L’Encyclopédie/1re édition/Tome 7/Éloge de Du Marsais

ÉLOGE
DE M. DU MARSAIS.



LA Vie sédentaire & obscure de la plûpart des Gens de Lettres offre pour l’ordinaire peu d’évenemens, sur-tout quand leur fortune n’a pas répondu à ce qu’ils avoient mérité par leurs travaux. M. du Marsais a été de ce nombre ; il a vécu pauvre & presqu’ignoré dans le sein d’une patrie qu’il avoit instruite : le détail de sa vie n’occupera donc dans cet Éloge que la moindre place, & nous nous attacherons principalement à l’analyse raisonnée de ses Ouvrages. Par-là nous acquitterons, autant qu’il est en nous, les obligations que l’Encyclopédie & les Lettres ont eues à ce Philosophe ; nous devons d’autant plus d’honneur à sa mémoire, que le sort lui en a plus refusé de son vivant, & l’histoire de ses Ecrits est le plus beau monument que nous puissions lui consacrer. Cette histoire remplira d’ailleurs le principal but que nous nous proposons dans nos Eloges, d’en faire un objet d’instruction pour nos Lecteurs, & un recueil de Mémoires sur l’état présent de la Philosophie parmi nous.


César Chesneau, Sieur du Marsais, Avocat au Parlement de Paris, naquit à Marseille le 17 Juillet 1676. Il perdit son pere au berceau, & resta entre les mains d’une mere qui laissa dépérir la fortune de ses enfans par un desintéressement romanesque, sentiment loüable dans son principe, estimable peut-être dans un Philosophe isolé, mais blâmable dans un chef de famille. Le jeune du Marsais étoit d’autant plus à plaindre, qu’il avoit aussi perdu en très-bas âge, & peu après la mort de son pere, deux oncles d’un mérite distingué, dont l’un, Nicolas Chesneau, savant Medecin, est auteur de quelques Ouvrages[1]. Ces oncles lui avoient laissé une Bibliotheque nombreuse & choisie, qui bientôt après leur mort fut vendue presqu’en entier à un prix très-modique : l’enfant, qui n’avoit pas encore atteint sa septieme année, pleura beaucoup de cette perte, & cachoit tous les livres qu’il pouvoit soustraire. L’excès de son affliction engagea sa mere à mettre à part quelques livres rares, pour les lui réserver quand il seroit en âge de les lire ; mais ces livres mêmes furent dissipés peu de tems après : il sembloit que la Fortune, après l’avoir privé de son bien, cherchât encore à lui ôter tous les moyens de s’instruire.

L’ardeur & le talent se fortifierent en lui par les obstacles ; il fit ses études avec succès chez les Peres de l’Oratoire de Marseille : il entra même dans cette Congrégation, une de celles qui ont le mieux cultivé les Lettres, & la seule qui ait produit un Philosophe célebre, parce qu’on y est moins esclave que dans les autres, & moins obligé de penser comme ses Supérieurs. Mais la liberté dont on y joüit n’étoit pas encore assez grande pour M. du Marsais. Il en sortit donc bientôt, vint à Paris à l’âge de vingt-cinq ans, s’y maria, & fut reçû Avocat le 10 Janvier 1704. Il s’attacha à un célebre Avocat au Conseil, sous lequel il commençoit à travailler avec succès. Des espérances trompeuses qu’on lui donna, lui firent quitter cette profession. Il se trouva sans état & sans bien, chargé de famille, & ce qui étoit encore plus triste pour lui, accablé de peines domestiques. L’humeur chagrine de sa femme, qui croyoit avoir acquis par une conduite sage le droit d’être insociable, fit repentir plusieurs fois notre Philosophe d’avoir pris un engagement indissoluble ; il regrette à cette occasion, dans un écrit de sa main trouvé après sa mort parmi ses papiers, que notre Religion, si attentive aux besoins de l’humanité, n’ait pas permis le divorce aux Particuliers, comme elle l’a quelquefois permis aux Princes : il déplore la condition de l’homme, qui jetté sur la terre au hasard, ignorant les malheurs, les passions, & les dangers qui l’attendent, n’acquiert d’expérience que par ses fautes, & meurt sans avoir eu le tems d’en profiter.

M. du Marsais aimant mieux se priver du nécessaire que du repos, abandonna à sa femme le peu qu’il avoit de bien, & par le conseil de ses amis entra chez M. le Président de Maisons, pour veiller à l’éducation de son fils : c’est le même que M. de Voltaire a célébré dans plusieurs endroits de ses Œuvres, qui dès l’âge de vingt-sept ans fut reçu dans l’Académie des Sciences, & dont les connoissances & les lumieres faisoient déjà beaucoup d’honneur à son maître, lorsqu’il fut enlevé à la fleur de son âge.

Ce fut dans cette maison, & à la priere du pere de son Eleve, que M. du Marsais commença son ouvrage sur les Libertés de l’Eglise Gallicane, qu’il acheva ensuite pour M. le Duc de la Feuillade, nommé par le Roi à l’Ambassade de Rome. Il étoit persuadé que tout François doit connoître les principes de cette importante matiere, généralement adoptés dans le premier âge du Christianisme, obscurcis depuis par l’ignorance & la superstition, & que l’Eglise de France a eu le bonheur de conserver presque seule. Mais cet objet qui nous intéresse de si près, est rarement bien connu de ceux même que leur devoir oblige de s’en occuper. Les savans Ecrits de MM. Pithou & Dupuy sur nos Libertés, un peu rebutans par la forme, sont trop peu lûs chez une Nation qui compte pour rien le mérite d’instruire, quand il n’est pas accompagné d’agrément, & qui préfere l’ignorance de ses droits à l’ennui de les apprendre. M. du Marsais, plein du desir d’être utile à ses Concitoyens, entreprit de leur donner sur ce sujet un Ouvrage précis & méthodique, assez intéressant par les détails pour attacher la paresse même ; où la Jurisprudence fût guidée par une Philosophie lumineuse, & appuyée d’une érudition choisie, répandue sobrement & placée à-propos. Tel fut le plan qu’il se forma, & qu’il a exécuté avec succès ; si néanmoins dans le siecle où nous vivons tant de science & de logique est nécessaire pour prouver que le souverain Pontife peut se tromper comme un autre homme ; que le Chef d’une Religion de paix & d’humilité ne peut dispenser ni les Peuples de ce qu’ils doivent à leurs Rois, ni les Rois de ce qu’ils doivent à leurs Peuples ; que tout usage qui va au détriment de l’Etat, est injuste, quoique toléré ou même revêtu d’une autorité apparente ; que le pouvoir des Souverains est indépendant des Pasteurs ; que les Ecclésiastiques enfin doivent donner aux autres Citoyens l’exemple de la soumission aux Lois.

Le Traité de M. du Marsais, sous le titre d’Exposition de la doctrine de l’Eglise Gallicane par rapport aux prétentions de la Cour de Rome, est divisé en deux parties. L’Auteur établit dans la premiere, les principes généraux sur lesquels sont fondées les deux Puissances, la spirituelle, & la temporelle : dans la seconde il fait usage de ces principes pour fixer les bornes du pouvoir du Pape, de l’Eglise, & des Evêques. Un petit nombre de maximes générales appuyées par la raison, par nos Lois & par nos Annales, & les conséquences qui résultent de ces maximes, font toute la substance de l’Ouvrage.

