’y dévouent. Il est vrai qu’ils ne s’y ruinent pas tous ; la mode vient même insensiblement de s’y enrichir comme dans les autres ; mais je doute qu’en vous expliquant comment s’y prennent pour cela ceux qui réussissent, je vous rende curieux de les imiter.

Vous saurez encore que, dans ce métier même, il ne s’agit plus de courage ni de valeur, si ce n’est peut-être auprès des femmes ; qu’au contraire le plus rampant, le plus bas, le plus servile, est toujours le plus honoré : que si vous vous avisez de vouloir faire tout de bon votre métier, vous serez méprisé, haï, chassé peut-être, tout au moins accablé de passe-droits et supplanté par tous vos camarades, pour avoir fait votre service à la tranchée, tandis qu’ils faisaient le leur à la toilette.

On se doute bien que tous ces emplois ne seront pas fort du goût d’Émile. Eh quoi ! me dira-t-il, ai-je oublié les jeux de mon enfance ? ai-je perdu mes bras ? ma force est-elle épuisée ? ne sais-je plus travailler ? Que m’importe tous vos beaux emplois et toutes les sottes opinions des hommes ? Je ne connais point d’autre gloire que d’être bienfaisant et juste ; je ne connais point d’autre bonheur que de vivre indépendant avec ce qu’on aime, en gagnant tous les jours de l’appétit et de la santé par son travail. Tous ces embarras dont vous me parlez ne me touchent guère. Je ne veux pour tout bien qu’une petite métairie dans quelque coin du monde. Je mettrai toute mon avarice à la faire valoir, et je vivrai sans inquiétude. Sophie et mon champ, et je serai riche.

Oui, mon ami, c’est assez pour le bonheur du sage d’une femme et d’un champ qui soient à lui ; mais ces trésors, bien que modestes, ne sont pas si communs que vous pensez. Le plus rare est trouvé par vous ; parlons de l’autre.

Un champ qui soit à vous, cher Émile ! et dans quel lieu le choisirez-vous ? En quel coin de la terre pourrez-vous dire : Je suis ici mon maître et celui du terrain qui m’appartient ? On sait en quels lieux il est aisé de se faire riche, mais qui sait où l’on peut se passer de l’être ? Qui sait où l’on peut vivre indépendant et libre sans avoir besoin de faire du mal à personne et sans crainte d’en recevoir ? Croyez-vous que le pays où il est toujours permis d’être honnête homme soit si facile à trouver ? S’il est quelque moyen légitime et sûr de subsister sans intrigue, sans affaire, sans dépendance, c’est, j’en conviens, de vivre du travail de ses mains, en cultivant sa propre terre : mais où est l’Etat où l’on peut se dire : La terre que je foule est à moi ? Avant de choisir cette heureuse terre, assurez-vous bien d’y trouver la paix que vous cherchez ; gardez qu’un gouvernement violent, qu’une religion persécutante, que des mœurs perverses ne vous y viennent troubler. Mettez-vous à l’abri des impôts sans mesure qui dévoreraient le fruit de vos peines, des procès sans fin qui consumeraient votre fonds. Faites en sorte qu’en vivant justement vous n’ayez point à faire votre cour à des intendants, à leurs substituts, à des juges, à des prêtres, à de puissants voisins, à des fripons de toute espèce, toujours prêts à vous tourmenter si vous les négligez. Mettez-vous surtout à l’abri des vexations des grands et des riches ; songez que partout leurs terres peuvent confiner à la vigne de Naboth. Si votre malheur veut qu’un homme en place achète ou bâtisse une maison près de votre chaumière, répondez-vous qu’il ne trouvera pas le moyen, sous quelque prétexte, d’envahir votre héritage pour s’arrondir, ou que vous ne verrez pas, dès demain peut-être, absorber toutes vos ressources dans un large grand chemin ? Que si vous vous conservez du crédit pour parer à tous ces inconvénients, autant vaut conserver aussi vos richesses, car elles ne vous coûteront pas plus à garder. La richesse et le crédit s’étayent mutuellement ; l’un se soutient toujours mal sans l’autre.

J’ai plus d’expérience que vous, cher Émile ; je vois mieux la difficulté de votre projet. Il est beau pourtant, il est honnête, il vous rendrait heureux en effet : efforçons-nous de l’exécuter. J’ai une proposition à vous faire : consacrons les deux ans que nous avons pris jusqu’à votre retour à choisir un asile en Europe où vous puissiez vivre heureux avec votre famille, à l’abri de tous les dangers dont je viens de vous parler. Si nous réussissons, vous aurez trouvé le vrai bonheur vainement cherché par tant d’autres, et vous n’aurez pas regret à votre temps. Si nous ne réussissons pas, vous serez guéri d’une chimère ; vous vous consolerez d’un malheur inévitable, et vous vous soumettrez à la loi de la nécessité.

Je ne sais si tous mes lecteurs apercevront jusqu’où va nous mener cette recherche ainsi proposée ; mais je sais bien que si, au retour de ses voyages, commencés et continués dans cette vue, Émile n’en revient pas versé dans toutes les matières de gouvernement, de mœurs publiques, et de maximes d’Etat de toute espèce, il faut que lui ou moi soyons bien dépourvus, l’un d’intelligence, et l’autre de jugement.

Le droit politique est encore à naître, et il est à présumer qu’il ne naîtra jamais. Grotius, le maître de tous nos savants en cette partie, n’est qu’un enfant, et, qui pis est, un enfant de mauvaise foi. Quand j’entends élever Grotius jusqu’aux nues et couvrir Hobbes d’exécration, je vois combien d’hommes sensés lisent ou comprennent ces deux auteurs. La vérité est que leurs principes sont exactement semblables ; ils ne diffèrent que par les expressions. Ils diffèrent aussi par la méthode. Hobbes s’appuie sur des sophismes, et Grotius sur des poètes ; tout le reste leur est commun.

Le seul moderne en état de créer cette grande et inutile science eût été l’illustre Montesquieu. Mais il n’eut garde de traiter des principes du droit politique ; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernements établis ; et rien au monde n’est plus différent que ces deux études.

Celui pourtant qui veut juger sainement des gouvernements tels qu’ils existent est obligé de les réunir toutes deux : il faut savoir ce qui doit être pour bien juger de ce qui est. La plus grande difficulté pour éclaircir ces importantes matières est d’intéresser un particulier à les discuter, de répondre à ces deux questions : Que m’importe ? et : Qu’y puis-je faire ? Nous avons mis notre Émile en état de répondre à toutes deux.

La deuxième difficulté vient des préjugés de l’enfance, des maximes dans lesquelles on a été nourri, surtout de la partialité des auteurs, qui, parlant toujours de la vérité dont ils ne se soucient guère, ne songent qu’à leur intérêt dont ils ne parlent point. Or le peuple ne donne ni chaires, ni pensions, ni places d’académies : qu’on juge comment ses droits doivent être établis par ces gens-là ! J’ai fait en sorte que cette difficulté fût encore nulle pour Émile. À peine sait-il ce que c’est que gouvernement ; la seule chose qui lui importe est de trouver le meilleur. Son objet n’est point de faire des livres ; et si jamais il en fait, ce ne sera point pour faire sa cour aux puissances, mais pour établir les droits de l’humanité.

Il reste une troisième difficulté, plus spécieuse que solide, et que je ne veux ni résoudre ni proposer : il me suffit qu’elle n’effraye point mon zèle ; bien sûr qu’en des recherches de cette espèce, de grands talents sont moins nécessaires qu’un sincère amour de la justice et un vrai respect pour la vérité. Si donc les matières de gouvernement peuvent être équitablement traitées, en voici, selon moi, le cas ou jamais.

Avant d’observer, il faut se faire des règles pour ses observations : il faut se faire une échelle pour y rapporter les mesures qu’on prend. Nos principes de droit politique sont cette échelle. Nos mesures sont les lois politiques de chaque pays.

Nos éléments seront clairs, simples, pris immédiatement dans la nature des choses. Ils se formeront des questions discutées entre nous, et que nous ne convertirons en principes que quand elles seront suffisamment résolues.

Par exemple, remontant d’abord à l’état de nature, nous examinerons si les hommes naissent esclaves ou libres, associés ou indépendants ; s’ils se réunissent volontairement ou par force ; si jamais la force qui les réunit peut former un droit permanent, par lequel cette force antérieure oblige, même quand elle est surmontée par une autre, en sorte que, depuis la force du roi Nembrod, qui, dit-on, lui soumit les premiers peuples, toutes les autres forces qui ont détruit celle-là soient devenues iniques et usurpatoires, et qu’il n’y ait plus de légitimes rois que les descendants de Nembrod ou ses ayants cause ; ou bien si cette première force venant à cesser, la force qui lui succède oblige à son tour, et détruit l’obligation de l’autre, en sorte qu’on ne soit obligé d’obéir qu’autant qu’on y est forcé, et qu’on en soit dispensé sitôt qu’on peut faire résistance : droit qui, ce semble, n’ajouterait pas grand’chose à la force, et ne serait guère qu’un jeu de mots.

Nous examinerons si l’on ne peut pas dire que toute maladie vient de Dieu, et s’il s’ensuit pour cela que ce soit un crime d’appeler le médecin.

Nous examinerons encore si l’on est obligé en conscience de donner sa bourse à un bandit qui nous la demande sur le grand chemin, quand même on pourrait la lui cacher ; car enfin le pistolet qu’il tient est aussi une puissance.

Si ce mot de puissance en cette occasion veut dire autre chose qu’une puissance légitime, et par conséquent soumise aux lois dont elle tient son être.

