Éloge de Descartes

Thomas
Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor CousinLevraulttome I (p. --).


ŒUVRES
DE DESCARTES,


PUBLIÉES
PAR VICTOR COUSIN.


TOME PREMIER.



À PARIS,
CHEZ F. G. LEVRAULT, LIBRAIRE,
RUE DES FOSSÉS-MONSIEUR-LE-PRINCE, No 31 ;
ET À STRASBOURG, RUE DES JUIFS, No 33.

M. DCCC. XXIV.


ÉLOGE


DE


RENÉ DESCARTES,


PAR THOMAS,


DISCOURS QUI A REMPORTÉ LE PRIX DE L’ACADÉMIE

FRANÇAISE EN 1765.


ÉLOGE
DE
RENÉ DESCARTES.

Séparateur


Lorsque les cendres de Descartes, né en France et mort en Suède, furent rapportées, seize ans après sa mort, de Stockholm à Paris ; lorsque tous les savants, rassemblés dans un temple, rendoient à sa dépouille des honneurs qu’il n’obtint jamais pendant sa vie, et qu’un orateur se préparoit à louer devant cette assemblée le grand homme qu’elle regrettoit, tout-à-coup il vint un ordre qui défendit de prononcer cet éloge funèbre. Sans doute on pensoit alors que les grands seuls ont droit aux éloges publics ; et l’on craignit de donner à la nation l’exemple dangereux d’honorer un homme qui n’avoit eu que le mérite et la distinction du génie. Je viens, après cent ans, prononcer cet éloge. Puisse-t-il être digne et de celui à qui il est offert, et des sages qui vont l’entendre ! Peut-être au siècle de Descartes on étoit encore trop près de lui pour le bien louer. Le temps seul juge les philosophes comme les rois, et les met à leur place. Le temps a détruit les opinions de Descartes, mais sa gloire subsiste. Il est semblable à ces rois détrônés qui, sur les ruines même de leur empire, paroissent nés pour commander aux hommes. Tant que la philosophie et la vérité seront quelque chose sur la terre, on honorera celui qui a jeté les fondements de nos connoissances, et recréé, pour ainsi dire, l’entendement humain. On louera Descartes par admiration, par reconnoissance, par intérêt même ; car si la vérité est un bien, il faut encourager ceux qui la cherchent.

Ce seroit aux pieds de la statue de Newton qu’il faudroit prononcer l’éloge de Descartes ; ou plutôt ce seroit à Newton à louer Descartes. Qui mieux que lui seroit capable de mesurer la carrière parcourue avant lui ? Aussi simple qu’il étoit grand, Newton nous découvriroit toutes les pensées que les pensées de Descartes lui ont fait naître. Il y a des vérités stériles, et pour ainsi dire mortes, qui n’avancent de rien dans l’étude de la nature : il y a des erreurs de grands hommes qui deviennent fécondes en vérités. Après Descartes, on a été plus loin que lui ; mais Descartes a frayé la route. Louons Magellan d’avoir fait le tour du globe ; mais rendons justice à Colomb, qui le premier a soupçonné, a cherché, a trouvé un nouveau monde.

Tout dans cet ouvrage sera consacré à la philosophie et à la vertu. Peut-être y a-t-il des hommes dans ma nation qui ne me pardonneroient point l’éloge d’un philosophe vivant ; mais Descartes est mort, et depuis cent quinze ans il n’est plus ; je ne crains ni de blesser l’orgueil ni d’irriter l’envie.

Pour juger Descartes, pour voir ce que l’esprit d’un seul homme a ajouté à l’esprit humain, il faut voir le point d’où il est parti. Je peindrai donc l’état de la philosophie et des sciences au moment où naquit ce grand homme ; je ferai voir comment la nature le forma, et comment elle prépara cette révolution qui a eu tant d’influence. Ensuite je ferai l’histoire de ses pensées. Ses erreurs mêmes auront je ne sais quoi de grand. On verra l’esprit humain, frappé d’une lumière nouvelle, se réveiller, s’agiter, et marcher sur ses pas. Le mouvement philosophique se communiquera d’un bout de l’Europe à l’autre. Cependant, au milieu de ce mouvement général, nous reviendrons sur Descartes ; nous contemplerons l’homme en lui ; nous chercherons si le génie donne des droits au bonheur ; et nous finirons peut-être par répandre des larmes sur ceux qui, pour le bien de l’humanité et leur propre malheur, sont condamnés à être de grands hommes.

La philosophie, née dans l’Égypte, dans l’Inde et dans la Perse, avoit été en naissant presque aussi barbare que les hommes. Dans la Grèce, aussi féconde que hardie, elle avoit créé tous ces systèmes qui expliquoient l’univers, ou par le principe des éléments, ou par l’harmonie des nombres, ou par les idées éternelles, ou par des combinaisons de masses, de figures et de mouvements, ou par l’activité de la forme qui vient s’unir à la matière. Dans Alexandrie, et à la cour des rois, elle avoit perdu ce caractère original et ce principe de fécondité que lui avoit donné un pays libre. À Rome, parmi des maîtres et des esclaves, elle avoit été également stérile ; elle s’y étoit occupée, ou à flatter la curiosité des princes, ou à lire dans les astres la chute des tyrans. Dans les premiers siècles de l’église, vouée aux enchantements et aux mystères, elle avoit cherché à lier commerce avec les puissances célestes ou infernales. Dans Constantinople, elle avoit tourné autour des idées des anciens Grecs, comme autour des bornes du monde. Chez les Arabes, chez ce peuple doublement esclave et par sa religion et par son gouvernement, elle avoit eu ce même caractère d’esclavage, bornée à commenter un homme, au lieu d’étudier la nature. Dans les siècles barbares de l’Occident, elle n’avoit été qu’un jargon absurde et insensé que consacroit le fanatisme et qu’adoroit la superstition. Enfin, à la renaissance des lettres, elle n’avoit profité de quelques lumières que pour se remettre par choix dans les chaînes d’Aristote. Ce philosophe, depuis plus de cinq siècles, combattu, proscrit, adoré, excommunié, et toujours vainqueur, dictoit aux nations ce qu’elles devoient croire ; ses ouvrages étant plus connus, ses erreurs étoient plus respectées. On négligeoit pour lui l’univers ; et les hommes, accoutumés depuis long-temps à se passer de l’évidence, croyoient tenir dans leurs mains les premiers principes des choses, parceque leur ignorance hardie prononçoit des mots obscurs et vagues qu’ils croyoient entendre.

Voilà les progrès que l’esprit humain avoit faits pendant trente siècles. On remarque, pendant cette longue révolution de temps, cinq ou six hommes qui ont pensé, et créé des idées ; et le reste du monde a travaillé sur ces pensées, comme l’artisan, dans sa forge, travaille sur les métaux que lui fournit la mine. Il y a eu plusieurs siècles de suite où l’on n’a point avancé d’un pas vers la vérité ; il y a eu des nations qui n’ont pas contribué d’une idée à la masse des idées générales. Du siècle d’Aristote à celui de Descartes, j’aperçois un vide de deux mille ans. Là, la pensée originale se perd, comme un fleuve qui meurt dans les sables, ou qui s’ensevelit sous terre, et qui ne reparoît qu’à mille lieues de là, sous de nouveaux cieux et sur une terre nouvelle. Quoi donc ! y a-t-il pour l’esprit humain des temps de sommeil et de mort, comme il y en a de vie et d’activité ? ou le don de penser par soi-même est-il réservé à un si petit nombre d’hommes ? ou les grandes combinaisons d’idées sont-elles bornées par la nature, et s’épuisent-elles avec rapidité ? Dans cet état de l’esprit humain, dans cet engourdissement général, il falloit un homme qui remontât l’espèce humaine, qui ajoutât de nouveaux ressorts à l’entendement, qui se ressaisît du don de penser, qui vît ce qui étoit fait, ce qui restoit à faire, et pourquoi les progrès avoient été suspendus tant de siècles ; un homme qui eût assez d’audace pour renverser, assez de génie pour reconstruire, assez de sagesse pour poser des fondements sûrs, assez d’éclat pour éblouir son siècle et rompre l’enchantement des siècles passés ; un homme qui étonnât par la grandeur de ses vues ; un homme en état de rassembler tout ce que les sciences avoient imaginé ou découvert dans tous les siècles, et de réunir toutes ces forces dispersées pour en composer une seule force avec laquelle il remuât pour ainsi dire l’univers ; un homme d’un génie actif, entreprenant, qui sût voir où personne ne voyoit, qui désignât le but et qui traçât la route, qui, seul et sans guide, franchît par-dessus les précipices un intervalle immense, et entraînât après lui le genre humain. Cet homme devoit être Descartes. Ce seroit sans doute un beau spectacle de voir comment la nature le prépara de loin et le forma ; mais qui peut suivre la nature dans sa marche ? il y a sans doute une chaîne des pensées des hommes depuis l’origine du monde jusqu’à nous ; chaîne qui n’est ni moins mystérieuse ni moins grande que celle des êtres physiques. Les siècles ont influé sur les siècles, les nations sur les nations, les vérités sur les erreurs, les erreurs sur les vérités. Tout se tient dans l’univers ; mais qui pourroit tracer la ligne ? On peut du moins entrevoir ce rapport général ; on peut dire que, sans cette foule d’erreurs qui ont inondé le monde, Descartes peut-être n’eût point trouvé la route de la vérité. Ainsi chaque philosophe en s’égarant avançoit le terme. Mais, laissant là les temps trop reculés, je veux chercher dans le siècle même de Descartes, ou dans ceux qui ont immédiatement précédé sa naissance, tout ce qui a pu servir à le former en influant sur son génie.

Et d’abord j’aperçois dans l’univers une espèce de fermentation générale. La nature semble être dans un de ces moments où elle fait les plus grands efforts : tout s’agite ; on veut partout remuer les anciennes bornes, on veut étendre la sphère humaine. Vasco de Gama découvre les Indes, Colomb découvre l’Amérique, Cortès et Pizarre subjuguent des contrées immenses et nouvelles, Magellan cherche les terres australes, Drake fait le tour du monde. L’esprit des découvertes anime toutes les nations. De grands changements dans la politique et les religions ébranlent l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Cette secousse se communique aux sciences. L’astronomie renaît dès le quinzième siècle. Copernic rétablit le système de Pythagore et le mouvement de la terre ; pas immense fait dans la nature ! Tycho-Brahé ajoute aux observations de tous les siècles ; il corrige et perfectionne la théorie des planètes, détermine le lieu d’un grand nombre d’étoiles fixes, démontre la région que les comètes occupent dans l’espace. Le nombre des phénomènes connus s’augmente. Le législateur des cieux paroît ; Képler confirme ce qui a été trouvé avant lui, et ouvre la route à des vérités nouvelles. Mais il falloit de plus grands secours. Les verres concaves et convexes, inventés par hasard au treizième siècle, sont réunis trois cents ans après, et forment le premier télescope. L’homme touche aux extrémités de la création. Galilée fait dans les cieux ce que les grands navigateurs faisoient sur les mers ; il aborde à de nouveaux mondes. Les satellites de Jupiter sont connus. Le mouvement de la terre est confirmé par les phases de Vénus. La géométrie est appliquée à la doctrine du mouvement. La force accélératrice dans la chute des corps est mesurée ; on découvre la pesanteur de l’air, on entrevoit son élasticité. Bacon fait le dénombrement des connoissances humaines et les juge : il annonce le besoin de refaire des idées nouvelles, et prédit quelque chose de grand pour les siècles à venir. Voilà ce que la nature avoit fait pour Descartes avant sa naissance ; et comme par la boussole elle avoit réuni les parties les plus éloignées du globe, par le télescope rapproché de la terre les dernières limites des cieux, par l’imprimerie elle avoit établi la communication rapide du mouvement entre les esprits d’un bout du monde à l’autre.

Tout étoit disposé pour une révolution. Déjà est né celui qui doit faire ce grand changement (1) ; il ne reste à la nature que d’achever son ouvrage, et de mûrir Descartes pour le genre humain, comme elle a mûri le genre humain pour lui. Je ne m’arrête point sur son éducation (2) ; dès qu’il s’agit des âmes extraordinaires, il n’en faut point parler. Il y a une éducation pour l’homme vulgaire ; il n’y en a point d’autre pour l’homme de génie que celle qu’il se donne à lui-même : elle consiste presque toujours à détruire la première. Descartes, par celle qu’il reçut, jugea son siècle. Déjà il voit au-delà ; déjà il imagine et pressent un nouvel ordre des sciences : tel, de Madrid ou de Gênes, Colomb pressentoit l’Amérique.