Ceux qui croiront avoir besoin de recourir à l’Histoire ecclésiastique pour se prémunir contre l’infaillibilité que les Ultramontains attribuent, sans la croire, aux souverains Pontifes, peuvent lire les Preuves de la viiie. Maxime ; ils y verront S. Pierre repris par S. Paul, & reconnoissant qu’il s’étoit trompé ; le Pape Eleuthere approuvant d’abord les prophéties des Montanistes, qu’il proscrivit bientôt après ; Victor blâmé par S. Irenée, pour avoir excommunié mal-à-propos les Evêques d’Asie ; Libere souscrivant aux formules des Ariens ; Honorius anathématisé, comme Monothélite, au sixieme Concile général, & ses Ecrits brûlés ; Jean XXII. au xjv. siecle condamné par la Sorbonne sur son opinion de la vision béatifique, & obligé de se rétracter ; enfin le grand nombre de contradictions qui se trouvent dans les décisions des Papes, & l’aveu même que plusieurs ont fait de n’être pas infaillibles, dans un tems où ils n’avoient point d’intérêt à le soûtenir. Les faits qui peuvent servir à combattre des prétentions d’un autre genre, sont recueillis dans cet Ouvrage avec le même choix & la même exactitude. On y lit que Grégoire VII. celui qui a le premier levé l’étendart de la rébellion contre les Rois, se repentit en mourant de cette usurpation, & en demanda pardon à son Prince & à toute l’Eglise ; que Ferdinand, si mal-à-propos nommé le Pieux, & si digne du nom de traître, enleva la Navarre à la Maison de France, sur une simple Bulle du Pape Jules II ; que la Cour de Rome, si on en croit nos Jurisconsultes, a évité pour cette raison, autant qu’elle l’a pû, de donner à nos Rois le titre de Rois de Navarre ; omission, au reste, peu importante en elle-même, & que nos Rois ont sans doute regardée comme indifférente à leur grandeur, le nom de Rois de France étant le plus beau qu’ils puissent porter. Enfin M. du Marsais ajoûte que les Bulles de Sixte V. & de Grégoire XIV. contre Henri IV. furent un des plus grands obstacles que trouva ce Prince pour remonter sur le thrône de ses peres. Il fait voir encore, ce qui n’est pas difficile, que l’absolution (réelle ou supposée) donnée à la Nation françoise par le Pape Zacharie, du serment de fidélité qu’elle avoit fait aux descendans de Clovis, ne dispensoit point la Nation de ce serment ; d’où il s’ensuit que la race de Hugues Capet a pû légitimement recevoir de cette même Nation une couronne que la race de Charlemagne avoit enlevée aux héritiers légitimes.

Non-seulement, ajoûte l’Auteur, les Papes n’ont aucun pouvoir sur les Empires, ils ne peuvent même, sans la permission des Princes, rien recevoir des sujets, à quelque titre que ce puisse être. Jean XXII. ayant entrepris de faire une levée d’argent sur notre Clergé, Charles-le-Bel s’y opposa d’abord avec vigueur ; mais ensuite le Pape lui ayant donné la dixme des Eglises pendant deux ans, le Roi, pour reconnoître cette condescendance par une autre, lui permit de lever l’argent qu’il vouloit. Les Chroniques de S. Denis, citées par M. du Marsais, racontent cette convention avec la simplicité de ces tems-là : « Le Roi, disent-elles, considérant donnes-m’en, je t’en donrai, octroya au Pape de lever ».

L’Auteur prouve avec la même facilité, par le raisonnement & par l’Histoire, les maximes qui ont rapport à la jurisdiction ecclésiastique des Evêques, & qui font une partie si essentielle de nos Libertés. Selon l’aveu d’un des plus saints Pontifes de l’ancienne Eglise, les Evêques ne tiennent pas leur autorité du Pape, mais de Dieu même : ils n’ont donc pas besoin de recourir au S. Siége pour condamner des erreurs, ni, à plus forte raison, pour des points de discipline. Ils ont droit de juger avant le Pape & après le Pape ; ce n’a été qu’à l’occasion de l’affaire de Jansénius, en 1650, qu’ils se sont adressés à Rome avant que de prononcer eux-mêmes. L’usage des appellations au Pape n’a jamais été reçu en Orient, & ne l’a été que fort tard en Occident. L’Evêque de Rome n’ayant de jurisdiction immédiate que dans son Diocèse, ne peut excommunier ni nos Rois ni leurs Sujets, ni mettre le Royaume en interdit. C’est par les Empereurs, & non par d’autres, que les premiers Conciles généraux ont été convoqués ; & le Pape même n’y a pas toûjours assisté, soit en personne, soit par ses Légats. Ces Conciles ont besoin d’être autorisés, non par l’approbation du Pape, mais par la Puissance séculiere, pour faire exécuter leurs lois. Enfin c’est aux Rois à convoquer les Conciles de leur Nation, & à les dissoudre.

Il faut au reste, comme M. du Marsais l’observe après plusieurs Ecrivains, distinguer avec soin la Cour de Rome, le Pape, & le Saint-Siége : on doit toûjours conserver l’unité avec celui-ci, quoiqu’on puisse desapprouver les sentimens du Pape, & l’ambition de la Cour de Rome. Il est triste, ajoûte-t-il, qu’en France même on n’ait pas toûjours sû faire cette distinction si essentielle ; & que plusieurs Ecclésiastiques, & sur-tout certains Ordres religieux, soient encore secretement attachés parmi nous aux sentimens ultramontains, qui ne sont pas même regardés comme de foi dans les pays d’Inquisition.

M. du Marsais dit à la fin de son Livre, qu’il avoit eu dessein d’y joindre une dissertation historique qui exposât par quels degrés les Papes sont devenus Souverains. Cette matiere, aussi curieuse que délicate, étoit bien digne d’être traitée par un Philosophe qui sans doute auroit sû se garantir également du fiel & de la flaterie ; en avoüant le mal que quelques Papes ont fait pour devenir Princes, il n’auroit pas laissé ignorer le bien que plusieurs ont fait depuis qu’ils le sont devenus : aux entraves funestes que la Philosophie a reçûes par quelques Constitutions apostoliques, il eût opposé la renaissance des Arts en Europe, presqu’uniquement dûe à la magnificence & au goût des souverains Pontifes. Il n’eût pas manqué d’observer qu’aucune liste de Monarques ne présente, à nombre égal, autant d’hommes dignes de l’attention de la postérité. Enfin il se fût conformé sur cette matiere à la maniere de penser du Public, qui malgré sa malignité naturelle, est aujourd’hui trop éclairé sur la Religion, pour faire servir d’argumens contr’elle les scandales donnés par quelques Chefs de l’Eglise. L’indifférence avec laquelle on recevroit maintenant parmi nous une satyre des Papes, est une suite heureuse & nécessaire des progrès de la Philosophie dans ce siecle.

Nous savons, & nous l’apprenons avec regret au Public, que M. du Marsais se proposoit encore de joindre à son Ouvrage l’examen impartial & pacifique d’une querelle importante, qui tient de près à nos Libertés, & que tant d’Ecrivains ont agitée dans ces derniers tems avec plus de chaleur que de logique. L’Auteur, en Philosophe éclairé & en Citoyen sage, avoit réduit toute cette querelle aux questions suivantes, que nous nous bornerons sagement à énoncer, sans entreprendre de les résoudre : Si une société d’hommes qui croit devoir se gouverner à certains égards par des lois indépendantes de la Puissance temporelle, peut exiger que cette Puissance concoure au maintien de ces lois ? Si dans les pays nombreux où l’Eglise ne fait avec l’Etat qu’un même corps, la liberté absolue que les Ministres de la Religion reclament dans l’exercice de leur ministere, ne leur donneroit pas un droit qu’ils sont bien éloignés de prétendre sur les priviléges & sur l’état des Citoyens ? En cas que cet inconvénient fût réel, quel parti les Législateurs devroient prendre pour le prévenir ? ou de mettre au pouvoir spirituel de l’Eglise des bornes qu’elle croira toûjours devoir franchir, ce qui entretiendra dans l’Etat la division & le trouble ; ou de tracer entre les matieres spirituelles & les matieres civiles une ligne de séparation invariable ? Si les principes du Christianisme s’opposeroient à cette séparation, & si elle ne produiroit pas insensiblement & sans effort la tolérance civile, que la politique a conseillée à tant de Princes & à tant d’Etats ?