Supposé qu’on rejette ce droit de force, et qu’on admette celui de la nature ou l’autorité paternelle comme principe des sociétés, nous rechercherons la mesure de cette autorité, comment elle est fondée dans la nature, si elle a d’autre raison que l’utilité de l’enfant, sa faiblesse et l’amour naturel que le père a pour lui ; si donc, la faiblesse de l’enfant venant à cesser, et sa raison à mûrir, il ne devient pas seul juge naturel de ce qui convient à sa conservation, par conséquent son propre maître, et indépendant de tout autre homme, même de son père ; car il est encore plus sûr que le fils s’aime lui-même, qu’il n’est sûr que le père aime le fils.

Si, le père mort, les enfants sont tenus d’obéir à leur aîné ou à quelque autre qui n’aura pas pour eux l’attachement naturel d’un père ; et si de race en race, il y aura toujours un chef unique, auquel toute la famille soit tenue d’obéir. Auquel cas on chercherait comment l’autorité pourrait jamais être partagée, et de quel droit il y aurait sur la terre entière plus d’un chef qui gouvernât le genre humain.

Supposé que les peuples se fussent formés par choix, nous distinguerons alors le droit du fait ; et nous demanderons si, s’étant ainsi soumis à leurs frères, oncles ou parents, non qu’ils y fussent obligés, mais parce qu’ils l’ont bien voulu, cette sorte de société ne rentre pas toujours dans l’association libre et volontaire.

Passant ensuite au droit d’esclavage, nous examinerons si un homme peut légitimement s’aliéner à un autre, sans restriction, sans réserve, sans aucune espèce de condition ; c’est-à-dire s’il peut renoncer à sa personne, à sa vie, à sa raison, à son moi, à toute moralité dans ses actions, et cesser en un mot d’exister avant sa mort, malgré la nature qui le charge immédiatement de sa propre conservation, et malgré sa conscience et sa raison qui lui prescrivent ce qu’il doit faire et ce dont il doit s’abstenir.

Que s’il y a quelque réserve, quelque restriction dans l’acte d’esclavage, nous discuterons si cet acte ne devient pas alors un vrai contrat, dans lequel chacun des deux contractants, n’ayant point en cette qualité de supérieur commun [121], restent leurs propres juges quant aux conditions du contrat, par conséquent libres chacun dans cette partie, et maîtres de le rompre sitôt qu’ils s’estiment lésés.

Que si donc un esclave ne peut s’aliéner sans réserve à son maître, comment un peuple peut-il s’aliéner sans réserve à son chef ? et si l’esclave reste juge de l’observation du contrat par son maître, comment le peuple ne restera-t-il pas juge de l’observation du contrat par son chef ?

Forcés de revenir ainsi sur nos pas, et considérant le sens de ce mot collectif de peuple, nous chercherons si, pour l’établir, il ne faut pas un contrat, au moins tacite, antérieur à celui que nous supposons.

Puisque avant de s’élire un roi le peuple est un peuple, qu’est-ce qui l’a fait tel sinon le contrat social ? Le contrat social est donc la base de toute société civile, et c’est dans la nature de cet acte qu’il faut chercher celle de la société qu’il forme.

Nous rechercherons quelle est la teneur de ce contrat, et si l’on ne peut pas à peu près l’énoncer par cette formule : « Chacun de nous met en commun ses biens, sa personne, sa vie, et toute sa puissance, sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. »

Ceci supposé, pour définir les termes dont nous avons besoin, nous remarquerons qu’au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix. Cette personne publique prend en général le nom de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des membres eux-mêmes, ils prennent le nom de peuple collectivement, et s’appellent en particulier citoyens, comme membres de la cité ou participants à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis à la même autorité.

Nous remarquons que cet acte d’association renferme un engagement réciproque du public et des particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport, savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l’Etat envers le souverain.

Nous remarquerons encore que nul n’étant tenu aux engagements qu’on n’a pris qu’avec soi, la délibération publique qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d’eux est envisagé, ne peut obliger l’Etat envers lui-même. Par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir d’autre loi fondamentale proprement dite que le seul pacte social. Ce qui ne signifie pas que le corps politique ne puisse, à certains égards, s’engager envers autrui ; car, par rapport à l’étranger, il devient un être simple, un individu.

Les deux parties contractantes, savoir chaque particulier et le public, n’ayant aucun supérieur commun qui puisse juger leurs différends, nous examinerons si chacun des deux reste le maître de rompre le contrat quand il lui plaît, c’est-à-dire d’y renoncer pour sa part sitôt qu’il se croit lésé.

Pour éclaircir cette question, nous observons que, selon le pacte social, le souverain ne pouvant agir que par des volontés communes et générales, ses actes ne doivent de même avoir que des objets généraux et communs ; d’où il suit qu’un particulier ne saurait être lésé directement par le souverain qu’ils ne le soient tous, ce qui ne se peut, puisque ce serait vouloir se faire du mal à soi-même. Ainsi le contrat social n’a jamais besoin d’autre garant que la force publique, parce que la lésion ne peut jamais venir que des particuliers ; et alors ils ne sont pas pour cela libres de leur engagement, mais punis de l’avoir violé.

Pour bien décider toutes les questions semblables, nous aurons soin de nous rappeler toujours que le pacte social est d’une nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte qu’avec lui-même, c’est-à-dire le peuple en corps comme souverain, avec les particuliers comme sujets : condition qui fait tout l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes, raisonnables et sans danger des engagements qui sans cela seraient absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes abus.

Les particuliers ne s’étant soumis qu’au souverain, et l’autorité souveraine n’étant autre chose que la volonté générale, nous verrons comment chaque homme, obéissant au souverain, n’obéit qu’à lui-même, et comment on est plus libre dans le pacte social que dans l’état de nature.

Après avoir fait la comparaison de la liberté naturelle avec la liberté civile quant aux personnes, nous ferons, quant aux biens, celle du droit de propriété avec le droit de souveraineté, du domaine particulier avec le domaine éminent. Si c’est sur le droit de propriété qu’est fondée l’autorité souveraine, ce droit est celui qu’elle doit le plus respecter ; il est inviolable et sacré pour elle tant qu’il demeure un droit particulier et individuel ; sitôt qu’il est considéré comme commun à tous les citoyens, il est soumis à la volonté générale, et cette volonté peut l’anéantir. Ainsi le souverain n’a nul droit de toucher au bien d’un particulier, ni de plusieurs ; mais il peut légitimement s’emparer du bien de tous, comme cela se fit à Sparte au temps de Lycurgue, au lieu que l’abolition des dettes par Solon fut un acte illégitime.

Puisque rien n’oblige les sujets que la volonté générale, nous rechercherons comment se manifeste cette volonté, à quels signes on est sûr de la reconnaître, ce que c’est qu’une loi, et quels sont les vrais caractères de la loi. Ce sujet est tout neuf : la définition de la loi est encore à faire.

À l’instant que le peuple considère en particulier un ou plusieurs de ses membres, le peuple se divise. Il se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est l’un, et le tout, moins cette partie, est l’autre. Mais le tout moins une partie n’est pas le tout ; tant que ce rapport subsiste, il n’y a donc plus de tout, mais deux parties inégales.

Au contraire, quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même ; et s’il se forme un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors l’objet sur lequel on statue est général, et la volonté qui statue est aussi générale. Nous examinerons s’il y a quelque autre espèce d’acte qui puisse porter le nom de loi.

Si le souverain ne peut parler que par des lois, et si la loi ne peut jamais avoir qu’un objet général et relatif également à tous les membres de l’Etat, il s’ensuit que le souverain n’a jamais le pouvoir de rien statuer sur un objet particulier ; et, comme il importe cependant à la conservation de l’Etat qu’il soit aussi décidé des choses particulières, nous rechercherons comment cela peut se faire.

Les actes du souverain ne peuvent être que des actes de volonté générale, des lois ; il faut ensuite des actes déterminants, des actes de force ou de gouvernement, pour l’exécution de ces mêmes lois ; et ceux-ci, au contraire, ne peuvent avoir que des objets particuliers. Ainsi l’acte par lequel le souverain statue qu’on élira un chef est une loi, et l’acte par lequel on élit ce chef en exécution de la loi n’est qu’un acte de gouvernement.

Voici donc un troisième rapport sous lequel le peuple assemblé peut être considéré, savoir, comme magistrat ou exécuteur de la loi qu’il a portée comme souverain [122].

Nous examinerons s’il est possible que le peuple se dépouille de son droit de souveraineté pour en revêtir un homme ou plusieurs ; car l’acte d’élection n’étant pas une loi, et dans cet acte le peuple n’étant pas souverain lui-même, on ne voit point comment alors il peut transférer un droit qu’il n’a pas.

L’essence de la souveraineté consistant dans la volonté générale, on ne voit point non plus comment on peut s’assurer qu’une volonté particulière sera toujours d’accord avec cette volonté générale. On doit bien plutôt présumer qu’elle y sera souvent contraire ; car l’intérêt privé tend toujours aux préférences, et l’intérêt public à l’égalité ; et, quand cet accord serait possible, il suffirait qu’il ne fût pas nécessaire et indestructible pour que le droit souverain n’en pût résulter.

Nous rechercherons si, sans violer le pacte social, les chefs du peuple, sous quelque nom qu’ils soient élus, peuvent jamais être autre chose que les officiers du peuple, auxquels il ordonne de faire exécuter les lois ; si ces chefs ne lui doivent pas compte de leur administration, et ne sont pas soumis eux-mêmes aux lois qu’ils sont chargés de faire observer.

Si le peuple ne peut aliéner son droit suprême, peut-il le confier pour un temps ? s’il ne peut se donner un maître, peut-il se donner des représentants ? cette question est importante et mérite discussion.

Si le peuple ne peut avoir ni souverain ni représentants, nous examinerons comment il peut porter ses lois lui-même ; s’il doit avoir beaucoup de lois ; s’il doit les changer souvent ; s’il est aisé qu’un grand peuple soit son propre législateur ;

Si le peuple romain n’était pas un grand peuple ;

S’il est bon qu’il y ait de grands peuples.