La nature, qui travailloit sur cette âme et la disposoit insensiblement aux grandes choses, y avoit mis d’abord une forte passion pour la vérité. Ce fut là peut-être son premier ressort. Elle y ajoute ce désir d’être utile aux hommes, qui s’étend à tous les siècles et à toutes les nations ; désir qu’on ne s’étoit point encore avisé de calomnier. Elle lui donne ensuite, pour tout le temps de sa jeunesse, une activité inquiète (3), ces tourments du génie, ce vide d’une âme que rien ne remplit encore, et qui se fatigue à chercher autour d’elle ce qui doit la fixer. Alors elle le promène dans l’Europe entière, et fait passer rapidement sous ses yeux les plus grands spectacles. Elle lui présente, en Hollande, un peuple qui brise ses chaînes et devient libre, le fanatisme germant au sein de la liberté, les querelles de la religion changées en factions d’état ; en Allemagne, le choc de la ligue protestante et de la ligue catholique, le commencement d’un carnage de trente années ; aux extrémités de la Pologne, dans le Brandebourg, la Poméranie et le Holstein, les contre-coups de cette guerre affreuse ; en Flandre, le contraste de dix provinces opulentes restées soumises à l’Espagne, tandis que sept provinces pauvres combattoient depuis cinquante ans pour leur liberté ; dans la Valteline, les mouvements de l’ambition espagnole, les précautions inquiètes de la cour de Savoie ; en Suisse, des lois et des mœurs, une pauvreté fière, une liberté sans orages ; à Gênes, toutes les factions des républiques, tout l’orgueil des monarchies ; à Venise, le pouvoir des nobles, l’esclavage du peuple, une liberté tyrannique ; à Florence, les Médicis, les arts, et Galilée ; à Rome, toutes les nations rassemblées par la religion, spectacle qui vaut peut-être bien celui des statues et des tableaux ; en Angleterre, les droits des peuples luttant contre ceux des rois, Charles Ier sur le trône, et Cromwel encore dans la foule (4). L’âme de Descartes, à travers tous ces objets, s’élève et s’agrandit. La religion, la politique, la liberté, la nature, la morale, tout contribue à étendre ses idées ; car l’on se trompe si l’on croit que l’âme du philosophe doit se concentrer dans l’objet particulier qui l’occupe. Il doit tout embrasser, tout voir. Il y a des points de réunion où toutes les vérités se touchent ; et la vérité universelle n’est elle-même que la chaîne de tous les rapports. Pour voir de plus près le genre humain sous toutes les faces, Descartes se mêle dans ces jeux sanglants des rois, où le génie s’épuise à détruire, et où des milliers d’hommes, assemblés contre des milliers d’hommes, exercent le meurtre par art et par principes (5). Ainsi Socrate porta les armes dans sa jeunesse. Partout il étudie l’homme et le monde. Il analyse l’esprit humain ; il observe les opinions, suit leur progrès, examine leur influence, remonte à leur source. De ces opinions, les unes naissent du gouvernement, d’autres du climat, d’autres de la religion, d’autres de la forme des langues, quelques unes des mœurs, d’autres des lois, plusieurs de toutes ces causes réunies : il y en a qui sortent du fond même de l’esprit humain et de la constitution de l’homme, et celles-là sont à peu près les mêmes chez tous les peuples ; il y en a d’autres qui sont bornées par les montagnes et par les fleuves, car chaque pays a ses opinions comme ses plantes : toutes ensemble forment la raison du peuple. Quel spectacle pour un philosophe ! Descartes en fut épouvanté. Voilà donc, dit-il, la raison humaine ! Dès ce moment il sentit s’ébranler tout l’édifice de ses connoissances : il voulut y porter la main pour achever de le renverser ; mais il n’avoit point encore assez de force, et il s’arrêta. Il poursuit ses observations ; il étudie la nature physique : tantôt il la considère dans toute son étendue, comme ne formant qu’un seul et immense ouvrage ; tantôt il la suit dans ses détails. La nature vivante et la nature morte, l’être brut et l’être organisé, les différentes classes de grandeurs et de formes, les destructions et les renouvellements, les variétés et les rapports, rien ne lui échappe, comme rien ne l’étonne. J’aime à le voir debout sur la cime des Alpes, élevé, par sa situation, au-dessus de l’Europe entière, suivant de l’œil la course du Pô, du Rhin, du Rhône et du Danube, et de là s’élevant par la pensée vers les cieux, qu’il paroît toucher, pénétrant dans les réservoirs destinés à fournir à l’Europe ces amas d’eaux immenses ; quelquefois observant à ses pieds les espèces innombrables de végétaux semés par la nature sur le penchant des précipices, ou, entre les pointes des rochers ; quelquefois mesurant la hauteur de ces montagnes de glace, qui semblent jetées dans les vallons des Alpes pour les combler, ou méditant profondément à la lueur des orages (6). Ah ! c’est dans ces moments que l’âme du philosophe s’étend, devient immense et profonde comme la nature ; c’est alors que ses idées s’élèvent et parcourent l’univers. Insatiable de voir et de connoître, partout où il passe, Descartes interroge la vérité ; il la demande à tous les lieux qu’il parcourt, il la poursuit de pays en pays. Dans les villes prises d’assaut, ce sont les savants qu’il cherche. Maximilien de Bavière voit dans Prague, dont il s’est rendu maître, la capitale d’un royaume conquis ; Descartes n’y voit que l’ancien séjour de Tycho-Brahé. Sa mémoire y étoit encore récente ; il interroge tous ceux qui l’ont connu, il suit les traces de ses pensées ; il rassemble dans les conversations le génie d’un grand homme. Ainsi voyageoient autrefois les Pythagore et les Platon, lorsqu’ils alloient dans l’Orient étudier ces colonnes, archives des nations et monuments des découvertes antiques. Descartes, à leur exemple, ramasse tout ce qui peut l’instruire. Mais tant d’idées acquises dans ses voyages ne lui auroient encore servi de rien, s’il n’avoit eu l’art de se les approprier par des méditations profondes ; art si nécessaire au philosophe, si inconnu au vulgaire, et peut-être si étranger à l’homme. En effet, qu’est-ce que méditer ? C’est ramener au dedans de nous notre existence répandue tout entière au dehors ; c’est nous retirer de l’univers pour habiter dans notre âme ; c’est anéantir toute l’activité des sens pour augmenter celle de la pensée ; c’est rassembler en un point toutes les forces de l’esprit ; c’est mesurer le temps, non plus par le mouvement et par l’espace, mais par la succession lente ou rapide des idées. Ces méditations, dans Descartes, avoient tourné en habitude (7) ; elles le suivoient partout : dans les voyages, dans les camps, dans les occupations les plus tumultueuses, il avoit toujours un asile prêt où son âme se retiroit au besoin. C’étoit là qu’il appeloit ses idées ; elles accouroient en foule : la méditation les faisoit naître, l’esprit géométrique venoit les enchaîner. Dès sa jeunesse il s’étoit avidement attaché aux mathématiques, comme au seul objet qui lui présentoit l’évidence (8). C’étoit là que son âme se reposoit de l’inquiétude qui la tourmentoit partout ailleurs. Mais, dégoûté bientôt de spéculations abstraites, le désir de se rapprocher des hommes le rentraînoit à l’étude de la nature. Il se livroit à toutes les sciences : il n’y trouvoit pas la certitude de la géométrie, qu’elle ne doit qu’à la simplicité de son objet ; mais il y transportoit du moins la méthode des géomètres. C’est d’elle qu’il apprenoit à fixer toujours le sens des termes, et à n’en abuser jamais ; à décomposer l’objet de son étude, à lier les conséquences aux principes ; à remonter par l’analyse, à descendre par la synthèse. Ainsi l’esprit géométrique affermissoit sa marche ; mais le courage et l’esprit d’indépendance brisoient devant lui les barrières pour lui frayer des routes. Il étoit né avec l’audace qui caractérise le génie ; et sans doute les événements dont il avoit été témoin, les grands spectacles de liberté qu’il avoit vus en Allemagne, en Hollande, dans la Hongrie et dans la Bohême, avoient contribué à développer encore en lui cette fierté d’esprit naturelle. Il osa donc concevoir l’idée de s’élever contre les tyrans de la raison. Mais, avant de détruire tous les préjugés qui étoient sur la terre, il falloit commencer par les détruire en lui-même. Comment y parvenir ? comment anéantir des formes qui ne sont point notre ouvrage, et qui sont le résultat nécessaire de mille combinaisons faites sans nous ? Il falloit, pour ainsi dire, détruire son âme et la refaire. Tant de difficultés n’effrayèrent point Descartes. Je le vois, pendant près de dix ans, luttant contre lui-même pour secouer toutes ses opinions. Il demande compte à ses sens de toutes les idées qu’ils ont portées dans son âme ; il examine tous les tableaux de son imagination, et les compare avec les objets réels ; il descend dans l’intérieur de ses perceptions, qu’il analyse ; il parcourt le dépôt de sa mémoire, et juge tout ce qui y est rassemblé. Partout il poursuit le préjugé, il le chasse de retraite en retraite ; son entendement, peuplé auparavant d’opinions et d’idées, devient un désert immense, mais où désormais la vérité peut entrer (9).

Voilà donc la révolution faite dans l’âme de Descartes : voilà ses idées anciennes détruites. Il ne s’agit plus que d’en créer d’autres. Car, pour changer les nations, il ne suffit point d’abattre ; il faut reconstruire. Dès ce moment, Descartes ne pense plus qu’à élever une philosophie nouvelle. Tout l’y invite ; les exhortations de ses amis, le désir de combler le vide qu’il avoit fait dans ses idées, je ne sais quel instinct qui domine le grand homme, et, plus que tout cela, l’ambition de faire des découvertes dans la nature, pour rendre les hommes moins misérables ou plus heureux. Mais, pour exécuter un pareil dessein, il sentit qu’il falloit se cacher. Hommes du monde, si fiers de votre politesse et de vos avantages, souffrez que je vous dise la vérité ; ce n’est jamais parmi vous que l’on fera ni que l’on pensera de grandes choses. Vous polissez l’esprit, mais vous énervez le génie. Qu’a-t-il besoin de vos vains ornements ? Sa grandeur fait sa beauté. C’est dans la solitude que l’homme de génie est ce qu’il doit être ; c’est là qu’il rassemble toutes les forces de son âme. Auroit-il besoin des hommes ? N’a-t-il pas avec lui la nature ? et il ne la voit point à travers les petites formes de la société, mais dans sa grandeur primitive, dans sa beauté originale et pure. C’est dans la solitude que toutes les heures laissent une trace, que tous les instants sont représentés par une pensée, que le temps est au sage, et le sage à lui-même. C’est dans la solitude surtout que l’âme a toute la vigueur de l’indépendance. Là elle n’entend point le bruit des chaînes que le despotisme et la superstition secouent sur leurs esclaves : elle est libre comme la pensée de l’homme qui existeroit seul. Cette indépendance, après la vérité, étoit la plus grande passion de Descartes. Ne vous en étonnez point ; ces deux passions tiennent l’une à l’autre. La vérité est l’aliment d’une âme fière et libre, tandis que l’esclave n’ose même lever les yeux jusqu’à elle. C’est cet amour de la liberté qui engage Descartes à fuir tous les engagements, à rompre tous les petits liens de société, à renoncer à ces emplois qui ne sont trop souvent que les chaînes de l’orgueil. Il falloit qu’un homme comme lui ne fût qu’à la nature et au genre humain. Descartes ne fut donc ni magistrat, ni militaire, ni homme de cour (10). Il consentit à n’être qu’un philosophe, qu’un homme de génie, c’est-à-dire rien aux yeux du peuple. Il renonce même à son pays ; il choisit une retraite dans la Hollande. C’est dans le séjour de la liberté qu’il va fonder une philosophie libre. Il dit adieu à ses parents, à ses amis, à sa patrie ; il part (11). L’amour de la vérité n’est plus dans son cœur un sentiment ordinaire ; c’est un sentiment religieux qui élève et remplit son âme. Dieu, la nature, les hommes, voilà quels vont être, le reste de sa vie, les objets de ses pensées. Il se consacre à cette occupation aux pieds des autels. Ô jour, ô moment remarquable dans l’histoire de l’esprit humain ! Je crois voir Descartes, avec le respect dont il étoit pénétré pour la Divinité, entrer dans le temple, et s’y prosterner. Je crois l’entendre dire à Dieu : Ô Dieu, puisque tu m’as créé, je ne veux point mourir sans avoir médité sur tes ouvrages. Je vais chercher la vérité, si tu l’as mise sur la terre. Je vais me rendre utile à l’homme, puisque je suis homme. Soutiens ma foiblesse, agrandis mon esprit, rends-le digne de la nature et de toi. Si tu permets que j’ajoute à la perfection des hommes, je te rendrai grâce en mourant, et ne me repentirai point d’être né.