Telles étoient les questions que M. du Marsais se proposoit d’examiner ; éloigné, comme il l’étoit, de tout fanatisme par son caractere, & de tout préjugé par ses réflexions, personne n’étoit plus en état de traiter cet important sujet avec la modération & l’équité qu’il exige. Mais comme ce n’est point par des Livres qu’on ramene au vrai des esprits ulcérés ou prévenus, cette modération & cette équité n’eussent peut-être servi qu’à lui faire des ennemis puissans & implacables. Quoique les matieres qu’il a discutées dans son Ouvrage, soient beaucoup moins délicates que celle-ci, quoiqu’en traitant ces matieres il présente la vérité avec toute la prudence dont elle a besoin pour se faire recevoir, il ne jugea pas à-propos de laisser paroître de son vivant son Exposition des Libertés de l’Eglise Gallicane. Il craignoit, disoit-il, des persécutions semblables à celles que M. Dupuy, le défenseur de ces Libertés dans le dernier siecle, avoit eu à souffrir de quelques Evêques de France, desavoués sans doute en cela par leurs Confreres. La suite de cet Eloge fera voir d’ailleurs que M. du Marsais avoit de grands ménagemens à garder avec l’Eglise, dont il avoit pourtant défendu les droits plus encore qu’il ne les avoit bornés. Il se plaint dans une espece d’introduction qui est à la tête de son Livre, qu’on ne puisse exposer impunément en France la doctrine constante du Parlement & de la Sorbonne sur l’indépendance de nos Rois & sur les droits de nos Evêques, tandis que chez les Nations imbues des opinions contraires, tout parle publiquement & sans crainte contre la justice & la vérité. Nous ignorons si ces plaintes étoient fondées dans le tems que M. du Marsais écrivoit ; mais la France connoît mieux aujourd’hui ses vrais intérêts. Ceux entre les mains desquels le manuscrit de l’Auteur est tombé après sa mort, moins timides ou plus heureux que lui, en ont fait part au Public. Les ouvrages pleins de vérités hardies & utiles, dont le genre humain est de tems en tems redevable au courage de quelque homme de Lettres, sont aux yeux de la postérité la gloire des Gouvernemens qui les protegent, la censure de ceux qui ne savent pas les encourager, & la honte de ceux qui les proscrivent.

La suppression de ce Livre eût été sans doute une perte pour les Citoyens ; mais les Philosophes doivent regretter encore plus que M. du Marsais n’ait pas publié sa réponse à la critique de l’Histoire des Oracles ; on n’a trouvé dans ses papiers que des fragmens imparfaits de cette réponse, à laquelle il ne paroît pas avoir mis la derniere main. Pour la faire connoître en détail, il faut reprendre les choses de plus haut.

Feu M. de Fontenelle avoit donné en 1686, d’après le Médecin Vandale, l’Histoire des Oracles, un de ses meilleurs ouvrages, & peut être celui de tous auquel le suffrage[2] unanime de la postérité est le plus assuré. Il y soutient, comme tout le monde sait, que les oracles étoient l’ouvrage de la superstition & de la fourberie, & non celui des démons, & qu’ils n’ont point cessé à la venue de J. C. Le Pere Baltus, Jesuite, vingt ans après la publication de ce Livre, crut qu’il étoit de son devoir d’en prévenir les effets dangereux, & se proposa de le refuter. Il soutint, avec toute la modération qu’un Théologien peut se permettre, que M. de Fontenelle avoit attaqué une des principales preuves du Christianisme, pour avoir prétendu que les Prêtres payens étoient des imposteurs ou des dupes. Cependant en avançant une opinion si singuliere, le Critique avoit eu l’art de lier son système à la Religion, quoiqu’il y soit réellement contraire par les armes qu’il peut fournir aux incrédules. La cause du Philosophe étoit juste, mais les dévots étoient soulevés, & s’il répondoit, il étoit perdu. Il eut donc la sagesse de demeurer dans le silence, & de s’abstenir d’une defense facile & dangereuse, dont le public l’a dispensé depuis en lisant tous les jours son Ouvrage, & en ne lisant point celui de son Adversaire. M. du Marsais, jeune encore, avide de se signaler, & n’ayant à risquer ni places ni fortune, entreprit de justifier M. de Fontenelle contre les imputations du Pere Baltus. Il accusoit le Critique de n’avoir point entendu les PP. de l’Eglise, & de ne les avoir pas cités exactement ; il lui reprochoit des méprises considérables, & un plagiat moins excusable encore du Professeur Mœbius, qui avoit écrit contre Vandale. Assuré de la bonté de sa cause, le défenseur de M. de Fontenelle ne craignit point de faire part de son Ouvrage à quelques Confreres du Pere Baltus ; il ne vouloit par cette démarche que donner des marques de son estime à une Société long-tems utile aux Lettres, & qui se souvient encore aujourd’hui avec complaisance du crédit & des hommes célebres qu’elle avoit alors. Nous avons peine à nous persuader que dans une matiere aussi indifférente en elle-même, cette Société se soit crue blessée par l’attaque d’un de ses membres ; nous ignorons par qui & comment la confiance de M. du Marsais fut trompée ; mais elle le fut. On travailla efficacement a empêcher l’impression & même l’examen de l’Ouvrage ; on accusa faussement l’auteur d’avoir voulu le faire paroître sans approbation ni privilége, quoique son Adversaire eût pris la même liberté. Il représenta en vain que ce livre avoit été approuvé par plusieurs personnes savantes & pieuses, & qu’il demandoit à le mettre au jour, non par vanité d’Auteur, mais pour prouver son innocence : il offrit inutilement de le soumettre a la censure de la Sorbonne, de le faire même approuver par l’Inquisition, & imprimer avec la permission des Supérieurs dans les terres du Pape ; on étoit resolu de ne rien écouter, & M. du Marsais eut une défense expresse de faire paroître son Livre, soit en France, soit ailleurs. Cet évenement de sa vie fut la premiere époque, & peut être la source des injustices qu’il essuya ; on n’avoit point eu de peine à prévenir contre lui un Monarque respectable alors dans sa vieillesse, & d’une délicatesse louable sur tout ce qu’il croyoit blesser la Religion ; on lui avoit inspiré quelques soupçons sur la maniere de penser de l’Antagoniste du P. Baltus ; espece d’armes dont on n’abuse que trop souvent auprès des Princes, pour perdre le mérite sans appui, sans hypocrisie, & sans intrigue. L’Auteur abandonna donc entierement son Ouvrage ; & le P. Baltus libre de la guerre dont il étoit menacé, entra dans une carriere plus convenable à son etat ; il avoit trop légerement sacrifié les prémices de sa plume à défendre sans le vouloir les Oracles des Payens ; il l’employa plus heureusement dans la suite à un objet sur lequel il n’avoit point de contradictions à craindre, à la défense des Prophéties de la Religion chrétienne.

Comme l’Ouvrage de M. du Marsais sur les Oracles n’a point paru, nous tâcherons d’en donner quelqu’idée a nos Lecteurs d’après les fragmens qui nous ont été remis. La Préface contient quelques réflexions générales sur l’abus qu’on peut faire de la Religion en l’étendant a des objets qui ne sont pas de son ressort ; on y expose ensuite le dessein & le plan de l’Ouvrage, dans lequel il paroît qu’on s’est proposé trois objets ; de prouver que les Démons n’étoient point les auteurs des oracles ; de repondre aux objections du P. Baltus ; d’examiner enfin le tems auquel les oracles ont cessé, & de faire voir qu’ils ont cessé d’une maniere naturelle.

Le desir si vif & si inutile de connoître l’avenir, donna naissance aux Oracles des Payens. Quelques hommes adroits & entreprenans mirent à profit la curiosité du peuple pour le tromper : il n’y eut point en cela d’autre magie ; l’imposture avoit commencé l’ouvrage, le fanatisme l’acheva : car un moyen infaillible de faire des fanatiques, c’est de persuader avant que d’instruire ; quelquefois même certains prêtres ont pû être la dupe des oracles qu’ils rendoient ou qu’ils faisoient rendre, semblables à ces Empyriques dont les uns participent à l’erreur publique qu’ils entretiennent, les autres en profitent sans la partager.

C’est par la foi seule que nous savons qu’il y a des Démons, c’est donc par la foi seule que nous pouvons apprendre ce qu’ils sont capables de faire dans l’ordre surnaturel ; & puisque la révélation ne leur attribue pas les oracles, elle nous permet de croire que ces oracles n’étoient pas leur ouvrage. Lorsqu’Isaîe défia les dieux des Payens de prédire l’avenir, il ne mit point de restrictions à ce désir, qui n’eût plus été qu’imprudent, si en effet les Démons avoient eu le pouvoir de prophétiser. Daniel ne crut pas que le serpent des Babyloniens fût un démon ; il rit en Philosophe, dit l’Ecriture, de la crédulité du Prince & de la fourberie des Prêtres, & empoisonna le serpent. D’ailleurs les Partisans même des oracles conviennent qu’il y en a eu de faux, & par-la ils nous mettent en droit (s’il n’y a pas de preuve évidente du contraire) de les regarder sans exception comme supposés : tout se réduisoit à cacher plus ou moins adroitement l’imposture. Enfin les Payens même n’ont pas crû généralement que les oracles fussent surnaturels. De grandes sectes de Philosophes, entr’autres les Epicuriens, se vantoient, comme les Chrétiens, de faire taire les Oracles & de démasquer les Prêtres. Valere-Maxime & d’autres disent, il est vrai, que des statues ont parlé ; mais l’Ecriture dément ce témoignage, en nous apprenant que les statues sont muettes. Les Historiens prophanes, lorsqu’ils racontent sur un simple oui-dire des faits extraordinaires, sont moins croyables que les Historiens de la Chine sur l’antiquité qu’ils donnent au Monde. Casaubon se mocque avec raison d’Hérodote, qui rapporte sérieusement plusieurs de ces oracles ridicules de l’antiquité, & d’autres prodiges de la même force.