Il suit des considérations précédentes qu’il y a dans l’Etat un corps intermédiaire entre les sujets et le souverain ; et ce corps intermédiaire, formé d’un ou de plusieurs membres, est chargé de l’administration publique, de l’exécution des lois, et du maintien de la liberté civile et politique.

Les membres de ce corps s’appellent magistrats ou rois, c’est-à-dire gouverneurs. Le corps entier, considéré par les hommes qui le composent, s’appelle prince, et, considéré par son action, il s’appelle gouvernement.

Si nous considérons l’action du corps entier agissant sur lui-même, c’est-à-dire le rapport du tout au tout, ou du souverain à l’Etat, nous pouvons comparer ce rapport à celui des extrêmes d’une proportion continue, dont le gouvernement donne le moyen terme. Le magistrat reçoit du souverain les ordres qu’il donne au peuple ; et, tout compensé, son produit ou sa puissance est au même degré que le produit ou la puissance des citoyens, qui sont sujets d’un côté et souverains de l’autre. On ne saurait altérer aucun des trois termes sans rompre à l’instant la proportion. Si le souverain veut gouverner, ou si le prince veut donner des lois, ou si le sujet refuse d’obéir, le désordre succède à la règle, et l’Etat dissous tombe dans le despotisme ou dans l’anarchie.

Supposons que l’Etat soit composé de dix mille citoyens. Le souverain ne peut être considéré que collectivement et en corps ; mais chaque particulier a, comme sujet, une existence individuelle et indépendante. Ainsi le souverain est au sujet comme dix mille à un ; c’est-à-dire que chaque membre de l’Etat n’a pour sa part que la dix millième partie de l’autorité souveraine, quoiqu’il lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, l’état des sujets ne change pas et chacun porte toujours tout l’empire des lois, tandis que son suffrage, réduit à un cent millième, a dix fois moins d’influence dans leur rédaction. Ainsi, le sujet restant toujours un, le rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens. D’où il suit que plus l’Etat s’agrandit, plus la liberté diminue.

Or, moins les volontés particulières se rapportent à la volonté générale, c’est-à-dire les mœurs aux lois, plus la force réprimante doit augmenter. D’un autre côté, la grandeur de l’Etat donnant aux dépositaires de l’autorité publique plus de tentations et de moyens d’en abuser, plus le gouvernement a de force pour contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à son tour pour contenir le gouvernement.

Il suit de ce double rapport que la proportion continue entre le souverain, le prince et le peuple n’est point une idée arbitraire, mais une conséquence de la nature de l’Etat. Il suit encore que l’un des extrêmes, savoir le peuple, étant fixe, toutes les fois que la raison doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou diminue à son tour ; ce qui ne peut se faire sans que le moyen terme change autant de fois. D’où nous pouvons tirer cette conséquence, qu’il n’y a pas une constitution de gouvernement unique et absolue, mais qu’il doit y avoir autant de gouvernements différents en nature qu’il y a d’Etats différents en grandeur.

Si plus le peuple est nombreux, moins les mœurs se rapportent aux lois, nous examinerons si, par une analogie assez évidente, on ne peut pas dire aussi que plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement est faible.

Pour éclaircir cette maxime, nous distinguerons dans la personne de chaque magistrat trois volontés essentiellement différentes : premièrement, la volonté propre de l’individu, qui ne tend qu’à son avantage particulier ; secondement, la volonté commune des magistrats, qui se rapporte uniquement au profit du prince ; volonté qu’on peut appeler volonté de corps, laquelle est générale par rapport au gouvernement, et particulière par rapport à l’Etat dont le gouvernement fait partie ; en troisième lieu, la volonté du peuple ou la volonté souveraine, laquelle est générale, tant par rapport à l’Etat considéré comme le tout, que par rapport au gouvernement considéré comme partie du tout. Dans une législation parfaite, la volonté particulière et individuelle doit être presque nulle ; la volonté de corps propre au gouvernement très subordonnée ; et par conséquent la volonté générale et souveraine est la règle de toutes les autres. Au contraire, selon l’ordre naturel, ces différentes volontés deviennent plus actives à mesure qu’elles se concentrent ; la volonté générale est toujours la plus faible, la volonté de corps a le second rang, et la volonté particulière est préférée à tout ; en sorte que chacun est premièrement soi-même, et puis magistrat, et puis citoyen : gradation directement opposée à celle qu’exige l’ordre social.

Cela posé, nous supposerons le gouvernement entre les mains d’un seul homme. Voilà la volonté particulière et la volonté de corps parfaitement réunies, et par conséquent celle-ci au plus haut degré d’intensité qu’elle puisse avoir. Or, comme c’est de ce degré que dépend l’usage de la force, et que la force absolue du gouvernement, étant toujours celle du peuple, ne varie point, il s’ensuit que le plus actif des gouvernements est celui d’un seul.

Au contraire, unissons le gouvernement à l’autorité suprême, faisons le prince du souverain, et des citoyens autant de magistrats : alors la volonté de corps, parfaitement confondue avec la volonté générale, n’aura pas plus d’activité qu’elle, et laissera la volonté particulière dans toute sa force. Ainsi le gouvernement, toujours avec la même force absolue, sera dans son minimum d’activité.

Ces règles sont incontestables, et d’autres considérations servent à les confirmer. On voit, par exemple, que les magistrats sont plus actifs dans leur corps que le citoyen n’est dans le sien, et que par conséquent la volonté particulière y a beaucoup plus d’influence. Car chaque magistrat est presque toujours chargé de quelque fonction particulière du gouvernement ; au lieu que chaque citoyen pris à part, n’a aucune fonction de la souveraineté. D’ailleurs, plus l’Etat s’étend, plus sa force réelle augmente, quoiqu’elle n’augmente pas en raison de son étendue ; mais, l’Etat restant le même, les magistrats ont beau se multiplier, le gouvernement n’en acquiert pas une plus grande force réelle, parce qu’il est dépositaire de celle de l’Etat, que nous supposons toujours égale. Ainsi, par cette pluralité, l’activité du gouvernement diminue sans que sa force puisse augmenter.

Après avoir trouvé que le gouvernement se relâche à mesure que les magistrats se multiplient, et que, plus le peuple est nombreux, plus la force réprimante du gouvernement doit augmenter, nous conclurons que le rapport des magistrats au gouvernement doit être inverse de celui des sujets au souverain ; c’est-à-dire que plus l’Etat s’agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer, tellement que le nombre des chefs diminue en raison de l’augmentation du peuple.

Pour fixer ensuite cette diversité de formes sous des dénominations plus précises, nous remarquerons en premier lieu que le souverain peut commettre le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, en sorte qu’il y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On donne le nom de démocratie à cette forme de gouvernement.

Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre les mains d’un moindre nombre, en sorte qu’il y ait plus de simples citoyens que de magistrats ; et cette forme porte le nom d’aristocratie.

Enfin il peut concentrer tout le gouvernement entre les mains d’un magistrat unique. Cette troisième forme est la plus commune, et s’appelle monarchie ou gouvernement royal.

Nous remarquerons que toutes ces formes, ou du moins les deux premières, sont susceptibles de plus et de moins, et ont même une assez grande latitude. Car la démocratie peut embrasser tout le peuple ou se resserrer jusqu’à la moitié. L’aristocratie, à son tour, peut de la moitié du peuple se resserrer indéterminément jusqu’aux plus petits nombres. La royauté même admet quelquefois un partage, soit entre le père et le fils, soit entre deux frères, soit autrement. Il y avait toujours deux rois à Sparte, et l’on a vu dans l’empire romain jusqu’à huit empereurs à la fois, sans qu’on pût dire que l’empire fût divisé. Il y a un point où chaque forme de gouvernement se confond avec la suivante ; et, sous trois dénominations spécifiques, le gouvernement est réellement capable d’autant de formes que l’Etat a de citoyens.

Il y a plus : chacun de ces gouvernements pouvant à certains égards se subdiviser en diverses parties, l’une administrée d’une manière et l’autre d’une autre, il peut résulter de ces trois formes combinées une multitude de formes mixtes, dont chacune est multipliable par toutes les formes simples.

On a de tout temps beaucoup disputé la meilleure forme de gouvernement, sans considérer que chacune est la meilleure en certains cas, et la pire en d’autres. Pour nous, si, dans les différents Etats, le nombre des magistrats [123] doit être inverse de celui des citoyens, nous conclurons qu’en général le gouvernement démocratique convient aux petits Etats, l’aristocratique aux médiocres, et le monarchique aux grands.

C’est par le fil de ces recherches que nous parviendrons à savoir quels sont les devoirs et les droits des citoyens, et si l’on peut séparer les uns des autres ; ce que c’est que la patrie, en quoi précisément elle consiste, et à quoi chacun peut connaître s’il a une patrie ou s’il n’en a point.

Après avoir ainsi considéré chaque espèce de société civile en elle-même, nous les comparerons pour en observer les divers rapports : les unes grandes, les autres petites ; les unes fortes, les autres faibles ; s’attaquant, s’offensant, s’entre-détruisant ; et, dans cette action et réaction continuelle, faisant plus de misérables et coûtant la vie à plus d’hommes que s’ils avaient tous gardé leur première liberté. Nous examinerons si l’on n’en a pas fait trop ou trop peu dans l’institution sociale ; si les individus soumis aux lois et aux hommes, tandis que les sociétés gardent entre elles l’indépendance de la nature, ne restent pas exposés aux maux des deux Etats, sans en avoir les avantages, et s’il ne vaudrait pas mieux qu’il n’y eût point de société civile au monde que d’y en avoir plusieurs. N’est-ce pas cet Etat mixte qui participe à tous les deux et n’assure ni l’un ni l’autre, per quem neutrum licet, nec tanquam in bello paratum esse, nec tanquam in pace securum ? N’est-ce pas cette association partielle et imparfaite qui produit la tyrannie et la guerre ? et la tyrannie et la guerre ne sont-elles pas les plus grands fléaux de l’humanité ?