Je m’arrête un moment : l’ouvrage de la nature est achevé. Elle a préparé avant la naissance de Descartes tout ce qui devoit influer sur lui ; elle lui a donné les prédécesseurs dont il avoit besoin ; elle a jeté dans son sein les semences qui devoient y germer ; elle a établi entre son esprit et son âme les rapports nécessaires ; elle a fait passer sous ses yeux tous les grands spectacles et du monde physique et du monde moral ; elle a rassemblé autour de lui, ou dans lui, tous les ressorts ; elle a mis dans sa main tous les instruments : son travail est fini. Ici commence celui de Descartes. Je vais faire l’histoire de ses pensées : on verra une espèce de création ; elle embrassera tout ce qui est ; elle présentera une machine immense, mue avec peu de ressorts : on y trouvera le grand caractère de la simplicité, l’enchaînement de toutes les parties, et souvent, comme dans la nature physique, un ordre réel caché sous un désordre apparent.

Je commence par où il a commencé lui-même. Avant de mettre la main à l’édifice, il faut jeter les fondements ; il faut creuser jusqu’à la source de la vérité ; il faut établir l’évidence, et distinguer son caractère. Nous avons vu Descartes renverser toutes les fausses opinions qui étoient dans son âme ; il fait plus, il s’élève à un doute universel (12). Celui qui s’est trompé une fois peut se tromper toujours. Aussitôt les cieux, la terre, les figures, les sons, les couleurs, son corps même, et les sens avec lesquels il voyage dans l’univers, tout s’anéantit à ses yeux. Rien n’est assuré, rien n’existe. Dans ce doute général, où trouver un point d’appui ? Quelle première vérité servira de base à toutes les vérités ? Pour Dieu, cette première vérité est partout. Descartes la trouve dans son doute même. Puisque je doute, je pense ; puisque je pense, j’existe. Mais à quelle marque la reconnoît-il ? À l’empreinte de l’évidence. Il établit donc pour principe de ne regarder comme vrai que ce qui est évident, c’est-à-dire ce qui est clairement contenu dans l’idée de l’objet qu’il contemple. Tel est ce fameux doute philosophique de Descartes. Tel est le premier pas qu’il fait pour en sortir, et la première règle qu’il établit. C’est cette règle qui a fait la révolution de l’esprit humain. Pour diriger l’entendement, il joint l’analyse au doute. Décomposer les questions et les diviser en plusieurs branches ; avancer par degrés des objets les plus simples aux plus composés, et des plus connus aux plus cachés ; combler l’intervalle qui est entre les idées éloignées et le remplir par toutes les idées intermédiaires ; mettre dans ces idées un tel enchaînement que toutes se déduisent aisément les unes des autres, et que les énoncer, ce soit pour ainsi dire les démontrer : voilà les autres règles qu’il a établies, et dont il a donné l’exemple (13). On entrevoit déjà toute la marche de sa philosophie. Puisqu’il faut commencer par ce qui est évident et simple, il établira des principes qui réunissent ce double caractère. Pour raisonner sur la nature, il s’appuiera sur des axiomes, et déduira des causes générales tous les effets particuliers. Ne craignons pas de l’avouer, Descartes a tracé un plan trop élevé pour l’homme ; ce génie hardi a eu l’ambition de connoître comme Dieu même connoît, c’est-à-dire par les principes : mais sa méthode n’en est pas moins la créatrice de la philosophie. Avant lui, il n’y avoit qu’une logique de mots. Celle d’Aristote apprenoit plus à définir et à diviser qu’à connoître ; à tirer les conséquences, qu’à découvrir les principes. Celle des scolastiques, absurdement subtile, laissoit les réalités pour s’égarer dans des abstractions barbares. Celle de Raimond Lulle n’étoit qu’un assemblage de caractères magiques pour interroger sans entendre, et répondre sans être entendu. C’est Descartes qui créa cette logique intérieure de l’âme, par laquelle l’entendement se rend compte à lui-même de toutes ses idées, calcule sa marche, ne perd jamais de vue le point d’où il part et le terme où il veut arriver ; esprit de raison plutôt que de raisonnement, et qui s’applique à tous les arts comme à toutes les sciences.

Sa méthode est créée : il a fait comme ces grands architectes qui, concevant des ouvrages nouveaux, commencent par se faire de nouveaux instruments et des machines nouvelles, Aidé de ce secours, il entre dans la métaphysique. Il y jette d’abord un regard. Qu’aperçoit-il ? une audace puérile de l’esprit humain, des êtres imaginaires, des rêveries profondes, des mots barbares ; car, dans tous les temps, l’homme, quand il n’a pu connoître, a créé des signes pour représenter des idées qu’il n’avoit pas, et il a pris ces signes pour des connoissances. Descartes vit d’un coup d’œil ce que devoit être la métaphysique. Dieu, l’âme, et les principes généraux des sciences, voilà ses objets (14). Je m’élève avec lui jusqu’à la première cause. Newton la chercha dans les mondes ; Descartes la cherche dans lui-même. Il s’étoit convaincu de l’existence de son âme ; il avoit senti en lui l’être qui pense, c’est-à-dire l’être qui doute, qui nie, qui affirme, qui conçoit, qui veut, qui a des erreurs, qui les combat. Cet être intelligent est donc sujet à des imperfections. Mais toute idée d’imperfection suppose l’idée d’un être plus parfait. De l’idée du parfait naît l’idée de l’infini. D’où lui naît cette idée ? Comment l’homme, dont les facultés sont si bornées, l’homme qui passe sa vie à tourner dans l’intérieur d’un cercle étroit, comment cet être si foible a-t-il pu embrasser et concevoir l’infini ? Cette idée ne lui est-elle pas étrangère ? ne suppose-t-elle pas hors de lui un être qui en soit le modèle et le principe ? Cet être n’est-il pas Dieu ? Toutes les autres idées claires et distinctes que l’homme trouve en lui ne renferment que l’existence possible de leur objet : l’idée seule de l’être parfait renferme une existence nécessaire. Cette idée est pour Descartes le commencement de la grande chaîne. Si tous les êtres créés sont une émanation du premier être, si toutes les lois qui font l’ordre physique et l’ordre moral sont, ou des rapports nécessaires que Dieu a vus, ou des rapports qu’il a établis librement, en connoissant ce qui est le plus conforme à ses attributs, on connoîtra les lois primitives de la nature. Ainsi la connoissance de tous les êtres se trouve enchaînée à celle du premier. C’est elle aussi qui affermit la marche de l’esprit humain, et sert de base à l’évidence ; c’est elle qui, en m’apprenant que la vérité éternelle ne peut me tromper, m’ordonne de regarder comme vrai tout ce que ma raison me présentera comme évident.

Appuyé de ce principe, et sûr de sa marche, Descartes passe à l’analyse de son âme. Il a remarqué que, dans son doute, l’étendue, la figure et le mouvement s’anéantissoient pour lui. Sa pensée seule demeuroit ; seule elle restoit immuablement attachée à son être, sans qu’il lui fût possible de l’en séparer. Il peut donc concevoir distinctement que sa pensée existe, sans que rien n’existe autour de lui. L’âme se conçoit donc sans le corps. De là naît la distinction de l’être pensant et de l’être matériel. Pour juger de la nature des deux substances, Descartes cherche une propriété générale dont toutes les autres dépendent : c’est l’étendue dans la matière ; dans l’âme, c’est la pensée. De l’étendue naissent la figure et le mouvement ; de la pensée naît la faculté de sentir, de vouloir, d’imaginer. L’étendue est divisible de sa nature ; la pensée, simple et indivisible. Comment ce qui est simple appartiendroit-il à un être composé de parties ? comment des milliers d’éléments, qui forment un corps, pourroient-ils former une perception ou un jugement unique ? Cependant il existe une chaîne secrète entre l’âme et le corps. L’âme n’est-elle que semblable au pilote qui dirige le vaisseau ? Non ; elle fait un tout avec le vaisseau qu’elle gouverne. C’est donc de l’étroite correspondance qui est entre les mouvements de l’un et les sensations ou pensées de l’autre, que dépend la liaison de ces deux principes si divisés et si unis (15). C’est ainsi que Descartes tourne autour de son être, et examine tout ce qui le compose. Nourri d’idées intellectuelles, et détaché de ses sens, c’est son âme qui le frappe le plus. Voici une pensée faite pour étonner le peuple, mais que le philosophe concevra sans peine. Descartes est plus sûr de l’existence de son âme que de celle de son corps. En effet, que sont toutes les sensations, sinon un avertissement éternel pour l’âme qu’elle existe ? Peut-elle sortir hors d’elle-même sans y rentrer à chaque instant par la pensée ? Quand je parcours tous les objets de l’univers, ce n’est jamais que ma pensée que j’aperçois. Mais comment cette âme franchit-elle l’intervalle immense qui est entre elle et la matière ? Ici Descartes reprend son analyse et le fil de sa méthode. Pour juger s’il existe des corps, il consulte d’abord ses idées. Il trouve dans son âme les idées générales d’étendue, de grandeur, de figure, de situation, de mouvement, et une foule de perceptions particulières. Ces idées lui apprennent bien l’existence de la matière, comme objet mathématique, mais ne lui disent rien de son existence physique et réelle. Il interroge ensuite son imagination. Elle lui offre une suite de tableaux où des corps sont représentés : sans doute l’original de ces tableaux existe, mais ce n’est encore qu’une probabilité. Il remonte jusqu’à ses sens. Ce sont eux qui font la communication de l’âme et de l’univers ; ou plutôt ce sont eux qui créent l’univers pour l’âme. Ils lui portent chaque portion du monde en détail ; par une métamorphose rapide, la sensation devient idée, et l’âme voit dans cette idée, comme dans un miroir, le monde qui est hors d’elle. Les sens sont donc les messagers de l’âme. Mais quelle foi peut-elle ajouter à leur rapport ? Souvent ce rapport la trompe. Descartes remonte alors jusqu’à Dieu. D’un côté, la véracité de l’Être suprême ; de l’autre, le penchant irrésistible de l’homme à rapporter ses sensations à des objets réels qui existent hors de lui : voilà les motifs qui le déterminent, et il se ressaisit de l’univers physique qui lui échappoit.

Ferai-je voir ce grand homme, malgré la circonspection de sa marche, s’égarant dans la métaphysique, et créant son système des idées innées ? Mais cette erreur même tenoit à son génie. Accoutumé à des méditations profondes, habitué à vivre loin des sens, à chercher dans son âme ou dans l’essence de Dieu, l’origine, l’ordre et le fil de ses connoissances, pouvoit-il soupçonner que l’âme fût entièrement dépendante des sens pour les idées ? N’étoit-il pas trop avilissant pour elle qu’elle ne fût occupée qu’à parcourir le monde physique pour y ramasser les matériaux de ses connoissances, comme le botaniste qui cueille ses végétaux, ou à extraire des principes de ses sensations, comme le chimiste qui analyse les corps ? Il étoit réservé à Locke de nous donner sur les idées le vrai système de la nature, en développant un principe connu par Aristote et saisi par Bacon, mais dont Locke n’est pas moins le créateur, car un principe n’est créé que lorsqu’il est démontré aux hommes. Qui nous démontrera de même ce que c’est que l’âme des bêtes ? quels sont ces êtres singuliers, si supérieurs aux végétaux par leurs organes, si inférieurs à l’homme par leurs facultés ? quel est ce principe qui, sans leur donner la raison, produit en eux des sensations, du mouvement et de la vie ? Quelque parti que l’on embrasse, la raison se trouble, la dignité de l’homme s’offense, ou la religion s’épouvante. Chaque système est voisin d’une erreur ; chaque route est sur le bord d’un précipice. Ici Descartes est entraîné, par la force des conséquences et l’enchaînement de ses idées, vers un système aussi singulier que hardi, et qui est digne au moins de la grandeur de Dieu. En effet, quelle idée plus sublime que de concevoir une multitude innombrable de machines à qui l’organisation tient lieu de principe intelligent ; dont tous les ressorts sont différents, selon les différentes espèces et les différents buts de la création ; où tout est prévu, tout combiné pour la conservation et la reproduction des êtres ; où toutes les opérations sont le résultat toujours sûr des lois du mouvement ; où toutes les causes qui doivent produire des millions d’effets sont arrangées jusqu’à la fin des siècles, et ne dépendent que de la correspondance et de l’harmonie de quelque partie de matière ? Avouons-le, ce système donne la plus grande idée de l’art de l’éternel géomètre, comme l’appeloit Platon. C’est ce même caractère de grandeur que l’on a retrouvé depuis dans l’harmonie préétablie de Leibnitz, caractère plus propre que tout autre à séduire les hommes de génie, qui aiment mieux voir tout en un instant dans une grande idée, que de se traîner sur des détails d’observations et sur quelques vérités éparses et isolées.