Si les oracles n’eussent pas été une fourberie, l’idolatrie n’eût plus été qu’un malheur excusable, parce que les Payens n’auroient eu aucun moyen de découvrir leur erreur par la raison, le seul guide qu’ils eussent alors. Quand une fausse Religion, ou quelque Secte que ce puisse être, vante les prodiges opérés en sa faveur, & qu’on ne peut expliquer ces prodiges d’une maniere naturelle, il n’y a qu’un parti à prendre, celui de nier les faits. Rien n’est donc plus conforme aux principes & aux intérêts du Christianisme, que de regarder le Paganisme comme un pur ouvrage des hommes, qui n’a subsisté que par des moyens humains. Aussi l’Ecriture ne donne à l’Idolatrie qu’une origine toute naturelle, & la plûpart des Peres paroissent penser de même. Plusieurs d’entr’eux ont expressément traité les oracles d’impostures, & aucun n’a prétendu que ce sentiment offensât la Religion : ceux même qui n’ont pas été éloignés de croire qu’il y avoit quelque chose de surnaturel dans les oracles, paroissent n’y avoir été déterminés que par une façon particuliere de penser tout-à-fait indépendante des vérités fondamentales du Christianisme. Selon la plûpart des Payens, les Dieux étoient les auteurs des oracles favorables, & les mauvais Génies l’étoient des oracles funestes ou trompeurs. Les Chrétiens profiterent de cette opinion pour attribuer les oracles aux démons : ils y trouvoient d’ailleurs un avantage ; ils expliquoient par cette supposition, le merveilleux apparent qui les embarrassoit dans certains oracles. Un faux principe où ils étoient, servoit à les fortifier dans cette idée ; ils croyoient les démons corporels, & S. Augustin s’est expressément rétracté d’avoir donné de semblables explications. Les Chrétiens modernes ont eu des idées plus épurées & plus saines sur la nature des Démons ; mais en rejettant le principe, plusieurs ont retenu la conséquence. C’est donc en vain que certains Auteurs ecclésiastiques, qui n’ont pas dans l’Eglise l’autorité des Peres, & qui croyoient que les Démons étoient des animaux d’un esprit aérien, nous rapportent de faux oracles, dont ils prétendent tirer des argumens en faveur de la Religion. Il faut mettre ces faits, & les raisonnemens qui en sont la suite, à côté des relations de la Légende dorée, du Corbeau excommunié pour avoir volé la bague de l’Abbé Conrad, & des extravagances que l’imbécillité a débitées sur les prétendus hommages que les animaux ont rendus à nos redoutables mysteres. Rien n’est plus propre à avilir la Religion (si quelque chose peut l’avilir), rien n’est du-moins plus nuisible auprès des Peuples à une cause si respectable, que de la défendre par des preuves foibles ou absurdes ; c’est Osa qui croit que l’Arche chancele, & qui ose y porter la main.

Le P. Baltus abuse évidemment des termes, quand il prétend que l’opinion qui attribue les oracles aux malins esprits, est une vérité enseignée par la Tradition ; puisqu’on ne doit regarder comme des vérités de Tradition & par conséquent de Foi, que celles qui ont été constamment reconnues pour telles par l’Eglise ; le défenseur des Oracles se contredit ensuite lui-même, quand il avoue que l’opinion qu’il soûtient n’est que de foi humaine, c’est-à dire du genre des choses qu’on peut se dispenser de croire sans cesser d’être Chrétien ; mais en cela il tombe dans une autre contradiction, puisque la foi humaine ne peut tomber que sur ce qui est de l’ordre naturel, & que les oracles selon lui n’en sont pas. Le témoignage des Historiens de l’antiquité, ajoûte M. du Marsais, est formellement contraire à ce que le P. Baltus prétend, que jamais les oracles n’ont été rendus par des statues creuses : mais quand cette prétention seroit fondée, elle seroit favorable à la cause de M. de Fontenelle, puisqu’il est encore plus aisé de faire parler un Prêtre qu’une statue. Il n’est point vrai, comme le dit encore le Critique, que ceux qui réduisent les oracles à des causes naturelles, diminuent par ce moyen la gloire de J. C. qui les a fait cesser ; ce seroit au contraire affoiblir véritablement cette gloire, que d’attribuer les Oracles aux démons : car le P. Baltus prétend lui-même que Julien dans le jv. siecle du Christianisme, en évoquant efficacement les Enfers par la magie & par les enchantemens, en avoit obtenu réponse. Les permissions particulieres que l’Ecriture dit avoir été accordées au démon, ne nous donnent pas droit d’en supposer d’autres ; rien n’est plus ridicule dans l’ordre surnaturel que l’argument qui prouve l’existence d’un fait miraculeux par celle d’un fait semblable. Ajoûter foi trop legerement aux prodiges, dans un siecle où ils ne sont plus nécessaires à l’établissement du Christianisme, c’est ébranler, sans le vouloir, les fondemens de la croyance que l’on doit aux vrais miracles rapportés dans les Livres saints. On ne croit plus de nos jours aux possédés, quoiqu’on croye à ceux de l’Ecriture. Jesus-Christ a été transporté par le démon, il l’a permis pour nous instruire ; mais de pareils miracles ne se font plus. La métamorphose de Nabuchodonosor en bête, dont il ne nous est pas permis de douter, n’est arrivée qu’une fois. Enfin Saül a évoqué l’ombre de Samuel, & l’on n’ajoûte plus de foi aux évocations. Le P. Baltus avoue que les prodiges mêmes racontés par les Peres, ne sont pas de foi ; à plus forte raison les prétendus miracles du Paganisme, qu’ils ont quelquefois daigné rapporter. Si le sentiment de ces Auteurs (d’ailleurs très-graves) sur des objets étrangers au Christianisme, devoit être la regle de nos opinions, on pourroit justifier par ce principe le traitement que les Inquisiteurs ont fait à Galilée.

On aura peine à croire que le P. Baltus ait reproché sérieusement à M. de Fontenelle d’avoir adopté sur les Oracles le sentiment de l’Anabaptiste Vandale, comme si un Anabaptiste étoit condamné à déraisonner en tout, même sur une matiere étrangere aux erreurs de sa Secte. La réponse de M. du Marsais à cette objection, est que le Religieux qui a pris la défense des Oracles, a suivi aussi le sentiment du Luthérien Mœbius ; & qu’hérétique pour hérétique, un Anabaptiste vaut bien un Luthérien.

Ceux qui ont avancé que les Oracles avoient cessé à la venue de J. C. ne l’ont cru que d’après l’Oracle supposé sur l’enfant hébreu ; Oracle regardé comme faux par le P. Baltus lui-même ; aussi prétend-il que les Oracles n’ont pas fini précisément à la venue du Sauveur du monde, mais peu-à-peu, à mesure que J. C. a été connu & adoré. Cette maniere de finir n’a rien de surprenant, elle étoit la suite naturelle de l’établissement d’un nouveau culte. Les faits miraculeux, ou plûtôt qu’on veut donner pour tels, diminuent dans une fausse religion, ou à mesure qu’elle s’établit, parce qu’elle n’en a plus besoin, ou à mesure qu’elle s’affoiblit, parce qu’ils n’obtiennent plus de croyance. La pauvreté des peuples qui n’avoient plus rien à donner, la fourberie découverte dans plusieurs Oracles, & conclue dans les autres, enfin les Edits des Empereurs Chrétiens, voilà les causes véritables de la cessation de ce genre d’imposture : des circonstances favorables l’avoient produit, des circonstances contraires l’ont fait disparoître ; ainsi les Oracles ont été soumis à toute la vicissitude des choses humaines. On se retranche à dire que la naissance de J. C. est la premiere époque de leur cessation ; mais pourquoi certains démons ont-ils fui tandis que les autres restoient ? D’ailleurs l’Histoire ancienne prouve invinciblement que plusieurs Oracles avoient été détruits avant la venue du Sauveur du monde, par des guerres & par d’autres troubles : tous les Oracles brillans de la Grece n’existoient plus ou presque plus, & quelquefois l’Oracle se trouvoit interrompu par le silence d’un honnête prêtre qui ne vouloit pas tromper le peuple. L’Oracle de Delphes, dit Lucain, est demeuré muet depuis que les Princes craignent l’avenir ; ils ont défendu aux Dieux de parler, & les Dieux ont obéi. Enfin tout est plein dans les Auteurs prophanes d’Oracles qui ont subsisté jusqu’aux jv. & v. siecles, & il y en a encore aujourd’hui chez les Idolatres. Cette opiniâtreté incontestable des Oracles à subsister encore après la venue de J. C. suffiroit pour prouver qu’ils n’ont pas été rendus par les démons, comme le remarquent M. de Fontenelle & son Défenseur ; puisqu’il est évident que le Fils de Dieu descendant parmi les hommes, devoit tout-à-coup imposer silence aux Enfers.