Nous examinerons enfin l’espèce de remèdes qu’on a cherchés à ces inconvénients par les ligues et confédérations, qui, laissant chaque Etat son maître au dedans, l’arment au dehors contre tout agresseur injuste. Nous rechercherons comment on peut établir une bonne association fédérative, ce qui peut la rendre durable, et jusqu’à quel point on peut étendre le droit de la confédération, sans nuire à celui de la souveraineté.

L’abbé de Saint-Pierre avait proposé une association de tous les Etats de l’Europe pour maintenir entre eux une paix perpétuelle. Cette association était-elle praticable ? et, supposant qu’elle eût été établie, était-il à présumer qu’elle eût duré [124] ? Ces recherches nous mènent directement à toutes les questions de droit public qui peuvent achever d’éclaircir celles du droit politique.

Enfin nous poserons les vrais principes du droit de la guerre, et nous examinerons pourquoi Grotius et les autres n’en ont donné que de faux.

Je ne serais pas étonné qu’au milieu de tous nos raisonnements, mon jeune homme, qui a du bon sens, me dît en m’interrompant : On dirait que nous bâtissons notre édifice avec du bois, et non pas avec des hommes, tant nous alignons exactement chaque pièce à la règle ! Il est vrai, mon ami ; mais songez que le droit ne se plie point aux passions des hommes, et qu’il s’agissait entre nous d’établir les vrais principes du droit politique. À présent que nos fondements sont posés, venez examiner ce que les hommes ont bâti dessus, et vous verrez de belles choses !

Alors je lui fais lire Télémaque et poursuivre sa route ; nous cherchons l’heureuse Salente, et le bon Idoménée rendu sage à force de malheurs. Chemin faisant, nous trouvons beaucoup de Protésilas, et point de Philoclès. Adraste, roi des Dauniens, n’est pas non plus introuvable. Mais laissons les lecteurs imaginer nos voyages, ou les faire à notre place un Télémaque à la main ; et ne leur suggérons point des applications affligeantes que l’auteur même écarte ou fait malgré lui.

Au reste, Émile n’étant pas roi, ni moi dieu, nous ne nous tourmentons point de ne pouvoir imiter Télémaque et Mentor dans le bien qu’ils faisaient aux hommes : personne ne sait mieux que nous se tenir à sa place, et ne désire moins d’en sortir. Nous savons que la même tâche est donnée à tous ; que quiconque aime le bien de tout son cœur, et le fait de tout son pouvoir, l’a remplie. Nous savons que Télémaque et Mentor sont des chimères. Émile ne voyage pas en homme oisif, et fait plus de bien que s’il était prince. Si nous étions rois, nous ne serions plus bienfaisants. Si nous étions rois et bienfaisants, nous ferions sans le savoir mille maux réels pour un bien apparent que nous croirions faire. Si nous étions rois et sage, le premier bien que nous voudrions faire à nous-mêmes et aux autres serait d’abdiquer la royauté et de redevenir ce que nous sommes.

J’ai dit ce qui rend les voyages infructueux à tout le monde. Ce qui les rend encore plus infructueux à la jeunesse, c’est la manière dont on les lui fait faire. Les gouverneurs, plus curieux de leur amusement que de son instruction, la mènent de ville en ville, de palais en palais, de cercle en cercle ; ou, s’ils sont savants et gens de lettres, ils lui font passer son temps à courir des bibliothèques, à visiter des antiquaires, à fouiller de vieux monuments, à transcrire de vieilles inscriptions. Dans chaque pays, ils s’occupent d’un autre siècle ; c’est comme s’ils s’occupaient d’un autre pays ; en sorte qu’après avoir à grands frais parcouru l’Europe, livrés aux frivolités ou à l’ennui, ils reviennent sans avoir rien vu de ce qui peut les intéresser, ni rien appris de ce qui peut leur être utile.

Toutes les capitales se ressemblent, tous les peuples s’y mêlent, toutes les mœurs s’y confondent ; ce n’est pas là qu’il faut aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même ville. Leurs habitants ont quelques préjugés différents, mais il n’en ont pas moins les uns que les autres, et toutes leurs maximes pratiques sont les mêmes. On sait quelles espèces d’hommes doivent se rassembler dans les cours. On sait quelles mœurs l’entassement du peuple et l’inégalité des fortunes doit partout produire. Sitôt qu’on me parle d’une ville composée de deux cent mille âmes, je sais d’avance comment on y vit. Ce que je saurais de plus sur les lieux ne vaut pas la peine d’aller l’appendre.

C’est dans les provinces reculées, où il y a moins de mouvement, de commerce, où les étrangers voyagent moins, dont les habitants se déplacent moins, changent moins de fortune et d’état, qu’il faut aller étudier le génie et les mœurs d’une nation. Voyez en passant la capitale, mais allez observer au loin le pays. Les Français ne sont pas à Paris, ils sont en Touraine ; les Anglais sont plus Anglais en Mercie qu’à Londres et les Espagnols, plus Espagnols en Galice qu’à Madrid. C’est à ces grandes distances qu’un peuple se caractérise et se montre tel qu’il est sans mélange ; c’est là que les bons et les mauvais effets du gouvernement se font mieux sentir, comme au bout d’un plus grand rayon al mesure des arcs est plus exacte.

Les rapports nécessaires des mœurs au gouvernement ont été si bien exposés dans le livre de l’Esprit des Lois, qu’on ne peut mieux faire que de recourir à cet ouvrage pour étudier ces rapports. Mais, en général, il y a deux règles faciles et simples pour juger de la bonté relative des gouvernements. L’une est la population. Dans tout pays qui se dépeuple, l’Etat tend à sa ruine ; et le pays qui peuple le plus, fût-il le plus pauvre, est infailliblement le mieux gouverné [125].

Mais il faut pour cela que cette population soit un effet naturel du gouvernement et des mœurs ; car, si elle se faisait par des colonies, ou par d’autres voies accidentelles et passagères, alors elles prouveraient le mal par le remède. Quand Auguste porta des lois contre le célibat, ces lois montraient déjà le déclin de l’empire romain. Il faut que la bonté du gouvernement porte les citoyens à se marier, et non pas que la loi les y contraigne ; il ne faut pas examiner ce qui se fait par force, car la loi qui combat la constitution s’élude et devient vaine, mais ce qui se fait par l’influence des mœurs et par la pente naturelle du gouvernement ; car ces moyens ont seuls un effet constant. C’était la politique du bon abbé de Saint-Pierre de chercher toujours un petit remède à chaque mal particulier, au lieu de remonter à leur source commune, et de voir qu’on ne les pouvait guérir que tous à la fois. Il ne s’agit pas de traiter séparément chaque ulcère qui vient sur le corps d’un malade, mais d’épurer la masse du sang qui les produit tous. On dit qu’il y a des prix en Angleterre pour l’agriculture ; je n’en veux pas davantage : cela me prouve qu’elle n’y brillera pas longtemps.

La seconde marque de la bonté relative du gouvernement et des lois se tire aussi de la population, mais d’une autre manière, c’est-à-dire de sa distribution, et non pas de sa quantité. Deux Etats égaux en grandeur et en nombre d’hommes peuvent être fort inégaux en force ; et le plus puissant des deux est toujours celui dont les habitants sont le plus également répandus sur le territoire ; celui qui n’a pas de si grandes villes, et qui par conséquent brille le moins, battra toujours l’autre. Ce sont les grandes villes qui épuisent un Etat et font sa faiblesse : la richesse qu’elles produisent est une richesse apparente et illusoire ; c’est beaucoup d’argent et peu d’effet. On dit que la ville de Paris vaut une province au roi de France ; mais je crois qu’elle lui en coûte plusieurs ; que c’est à plus d’un égard que Paris est nourri par les provinces, et que la plupart de leurs revenus se versent dans cette ville et y restent, sans jamais retourner au peuple ni au roi. Il et inconcevable que, dans ce siècle de calculateurs, il n’y en ait pas un qui sache voir que la France serait beaucoup plus puissante si Paris était anéanti. Non seulement le peuple mal distribué n’est pas avantageux à l’Etat, mais il est plus ruineux que la dépopulation même, en ce que la dépopulation ne donne qu’un produit nul, et que la consommation mal entendue donne un produit négatif. Quand j’entends un Français et un Anglais, tout fiers de la grandeur de leurs capitales, disputer entre eux lequel de Paris ou de Londres contient le plus d’habitants, c’est pour moi comme s’ils disputaient ensemble lequel des deux peuples a l’honneur d’être le plus mal gouverné.

Etudiez un peuple hors de ses villes, ce n’est qu’ainsi que vous le connaîtrez. Ce n’est rien de voir la forme apparente d’un gouvernement, fardée par l’appareil de l’administration et par le jargon des administrateurs, si l’on n’en étudie aussi la nature par les effets qu’il produit sur le peuple et dans tous les degrés de l’administration. La différence de la forme au fond se trouvant partagée entre tous ces degrés, ce n’est qu’en les embrassant tous qu’on connaît cette différence. Dans tel pays, c’est par les manœuvres des subdélégués qu’on commence à sentir l’esprit du ministère ; dans tel autre, il faut voir élire les membres du parlement pour juger s’il est vrai que la nation soit libre ; dans quelque pays que ce soit, il est impossible que qui n’a vu que les villes connaisse le gouvernement, attendu que l’esprit n’en est jamais le même pour la ville et pour la campagne. Or, c’est la campagne qui fait le pays, et c’est le peuple de la campagne qui fait la nation.