Descartes s’est élevé à Dieu, est descendu dans son âme, a saisi sa pensée, l’a séparée de la matière, s’est assuré qu’il existoit des corps hors de lui. Sûr de tous les principes de ses connoissances, il va maintenant s’élancer dans l’univers physique ; il va le parcourir, l’embrasser, le connoître : mais auparavant il perfectionne l’instrument de la géométrie, dont il a besoin. C’est ici une des parties les plus solides de la gloire de Descartes ; c’est ici qu’il a tracé une route qui sera éternellement marquée dans l’histoire de l’esprit humain. L’algèbre étoit créée depuis long-temps. Cette géométrie métaphysique, qui exprime tous les rapports par des signes universels, qui facilite le calcul en le généralisant, opère sur les quantités inconnues comme si elles étoient connues, accélère la marche et augmente l’étendue de l’esprit en substituant un signe abrégé à des combinaisons nombreuses ; cette science, inventée par les Arabes, ou du moins transportée par eux en Espagne, cultivée par les Italiens, avoit été agrandie et perfectionnée par un Français : mais, malgré les découvertes importantes de l’illustre Viète, malgré un pas ou deux qu’on avoit faits après lui en Angleterre, il restoit encore beaucoup à découvrir. Tel étoit le sort de Descartes, qu’il ne pouvoit approcher d’une science sans qu’aussitôt elle ne prît une face nouvelle. D’abord il travaille sur les méthodes de l’analyse pure : pour soulager l’imagination, il diminue le nombre des signes ; il représente par des chiffres les puissances des quantités, et simplifie, pour ainsi dire, le mécanisme algébrique. Il s’élève ensuite plus haut : il trouve sa fameuse méthode des indéterminées, artifice plein d’adresse, où l’art, conduit par le génie, surprend la vérité en paroissant s’éloigner d’elle ; il apprend à connoître le nombre et la nature des racines dans chaque équation par la combinaison successive des signes ; règle aussi utile que simple, que la jalousie et l’ignorance ont attaquée, que la rivalité nationale a disputée à Descartes, et qui n’a été démontrée que depuis quelques années[1]. C’est ainsi que les grands hommes découvrent, comme par inspiration, des vérités que les hommes ordinaires n’entendent quelquefois qu’au bout de cent ans de pratique et d’étude ; et celui qui démontre ces vérités après eux acquiert encore une gloire immortelle. L’algèbre ainsi perfectionnée, il restoit un pas plus difficile à faire. La méthode d’Apollonius et d’Archimède, qui fut celle de tous les anciens géomètres, exacte et rigoureuse pour les démonstrations, étoit peu utile pour les découvertes. Semblable à ces machines qui dépensent une quantité prodigieuse de forces pour peu de mouvement, elle consumoit l’esprit dans un détail d’opérations trop compliquées, et le traînoit lentement d’une vérité à l’autre. Il falloit une méthode plus rapide ; il falloit un instrument qui élevât le géomètre à une hauteur d’où il pût dominer sur toutes ses opérations, et, sans fatiguer sa vue, voir d’un coup d’œil des espaces immenses se resserrer comme en un point : cet instrument, c’est Descartes qui l’a créé ; c’est l’application de l’algèbre à la géométrie. Il commença donc par traduire les lignes, les surfaces et les solides en caractères algébriques ; mais ce qui étoit l’effort du génie, c’étoit, après la résolution du problème, de traduire de nouveau les caractères algébriques en figures. Je n’entreprendrai point de détailler les admirables découvertes sur lesquelles est fondée cette analyse créée par Descartes. Ces vérités abstraites et pures, faites pour être mesurées par le compas, échappent au pinceau de l’éloquence ; et j’affoiblirois l’éloge d’un grand homme en cherchant à peindre ce qui ne doit être que calculé. Contentons-nous de remarquer ici que, par son analyse, Descartes fit faire plus de progrès à la géométrie qu’elle n’en avoit fait depuis la création du monde. Il abrégea les travaux, il multiplia les forces, il donna une nouvelle marche à l’esprit humain. C’est l’analyse qui a été l’instrument de toutes les grandes découvertes des modernes ; c’est l’analyse qui, dans les mains des Leibnitz, des Newton et des Bernoulli, a produit cette géométrie nouvelle et sublime qui soumet l’infini au calcul : voilà l’ouvrage de Descartes. Quel est donc cet homme extraordinaire qui a laissé si loin de lui tous les siècles passés, qui a ouvert de nouvelles routes aux siècles à venir, et qui dans le sien avoit à peine trois hommes qui fussent en état de l’entendre ? Il est vrai qu’il avoit répandu sur toute sa géométrie une certaine obscurité : soit qu’accoutumé à franchir d’un saut des intervalles immenses, il ne s’aperçût pas seulement de toutes les idées intermédiaires qu’il supprimoit, et qui sont des points d’appui nécessaires à la foiblesse ; soit que son dessein fût de secouer l’esprit humain, et de l’accoutumer aux grands efforts ; soit enfin que, tourmenté par des rivaux jaloux et foibles, il voulût une fois les accabler de son génie, et les épouvanter de toute la distance qui étoit entre eux et lui (16).

Mais ce qui prouve le mieux toute l’étendue de l’esprit de Descartes, c’est qu’il est le premier qui ait conçu la grande idée de réunir toutes les sciences, et de les faire servir à la perfection l’une de l’autre. On a vu qu’il avoit transporté dans sa logique la méthode des géomètres ; il se servit de l’analyse logique pour perfectionner l’algèbre ; il appliqua ensuite l’algèbre à la géométrie, la géométrie et l’algèbre à la mécanique, et ces trois sciences combinées ensemble à l’astronomie. C’est donc à lui qu’on doit les premiers essais de l’application de la géométrie à la physique ; application qui a créé encore une science toute nouvelle. Armé de tant de forces réunies, Descartes marche à la nature ; il entreprend de déchirer ses voiles, et d’expliquer le système du monde. Voici un nouvel ordre de choses : voici des tableaux plus grands peut-être que ceux que présente l’histoire de toutes les nations et de tous les empires (17).

Qu’on me donne de la matière et du mouvement, dit Descartes, et je vais créer un monde. D’abord il s’élève par la pensée vers les cieux, et de là il embrasse l’univers d’un coup d’œil ; il voit le monde entier comme une seule et immense machine, dont les roues et les ressorts ont été disposés au commencement, de la manière la plus simple, par une main éternelle. Parmi cette quantité effroyable de corps et de mouvements, il cherche la disposition des centres. Chaque corps a son centre particulier, chaque système a son centre général. Sans doute aussi il y a un centre universel, autour duquel sont rangés tous les systèmes de la nature. Mais où est-il, et dans quel point de l’espace ? Descartes place dans le soleil le centre du système auquel nous sommes attachés. Ce système est une des roues de la machine ; le soleil est le point d’appui. Cette grande roue embrasse dix-huit cent millions de lieues dans sa circonférence, à ne compter que jusqu’à l’orbe de Saturne. Que seroit-ce si on pouvoit suivre la marche excentrique des comètes ! Cette roue de l’univers doit communiquer à une roue voisine, dont la circonférence est peut-être plus grande encore ; celle-ci communique à une troisième, cette troisième à une autre, et ainsi de suite dans une progression infinie, jusqu’à celles qui sont bornées par les dernières limites de l’espace. Toutes, par la communication du mouvement, se balancent et se contre-balancent, agissent et réagissent l’une sur l’autre, se servent mutuellement de poids et de contre-poids, d’où résulte l’équilibre de chaque système, et, de chaque équilibre particulier, l’équilibre du monde. Telle est l’idée de cette grande machine, qui s’étend à plus de centaines de millions de lieues que l’imagination n’en peut concevoir, et dont toutes les roues sont des mondes combinés les uns avec les autres.

C’est cette machine que Descartes conçoit, et qu’il entreprend de créer avec trois lois de mécanique. Mais auparavant il établit les propriétés générales de l’espace, de la matière et du mouvement. D’abord, comme toutes les parties sont enchaînées, que nulle part le mécanisme n’est interrompu, et que la matière seule peut agir sur la matière, il faut que tout soit plein. Il admet donc un fluide immense et continu, qui circule entre les parties solides de l’univers ; ainsi le vide est proscrit de la nature. L’idée de l’espace est nécessairement liée à celle de l’étendue, et Descartes confond l’idée de l’étendue avec celle de la matière : car on peut dépouiller successivement les corps de toutes leurs qualités ; mais l’étendue y restera, sans qu’on puisse jamais l’en détacher. C’est donc l’étendue qui constitue la matière, et c’est la matière qui constitue l’espace. Mais où sont les bornes de l’espace ? Descartes ne les conçoit nulle part, parceque l’imagination peut toujours s’étendre au-delà. L’univers est donc illimité : il semble que l’âme de ce grand homme eût été trop resserrée par les bornes du monde ; il n’ose point les fixer. Il examine ensuite les lois du mouvement : mais qu’est-ce que le mouvement ? c’est le plus grand phénomène de la nature, et le plus inconnu. Jamais l’homme ne saura comment le mouvement d’un corps peut passer dans un autre. Il faut donc se borner à connoître par quelles lois générales il se distribue, se conserve ou se détruit ; et c’est ce que personne n’avoit cherché avant Descartes. C’est lui qui le premier a généralisé tous les phénomènes, a comparé tous les résultats et tous les effets, pour en extraire ces lois primitives : et puisque dans les mers, sur la terre et dans les cieux, tout s’opère par le mouvement, n’étoit-ce pas remettre aux hommes la clef de la nature ? Il se trompa, je le sais ; mais, malgré son erreur, il n’en est pas moins l’auteur des lois du mouvement : car, pendant trente siècles, les philosophes n’y avoient pas même pensé ; et dès qu’il en eut donné de fausses, on s’appliqua à chercher les véritables. Trois mathématiciens célèbres[2] les trouvèrent en même temps : c’étoit l’effet de ses recherches et de la secousse qu’il avoit donnée aux esprits. Du mouvement il passe à la matière, chose aussi incompréhensible pour l’homme. Il admet une matière primitive, unique, élémentaire, source et principe de tous les êtres, divisée et divisible à l’infini ; qui se modifie par le mouvement ; qui se compose et se décompose ; qui végète ou s’organise ; qui, par l’activité rapide de ses parties, devient fluide ; qui, par leur repos, demeure inactive et lente ; qui circule sans cesse dans des moules et des filières innombrables, et, par l’assemblage des formes, constitue l’univers : c’est avec cette matière qu’il entreprend de créer un monde.