Telle est l’analyse de l’Ouvrage de M. du Marsais sur les Oracles. Revenons maintenant à sa personne. Il étoit destiné à être malheureux en tout ; M. de Maisons le pere chez qui il étoit entré, & qui en avoit fait son ami, étoit trop éclairé pour ne pas sentir les obligations qu’il avoit à un pareil Gouverneur, & trop équitable pour ne pas les reconnoître ; mais la mort l’enleva dans le tems où l’éducation de son fils étoit prête à finir, & où il se proposoit d’assûrer à M. du Marsais une retraite honnête, juste fruit de ses travaux & de ses soins. Notre Philosophe, sur les espérances qu’on lui donnoit de suppléer à ce que le pere de son Eleve n’avoit pû faire, resta encore quelque tems dans la maison ; mais le peu de considération qu’on lui marquoit & les dégoûts même qu’il essuya, l’obligerent enfin d’en sortir, & de renoncer à ce qu’il avoit lieu d’attendre d’une famille riche à laquelle il avoit sacrifié les douze plus belles années de sa vie. On lui proposa d’entrer chez le fameux Law, pour être auprès de son fils, qui étoit alors âgé de seize ou dix-sept ans ; & M. du Marsais accepta cette proposition. Quelques amis l’accuserent injustement d’avoir eu dans cette démarche des vues d’intérêt : toute sa conduite prouve assez qu’il n’étoit sur ce point ni fort éclairé, ni fort actif, & il a plusieurs fois assûré qu’il n’eût jamais quitté son premier Eleve, si par le refus des égards les plus ordinaires on ne lui avoit rendu sa situation insupportable.

La fortune qui sembloit l’avoir placé chez M. Law, lui manqua encore ; il avoit des Actions qu’il vouloit convertir en un bien plus solide : on lui conseilla de les garder ; bien-tôt après tout fut anéanti. & M. Law obligé de sortir du Royaume, & d’aller mourir dans l’obscurité à Venise. Tout le fruit que M. du Marsais retira d’avoir demeuré dans cette maison, ce fut, comme il l’a écrit lui-même, de pouvoir rendre des services importans à plusieurs personnes d’un rang très-supérieur au sien, qui depuis n’ont pas paru s’en souvenir ; & de connoître (ce sont encore ses propres termes) la bassesse, la servitude & l’esprit d’adulation des Grands.

Il avoit éprouvé par lui-même combien cette profession si noble & si utile, qui a pour objet l’éducation de la jeunesse, est peu honorée parmi nous, tant nous sommes éclairés sur nos intérêts ; mais la situation de ses affaires, & peut-être l’habitude, lui avoient rendu cette ressource indispensable : il rentra donc encore dans la même carriere, & toûjours avec un égal succès. La justice que nous devons à sa mémoire, nous oblige de repousser à cette occasion une calomnie qui n’a été que trop répandue. On a prétendu que M. du Marsais étant appellé pour présider à l’éducation de trois freres dans une des premieres Maisons du Royaume, avoit demandé dans quelle religion on vouloit qu’il les élevât. Cette question singuliere avoit été faite à M. Law, alors de la Religion anglicane, par un homme d’esprit qui avoit été pendant quelque tems auprès de son fils. M. du Marsais avoit sû le fait, & l’avoit simplement raconté : il étoit absurde de penser qu’en France, dans le sein d’une famille catholique où personne ne le connoissoit encore, & où il avoit intérêt de donner bonne opinion de sa prudence, il eût hazardé un discours si extravagant, & qui pouvoit être regardé comme une injure ; mais on trouva plaisant de le lui attribuer, & par cette raison on continuera peut-être à le lui attribuer encore, non-seulement contre la vérité, mais même contre la vraissemblance. Cependant nous ne devons pas laisser ignorer à ceux qui liront cet Eloge, que ce conte ridicule, répété & même orné en passant de bouche en bouche, est peut-être ce qui a le plus nui à M. du Marsais. Les plaisanteries que notre frivolité se permet si legerement sans en prévoir les suites, laissent souvent après elles des plaies profondes ; la haine profite de tout ; & qu’il est doux pour cette multitude d’hommes que blesse l’éclat des talens, de trouver le plus leger prétexte pour se dispenser de leur rendre justice !

Cette imputation calomnieuse, & ce que nous avons rapporté au sujet de l’Histoire des Oracles, ne sont pas les seules persécutions que M. du Marsais ait essuyées. Il nous est tombé entre les mains un fragment d’une de ses lettres sur la legereté des soupçons qu’on forme contre les autres en matiere de religion. Il ne lui étoit que trop permis de s’en plaindre, puisqu’il en avoit été si souvent l’objet & la victime. Nous apprenons par ce fragment, que des hommes qui se disoient Philosophes, l’avoient accusé d’impiété, pour avoir soûtenu contre les Cartésiens, que les bêtes n’étoient pas des automates. Ses Adversaires donnoient pour preuve de cette accusation, l’impossibilité qu’il y avoit, selon eux, de concilier l’opinion qui attribue du sentiment aux bêtes, avec les dogmes de la spiritualité & de l’immortalité de l’ame, de la liberté de l’homme, & de la justice divine dans la distribution des maux[3]. M. du Marsais répondoit que l’opinion qu’il avoit soûtenue sur l’ame des bêtes, n’étoit pas la sienne ; qu’avant Descartes elle étoit absolument générale, comme conforme aux premieres notions de l’expérience & du sens commun, & même au langage de l’Ecriture ; que depuis Descartes même elle avoit toûjours prévalu dans la plûpart des Ecoles, qui ne s’en étoient pas crues moins orthodoxes ; enfin que c’étoit apparemment le sort de quelque opinion que ce fût sur l’ame des bêtes, de faire taxer d’irreligion ceux qui la soûtenoient, puisque Descartes lui-même en avoit été accusé de son tems, pour avoir prétendu que les animaux étoient de pures machines. Il en a été de même parmi nous, d’abord des partisans des idées innées, & depuis pu de leurs Adversaires ; plusieurs autres opinions semblables ont eu cette singuliere destinée, que le pour & le contre ont été successivement traités comme impies ; tant le zele aveuglé par l’ignorance, est ingénieux à se forger des sujets de scandale, & à se tourmenter lui-même & les autres.

M. du Marsais, après la chûte de M. Law, entra chez M. le Marquis de Bauffremont. Le séjour qu’il y fit durant plusieurs années, est une des époques les plus remarquables de sa vie, par l’utilité dont il a été pour les Lettres. Il donna occasion à M. du Marsais de se dévoiler au Public pour ce qu’il étoit, pour un Grammairien profond & philosophe, & pour un esprit créateur dans une matiere sur laquelle se sont exercés tant d’excellens Ecrivains. C’est principalement en ce genre qu’il s’est acquis une réputation immortelle, & c’est aussi par ce côté important que nous allons désormais l’envisager.