Cette étude des divers peuples dans leurs provinces reculées, et dans la simplicité de leur génie originel, donne une observation générale bien favorable à mon épigraphe, et bien consolante pour le cœur humain ; c’est que toutes les nations, ainsi observées, paraissent en valoir beaucoup mieux ; plus elles se rapprochent de la nature, plus la bonté domine dans leur caractère ; ce n’est qu’en se renfermant dans les villes, ce n’est qu’en s’altérant à force de culture, qu’elles se dépravent, et qu’elles changent en vices agréables et pernicieux quelques défauts plus grossiers que malfaisants.

De cette observation résulte un nouvel avantage dans la manière de voyager que je propose, en ce que les jeunes gens, séjournant peu dans les grandes villes où règne une horrible corruption, sont moins exposés à la contracter, et conservent parmi des hommes plus simples, et dans des sociétés moins nombreuses, un jugement plus sûr, un goût plus sain, des mœurs plus honnêtes. Mais, au reste, cette contagion n’est guère à craindre pour mon Émile ; il a tout ce qu’il faut pour s’en garantir. Parmi toutes les précautions que j’ai prises pour cela, je compte pour beaucoup l’attachement qu’il a dans le cœur.

On ne sait plus ce que peut le véritable amour sur les inclinations des jeunes gens, parce que, ne le connaissant pas mieux qu’eux, ceux qui les gouvernent les en détournent. Il faut pourtant qu’un jeune homme aime ou qu’il soit débauché. Il est aisé d’en imposer par les apparences. On me citera mille jeunes gens qui, dit-on, vivent fort chastement sans amour ; mais qu’on me cite un homme fait, un véritable homme qui dise avoir ainsi passé sa jeunesse, et qui soit de bonne foi. Dans toutes les vertus, dans tous les devoirs, on ne cherche que l’apparence ; moi, je cherche la réalité, et je suis trompé s’il y a, pour y parvenir, d’autres moyens que ceux que je donne.

L’idée de rendre Émile amoureux avant de le faire voyager n’est pas de mon invention. Voici le trait qui me l’a suggérée.

J’étais à Venise en visite chez le gouverneur d’un jeune Anglais. C’était en hiver, nous étions autour du feu. Le gouverneur reçoit ses lettres de la poste. Il les lit, et puis en relit une tout haut à son élève. Elle était en Anglais : je n’y compris rien ; mais, durant la lecture, je vis le jeune homme déchirer de très belles manchettes de point qu’il portait, et les jeter au feu l’une après l’autre, le plus doucement qu’il put, afin qu’on ne s’en aperçût pas. Surpris de ce caprice je le regarde au visage, et je crois y voir de l’émotion ; mais les signes extérieurs des passions, quoique assez semblables chez tous les hommes, ont des différences nationales sur lesquelles il est facile de se tromper. Les peuples ont divers langages sur le visage, aussi bien que dans la bouche. J’attends la fin de la lecture, et puis montrant au gouverneur les poignets nus de son élève, qu’il cachait pourtant de son mieux, je lui dis : Peut-on savoir ce que cela signifie ?

Le gouverneur, voyant ce qui s’était passé, se mit à rire, embrassa son élève d’un air de satisfaction ; et, après avoir obtenu son consentement, il me donna l’explication que je souhaitais.

Les manchettes, me dit-il, que M. John vient de déchirer sont un présent qu’une dame de cette ville lui a fait il n’y a pas longtemps. Or vous saurez que M. John est promis dans son pays à une jeune demoiselle pour laquelle il a beaucoup d’amour, et qui en mérite encore davantage. Cette lettre est de la mère de sa maîtresse, et je vais vous en traduire l’endroit qui a causé le dégât dont vous avez été le témoin.

« Lucy ne quitte point les manchettes de lord John. Miss Betty Roldham vint hier passer l’après-midi avec elle, et voulut à toute force travailler à son ouvrage. Sachant que Lucy s’était levée aujourd’hui plus tôt qu’à l’ordinaire, j’ai voulu voir ce qu’elle faisait, et je l’ai trouvée occupée à défaire tout ce qu’avait fait hier miss Betty. Elle ne veut pas qu’il y ait dans son présent un seul point d’une autre main que la sienne. »

M. John sortit un moment après pour prendre d’autres manchettes, et je dis à son gouverneur : Vous avez un élève d’un excellent naturel ; mais parlez-moi vrai, la lettre de la mère de miss Lucy n’est-elle point arrangée ? N’est-ce point un expédient de votre façon contre la dame aux manchettes ? Non, me dit-il, la chose est réelle ; je n’ai pas mis tant d’art à mes soins ; j’y ai mis de la simplicité, du zèle, et Dieu a béni mon travail.

Le trait de ce jeune homme n’est point sorti de ma mémoire : il n’était pas propre à ne rien produire dans la tête d’un rêveur comme moi.

Il est temps de finir. Ramenons lord John à miss Lucy, c’est-à-dire Émile à Sophie. Il lui rapporte, avec un cœur non moins tendre qu’avant son départ, un esprit plus éclairé, et il rapporte dans son pays l’avantage d’avoir connu les gouvernements par tous leurs vices, et les peuples par toutes leurs vertus. J’ai même pris soin qu’il se liât dans chaque nation avec quelque homme de mérite par un traité d’hospitalité à la manière des anciens, et je ne serai pas fâché qu’il cultive ces connaissances par un commerce de lettres. Outre qu’il peut être utile et qu’il est toujours agréable d’avoir des correspondances dans les pays éloignés, c’est une excellente précaution contre l’empire des préjugés nationaux, qui, nous attaquant toute la vie, ont tôt ou tard quelque prise sur nous. Rien n’est plus propre à leur ôter cette prise que le commerce désintéressé de gens sensés qu’on estime, lesquels, n’ayant point ces préjugés et les combattant par les leurs, nous donnent les moyens d’opposer sans cesse les uns aux autres, et de nous garantir ainsi de tous. Ce n’est point la même chose de commercer avec les étrangers chez nous ou chez eux. Dans le premier cas, ils ont toujours pour le pays où ils vivent un ménagement qui leur fait déguiser ce qu’ils en pensent, ou qui leur en fait penser favorablement tandis qu’ils y sont ; de retour chez eux, ils en rabattent, et ne sont que justes. Je serais bien aise que l’étranger que je consulte eût vu mon pays, mais je ne lui en demanderai son avis que dans le sien.


Après avoir presque employé deux ans à parcourir quelques-uns des grands Etats de l’Europe et beaucoup plus des petits ; après en avoir appris les deux ou trois principales langues ; après y avoir vu ce qu’il y a de vraiment curieux, soit en histoire naturelle, soit en gouvernement, soit en arts, soit en hommes, Émile, dévoré d’impatience, m’avertit que notre terme approche. Alors je lui dis : Eh bien ! mon ami, vous vous souvenez du principal objet de nos voyages ; vous avez vu, vous avez observé : quel est enfin le résultat de vos observations ? À quoi vous fixez-vous ? Ou je me suis trompé dans ma méthode, ou il doit me répondre à peu près ainsi :

« À quoi je me fixe ? à rester tel que vous m’avez fait être, et à n’ajouter volontairement aucune autre chaîne à celle dont me chargent la nature et les lois. Plus j’examine l’ouvrage des hommes dans leurs institutions, plus je vois qu’à force de vouloir être indépendants, ils se font esclaves, et qu’ils usent leur liberté même en vains efforts pour l’assurer. Pour ne pas céder au torrent des choses, ils se font mille attachements ; puis, sitôt qu’ils veulent faire un pas, ils ne peuvent, et sont étonnés de tenir à tout. Il me semble que pour se rendre libre on n’a rien faire ; il suffit de ne pas vouloir cesser de l’être. C’est vous, ô mon maître, qui m’avez fait libre en m’apprenant à céder à la nécessité. Qu’elle vienne quand il lui plaît, je m’y laisse entraîner sans contrainte ; et comme je ne veux pas la combattre, je ne m’attache à rien pour me retenir. J’ai cherché dans nos voyages si je trouverais quelque coin de terre où je pusse être absolument mien ; mais en quel lieu parmi les hommes ne dépend-on plus de leurs passions ? Tout bien examiné, j’ai trouvé que mon souhait même était contradictoire ; car, dussé-je ne tenir à nulle autre chose, je tiendrais au moins à la terre où je me serais fixé ; ma vie serait attachée à cette terre comme celle des dryades l’était à leurs arbres ; j’ai trouvé qu’empire et liberté étant deux mots incompatibles, je ne pouvais être maître d’une chaumière qu’en cessant de l’être de moi.

Hoc erat in votis : modus agri ita magnus.

« Je me souviens que mes biens furent la cause de nos recherches. Vous prouviez très solidement que je ne pouvais garder à la fois ma richesse et ma liberté ; mais quand vous vouliez que je fusse à la fois libre et sans besoins, vous vouliez deux choses incompatibles, car je ne saurais me tirer de la dépendance des hommes qu’en rentrant sous celle de la nature. Que ferai-je donc avec la fortune que mes parents m’ont laissée ? Je commencerai par n’en point dépendre ; je relâcherai tous les liens qui m’y attachent. Si on me la laisse, elle me restera ; si on me l’ôte, on ne m’entraînera point avec elle. Je ne me tourmenterai point pour la retenir, mais je resterai ferme à ma place. Riche ou pauvre, je serai libre. Je ne le serai point seulement en tel pays, en telle contrée ; je le serai par toute la terre. Pour moi toutes les chaînes de l’opinion sont brisées ; je ne connais que celle de la nécessité. J’appris à les porter dès ma naissance, et je les porterai jusqu’à la mort, car je suis homme ; et pourquoi ne saurais-je pas les porter étant libre, puisque étant esclave il les faudrait bien porter encore, et celle de l’esclavage pour surcroît ?