Je n’entrerai point dans le détail de cette création. Je ne peindrai point ces trois éléments si connus, formés par des millions de particules entassées, qui se heurtent, se froissent et se brisent ; ces éléments emportés d’un mouvement rapide autour de divers centres, et marchant par tourbillons ; la force centrifuge qui naît du mouvement circulaire ; chaque élément qui se place à différentes distances, à raison de sa pesanteur ; la matière la plus déliée qui se précipite vers les centres et y va former des soleils ; la plus massive rejetée vers les circonférences ; les grands tourbillons qui engloutissent les tourbillons voisins trop foibles pour leur résister, et les emportent dans leurs cours ; tous ces tourbillons roulant dans l’espace immense, et chacun en équilibre, à raison de leur masse et de leur vitesse. C’est au physicien plutôt qu’à l’orateur à donner l’idée de ce système, que l’Europe adopta avec transport, qui a présidé si long-temps au mouvement des cieux, et qui est aujourd’hui tout-à-fait renversé. En vain les hommes les plus savants du siècle passé et du nôtre, en vain les Huygens, les Bulfinger, les Malebranche, les Leibnitz, les Kircher et les Bernoulli ont travaillé à réparer ce grand édifice ; il menaçoit ruine de toutes parts, et il a fallu l’abandonner. Gardons-nous cependant de croire que ce système, tel qu’il est, ne soit pas l’ouvrage d’un génie extraordinaire. Personne encore n’avoit conçu une machine aussi grande ni aussi vaste ; personne n’avoit eu l’idée de rassembler toutes les observations faites dans tous les siècles, et d’en bâtir un système général du monde ; personne n’avoit fait un usage aussi beau des lois de l’équilibre et du mouvement ; personne, d’un petit nombre de principes simples, n’avoit tiré une foule de conséquences si bien enchaînées. Dans un temps où les lois du mécanisme étoient si peu connues, où les observations astronomiques étoient si imparfaites, il est beau d’avoir même ébauché l’univers. D’ailleurs tout sembloit inviter l’homme à croire que c’étoit là le système de la nature ; du moins le mouvement rapide de toutes les sphères, leur rotation sur leur propre centre, leurs orbes plus ou moins réguliers autour d’un centre commun, les lois de l’impulsion établies et connues dans tous les corps qui nous environnent, l’analogie de la terre avec les cieux, l’enchaînement de tous les corps de l’univers, enchaînement qui doit être formé par des liens physiques et réels, tout semble nous dire que les sphères célestes communiquent ensemble, et sont entraînées par un fluide invisible et immense qui circule autour d’elles. Mais quel est ce fluide ? quelle est cette impulsion ? quelles sont les causes qui la modifient, qui l’altèrent et qui la changent ? comment toutes ces causes se combinent ou se divisent-elles pour produire les plus étonnants effets ? C’est ce que Descartes ne nous apprend pas, c’est ce que l’homme ne saura peut-être jamais bien ; car la géométrie, qui est le plus grand instrument dont on se serve aujourd’hui dans la physique, n’a de prise que sur les objets simples. Aussi Newton, tout grand qu’il étoit, a été obligé de simplifier l’univers pour le calculer. Il a fait mouvoir tous les astres dans des espaces libres : dès lors plus de fluide, plus de résistances, plus de frottements ; les liens qui unissent ensemble toutes les parties du monde ne sont plus que des rapports de gravitation, des êtres purement mathématiques. Il faut en convenir, un tel univers est bien plus aisé à calculer que celui de Descartes, où toute action est fondée sur un mécanisme. Le newtonien, tranquille dans son cabinet, calcule la marche des sphères d’après un seul principe qui agit toujours d’une manière uniforme. Que la main du génie qui préside à l’univers saisisse le géomètre et le transporte tout-à-coup dans le monde de Descartes : Viens, monte, franchis l’intervalle qui te sépare des cieux, approche de Mercure, passe l’orbe de Vénus, laisse Mars derrière toi, viens te placer entre Jupiter et Saturne ; te voilà à quatre-vingt mille diamètres de ton globe. Regarde maintenant : vois-tu ces grands corps qui de loin te paroissent mus d’une manière uniforme ? Vois leurs agitations et leurs balancements, semblables à ceux d’un vaisseau tourmenté par la tempête, dans un fluide qui presse et qui bouillonne ; vois et calcule, si tu peux, ces mouvements. Ainsi, quand le système de Descartes n’eût point été aussi défectueux, ni celui de Newton aussi admirable, les géomètres devoient, par préférence, embrasser le dernier ; et ils l’ont fait. Quelle main plus hardie, profitant des nouveaux phénomènes connus et des découvertes nouvelles, osera reconstruire avec plus d’audace et de solidité ces tourbillons que Descartes lui-même n’éleva que d’une main foible ? ou, rapprochant deux empires divisés, entreprendra de réunir l’attraction avec l’impulsion, en découvrant la chaîne qui les joint ? ou peut-être nous apportera une nouvelle loi de la nature, inconnue jusqu’à ce jour, qui nous rende compte également et des phénomènes des cieux et de ceux de la terre ? Mais l’exécution de ce projet est encore reculée. Au siècle de Descartes, il n’étoit pas temps d’expliquer le système du monde ; ce temps n’est pas venu pour nous. Peut-être l’esprit humain n’est-il qu’à son enfance. Combien de siècles faudra-t-il encore pour que cette grande entreprise vienne à sa maturité ! Combien de fois faudra-t-il que les comètes les plus éloignées se rapprochent de nous, et descendent dans la partie inférieure de leurs orbites ! Combien faudra-t-il découvrir, dans le monde planétaire, ou de satellites nouveaux, ou de nouveaux phénomènes des satellites déjà connus ! combien de mouvements irréguliers assigner à leurs véritables causes ! combien perfectionner les moyens d’étendre notre vue aux plus grandes distances, ou par la réfraction ou par la réflexion de la lumière ! combien attendre de hasards qui serviront mieux la philosophie que des siècles d’observations ! combien découvrir de chaînes et de fils imperceptibles, d’abord entre tous les êtres qui nous environnent, ensuite entre les êtres éloignés ! Et peut-être après ces collections immenses de faits, fruits de deux ou trois cents siècles, combien de bouleversements et de révolutions ou physiques ou morales sur le globe suspendront encore pendant des milliers d’années les progrès de l’esprit humain dans cette étude de la nature ! Heureux si, après ces longues interruptions, le genre humain renoue le fil de ses connoissances au point où il avoit été rompu ! C’est alors peut-être qu’il sera permis à l’homme de penser à faire un système du monde ; et que ce qui a été commencé dans l’Égypte et dans l’Inde, poursuivi dans la Grèce, repris et développé en Italie, en France, en Allemagne et en Angleterre, s’achèvera peut-être, ou dans les pays intérieurs de l’Afrique, ou dans quelque endroit sauvage de l’Amérique septentrionale ou des Terres australes ; tandis que notre Europe savante ne sera plus qu’une solitude barbare, ou sera peut-être engloutie sous les flots de l’océan rejoint à la Méditerranée. Alors on se souviendra de Descartes, et son nom sera prononcé peut-être dans des lieux où aucun son ne s’est fait entendre depuis la naissance du monde.

Il poursuit sa création : des cieux il descend sur la terre. Les mêmes mains qui ont arrangé et construit les corps célestes travaillent à la composition du globe de la terre. Toutes les parties tendent vers le centre. La pesanteur est l’effet de la force centrifuge du tourbillon. Ce fluide, qui tend à s’éloigner, pousse vers le centre tous les corps qui ont moins de force que lui pour s’échapper : ainsi la matière n’a par elle-même aucun poids. Bientôt tout devoit changer : la pesanteur est devenue une qualité primitive et inhérente, qui s’étend à toutes les distances et à tous les mondes, qui fait graviter toutes les parties les unes vers les autres, retient la lune dans son orbite, et fait tomber les corps sur la terre. On devoit faire plus, on devoit peser les astres ; monument singulier de l’audace de l’homme ! Mais toutes ces grandes découvertes ne sont que des calculs sur les effets. Descartes, plus hardi a osé chercher la cause. Il continue sa marche : l’air, fluide léger, élastique et transparent, se détache des parties terrestres plus épaisses, et se balance dans l’atmosphère ; le feu naît d’une agitation plus vive, et acquiert son activité brûlante ; l’eau devient fluide, et ses gouttes s’arrondissent ; les montagnes s’élèvent, et les abîmes des mers se creusent ; un balancement périodique soulève et abaisse tour à tour les flots et remue la masse de l’océan, depuis la surface jusqu’aux plus grandes profondeurs ; c’est le passage de la lune au-dessus du méridien qui presse et resserre les torrents de fluide contenus entre la lune et l’océan. L’intérieur du globe s’organise, une chaleur féconde part du centre de la terre, et se distribue dans toutes ses parties ; les sels, les bitumes et les soufres se composent ; les minéraux naissent de plusieurs mélanges ; les veines métalliques s’étendent ; les volcans s’allument ; l’air, dilaté dans les cavernes souterraines, éclate, et donne des secousses au globe. De plus grands prodiges s’opèrent : la vertu magnétique se déploie, l’aimant attire et repousse, il communique sa force, et se dirige vers les pôles du monde ; le fluide électrique circule dans les corps, et le frottement le rend actif. Tels sont les principaux phénomènes du globe que nous habitons, et que Descartes entreprend d’expliquer. Il soulève une partie du voile qui les couvre. Mais ce globe est enveloppé d’une masse invisible et flottante, qui est entraînée du même mouvement que la terre, presse sur sa surface, et y attache tous les corps : c’est l’atmosphère ; océan élastique, et qui, comme le nôtre, est sujet à des altérations et à des tempêtes ; région détachée de l’homme, et qui, par son poids, a sur l’homme la plus grande influence ; lieu où se rendent sans cesse les particules échappées de tous les êtres ; assemblage des ruines de la nature, ou volatilisée par le feu, ou dissoute par l’action de l’air, ou pompée par le soleil ; laboratoire immense, où toutes ces parties isolées et extraites d’un million de corps différents se réunissent de nouveau, fermentent, se composent, produisent de nouvelles formes, et offrent aux yeux ces météores variés qui étonnent le peuple, et que recherche le philosophe. Descartes, après avoir parcouru la terre, s’élève dans cette région (18). Déjà on commençoit dans toute l’Europe à étudier la nature de l’air. Galilée le premier avoit découvert sa pesanteur. Torricelli avoit mesuré la pression de l’atmosphère. On l’avoit trouvée égale à un cylindre d’eau de même base et de trente-deux pieds de hauteur, ou à une colonne de vif-argent de vingt-neuf pouces. Ces expériences n’étonnent point Descartes : elles étoient conformes à ses principes. Il avoit deviné la nature avant qu’on l’eût mesurée. C’est lui qui donne à Pascal l’idée de sa fameuse expérience sur une haute montagne[3] ; expérience qui confirma toutes les autres, parcequ’on vit que la colonne de mercure baissoit à proportion que la colonne d’air diminuoit en hauteur. Pourquoi Pascal n’a-t-il point avoué qu’il devoit cette idée à Descartes ? N’étoient-ils pas tous deux assez grands pour que cet aveu pût l’honorer ?

Les propriétés de l’air, sa fluidité, sa pesanteur et son ressort le rendent un des agents les plus universels de la nature. De son élasticité naissent les vents. Descartes les examine dans leur marche. Il les voit naître sous l’impression du soleil, qui raréfie les vapeurs de l’atmosphère ; suivre entre les tropiques le cours de cet astre, d’orient en occident ; changer de direction à trente degrés de l’équateur ; se charger de particules glacées, en traversant des montagnes couvertes de neiges ; devenir secs et brûlants en parcourant la zone torride ; obéir, sur les rivages de l’océan, au mouvement du flux et du reflux ; se combiner par mille causes différentes des lieux, des météores et des saisons ; former partout des courants, ou lents ou rapides, plus réguliers sur l’espace immense et libre des mers, plus inégaux sur la terre, où leur direction est continuellement changée par le choc des forêts, des villes et des montagnes, qui les brisent et qui les réfléchissent. Il pénètre ensuite dans les ateliers secrets de la nature ; il voit la vapeur en équilibre se condenser en nuage ; il analyse l’organisation des neiges et des grêles ; il décompose le tonnerre, et assigne l’origine des tempêtes qui bouleversent les mers, ou ensevelissent quelquefois l’Africain et l’Arabe sous des monceaux de sable.