Un des plus grands efforts de l’esprit humain, est d’avoir assujetti les Langues à des regles ; mais cet effort n’a été fait que peu-à-peu. Les Langues, formées d’abord sans principes, ont été plus l’ouvrage du besoin que de la raison ; & les Philosophes réduits à débrouiller ce cahos informe, se sont bornés à en diminuer le plus qu’il étoit possible l’irrégularité, & à réparer de leur mieux ce que le Peuple avoit construit au hasard : car c’est aux Philosophes à régler les Langues, comme c’est aux bons Ecrivains à les fixer. La Grammaire est donc l’ouvrage des Philosophes ; mais ceux qui en ont établi les regles, ont fait comme la plûpart des inventeurs dans les Sciences : ils n’ont donné que les résultats de leur travail, sans montrer l’esprit qui les avoit guidés. Pour bien saisir cet esprit si précieux à connoître, il faut se remettre sur leurs traces ; mais c’est ce qui n’appartient qu’à des Philosophes comme eux. L’étude & l’usage suffisent pour apprendre les regles, & un degré de conception ordinaire pour les appliquer ; l’esprit philosophique seul peut remonter jusqu’aux principes sur lesquels les regles sont établies, & distinguer le Grammairien de génie du Grammairien de mémoire. Cet esprit apperçoit d’abord dans la Grammaire de chaque Langue les principes généraux qui sont communs à toutes les autres, & qui forment la Grammaire générale ; il démêle ensuite dans les usages particuliers à chaque Langue ceux qui peuvent être fondés en raison, d’avec ceux qui ne sont que l’ouvrage du hasard ou de la négligence : il observe l’influence réciproque que les Langues ont eue les unes sur les autres, & les altérations que ce mélange leur a données, sans leur ôter entierement leur premier caractere : il balance leurs avantages & leurs desavantages mutuels ; la différence de leur construction, ici libre, hardie & variée, là réguliere, timide & uniforme ; la diversité de leur génie tantôt favorable, tantôt contraire à l’expression heureuse & rapide des idées ; leur richesse & leur liberté, leur indigence & leur servitude. Le développement de ces différens objets est la vraie Métaphysique de la Grammaire. Elle ne consiste point, comme cette Philosophie ténébreuse qui se perd dans les attributs de Dieu & les facultés de notre ame, à raisonner à perte de vûe sur ce qu’on ne connoît pas, ou à prouver laborieusement par des argumens foibles, des vérités dont la foi nous dispense de chercher les preuves. Son objet est plus réel & plus à notre portée ; c’est la marche de l’esprit humain dans la génération de ses idées, & dans l’usage qu’il fait des mots pour transmettre ses pensées aux autres hommes. Tous les principes de cette Métaphysique appartiennent pour ainsi dire à chacun, puisqu’ils sont au-dedans de nous ; il ne faut pour les y trouver qu’une analyse exacte & réfléchie ; mais le don de cette analyse n’est pas donné à tous. On peut néanmoins s’assûrer si elle est bien faite, par un effet qu’elle doit alors produire infailliblement, celui de frapper d’une lumiere vive tous les bons esprits auxquels elle sera présentée : en ce genre c’est presqu’une marque sûre de n’avoir pas rencontré le vrai, que de trouver des contradicteurs, ou d’en trouver qui le soient long-tems. Aussi M. du Marsais n’a-t-il essuyé d’attaques que ce qu’il en falloit pour assûrer pleinement son triomphe ; avantage rare pour ceux qui portent les premiers dans les sujets qu’ils traitent, le flambeau de la Philosophie.

Le premier fruit des réflexions de M. du Marsais sur l’étude des Langues, fut son Exposition d’une Méthode raisonnée pour apprendre la Langue Latine ; elle parut en 1722 : il la dédia à MM. de Bauffremont ses Eleves, qui en avoient fait le plus heureux essai, & dont l’un, commencé dès l’alphabet par son illustre Maître, avoit fait en moins de trois ans les progrès les plus singuliers & les plus rapides.

La Méthode de M. du Marsais a deux parties, l’usage, & la raison. Savoir une Langue, c’est en entendre les mots ; & cette connoissance appartient proprement à la mémoire, c’est-à-dire à celle des facultés de notre ame qui se développe la premiere chez les enfans, qui est même plus vive à cet âge que dans aucun autre, & qu’on peut appeller l’esprit de l’enfance. C’est donc cette faculté qu’il faut exercer d’abord, & qu’il faut même exercer seule. Ainsi on fera d’abord apprendre aux enfans, sans les fatiguer, & comme par maniere d’amusement, suivant différens moyens que l’Auteur indique, les mots latins les plus en usage. On leur donnera ensuite à expliquer un Auteur latin rangé suivant la construction françoise, & sans inversion. On substituera de plus dans le texte, les mots sous-entendus par l’Auteur, & on mettra sous chaque mot latin le terme françois correspondant : vis-à-vis de ce texte ainsi disposé pour en faciliter l’intelligence, on placera le texte de l’Auteur tel qu’il est ; & à côté du françois littéral, une traduction françoise conforme au génie de notre Langue. Par ce moyen, l’enfant repassant du texte latin altéré au texte véritable, & de la version interlinéaire à une traduction libre, s’accoûtumera insensiblement à connoître par le seul usage les façons de parler propres à la Langue latine & à la Langue françoise. Cette maniere d’enseigner le Latin aux enfans, est une imitation exacte de la façon dont on se rend familieres les Langues vivantes, que l’usage seul enseigne beaucoup plus vîte que toutes les méthodes. C’est d’ailleurs se conformer à la marche de la nature. Le langage s’est d’abord établi, & la Grammaire n’est venue qu’à la suite.

A mesure que la mémoire des enfans se remplit, que leur raison se perfectionne, & que l’usage de traduire leur fait appercevoir les variétés dans les terminaisons des mots latins & dans la construction, & l’objet de ces variétés, on leur fait apprendre peu-à-peu les déclinaisons, les conjugaisons, & les premieres regles de la syntaxe, & on leur en montre l’application dans les Auteurs mêmes qu’ils ont traduits : ainsi on les prépare peu-à-peu, & comme par une espece d’instinct, à recevoir les principes de la Grammaire raisonnée, qui n’est proprement qu’une vraie Logique, mais une Logique qu’on peut mettre à la portée des enfans. C’est alors qu’on leur enseigne le méchanisme de la construction, en leur faisant faire l’anatomie de toutes les frases, & en leur donnant une idée juste de toutes les parties du discours.

M. du Marsais n’a pas de peine à montrer les avantages de cette Méthode sur la Méthode ordinaire. Les inconvéniens de celle-ci sont de parler aux enfans de cas, de modes, de concordance, & de régime, sans préparation, & sans qu’ils puissent sentir l’usage de ce qu’on leur fait apprendre, de leur donner ensuite des regles de syntaxe très-composées, dont on les oblige de faire l’application en mettant du françois en latin ; de vouloir forcer leur esprit à produire, dans un tems où il n’est destiné qu’à recevoir ; de les fatiguer en cherchant à les instruire ; & de leur inspirer le dégoût de l’étude, dans un âge où l’on ne doit songer qu’à la rendre agréable. En un mot, dans la Méthode ordinaire on enseigne le Latin à-peu près comme un homme qui pour apprendre à un enfant à parler, commenceroit par lui montrer la méchanique des organes de la parole ; M. du Marsais imite au contraire celui qui enseigneroit d’abord à parler, & qui expliqueroit ensuite la méchanique des organes. Il termine son Ouvrage par une application du plan qu’il propose, au Poëme séculaire d’Horace : cet exemple doit suffire aux Maîtres intelligens, pour les guider dans la route qui leur est ouverte.

Rien ne paroît plus philosophique que cette Méthode, plus conforme au développement naturel de l’esprit, & plus propre à abreger les difficultés. Mais elle avoit deux grands défauts ; elle étoit nouvelle ; elle contenoit de plus une critique de la maniere d’enseigner qu’on pratique encore parmi nous, & que la prévention, la paresse, l’indifférence pour le bien public, s’obstinent à conserver, comme elles consacrent tant d’autres abus sous le nom d’usage. Aussi l’Ouvrage fut-il attaqué, & principalement dans celui de nos Journaux dont les Auteurs avoient un intérêt direct à le combattre. Ils firent à M. du Marsais un grand nombre d’objections auxquelles il satisfit pleinement. Mais nous ne devons pas oublier de remarquer que lorsqu’il se chargea près de trente ans après de la partie de la Grammaire dans le Dictionnaire encyclopédique, il fut célébré comme un grand maître & presque comme un oracle dans le même Journal où ses premiers Ouvrages sur cette matiere avoient été si mal accueillis. Cependant bien loin d’avoir changé de principes, il s’étoit confirmé par l’expérience & par les réflexions, dans le peu de cas qu’il faisoit de la Méthode ordinaire. Mais sa réputation le mettoit alors au-dessus de la critique ; il touchoit d’ailleurs à la fin de sa carriere, & il n’y avoit plus d’inconvénient à le loüer. La plûpart des Critiques de profession ont un avantage dont ils ne s’apperçoivent peut-être pas eux-mêmes, mais dont ils profitent comme s’ils en connoissoient toute l’étendue ; c’est l’oubli auquel leurs décisions sont sujettes, & la liberté que cet oubli leur laisse d’approuver aujourd’hui ce qu’ils blâmoient hier, & de le blâmer de nouveau pour l’approuver encore.