« Que m’importe ma condition sur la terre ? que m’importe où que je sois ? Partout où il y a des hommes, je suis chez mes frères ; partout où il n’y en a pas, je suis chez moi. Tant que je pourrai rester indépendant et riche, j’ai du bien pour vivre, et je vivrai. Quand mon bien m’assujettira, je l’abandonnerai sans peine ; j’ai des bras pour travailler, et je vivrai. Quand mes bras me manqueront, je vivrai si l’on me nourrit, je mourrai si l’on m’abandonne ; je mourrai bien aussi quoiqu’on ne m’abandonne pas ; car la mort n’est pas une peine de la pauvreté, mais une loi de la nature. Dans quelque temps que la mort vienne, je la défie, elle ne me surprendra jamais faisant des préparatifs pour vivre ; elle ne m’empêchera jamais d’avoir vécu.

« Voilà mon père, à quoi je me fixe. Si j’étais sans passions, je serais, dans mon état d’homme, indépendant comme Dieu même, puisque, ne voulant que ce qui est, je n’aurais jamais à lutter contre la destinée. Au moins je n’ai qu’une chaîne, c’est la seule que je porterai jamais, et je puis m’en glorifier. Venez donc, donnez-moi Sophie, et je suis libre. »

«  – Cher Émile, je suis bien aise d’entendre sortir de ta bouche des discours d’homme, et d’en voir les sentiments dans ton cœur. Ce désintéressement outré ne me déplaît pas à ton âge. Il diminuera quand tu auras des enfants, et tu seras alors précisément ce que doit être un bon père de famille et un homme sage. Avant tes voyages je savais quel en serait l’effet ; je savais qu’en regardant de près nos institutions, tu serais bien éloigné d’y prendre la confiance qu’elles ne méritent pas. C’est en vain qu’on aspire à la liberté sous la sauvegarde des lois. Des lois ! où est-ce qu’il y en a, et où est-ce qu’elles sont respectées ? Partout tu n’as vu régner sous ce nom que l’intérêt particulier et les passions des hommes. Mais les lois éternelles de la nature et de l’ordre existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage ; elles sont écrites au fond de son cœur par la conscience et par la raison ; c’est à celles-là qu’il doit s’asservir pour être libre ; et il n’y a d’esclave que celui qui fait mal, car il le fait toujours malgré lui. La liberté n’est dans aucune forme de gouvernement, elle est dans le cœur de l’homme libre ; il la porte partout avec lui. L’homme vil porte partout la servitude. L’un serait esclave à Genève, et l’autre libre à Paris.

« Si je te parlais des devoirs du citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m’avoir confondu. Tu te tromperais pourtant, cher Émile ; car qui n’a pas une patrie a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que le contrat social n’ait point été observé, qu’importe, si l’intérêt particulier l’a protégé comme aurait fait la volonté générale, si la violence publique l’a garanti des violences particulières, si le mal qu’il a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et haïr leurs propres iniquités ? O Émile ! où est l’homme de bien qui ne doit rien à son pays ? Quel qu’il soit, il lui doit ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme, la mortalité de ses actions et l’amour de la vertu. Né dans le fond d’un bois, il eût vécu plus heureux et plus libre ; mais n’ayant rien à combattre pour suivre ses penchants, il eût été bon sans mérite, il n’eût point été vertueux, et maintenant il sait l’être malgré ses passions. La seule apparence de l’ordre le porte à le connaître, à l’aimer. Le bien public, qui ne sert que de prétexte aux autres, est pour lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt à l’intérêt commun. Il n’est pas vrai qu’il ne tire aucun profit des lois ; elles lui donnent le courage d’être juste, même parmi les méchants. Il n’est pas vrai qu’elles ne l’ont pas rendu libre, elles lui ont appris à régner sur lui.

« Ne dis donc pas : que m’importe où je sois ? Il t’importe d’être où tu peux remplir tous tes devoirs ; et l’un de ces devoirs est l’attachement pour le lieu de ta naissance. Tes compatriotes te protégèrent, enfant, tu dois les aimer étant homme. Tu dois vivre au milieu d’eux, ou du moins en lieu d’où tu puisses leur être utile autant que tu peux l’être, et où ils sachent où te prendre si jamais ils ont besoin de toi. Il y a telle circonstance où un homme peut être plus utile à ses concitoyens hors de sa patrie que s’il vivait dans son sein. Alors il doit n’écouter que son zèle et supporter son exil sans murmure ; cet exil même est un de ses devoirs. Mais toi, bon Émile, à qui rien n’impose ces douloureux sacrifices, toi qui n’as pas pris le triste emploi de dire la vérité aux hommes, va vivre au milieu d’eux, cultive leur amitié dans un doux commerce, sois leur bienfaiteur, leur modèle : ton exemple leur servira plus que tous nos livres, et le bien qu’ils te verront faire les touchera plus que tous nos vains discours.

« Je ne t’exhorte pas pour cela d’aller vivre dans les grandes villes ; au contraire, un des exemples que les bons doivent donner aux autres est celui de la vie patriarcale et champêtre, la première vie de l’homme, la plus paisible, la plus naturelle et la plus douce à qui n’a pas le cœur corrompu. Heureux, mon jeune ami, le pays où l’on n’a pas besoin d’aller chercher la paix dans un désert ! Mais où est ce pays ? Un homme bienfaisant satisfait mal son penchant au milieu des villes, où il ne trouve presque à exercer son zèle que pour des intrigants ou pour des fripons. L’accueil qu’on y fait aux fainéants qui viennent y chercher fortune ne fait qu’achever de dévaster le pays, qu’au contraire il faudrait repeupler aux dépens des villes. Tous les hommes qui se retirent de la grande société sont utiles précisément parce qu’ils s’en retirent puisque tous ses vices lui viennent d’être trop nombreuse. Ils sont encore utiles lorsqu’ils peuvent ramener dans les lieux déserts de la vie de la culture et l’amour de leur premier état. Je m’attendris en songeant combien, de leur simple retraite, Émile et Sophie peuvent répandre de bienfaits autour d’eux, combien ils peuvent vivifier la campagne et ranimer le zèle éteint de l’infortuné villageois. Je crois voir le peuple se multiplier, les champs se fertiliser, la terre prendre une nouvelle parure, la multitude et l’abondance transformer les travaux en fêtes, les cris de joie et les bénédictions s’élever du milieu des jeux rustiques autour du couple aimable qui les a ranimés. On traite l’âge d’or de chimère, et c’en sera toujours une pour quiconque a le cœur et le goût gâtés. Il n’est pas même vrai qu’on le regrette, puisque ces regrets sont toujours vains. Que faudrait-il donc pour le faire renaître ? une seule chose, mais impossible, ce serait de l’aimer.

« Il semble déjà renaître autour de l’habitation de Sophie ; vous ne ferez qu’achever ensemble ce que ses dignes parents ont commencé. Mais cher Émile, qu’une vie si douce ne te dégoûte pas des devoirs pénibles, si jamais ils te sont imposés : souviens-toi que les Romains passaient de la charrue au consulat. Si le prince ou l’Etat t’appelle au service de la patrie, quitte tout pour aller remplir, dans le poste qu’on t’assigne, l’honorable fonction de citoyen. Si cette fonction t’est onéreuse, il est un moyen honnête et sûr de t’en affranchir, c’est de la remplir avec assez d’intégrité pour qu’elle ne te soit pas longtemps laissée. Au reste, crains peu l’embarras d’une pareille charge ; tant qu’il y aura des hommes de ce siècle, ce n’est pas toi qu’on viendra chercher pour servir l’Etat. »

Que ne m’est-il permis de peindre le retour d’Émile auprès de Sophie et la fin de leurs amours, ou plutôt le commencement de l’amour conjugal qui les unit ! amour fondé sur l’estime qui dure autant que la vie, sur les vertus qui ne s’effacent point avec la beauté, sur les convenances des caractères qui rendent le commerce aimable et prolongent dans la vieillesse le charme de la première union. Mais tous ces détails pourraient plaire sans être utiles ; et jusqu’ici je me suis permis de détails agréables que ceux dont j’ai cru voir l’utilité. Quitterais-je cette règle à la fin de ma tâche ? Non ; je sens aussi bien que ma plume est lassée. Trop faible pour des travaux de si longue haleine, j’abandonnerais celui-ci s’il était moins avancé ; pour ne pas le laisser imparfait, il est temps que j’achève.

Enfin je vois naître le plus charmant des jours d’Émile, et le plus heureux des miens ; je vois couronner mes soins, et je commence d’en goûter le fruit. Le digne couple s’unit d’une chaîne indissoluble ; leur bouche prononce et leur cœur confirme des serments qui ne seront point vains : ils sont époux. En revenant du temple, ils se laissent conduire ; ils ne savent où ils sont, où ils vont, ce qu’on fait autour d’eux. Ils n’entendent point, ils ne répondent que des mots confus, leurs yeux troublés ne voient plus rien. O délire ! ô faiblesse humaine ! le sentiment du bonheur écrase l’homme, il n’est pas assez fort pour le supporter.

Il y a bien peu de gens qui sachent, un jour de mariage, prendre un ton convenable avec les nouveaux époux. La morne décence des uns et le propos léger des autres me semblent également déplacés. J’aimerais mieux qu’on laissât ces jeunes cœurs se replier sur eux-mêmes, et se livrer à une agitation qui n’est pas sans charme, que de les en distraire si cruellement pour les attrister par une fausse bienséance, ou pour les embarrasser par de mauvaises plaisanteries, qui, dussent-elle leur plaire en tout autre temps, leur sont très sûrement importunes un pareil jour.