Un spectacle plus riant vient s’offrir. L’équilibre des eaux suspendues dans le nuage s’est rompu, la verdure des campagnes est humectée, la nature rafraîchie se repose en silence, le soleil brille, un arc, paré de couleurs éclatantes, se dessine dans l’air. Descartes en cherche la cause ; il la trouve dans l’action du soleil sur les gouttes d’eau qui composent la nue : les rayons partis de cet astre tombent sur la surface de la goutte sphérique, se brisent à leur entrée, se réfléchissent dans l’intérieur, ressortent, se brisent de nouveau, et vont tomber sur l’œil qui les reçoit. Je ne cherche point à parer Descartes d’une gloire étrangère ; je sais qu’avant lui Antonio de Dominis avoit expliqué l’arc-en-ciel par les réfractions de la lumière ; mais je sais que ce prélat célèbre avoit mêlé plusieurs erreurs à ces vérités. Descartes expliqua ce phénomène d’une manière plus précise et plus vraie : il découvrit le premier la cause de l’arc-en-ciel extérieur ; il fit voir qu’il dépendoit de deux réfractions et de deux réflexions combinées. S’il se trompa dans les raisons qu’il donne de l’arrangement des couleurs, c’est que l’esprit humain ne marche que pas à pas vers la vérité ; c’est qu’on n’avoit point encore analysé la lumière ; c’est qu’on ne savoit point alors qu’elle est composée de sept rayons primitifs, que chaque rayon a un degré de réfrangibilité qui lui est propre, et que c’est de la différence des angles sous lesquels ces rayons se brisent que dépend l’ordre des couleurs. Ces découvertes étoient réservées à Newton. Mais, quoique Descartes ne connût pas bien la nature de la lumière, quoiqu’il la crût une matière homogène et globuleuse répandue dans l’espace, et qui, poussée par le soleil, communique en un instant son impression jusqu’à nous ; quoique la fameuse observation de Roemer sur les satellites de Jupiter n’eût point encore appris aux hommes que la lumière emploie sept à huit minutes à parcourir les trente millions de lieues du soleil à la terre, Descartes n’en explique pas avec moins de précision, et les propriétés générales de la lumière, et les lois qu’elle suit dans son mouvement, et son action sur l’organe de l’homme. Il représente la vue comme une espèce de toucher, mais un toucher d’une nature extraordinaire et plus parfaite, qui ne s’exerce point par le contact immédiat des corps, mais qui s’étend jusqu’aux extrémités de l’espace, va saisir ce qui est hors de l’empire de tous les autres sens, et unit à l’existence de l’homme l’existence des objets les plus éloignés. C’est par le moyen de la lumière que s’opère ce prodige. Elle est, pour l’homme éclairé, ce que le bâton est pour l’aveugle : par l’un, on voit, pour ainsi dire, avec ses mains ; par l’autre, on touche avec ses yeux. Mais, pour que la lumière agisse sur l’œil, il faut qu’elle traverse des espaces immenses ; ces espaces sont semés de corps innombrables, les uns opaques, les autres transparents ou fluides. Descartes suit la lumière dans sa route, et à travers tous ces chocs : il la voit, dans un milieu uniforme, se mouvoir en ligne droite ; il la voit se réfléchir sur la surface des corps solides, et toujours sous un angle égal à celui d’incidence ; il la voit enfin, lorsqu’elle traverse différents milieux, changer son cours, et se briser selon différentes lois.

La lumière, mue en ligne droite, ou réfléchie, ou brisée, parvient jusqu’à l’organe qui doit la recevoir. Quel est cet organe étonnant, prodige de la nature, où tous les objets acquièrent tour à tour une existence successive ; où les espaces, les figures et les mouvements qui m’environnent sont créés ; où les astres qui existent à cent millions de lieues deviennent comme partie de moi-même ; où, dans un demi-pouce de diamètre, est contenu l’univers ? Quelles lois président à ce mécanisme ? quelle harmonie fait concourir au même but tant de parties différentes ? Descartes analyse et dessine toutes ces parties, et celles qui ont besoin d’un certain degré de convexité pour procurer la vue, et celles qui se rétrécissent ou s’étendent à proportion du nombre de rayons qu’il faut recevoir ; et ces humeurs, d’une nature comme d’une densité différente, où la lumière souffre trois réfractions successives ; et cette membrane si déliée, composée des filets du nerf optique, où l’objet vient se peindre ; et ces muscles si agiles qui impriment à l’œil tous les mouvements dont il a besoin. Par le jeu rapide et simultané de tous ces ressorts, les rayons rassemblés viennent peindre sur la rétine l’image des objets ; et les houppes nerveuses transmettent par leur ébranlement leur impression jusqu’au cerveau. Là finissent les opérations mécaniques, et commencent celles de l’âme. Cette peinture si admirable est encore imparfaite, et il faut en corriger les défauts ; il faut apprendre à voir. L’image peinte dans l’œil est renversée ; il faut remettre les objets dans leur situation : l’image est double ; il faut la simplifier. Mais vous n’aurez point encore les idées de distance, de figure et de grandeur ; vous n’avez que des lignes et des angles mathématiques. L’âme s’assure d’abord de la distance par le sens du toucher et le mouvement progressif ; elle juge ensuite les grandeurs relatives par les distances, en comparant l’ouverture des angles formés au fond de l’œil. Des distances et des grandeurs combinées résulte la connoissance des figures. Ainsi le sens de la vue se perfectionne et se forme par degrés ; ainsi l’organe qui touche prête ses secours à l’organe qui voit ; et la vision est en même temps le résultat de l’image tracée dans l’œil et d’une foule de jugements rapides et imperceptibles, fruits de l’expérience. Descartes, sur tous ces objets, donne des règles que personne n’avoit encore développées avant lui ; il guide la nature, et apprend à l’homme à se servir du plus noble de ses sens. Mais, dans un être aussi borné et aussi foible, tout s’altère ; cette organisation si étonnante est sujette à se déranger ; enfin, le genre humain est en droit d’accuser la nature, qui, l’ayant placé et comme suspendu entre deux infinis, celui de l’extrême grandeur et celui de l’extrême petitesse, a également borné sa vue des deux côtés, et lui dérobe les deux extrémités de la chaîne. Grâces à l’industrie humaine appliquée aux productions de la nature, à l’aide du sable dissous par le feu, on a su faire de nouveaux yeux à l’homme, prescrire de nouvelles routes à la lumière, rapprocher l’espace, et rendre visible ce qui ne l’est pas. Roger Bacon, dans un siècle barbare, prédit le premier ces effets étonnants ; Alexandre Spina découvrit les verres concaves et convexes ; Métius, artisan hollandais, forma le premier télescope ; Galilée en expliqua le mécanisme : Descartes s’empare de tous ces prodiges ; il en développe et perfectionne la théorie ; il les crée pour ainsi dire de nouveau par le calcul mathématique ; il y ajoute une infinité de vues, soit pour accélérer la réunion des parties de la lumière, soit pour la retarder, soit pour déterminer les courbes les plus propres à la réfraction, soit pour combiner celles qui, réunies, feront le plus d’effet ; il descend même jusqu’à guider la main de l’artiste qui façonne les verres, et, le compas à la main, il lui trace des machines nouvelles pour perfectionner et faciliter ses travaux. Tels sont les objets et la marche de la dioptrique de Descartes (19), un des plus beaux monuments de ce grand homme, qui suffiroit seul pour l’immortaliser, et qui est le premier ouvrage où l’on ait appliqué, avec autant d’étendue que de succès, la géométrie à la physique. Dès l’âge de vingt ans il avoit jeté un coup d’œil rapide sur la théorie des sons, qui peut-être a tant d’analogie avec celle de la lumière (20). Il avoit porté une géométrie profonde dans cet art, qui chez les anciens tenoit aux mœurs et faisoit partie de la constitution des états, qui chez les modernes est à peine créé depuis un siècle, qui chez quelques nations est encore à son berceau ; art étonnant et incroyable, qui peint par le son, et qui, par les vibrations de l’air, réveille toutes les passions de l’âme. Il applique de même les calculs mathématiques à la science des mouvements ; il détermine l’effet de ces machines qui multiplient les bras de l’homme, et sont comme de nouveaux muscles ajoutés à ceux qu’il tient de la nature. L’équilibre des forces, la résistance des poids, l’action des frottements, le rapport des vitesses et des masses, la combinaison des plus grands effets par les plus petites puissances possibles ; tout est ou développé ou indiqué dans quelques lignes que Descartes a jetées presque au hasard (21). Mais, comme, jusque dans ses plus petits ouvrages, sa marche est toujours grande et philosophique, c’est d’un seul principe qu’il déduit les propriétés différentes de toutes les machines qu’il explique.