M. du Marsais encouragé par le succès de ce premier essai, entreprit de le développer dans un Ouvrage qui devoit avoit pour titre les véritables Principes de la Grammaire, ou nouvelle Grammaire raisonnée pour apprendre la Langue Latine. Il donna en 1729, la Préface de cet Ouvrage qui contient un détail plus étendu de sa Méthode, plusieurs raisons nouvelles en sa faveur, & le plan qu’il se proposoit de suivre dans la Grammaire générale. Il la divise en six articles ; sçavoir, la connoissance de la proposition & de la période en tant qu’elles sont composées de mots, l’orthographe, la prosodie, l’étymologie, les préliminaires de la syntaxe, & la syntaxe même. C’est tout ce qu’il publia pour lors de son Ouvrage, mais il en détacha l’année suivante un morceau prétieux qu’il donna séparément au Public, & qui devoit faire le dernier objet de sa Grammaire générale. Nous voulons parler de son Traité des Tropes, ou des différens sens dans lesquels un même mot peut être pris dans une même Langue. L’Auteur expose d’abord dans cet Ouvrage, à-peu-près comme il l’a fait depuis dans l’Encyclopédie au mot figure, ce qui constitue en général le style figuré, & montre combien ce style est ordinaire non-seulement dans les écrits, mais dans la conversation même ; il fait sentir ce qui distingue les figures de pensée, communes à toutes les Langues, d’avec les figures de mots, qui sont particulieres à chacune, & qu’on appelle proprement tropes. Il détaille l’usage des Tropes dans le discours, & les abus qu’on peut en faire ; il fait sentir les avantages qu’il y auroit à distinguer dans les Dictionnaires latins-françois le sens propre de chaque mot d’avec les sens figurés qu’il peut recevoir ; il explique la subordination des tropes ou les différentes classes auxquelles on peut les réduire, & les différens noms qu’on leur a donnés. Enfin pour rendre son Ouvrage complet, il traite encore des autres sens dont un même mot est susceptible, outre le sens figuré, comme le sens adjectif ou substantif, déterminé ou indéterminé, actif, passif ou neutre, absolu ou relatif, collectif ou distributif, composé ou divisé, & ainsi des autres. Les observations & les regles sont appuyées par-tout d’exemples frappans, & d’une Logique dont la clarté & la précision ne laissent rien à desirer.

Tout mérite d’être lû dans le Traité des Tropes, jusqu’à l’Errata ; il contient des réflexions sur notre orthographe, sur ses bisarreries, ses inconséquences, & ses variations. On voit dans ces réflexions un Ecrivain judicieux, également éloigné de respecter superstitieusement l’usage, & de le heurter en tout par une réforme impraticable.

Cet Ouvrage, qu’on peut regarder comme un chef-d’œuvre en son genre, fut plus estimé qu’il n’eut un prompt débit ; il lui a fallu près de trente ans pour arriver à une nouvelle édition, qui n’a paru qu’après la mort de l’Auteur. La matiere, quoique traitée d’une maniere supérieure, intéressoit trop peu ce grand nombre de Lecteurs oisifs qui ne veulent qu’être amusés : le titre même du Livre, peu entendu de la multitude, contribua à l’indifférence du Public, & M. du Marsais nous a rapporté sur cela lui-même une anecdote singuliere. Quelqu’un voulant un jour lui faire compliment sur cet Ouvrage, lui dit qu’il venoit d’entendre dire beaucoup de bien de son Histoire des Tropes : il prenoit les tropes pour un nom de Peuple.

Cette lenteur de succès, jointe à des occupations particulieres, & peut-être à un peu de paresse, a privé le Public de la Grammaire que l’Auteur avoit promise ; perte très-difficile à réparer dans ce siecle même, où la Grammaire plus que jamais cultivée par des Philosophes, commence à être mieux approfondie & mieux connue. M. du Marsais se contenta de publier en 1731 l’abrégé de la Fable du P. Jouvenci, disposé suivant sa Méthode ; le texte pur d’abord, ensuite le même texte sans inversion & sans mots sous entendus ; au-dessous de ce texte la version interlinéaire, & au-dessous de cette version la vraie traduction en Langue françoise. C’est le dernier Ouvrage qu’il a donné au Public ; on a trouvé dans ses papiers plusieurs versions de ce genre qu’il seroit facile de mettre au jour, si on les jugeoit utiles.

Il avoit composé pour l’usage de ses Eleves ou pour le sien, d’autres Ouvrages qui n’ont point paru. Nous ne citerons que sa Logique ou réflexions sur les opérations de l’esprit ; ce traité contient sur l’art de raisonner tout ce qu’il est utile d’apprendre, & sur la Métaphysique tout ce qu’il est permis de savoir. C’est dire que l’Ouvrage est très-court ; & peut-être pourroit-on l’abréger encore.

L’éducation de MM. de Bauffremont finie, M. du Marsais continua d’exercer le talent rare qu’il avoit pour l’éducation de la jeunesse ; il prit une Pension au Faubourg S. Victor, dans laquelle il élevoit suivant sa méthode un certain nombre de jeunes gens ; mais des circonstances imprévues le forcerent d’y renoncer. Il voulut se charger encore de quelques éducations particulieres, que son âge avancé ne lui permit pas de conserver long tems : obligé enfin de se borner à quelques leçons qu’il faisoit pour subsister, sans fortune, sans espérance, & presque sans ressource, il se réduisit à un genre de vie fort étroit. Ce fut alors que nous eumes le bonheur de l’associer à l’Encyclopédie ; les articles qu’il lui a fournis, & qui sont en grand nombre dans les six premiers volumes, feront à jamais un des principaux ornemens de cet Ouvrage, & sont supérieurs à tous nos éloges. La Philosophie saine & lumineuse qu’ils contiennent, le savoir que l’Auteur y a répandu, la précision des regles & la justesse des applications, ont fait regarder avec raison cette partie de l’Encyclopédie comme une des mieux traitées. Un succès si général & si juste ne pouvoit augmenter l’estime que les gens de Lettres avoient depuis long-tems pour l’Auteur, mais le fit connoître d’un grand nombre de gens du monde, dont la plûpart ignoroient jusqu’à son nom. Enhardi & soûtenu par les marques les moins équivoques de l’approbation publique, il crut pouvoir en faire usage pour se procurer le nécessaire qui lui manquoit. Il écrivit à un Philosophe, du petit nombre de ceux qui habitent Versailles, pour le prier de s’intéresser en sa faveur auprès des distributeurs des graces. Ses ouvrages & ses travaux, recommandation trop inutile, étoient la seule qu’il pût faire parler pour lui. Il se comparoit dans sa Lettre, au Paralytique de trente-huit ans, qui attendoit en vain que l’eau de la piscine fût agitée en sa faveur. Cette Lettre touchante eut l’effet qu’elle devoit avoir à la Cour, où les intérêts personnels étouffent tout autre intérêt, où le mérite a des amis timides qui le servent foiblement, & des ennemis ardens, attentifs aux occasions de lui nuire. Les services de M. du Marsais, sa vieillesse, ses infirmités, les prieres de son ami, ne purent rien obtenir. On convint de la justice de ses demandes, on lui témoigna beaucoup d’envie de l’obliger ; ce fut tout le fruit qu’il retira de la bonne volonté apparente qu’on lui marquoit. La plus grande injure que les gens en place puissent faire à un homme de Lettres, ce n’est pas de lui refuser l’appui qu’il a droit d’attendre d’eux ; c’est de le laisser dans l’oppression ou dans l’oubli, en voulant paroître ses protecteurs. L’indifférence pour les talens ne les offense pas toûjours, mais elle les révolte quand elle cherche à se couvrir d’un faux air d’intérêt ; heureusement elle se démasque bientôt elle-même, & les moins clairvoyans n’y sont pas long-tems trompés.