Je vois mes deux jeunes gens, dans la douce langueur qui les trouble, n’écouter aucun des discours qu’on leur tient. Moi, qui veux qu’on jouisse de tous les jours de la vie, leur en laisserai-je perdre un si précieux ? Non, je veux qu’ils le goûtent, qu’ils le savourent, qu’il ait pour eux ses voluptés. Je les arrache à la foule indiscrète qui les accable, et, les menant promener à l’écart, je les rappelle à eux-mêmes en leur parlant d’eux. Ce n’est pas seulement à leurs oreilles que je veux parler, c’est à leurs cœurs ; et je n’ignore pas quel est le sujet unique dont ils peuvent s’occuper ce jour-là.

« Mes enfants, leur dis-je en les prenant tous deux par la main, il y a trois ans que j’ai vu naître cette flamme vive et pure qui fait votre bonheur aujourd’hui. Elle n’a fait qu’augmenter sans cesse ; je vois dans vos yeux qu’elle est à son dernier degré de véhémence ; elle ne peut plus que s’affaiblir. » Lecteurs, ne voyez-vous pas les transports, les emportements, les serments d’Émile, l’air dédaigneux dont Sophie dégage sa main de la mienne, et les tendres protestations que leurs yeux se font mutuellement de s’adorer jusqu’au dernier soupir ? Je les laisse faire, et puis je reprends.

« J’ai souvent pensé que si l’on pouvait prolonger le bonheur de l’amour dans le mariage, on aurait le paradis sur la terre. Cela ne s’est jamais vu jusqu’ici. Mais si la chose n’est pas tout à fait impossible, vous êtes bien dignes l’un et l’autre de donner un exemple que vous n’aurez reçu de personne, et que peu d’époux sauront imiter. Voulez-vous, mes enfants, que je vous dise un moyen que j’imagine pour cela, et que je crois être le seul possible ? »

Ils se regardent en souriant et se moquent de ma simplicité. Émile me remercie nettement de ma recette, en me disant qu’il croit que Sophie en a une meilleure, et que, quant à lui, celle-là lui suffit. Sophie approuve, et paraît tout aussi confiante. Cependant à travers son air de raillerie, je crois démêler un peu de curiosité. J’examine Émile ; ses yeux ardents dévorent les charmes de son épouse ; c’est la seule chose dont il soit curieux, et tous mes propos ne l’embarrassent guère. Je souris à mon tour en disant en moi-même : Je saurai bientôt te rendre attentif.

La différence presque imperceptible de ces mouvements secrets en marque une bien caractéristique dans les deux sexes, et bien contraire aux préjugés reçus ; c’est que généralement les hommes sont moins constants que les femmes, et se rebutent plus tôt qu’elles de l’amour heureux. La femme pressent de loin l’inconstance de l’homme, et s’en inquiète [126] ; c’est ce qui la rend aussi plus jalouse. Quand il commence à s’attiédir, forcée à lui rendre pour le garder tous les soins qu’il prit autrefois pour lui plaire, elle pleure, elle s’humilie à son tour, et rarement avec le même succès. L’attachement et les soins gagnent les cœurs, mais ils ne les recouvrent guère. Je reviens à ma recette contre le refroidissement de l’amour dans le mariage.

« Elle est simple et facile, reprends-je ; c’est de continuer d’être amants quand on est époux. – En effet, dit Émile en riant du secret, elle ne nous sera pas pénible.

« – Plus pénible à vous qui parlez que vous ne pensez peut-être. Laissez-moi, je vous prie, le temps de m’expliquer.

« Les nœuds qu’on veut trop serrer rompent. Voilà ce qui arrive à celui du mariage quand on veut lui donner plus de force qu’il n’en doit avoir. La fidélité qu’il impose aux deux époux est le plus saint de tous les droits ; mais le pouvoir qu’il donne à chacun des deux sur l’autre est de trop. La contrainte et l’amour vont mal ensemble, et le plaisir ne se commande pas. Ne rougissez point, ô Sophie ! et ne songez pas à fuir. À Dieu ne plaise que je veuille offenser votre modestie ! mais il s’agit du destin de vos jours. Pour un si grand objet, souffrez, entre un époux et un père, des discours que vous ne supporteriez pas ailleurs.

« Ce n’est pas tant la possession que l’assujettissement qui rassasie, et l’on garde pour une fille entretenue un bien plus long attachement que pour une femme. Comment a-t-on pu faire un devoir des plus tendres caresses, et un droit des plus doux témoignages de l’amour ? C’est le désir mutuel qui fait le droit, la nature n’en connaît point d’autre. La loi peut restreindre ce droit, mais elle ne saurait l’étendre. La volupté est si douce par elle-même ! doit-elle recevoir de la triste gêne la force qu’elle n’aura pu tirer de ses propres attraits ? Non, mes enfants, dans le mariage les cœurs sont liés, mais les corps ne sont point asservis. Vous vous devez la fidélité, non la complaisance. Chacun des deux ne peut être qu’à l’autre, mais nul des deux ne doit être à l’autre qu’autant qu’il lui plaît.

« S’il est donc vrai, cher Émile, que vous vouliez être l’amant de votre femme, qu’elle soit toujours votre maîtresse et la sienne ; soyez amant heureux, mais respectueux ; obtenez tout de l’amour sans rien exiger du devoir, et que les moindres faveurs ne soient jamais pour vous des droits, mais des grâces. Je sais que la pudeur fuit les aveux formels et demande d’être vaincue ; mais avec de la délicatesse et du véritable amour, l’amant se trompe-t-il sur la volonté secrète ? Ignore-t-il quand le cœur et les yeux accordent ce que la bouche feint de refuser ? Que chacun des deux, toujours maître de sa personne et de ses caresses, ait droit de ne les dispenser à l’autre qu’à sa propre volonté. Souvenez-vous toujours que, même dans le mariage, le plaisir n’est légitime que quand le désir est partagé. Ne craignez pas, mes enfants, que cette loi vous tienne éloignés ; au contraire, elle vous rendra tous deux plus attentifs à vous plaire, et préviendra la satiété. Bornés uniquement l’un à l’autre, la nature et l’amour vous rapprocheront assez. »

À ces propos et d’autres semblables, Émile se fâche, se récrie ; Sophie, honteuse, tient son éventail sur ses yeux, et ne dit rien. Le plus mécontent des deux, peut-être, n’est pas celui qui se plaint le plus. J’insiste impitoyablement : je fais rougir Émile de son peu de délicatesse ; je me rends caution pour Sophie qu’elle accepte pour sa part le traité. Je la provoque à parler ; on se doute bien qu’elle n’ose me démentir. Émile, inquiet, consulte les yeux de sa jeune épouse ; il les voit, à travers leur embarras, pleins d’un trouble voluptueux qui le rassure contre le risque de la confiance. Il se jette à ses pieds, baise avec transport la main qu’elle lui tend, et jure que, hors la fidélité promise, il renonce à tout autre droit sur elle. Sois, lui dit-il, chère épouse, l’arbitre de mes plaisirs comme tu l’es de mes jours et de ma destinée. Dût ta cruauté me coûter la vie, je te rends mes droits les plus chers. Je ne veux rien devoir à ta complaisance, je veux tout tenir de ton cœur.

Bon Émile, rassure-toi : Sophie est trop généreuse elle-même pour te laisser mourir victime de ta générosité.

Le soir, prêt à les quitter, je leur dis du ton le plus grave qu’il m’est possible : Souvenez-vous tous deux que vous êtes libres, et qu’il n’est pas ici question des devoirs d’époux ; croyez-moi, point de fausse déférence. Émile, veux-tu venir ? Sophie le permet. Émile, en fureur, voudra me battre. Et vous Sophie, qu’en dites-vous ? faut-il que je l’emmène ? La menteuse, en rougissant, dira que oui. Charmant et doux mensonge, qui vaut mieux que la vérité !

Le lendemain... L’image de la félicité ne flatte plus les hommes : la corruption du vice n’a pas moins dépravé leur goût que leurs cœurs. Ils ne savent plus sentir ce qui est touchant ni voir ce qui est aimable. Vous qui, pour peindre la volupté, n’imaginez jamais que d’heureux amants nageant dans le sein des délices, que vos tableaux sont encore imparfaits ! vous n’en avez que la moitié la plus grossière ; les plus doux attraits de la volupté n’y sont point. O qui de vous n’a jamais vu deux jeunes époux, unis sous d’heureux auspices, sortant du lit nuptial, et portant à la fois dans leurs regards languissants et chastes l’ivresse des doux plaisirs qu’ils viennent de goûter, l’aimable sécurité de l’innocence, et la certitude alors si charmante de couler ensemble le reste de leurs jours ? Voilà l’objet le plus ravissant qui puisse être offert au cœur de l’homme ; voilà le vrai tableau de la volupté : vous l’avez vu cent fois sans le reconnaître ; vos cœurs endurcis ne sont plus faits pour l’aimer. Sophie, heureuse et paisible, passe le jour dans les bras de sa tendre mère ; c’est un repos bien doux à prendre après avoir passé la nuit dans ceux d’un époux.

Le surlendemain, j’aperçois déjà quelque changement de scène. Émile veut paraître un peu mécontent ; mais, à travers cette affectation, je remarque un empressement si tendre, et même tant de soumission, que je n’en augure rien de bien fâcheux. Pour Sophie, elle est gaie que la veille, je vois briller dans ses yeux un air satisfait ; elle est charmante avec Émile ; elle lui fait presque des agaceries dont il n’est plus dépité.