Un plus grand objet vient se présenter à lui : une machine plus étonnante, composée de parties innombrables, dont plusieurs sont d’une finesse qui les rend imperceptibles à l’œil même le plus perçant ; machine qui, par ses parties solides, représente des leviers, des cordes, des poulies, des poids et des contre-poids, et est assujettie aux lois de la statique ordinaire ; qui, par ses fluides et les vaisseaux qui les contiennent, suit les règles de l’équilibre et du mouvement des liqueurs ; qui, par des pompes qui aspirent l’air et qui le rendent, est asservie aux inégalités et à la pression de l’atmosphère ; qui, par des filets presque invisibles répandus à toutes ses extrémités, a des rapports innombrables et rapides avec ce qui l’environne ; machine sur laquelle tous les objets de l’univers viennent agir, et qui réagit sur eux ; qui, comme la plante, se nourrit, se développe et se reproduit, mais qui à la vie végétale joint le mouvement progressif ; machine organisée, mécanique vivante, mais dont tous les ressorts sont intérieurs et dérobés à l’œil, tandis qu’au dehors on ne voit qu’une décoration simple à la fois et magnifique, où sont rassemblés et le charme des couleurs, et la beauté des formes, et l’élégance des contours, et l’harmonie des proportions : c’est le corps humain. Descartes ose le considérer dans son ensemble et dans tous ses détails. Après avoir parcouru l’univers et toutes les portions de la nature, il revient à lui-même. Il veut se rendre compte de sa vie, de ses mouvements, de ses sens. Qui lui expliquera un nouvel univers plus incompréhensible que le premier ? Ce n’est point dans les auteurs qui ont écrit qu’il va puiser ses connoissances, c’est dans la nature ; c’est elle qui fait la raison d’un grand homme, et non point ce qu’on a pensé avant lui. On lui demande où sont ses livres. Les voilà, dit-il en montrant des animaux qu’il étoit prêt à disséquer. L’anatomie, créée par Hippocrate, cultivée par Aristote, réduite en art par les travaux d’Hérophile et d’Érasistrate, rassemblée en corps par Galien, suspendue et presque anéantie pendant près de onze siècles, avoit été ranimée tout-à-coup par Vésale. Depuis cent ans elle faisoit des progrès en Europe, mais les faisoit avec lenteur, comme toutes les connoissances humaines, qui sont filles du temps. Descartes eut aussi la gloire d’être un des premiers anatomistes de son siècle ; mais, comme il étoit né encore plus pour lier des connoissances et les ordonner entre elles que pour faire des observations, il porta dans l’anatomie ce caractère qui le suivoit partout. En découvrant l’effet, il remontoit à la cause ; en analysant les parties, il examinoit leurs rapports entre elles, et leurs rapports avec le tout. Ne cherchez point à le fixer long-temps sur un petit objet ; il veut voir l’ensemble de tout ce qu’il embrasse. Son esprit impatient et rapide court au-devant de l’observation ; il la précède plus qu’il ne la suit ; il lui indique sa route ; elle marche ; il revient ensuite sur elle ; il généralise d’un coup d’œil et en un instant tout ce qu’elle lui rapporte ; souvent il a vu avant qu’elle ait parlé. Que doit-il résulter d’une pareille marche dans un homme de génie ? quelques erreurs et de grandes idées, des masses de lumière à travers des nuages. C’est aussi ce que l’on trouve dans le Traité de Descartes sur l’homme (22). Il le composa après quinze ans d’observations anatomiques. Il suppose d’abord une machine entièrement semblable à la nôtre : quand il en sera temps, il lui donnera une âme ; mais d’abord il veut voir ce que le mécanisme seul peut produire dans un pareil ouvrage. Il lui met seulement dans le cœur un feu secret et actif, semblable à celui qui fait bouillonner les liqueurs nouvelles : dès ce moment s’exécutent toutes les fonctions qui sont indépendantes de l’âme. La respiration appelle et chasse l’air tour à tour. L’estomac devient un fourneau chimique, où des liqueurs en fermentation servent à la dissolution et à l’analyse des nourritures : ces parties décomposées passent par différents canaux, se rassemblent dans des réservoirs, s’épurent dans leur cours, se transforment en sang, augmentent et développent la masse solide de la machine, et deviennent une portion d’elle-même. Le sang, comme un torrent rapide, circule par des routes innombrables ; il se sépare, il se réunit, porté par les artères aux extrémités de la machine, et ramené par les veines des extrémités vers le cœur. Le cœur est le centre de ce grand mouvement, et le foyer de la vie interne : c’est de là qu’elle se distribue. Au dehors tous les mouvements s’opèrent. Du cerveau partent des faisceaux de nerfs qui s’épanouissent et se développent aux extrémités, et vont former l’organe du sentiment. Les uns sont propres à réfléchir les atomes imperceptibles de la lumière ; les autres, les vibrations des corps sonores ; ceux-ci ne seront ébranlés que par les particules odorantes ; ceux-là, par les esprits et les sels qui se détacheront des aliments et des liqueurs ; les derniers enfin, dispersés sur toute la surface de la machine, ne peuvent être heurtés que par le contact et les parties grossières des corps solides : ainsi se forment les sens. Chaque objet extérieur vient donner une secousse à l’organe qui lui est propre. Les nerfs qui le composent, ainsi qu’une corde tendue, portent cet ébranlement jusqu’au cerveau : là est le réservoir de ces esprits subtils et rapides, partie la plus déliée du sang, émanations aériennes ou enflammées, et invisibles comme impalpables. À l’impression que le cerveau reçoit, ces souffles volatils courent rapidement dans les nerfs ; ils passent dans les muscles. Ceux-ci sont des ressorts élastiques qui se tendent ou se détendent, des cordes qui s’alongent ou se raccourcissent, selon la quantité du fluide nerveux qui les remplit ou qui en sort. De cette compression ou dilatation des muscles résultent tous les mouvements. Les esprits animaux, principes moteurs, sont eux-mêmes dans une éternelle agitation ; et tandis que les uns achèvent de se former et se volatilisent dans le laboratoire, que les autres, au premier signal, s’élancent rapidement, une foule innombrable, dispersée déjà dans la machine, circule dans tous les membres, suit les dernières ramifications des nerfs, va, vient, descend, remonte, et porte partout la vie, l’activité et la souplesse. Prenez maintenant une âme, et mettez-la dans cette machine ; aussitôt naît un ordre d’opérations nouvelles. Descartes place cette âme dans le cerveau, parceque c’est là que se porte le contre-coup de toutes les sensations ; c’est de là que part le principe des mouvements ; c’est là qu’elle est avertie par des messagers rapides de tout ce qui se passe aux extrémités de son empire ; c’est de là qu’elle distribue ses ordres. Les nerfs sont ses ministres et les exécuteurs de ses volontés. Le cerveau devient comme un sens intérieur qui contient, pour ainsi dire, le résultat de tous les sens du dehors. Là se forme une image de chaque objet. L’âme voit l’objet dans cette image quand il est présent ; et c’est la perception : elle la reproduit d’elle-même quand l’objet est éloigné ; et c’est l’imagination : elle en fait au besoin renaître l’idée, avec la conscience de l’avoir eue ; et c’est la mémoire. À chacune de ces opérations de l’âme correspond une modification particulière dans les fibres du cerveau, ou dans le cours des esprits ; et c’est la chaîne invisible des deux substances. Mais l’âme a deux facultés bien distinctes : elle est à la fois intelligente et sensible. Dans quelques unes de ses fonctions elle exerce et déploie un principe d’activité, elle veut, elle choisit, elle compare ; dans d’autres elle est passive : ce sont des émotions qu’elle éprouve, mais qu’elle ne se donne pas, et qui lui arrivent des objets qui l’environnent. Telle est l’origine des passions, présent utile et funeste. Le philosophe, errant au pied du Vésuve, ou à travers les rochers noircis de l’Islande, ou sur les sommets sauvages des Cordilières, entraîné par le désir de connoître, approche de la bouche des volcans ; il en mesure de l’œil la profondeur ; il en observe les effets ; assis sur un rocher, il calcule à loisir et médite profondément sur ce qui fait le ravage du monde. Ainsi Descartes observe et analyse les passions (23). Avant lui on en avoit développé le moral ; lui seul a tenté d’en expliquer le physique ; lui seul a fait voir jusqu’où les lois du mécanisme influent sur elles, et où ce mécanisme s’arrête. Il a marqué dans chaque passion primitive le degré de mouvement et d’impétuosité du sang, le cours des esprits, leur agitation, leur activité ou plus ou moins rapide, les altérations qu’elles produisent dans les organes intérieurs. Il les suit au dehors : il rend compte de leurs effets sur la surface de la machine quand l’œil devient un tableau rapide, tantôt doux et tantôt terrible ; quand l’harmonie des traits se dérange ; quand les couleurs ou s’embellissent ou s’effacent ; quand les muscles se tendent ou se relâchent ; quand le mouvement se ralentit ou se précipite ; quand le son inarticulé de la douleur ou de la joie se fait entendre, et sort par secousses du sein agité ; quand les larmes coulent, les larmes, ces marques touchantes de la sensibilité, ou ces marques terribles du désespoir impuissant ; quand l’excès du sentiment affoiblit par degrés ou consume en un moment les forces de la vie. Ainsi les passions influent sur l’organisation, et l’organisation influe sur elles : mais elles n’en sont pas moins assujetties à l’empire de l’âme. C’est l’âme qui les modifie par les jugements qu’elle joint à l’impression des objets ; l’âme les gouverne et les dompte par l’exercice de sa volonté, en réprimant à son gré les mouvements physiques, en donnant un nouveau cours aux esprits, en s’accoutumant à réveiller une idée plutôt qu’une autre à la vue d’un objet qui vient la frapper. Mais cette volonté impérieuse ne suffit pas, il faut qu’elle soit éclairée. Il faut donc connoître les vrais rapports de l’homme avec tout ce qui existe. C’est par l’étude de ces rapports qu’il saura quand il doit étendre son existence hors de lui par le sentiment, et quand il doit la resserrer. Ainsi la morale est liée à une foule de connoissances qui l’agrandissent et la perfectionnent ; ainsi toutes les sciences réagissent les unes sur les autres. C’étoit là, comme nous avons vu, la grande idée de Descartes. Cette imagination vaste avoit construit un système de science universelle, dont toutes les parties se tenoient, et qui toutes se rapportoient à l’homme. Il avoit placé l’homme au milieu de cet univers ; c’étoit l’homme qui étoit le centre de tous ces cercles tracés autour de lui, et qui passoient par tous les points de la nature. Descartes sentoit bien toute l’étendue d’un pareil plan, et il n’imaginoit pas pouvoir le remplir seul ; mais, pressé par le temps, il se hâtoit d’en exécuter quelques parties, et croyoit que la postérité achèveroit le reste. Il invitoit les hommes de toutes les nations et de tous les siècles à s’unir ensemble ; et, pour rassembler tant de forces dispersées, pour faciliter la correspondance rapide des esprits dans les lieux et les temps, il conçut l’idée d’une langue universelle qui établiroit des signes généraux pour toutes les pensées, de même qu’il y en a pour exprimer tous les nombres ; projet que plusieurs philosophes célèbres ont renouvelé, qui sans doute a donné à Leibnitz l’idée d’un alphabet des pensées humaines, et qui, s’il est exécuté un jour, sera probablement l’époque d’une révolution dans l’esprit humain.

J’ai tâché de suivre Descartes dans tous ses ouvrages ; j’ai parcouru presque toutes les idées de cet homme extraordinaire ; j’en ai développé quelques unes, j’en ai indiqué d’autres. Il a été aisé de suivre la marche de sa philosophie et d’en saisir l’ensemble. On l’a vu commencer par tout abattre afin de tout reconstruire ; on l’a vu jeter des fondements profonds ; s’assurer de l’évidence et des moyens de la reconnoître ; descendre dans son âme pour s’élever à Dieu ; de Dieu redescendre à tous les êtres créés ; attacher à cette cause tous les principes de ses connoissances ; simplifier ces principes pour leur donner plus de fécondité et d’étendue, car c’est la marche du génie comme de la nature ; appliquer ensuite ces principes à la théorie des planètes, aux mouvements des cieux, aux phénomènes de la terre, à la nature des éléments, aux prodiges des météores, aux effets et à la marche de la lumière, à l’organisation des corps bruts, à la vie active des êtres animés ; terminant enfin cette grande course par l’homme, qui étoit l’objet et le but de ses travaux ; développant partout des lois mécaniques qu’il a devinées le premier ; descendant toujours des causes aux effets ; enchaînant tout par des conséquences nécessaires ; joignant quelquefois l’expérience aux spéculations, mais alors même maîtrisant l’expérience par le génie ; éclairant la physique par la géométrie, la géométrie par l’algèbre, l’algèbre par la logique, la médecine par l’anatomie, l’anatomie par les mécaniques ; sublime même dans ses fautes, méthodique dans ses égarements, utile par ses erreurs, forçant l’admiration et le respect, lors même qu’il ne peut forcer à penser comme lui.

Si on cherche les grands hommes modernes avec qui on peut le comparer, on en trouvera trois : Bacon, Leibnitz, et Newton. Bacon parcourut toute la surface des connoissances humaines ; il jugea les siècles passés, et alla au-devant des siècles à venir : mais il indiqua plus de grandes choses qu’il n’en exécuta ; il construisit l’échafaud d’un édifice immense, et laissa à d’autres le soin de construire l’édifice. Leibnitz fut tout ce qu’il voulut être : il porta dans la philosophie une grande hauteur d’intelligence ; mais il ne traita la science de la nature que par lambeaux, et ses systèmes métaphysiques semblent plus faits pour étonner et accabler l’homme que pour l’éclairer. Newton a créé une optique nouvelle, et démontré les rapports de la gravitation dans les cieux. Je ne prétends point ici diminuer la gloire de ce grand homme, mais je remarque seulement tous les secours qu’il a eus pour ces grandes découvertes. Je vois que Galilée lui avoit donné la théorie de la pesanteur ; Kepler, les lois des astres dans leurs révolutions ; Huygens, la combinaison et les rapports des forces centrales et des forces centrifuges ; Bacon, le grand principe de remonter des phénomènes vers les causes ; Descartes, sa méthode pour le raisonnement, son analyse pour la géométrie, une foule innombrable de connoissances pour la physique, et plus que tout cela peut-être, la destruction de tous les préjugés. La gloire de Newton a donc été de profiter de tous ces avantages, de rassembler toutes ces forces étrangères, d’y joindre les siennes propres, qui étoient immenses, et de les enchaîner toutes par les calculs d’une géométrie aussi sublime que profonde. Si maintenant je rapproche Descartes de ces trois hommes célèbres, j’oserai dire qu’il avoit des vues aussi nouvelles et bien plus étendues que Bacon ; qu’il a eu l’éclat et l’immensité du génie de Leibnitz, mais bien plus de consistance et de réalité dans sa grandeur ; qu’enfin il a mérité d’être mis à côté de Newton, parcequ’il a créé une partie de Newton, et qu’il n’a été créé que par lui-même ; parceque, si l’un a découvert plus de vérités, l’autre a ouvert la route de toutes les vérités ; géomètre aussi sublime, quoiqu’il n’ait point fait un aussi grand usage de la géométrie ; plus original par son génie, quoique ce génie l’ait souvent trompé ; plus universel dans ses connoissances, comme dans ses talents, quoique moins sage et moins assuré dans sa marche ; ayant peut-être en étendue ce que Newton avoit en profondeur ; fait pour concevoir en grand, mais peu fait pour suivre les détails, tandis que Newton donnoit aux plus petits détails l’empreinte du génie ; moins admirable sans doute pour la connoissance des cieux, mais bien plus utile pour le genre humain, par sa grande influence sur les esprits et sur les siècles.

C’est ici le vrai triomphe de Descartes ; c’est là sa grandeur. Il n’est plus, mais son esprit vit encore : cet esprit est immortel ; il se répand de nation en nation, et de siècle en siècle ; il respire à Paris, à Londres, à Berlin, à Leipsick, à Florence ; il pénètre à Pétersbourg ; il pénétrera un jour jusque dans ces climats où le genre humain est encore ignorant et avili ; peut-être il fera le tour de l’univers.