M. du Marsais, avec moins de délicatesse & plus de talent pour se faire valoir, eût peut-être trouvé chez quelques Citoyens riches & généreux, les secours qu’on lui refusoit d’ailleurs. Mais il avoit assez vécu pour apprendre à redouter les bienfaits, quand l’amitié n’en est pas le principe, ou quand on ne peut estimer la main dont ils viennent. C’est parce qu’il étoit très-capable de reconnoissance, & qu’il en connoissoit tous les devoirs, qu’il ne vouloit pas placer ce sentiment au hasard. Il racontoit à cette occasion avec une sorte de gaieté que ses malheurs ne lui avoient point fait perdre, un trait que Moliere n’eût pas laissé échapper, s’il eût pû le connoître : M. du Marsais, disoit un riche Avare, est un fort honnête homme ; il y a quarante ans qu’il est mon ami, il est pauvre, & il ne m’a jamais rien demandé.

Sur la fin de sa vie il crut pouvoir se promettre des jours un peu plus heureux ; son fils, qui avoit fait une petite fortune au Cap François, où il mourut il y a quelques années, lui donna par la disposition de son testament l’usufruit du bien qu’il laissoit. Peut-être un pere avoit-il droit d’en attendre davantage ; mais c’en étoit assez pour un vieillard & pour un Philosophe : cependant la distance des lieux & le peu de tems qu’il survécut à son fils, ne lui permirent de toucher qu’une petite partie de ce bien. Dans ces circonstances M. le Comte de Lauraguais, avantageusement connu à l’Académie des Sciences par différens Mémoires qu’il lui a présentés, eut occasion de voir M. du Marsais, & fut touché de sa situation ; il lui assûra une pension de 1000 liv. dont il a continué une partie à une personne qui avoit eu soin de la vieillesse du Philosophe : action de générosité qui aura parmi nous plus d’éloges que d’imitateurs.

Notre illustre Collegue, quoiqu’âgé de près de quatre-vingts ans, paroissoit pouvoir se promettre encore quelques années de vie, lorsqu’il tomba malade au mois de Juin de l’année derniere. Il s’apperçut bientôt du danger où il étoit, & demanda les Sacremens, qu’il reçut avec beaucoup de présence d’esprit & de tranquillité : il vit approcher la mort en sage qui avoit appris à ne la point craindre, & en homme qui n’avoit pas lieu de regretter la vie. La République des Lettres le perdit le 11 Juin 1756, après une maladie de trois ou quatre jours.

Les qualités dominantes de son esprit étoient la netteté & la justesse, portées l’une & l’autre au plus haut degré. Son caractere étoit doux & tranquille ; & son ame, toûjours égale, paroissoit peu agitée par les différens évenemens de la vie, même par ceux qui sembloient devoir l’affecter le plus. Quoiqu’accoûtumé à recevoir des loüanges, il en étoit très-flaté ; foiblesse, si c’en est une, pardonnable aux Philosophes mêmes, & bien naturelle à un homme de Lettres qui n’avoit point recueilli d’autre récompense de ses travaux. Peu jaloux d’en imposer par les dehors souvent grossiers d’une fausse modestie, il laissoit entrevoir sans peine l’opinion avantageuse qu’il avoit de ses Ouvrages ; mais si son amour-propre n’étoit pas toûjours caché, il se montroit sous une forme qui ne pouvoit choquer celui des autres. Son extérieur & ses discours n’annonçoient pas toûjours ce qu’il étoit ; il avoit l’esprit plus sage que brillant, la marche plus sûre que rapide, & plus propre aux matieres qui dépendent de la discussion & de l’analyse, qu’à celles qui demandent une impression vive & prompte. L’habitude qu’il avoit prise d’envisager chaque idée par toutes ses faces, & la nécessité où il s’étoit trouvé de parler presque toute sa vie à des enfans, lui avoient fait contracter dans la conversation une diffusion qui passoit quelquefois dans ses Ecrits, & qu’on y remarqua sur-tout à-mesure qu’il avança en âge. Souvent dans ses entretiens il faisoit précéder ce qu’il avoit à dire par des préambules dont on ne voyoit pas d’abord le but, mais dont on appercevoit ensuite le motif, & quelquefois la nécessité. Son peu de connoissance des hommes, son peu d’usage de traiter avec eux, & sa facilité à dire librement ce qu’il pensoit sur toutes sortes de sujets, lui donnoient une naïveté souvent plaisante, qui eût passé pour simplicité dans tout autre que lui ; & on eût pû l’appeller le La Fontaine des Philosophes. Par une suite de ce caractere, il étoit sensible au naturel, & blessé de tout ce qui s’en éloignoit ; aussi, quoiqu’il n’eût aucun talent pour le Théatre, on assûre qu’il ne contribua pas peu par ses conseils à faire acquérir à la célebre le Couvreur cette déclamation simple d’où dépend l’illusion du spectateur, & sans laquelle les représentations dramatiques, dénuées d’expression & de vérité, ne sont que des plaisirs d’enfant. Enfin il étoit, dit M. de Voltaire, du nombre de ces sages obscurs dont Paris est plein, qui jugent sainement de tout, qui vivent entr’eux dans la paix & dans la communication de la raison, ignorés des Grands, & très-redoutés de ces Charlatans en tout genre qui veulent dominer sur les esprits. Il se félicitoit d’avoir vû deux évenemens qui l’avoient beaucoup instruit, disoit-il, sur les maladies épidémiques de l’esprit humain, & qui le consoloient de n’avoir pas vécu sous Alexandre ou sous Auguste. Le premier de ces évenemens étoit le fameux système dont il avoit été une des victimes ; système très-utile en lui-même, s’il eût été bien conduit, & si son Auteur & le Gouvernement n’avoient pas été séduits & entraînés par le fanatisme du Peuple. Le second évenement étoit l’étrange folie des Convulsions & des miracles qui les ont annoncées ; autre espece de fanatisme qui auroit pû être dangereux s’il n’avoit pas été ridicule, qui a porté le coup mortel aux hommes parmi lesquels il est né, & qui les a fait tomber dans un mépris où ils resteront, si la persécution ne les en tire pas.

Nous avions tout lieu de craindre que la mort de M. du Marsais ne laissât dans l’Encyclopédie un vuide immense & irréparable ; nous nous sommes heureusement adressés pour le remplir à d’excellens Disciples de ce grand Maître, assez bien instruits de ses principes, non-seulement pour les développer avec netteté & les appliquer avec justesse, mais pour se les rendre propres, pour les étendre, & même pour oser quelquefois les combattre. M. Douchet, Professeur de Grammaire à l’Ecole Royale Militaire, & M. Beauzée son Collegue, ont bien voulu se charger à notre priere de continuer le travail de M. du Marsais. M. Paris de Meyzieu, Directeur général des Etudes & Intendant en survivance de la même Ecole, auteur de l’article Ecole Royale Militaire, a contribué, par l’intérêt qu’il prend à l’Encyclopédie, à nous procurer cet important secours ; il veut bien encore y joindre ses lumieres, & concourir, autant que ses occupations pourront le lui permettre, à la perfection d’une partie si utile de notre Ouvrage. Plusieurs des articles que Messieurs Douchet & Beauzée nous ont donnés, se trouvent déjà dans ce Volume ; & s’il nous étoit permis de prévenir le jugement du Public sur ces nouveaux Collegues, nous oserions croire qu’il ne les trouvera pas indignes de leur illustre Prédécesseur.



  1. Ces Ouvrages sont, 1o. la Pharmacie théorique. Paris, Fréderic Léonard, 1679, in-4o. Il en donna en 1682 une seconde édition fort augmentée.

    2o. Un Traité de Chimie à la suite de cette seconde edition.

    3o. Observationum Nicolai Chesneau, Massiliensis. Doctoris Medici, libri V. in-8o. Paris, Léonard, 1672.

    4o. Discours & Abrégé des vertus & propriétés des Eaux de Barbotan en la Comté d’Armagnac. Bordeaux, 1679, in-8o.

    On a fait à Leyde, en 1719, une nouvelle édition des Ouvrages de Chesneau : mais on a oublié les deux premiers.

  2. Il n’y a peut-être qu’une phrase à retrancher de cet Ouvrage : ce sont ces deux lignes de la Préface : « Il me semble qu’il ne faudroit donner dans le sublime qu’à son corps défendant : il est si peu naturel ! J’avoue que le style bas est encore quelque chose de pis ».
  3. Voyez dans ce Volume l’article Forme substantielle.