Ces changements sont peu sensibles ; mais ils ne m’échappent pas : je m’en inquiète, j’interroge Émile en particulier ; j’apprends qu’à son grand regret, et malgré toutes ses instances, il a fallu faire lit à part la nuit précédente. L’impérieuse s’est hâtée d’user de son droit. On a un éclaircissement : Émile se plaint amèrement, Sophie plaisante ; mais enfin, le voyant prêt à se fâcher tout de bon, elle lui jette un regard plein de douceur et d’amour, et, me serrant la main, ne prononce que ce seul mot, mais d’un ton qui va chercher l’âme : L’ingrat ! Émile est si bête qu’il n’entend rien à cela. Moi je l’entends ; j’écarte Émile, et je prends à son tour Sophie en particulier.

Je vois, lui dis-je, la raison de ce caprice. On ne saurait avoir plus de délicatesse ni l’employer plus mal à propos. Chère Sophie, rassurez-vous ; c’est un homme que je vous ai donné, ne craignez pas de le prendre pour tel : vous avez eu les prémices de sa jeunesse ; il ne l’a prodiguée à personne, il la conservera longtemps pour vous.

« Il faut, ma chère enfant, que je vous explique mes vues dans la conversation que nous eûmes tous trois avant-hier. Vous n’y avez peut-être aperçu qu’un art de ménager vos plaisirs pour les rendre durables. O Sophie ! elle eut un autre objet plus digne de mes soins. En devenant votre époux, Émile est devenu votre chef ; c’est à vous d’obéir, ainsi l’a voulu la nature. Quand la femme ressemble à Sophie, il est pourtant bon que l’homme soit conduit par elle ; c’est encore la loi de la nature ; et c’est pour vous rendre autant d’autorité sur son cœur que son sexe lui en donne sur votre personne, que je vous ai faite l’arbitre de ses plaisirs. Il vous en coûtera des privations pénibles ; mais vous régnerez sur lui si vous savez régner sur vous ; et ce qui s’est déjà passé me montre que cet art si difficile n’est pas au-dessus de votre courage. Vous régnerez longtemps par l’amour, si vous rendez vos faveurs rares et précieuses, si vous savez les faire valoir. Voulez-vous voir votre mari sans cesse à vos pieds, tenez-le toujours à quelque distance de votre personne. Mais, dans votre sévérité, mettez de la modestie, et non du caprice ; qu’il vous voie réservée, et non pas fantasque ; gardez qu’en ménageant son amour vous ne le fassiez douter du vôtre. Faites-vous chérir par vos faveurs et respecter par vos refus ; qu’il honore la chasteté de sa femme sans avoir à se plaindre de sa froideur.

« C’est ainsi, mon enfant, qu’il vous donnera sa confiance, qu’il écoutera vos avis, qu’il vous consultera dans ses affaires, et ne résoudra rien sans en délibérer avec vous. C’est ainsi que vous pouvez le rappeler à la sagesse quand il s’égare, le ramener par une douce persuasion, vous rendre aimable pour vous rendre utile, employer la coquetterie aux intérêts de la vertu, et l’amour au profit de la raison.

« Ne croyez pas avec tout cela que cet art même puisse vous servir toujours. Quelque précaution qu’on puisse prendre, la jouissance use les plaisirs, et l’amour avant tous les autres. Mais, quand l’amour a duré longtemps, une douce habitude en remplit le vide, et l’attrait de la confiance succède aux transports de la passion. Les enfants forment entre ceux qui leur ont donné l’être une liaison non moins douce et souvent plus forte que l’amour même. Quand vous cesserez d’être la maîtresse d’Émile, vous serez sa femme et son amie ; vous serez la mère de ses enfants. Alors, au lieu de votre première réserve, établissez entre vous la plus grande intimité ; plus de lit à part, plus de refus, plus de caprice. Devenez tellement sa moitié, qu’il ne puisse plus se passer de vous, et que, sitôt qu’il vous quitte, il se sente loin de lui-même. Vous qui fîtes si bien régner les charmes de la vie domestique dans la maison paternelle, faites-les régner ainsi dans la vôtre. Tout homme qui se plaît dans sa maison aime sa femme. Souvenez-vous que si votre époux vit heureux chez lui, vous serez une femme heureuse.

« Quant à présent, ne soyez pas si sévère à votre amant ; il a mérité plus de complaisance ; il s’offenserait de vos alarmes ; ne ménagez plus si fort sa santé aux dépens de son bonheur, et jouissez du vôtre. Il ne faut point attendre le dégoût ni rebuter le désir ; il ne faut point refuser pour refuser, mais pour faire valoir ce qu’on accorde. »

Ensuite, les réunissant, je dis devant elle à son jeune époux : Il faut bien supporter le joug qu’on s’est imposé. Méritez qu’il vous soit rendu léger. Surtout sacrifiez aux grâces, et n’imaginez pas vous rendre plus aimable en boudant. La paix n’est pas difficile à faire, et chacun se doute aisément des conditions. Le traité se signe par un baiser. Après quoi je dis à mon élève : Cher Émile, un homme a besoin toute sa vie de conseil et de guide. J’ai fait de mon mieux pour remplir jusqu’à présent ce devoir envers vous ; ici finit ma longue tâche et commence celle d’un autre. J’abdique aujourd’hui l’autorité que vous m’avez confiée, et voici désormais votre gouverneur.

Peu à peu le premier délire se calme, et leur laisse goûter en paix les charmes de leur nouvel état. Heureux amants ! dignes époux ! pour honorer leurs vertus, pour peindre leur félicité, il faudrait faire l’histoire de leur vie. Combien de fois, contemplant en eux mon ouvrage, je me sens saisi d’un ravissement qui fait palpiter mon cœur ! Combien de fois je joins leurs mains dans les miennes en bénissant la Providence et poussant d’ardents soupirs ! Que de baisers j’applique sur ces deux mains qui se serrent ! de combien de larmes de joie ils me les sentent arroser ! Ils s’attendrissent à leur tour en partageant mes transports. Leurs respectables parents jouissent encore une fois de leur jeunesse dans celle de leurs enfants ; ils recommencent pour ainsi dire de vivre en eux, ou plutôt ils connaissent pour la première fois le prix de la vie : ils maudissent leurs anciennes richesses qui les empêchèrent au même âge de goûter un sort si charmant. S’il y a du bonheur sur la terre, c’est dans l’asile où nous vivons qu’il faut le chercher.

Au bout de quelques mois, Émile entre un matin dans ma chambre, et me dit en m’embrassant : Mon maître, félicitez votre enfant ; il espère avoir bientôt l’honneur d’être père. Oh ! quels soins vont être imposés à notre zèle, et que nous allons avoir besoin de vous ! À Dieu ne plaise que je vous laisse encore élever le fils après avoir élevé le père. À Dieu ne plaise qu’un devoir si saint et si doux soit jamais rempli par un autre que moi, dussé-je aussi bien choisir pour lui qu’on a choisi pour moi-même ! Mais restez le maître des jeunes maîtres. Conseillez-nous, gouvernez-nous, nous serons dociles : tant que je vivrai, j’aurai besoin de vous. J’en ai plus besoin que jamais, maintenant que mes fonctions d’homme commencent. Vous avez rempli les vôtres ; guidez-moi pour vous imiter ; et reposez-vous, il en est temps.


  1. J’ai déjà remarqué que les refus de simagrée et d’agacerie sont communs à presque toutes les femelles, même parmi les animaux, et même quand elles sont plus disposées à se rendre ; il faut n’avoir jamais observé leur manège pour disconvenir de cela.
  2. Il peut y avoir une telle disproportion d’âge et de force qu’une violence réelle ait lieu : mais traitant ici de l’état relatif des sexes selon l’ordre de la nature, je les prends tous deux dans le rapport commun qui constitue cet état.
  3. Sans cela l’espèce dépérirait nécessairement : pour qu’elle se conserve, il faut, tout compensé, que chaque femme fasse à peu près quatre enfants : car des enfants qui naissent il en meurt près de la moitié avant qu’ils puissent en avoir d’autres, et il en faut deux restants pour représenter le père et la mère. Voyez si les villes vous fourniront cette population-là.
  4. La timidité des femmes est encore un instinct de la nature contre le double risque qu’elles courent durant leur grossesse.
  5. Un enfant se rend importun quand il trouve son compte à l’être ; mais il ne demandera jamais deux fois la même chose, si la première réponse est toujours irrévocable.
  6. Les femmes qui ont la peau assez blanche pour se passer de dentelle donneraient bien du dépit aux autres, si elles n’en portaient pas. Ce sont presque toujours de laides personnes qui amènent les modes, auxquelles les belles ont la bêtise de s’assujettir.
  7. Si partout ou j’ai mis je ne sais, la petite répond autrement, il faut se méfier de sa réponse et la lui faire expliquer avec soin.
  8. La petite dira cela parce qu’elle l’a entendu dire ; mais il faut vérifier si elle a quelque juste idée de la mort, car cette idée n’est pas si simple ni si à la portée des enfants que l’on pense. On peut voir, dans le petit poème d’Abel, un exemple de la manière dont on doit la leur donner. Ce charmant ouvrage respire une simplicité délicieuse dont on ne peut trop se nourrir pour converser avec les enfants.
  9. L’idée de l’éternité ne saurait s’appliquer aux générations humaines avec le consentement de l’esprit. Toute succession numérique réduite en acte est incompatible avec cette idée.
  10. Je sais que les femmes qui ont ouvertement pris leur parti sur un certain point prétendent bien se faire valoir de cette franchise, et jurent qu’à cela près il n’y a rien d’estimable qu’on ne trouve en elles ; mais je sais bien aussi qu’elles n’ont jamais persuadé cela qu’à des sots. Le plus grand frein de leur sexe ôté, que reste-t-il qui les retienne ? et de quel honneur feront-elles cas après avoir renoncé à celui qui leur est propre ? Ayant mis une fois leurs passions à l’aise, elles n’ont plus aucun intérêt d’y résister; Nec fæemina. amissa pudicitia, alia abnuerit. Jamais auteur connut-il mieux le cœur humain dans les deux sexes que celui qui a dit cela ?