On a vu dans quel état étoient les sciences au moment où Descartes parut ; comment l’autorité enchaînoit la raison ; comment l’être qui pense avoit renoncé au droit de penser. Il en est des esprits comme de la nature physique : l’engourdissement en est la mort ; il faut de l’agitation et des secousses ; il vaut mieux que les vents ébranlent l’air par des orages, que si tout demeuroit dans un éternel repos. Descartes donna l’impulsion à cette masse immobile. Quel fut l’étonnement de l’Europe, lorsqu’on vit paroître tout-à-coup cette philosophie si hardie et si nouvelle ! Peignez-vous des esclaves qui marchent courbés sous le poids de leurs fers : si tout-à-coup un d’entre eux brise sa chaîne, et fait retentir à leurs oreilles le nom de liberté, ils s’agitent, ils frémissent, et des débris de leurs chaînes rompues accablent leurs tyrans. Tel est le mouvement qui se fit dans les esprits d’un bout de l’Europe à l’autre. Cette masse nouvelle de connoissances que Descartes y avoit jetée se joignit à la fermentation de son esprit. Réveillé par de si grandes idées et par un si grand exemple, chacun s’interroge et juge ses pensées, chacun discute ses opinions. La raison de l’univers n’est plus celle d’un homme qui existoit il y a quinze siècles ; elle est dans l’âme de chacun elle est dans l’évidence et dans la clarté des idées. La pensée, esclave depuis deux mille ans, se relève avec la conscience de sa grandeur ; de toutes parts on crée des principes, et on les suit ; on consulte la nature, et non plus les hommes. La France, l’Italie, l’Allemagne et l’Angleterre travaillent sur le même plan. La méthode même de Descartes apprend à connoître et à combattre ses erreurs. Tout se perfectionne, ou du moins tout avance. Les mathématiques deviennent plus fécondes, les méthodes plus simples ; l’algèbre, portée si loin par Descartes, est perfectionnée par Halley, et le grand Newton y ajoute encore. L’analyse est appliquée au calcul de l’infini, et produit une nouvelle branche de géométrie sublime. Plusieurs hommes célèbres portent cet édifice à une hauteur immense : l’Allemagne et l’Angleterre se divisent sur cette découverte, comme l’Espagne et le Portugal sur la conquête des Indes. L’application de la géométrie à la physique devient plus étendue et plus vaste : Newton fait sur les mouvements des corps célestes ce que Descartes avoit fait sur la dioptrique, et sur quelques parties des météores ; les lois de Kepler sont démontrées par le calcul ; la marche elliptique des planètes est expliquée ; la gravitation universelle étonne l’univers par la fécondité et la simplicité de son principe. Cette application de la géométrie s’étend à toutes les branches de la physique, depuis l’équilibre des liqueurs jusqu’aux derniers balancements des comètes dans leurs routes les plus écartées. Ces astres errants sont mieux connus : Descartes les avoit tirés pour jamais de la classe des météores, en les fixant au nombre des planètes ; Newton rend compte de l’excentricité de leurs orbites ; Halley, d’après quelques points donnés, détermine le cours et fixe la marche de vingt-quatre comètes. Les inégalités de la lune sont calculées ; on découvre l’anneau et les satellites de Saturne ; on fait des satellites de Jupiter l’usage le plus important pour la navigation. Les cieux sont connus comme la terre. La terre change de forme ; son équateur s’élève et ses pôles s’aplatissent, et la différence de ses deux diamètres est mesurée. Des observatoires s’élèvent auprès des digues de la Hollande, sous le ciel de Stockholm, et parmi les glaces de la Russie. Toutes les sciences suivent cette impulsion générale. La physique particulière, créée par le génie de Descartes, s’étend et affermit sa marche par les expériences : il est vrai qu’il avoit peu suivi cette route ; mais sa méthode, plus puissante que son exemple, devoit y ramener. Les prodiges de l’électricité se multiplient. Les déclinaisons de l’aiguille aimantée s’observent selon la différence des lieux et des temps. Halley trace dans toute l’étendue du globe une ligne qui sert de point fixe, où la déclinaison commence, et qui, bien constatée, peut-être pourroit tenir lieu des longitudes. L’optique devient une science nouvelle, par les découvertes sublimes sur les couleurs. La Dioptrique de Descartes n’est plus la borne de l’esprit humain : l’art d’agrandir la vue s’étend ; on substitue, pour lire dans les cieux, les métaux aux verres, et la réflexion de la lumière à la réfraction. La chimie, qui auparavant étoit presque isolée, s’unit aux autres sciences ; on l’applique à la fois à la physique, à l’histoire naturelle et à la médecine. La circulation du sang, découverte par Harvey, embrassée et défendue par Descartes, devient la source d’une foule de vérités. Le mécanisme du corps humain est étudié avec plus de zèle et de succès : on découvre des vaisseaux inconnus et de nouveaux réservoirs. Borelli tente d’assujettir au calcul géométrique les mouvements des animaux. Leuwenhoeck, le microscope à la main, surprend ces atomes vivants qui semblent être les éléments de la vie de l’homme ; Ruisch perfectionne l’art de donner par des injections une nouvelle vie à ce qui est mort ; Malpighi transporte l’anatomie aux plantes, et remplit un projet que Descartes n’avoit pas eu le temps d’exécuter. Son génie respire encore après lui dans la métaphysique : c’est lui qui, dans Malebranche, démêle les erreurs de l’imagination et des sens ; c’est lui qui, dans Locke, combat et détruit les idées innées, fait l’analyse de l’esprit humain, et pose d’une main hardie les limites de la raison ; c’est lui qui, de nos jours, a attaqué et renversé les systèmes. Son influence ne s’est point bornée à la philosophie : semblable à cette âme universelle des stoïciens, l’esprit de Descartes est partout ; on l’a appliqué aux lettres et aux arts comme aux sciences. Si dans tous les genres on va saisir les premiers principes ; si la métaphysique des arts est créée ; si on a cherché dans des idées invariables les règles du goût pour tous les pays et pour tous les siècles ; si on a secoué cette superstition qui jugeoit mal parcequ’elle admiroit trop, et donnoit des entraves au génie en resserrant trop sa sphère ; si on examine et discute toutes nos connoissances ; si l’esprit s’agite pour reculer toutes les bornes ; si on veut savoir sur tous les objets le degré de vérité qui appartient à l’homme : c’est là l’ouvrage de Descartes. L’astronome, le géomètre, le métaphysicien, le grammairien, le moraliste, l’orateur, le politique, le poëte, tous ont une portion de cet esprit qui les anime. Il a guidé également Pascal et Corneille, Locke et Bourdaloue, Newton et Montesquieu. Telle est la trace profonde et l’empreinte marquée de l’homme de génie sur l’univers. Il n’existe qu’un moment ; mais cette existence est employée tout entière à quelque grande opération, qui change la direction des choses pour plusieurs siècles.

Arrêtons-nous maintenant sur celui à qui le genre humain a eu tant d’obligations, et à qui la dernière postérité sera encore redevable. Quels honneurs lui a-t-on rendus de son vivant ? quelles statues lui furent élevées dans sa patrie ? quels hommages a-t-il reçus des nations ?… Que parlons-nous d’hommages, et de statues, et d’honneurs ? Oublions-nous qu’il s’agit d’un grand homme ? oublions-nous qu’il a vécu parmi des hommes ? Parlons plutôt et des persécutions, et de la haine, et des tourments de l’envie, et des noirceurs de la calomnie, et de tout ce qui a été et sera éternellement le partage de l’homme qui aura le malheur de s’élever au-dessus de son siècle. Descartes l’avoit prévu : il connoissoit trop les hommes pour ne les pas craindre ; il avoit été averti par l’exemple de Galilée ; il avoit vu, dans la personne de ce vieillard, la vérité en cheveux blancs chargée de fers, et traînée indignement dans les prisons (24). La coupe de Socrate, les chaînes d’Anaxagore, la fuite et l’empoisonnement d’Aristote, les malheurs d’Héraclite, les calomnies insensées contre Gerbert, les gémissements plaintifs de Roger Bacon sous les voûtes d’un cachot, l’orage excité contre Ramus, et les poignards qui l’assassinèrent ; les bûchers allumés en cent lieux pour consumer des malheureux qui ne pensoient pas comme leurs concitoyens ; tant d’autres qui avoient été errants et proscrits sur la terre, sans asile et sans protecteurs, emportant avec eux de pays en pays la vérité fugitive et bannie du monde : tout l’avertissoit du danger qui le menaçoit ; tout lui crioit que le dernier des crimes que l’on pardonne est celui d’annoncer des vérités nouvelles. Mais la vérité n’est point à l’homme qui la conçoit ; elle appartient à l’univers, et cherche à s’y répandre. Descartes crut même qu’il en devoit compte au Dieu qui la lui donnoit. Il se dévoua donc (25) ; et, grâces aux passions humaines, il ne tarda point à recueillir les fruits de sa résolution.

Il y avoit alors en Hollande un de ces hommes qui sont offusqués de tout ce qui est grand, qui aux vues étroites de la médiocrité joignent toutes les hauteurs du despotisme, insultent à ce qu’ils ne comprennent pas, couvrent leur foiblesse par leur audace, et leur bassesse par leur orgueil ; intrigants fanatiques, pieux calomniateurs, qui prononcent sans cesse le mot de Dieu et l’outragent, n’affectent de la religion que pour nuire, ne font servir le glaive des lois qu’à assassiner, ont assez de crédit pour inspirer des fureurs subalternes ; espèces de monstres nés pour persécuter et pour haïr, comme le tigre est né pour dévorer. Ce fut un de ces hommes qui s’éleva contre Descartes (26). Il ne seroit peut-être pas inutile à l’histoire de l’esprit humain et des passions de peindre toutes les intrigues et la marche de ce persécuteur ; de le faire voir, du moment qu’il conçut le dessein de perdre Descartes, travaillant d’abord sourdement et en silence, semant dans les esprits des idées et des soupçons vagues d’athéisme, nourrissant ces soupçons par des libelles et des noirceurs anonymes, suivant de l’œil, et sans se découvrir, les progrès de la fermentation générale ; au moment d’éclater, briguant la première place de son corps, afin de pouvoir joindre l’autorité à la haine ; alors, marchant à découvert, armant contre Descartes et le peuple et les magistrats, et les fureurs sacrées des ministres ; le peignant à tous les yeux comme un athée, qui commençoit par briser les autels, et finiroit par bouleverser l’état ; invoquant à grands cris la religion et les lois. Il faudroit raconter comment ce grand homme fut cité au son de la cloche, et sur le point d’être traîné comme un vil criminel ; comment ensuite, pour lui ôter même la ressource de se justifier, on travailla à le condamner en silence et sans qu’il en pût être averti ; comment son affreux persécuteur, s’il ne pouvoit le perdre tout-à-fait, vouloit du moins le faire proscrire de la Hollande, vouloit faire consumer dans les flammes ces livres d’un athée où l’athéisme est combattu ; comment il avoit déjà transigé avec le bourreau d’Utrecht pour qu’on allumât un feu d’une hauteur extraordinaire, afin de mieux frapper les yeux du peuple. Le barbare eût voulu que la flamme du bûcher pût être aperçue en même temps de tous les lieux de la Hollande, de la France, de l’Italie et de l’Angleterre. Déjà même il se préparoit à répandre dans toute l’Europe ce récit flétrissant, afin que, chassé des sept provinces, Descartes fût banni du monde entier, et que partout où il arriveroit il se trouvât devancé par sa honte. Mais c’est à l’histoire à entrer dans ces détails ; c’est à elle à marquer d’une ignominie éternelle le front du calomniateur ; c’est à elle à flétrir ces magistrats qui, dupes d’un scélérat, servoient d’instrument à la haine, et combattoient pour l’envie. Et que prétendoient-ils avec leurs flammes et leurs bûchers ? Croyoient-ils dans cet incendie étouffer la voix de la vérité ? croyoient-ils faire disparoître la gloire d’un grand homme ? Il dépend de l’envie et de l’autorité injuste de forger des chaînes et de dresser des échafauds, mais il ne dépend point d’elle d’anéantir la vérité et de tromper la justice des siècles.

Tel est le sort que Descartes éprouva en Hollande. Dans son pays, je le vois presque inconnu, regardé avec indifférence par les uns, attaqué et combattu par les autres, recherché de quelques grands comme un vain spectacle de curiosité, ignoré ou calomnié à la cour (27). Je vois sa famille le traiter avec mépris ; je vois son frère, dont tout le mérite peut-être étoit de partager son nom, parler avec dédain d’un frère qui, né gentilhomme, s’etoit abaissé jusqu’à se faire philosophe (28), et mettre au nombre des jours malheureux celui où Descartes naquit pour déshonorer sa race par un pareil métier. Ô préjugés ! ô ridicule fierté des places et du rang ! Il importe de conserver ces traits à la postérité, pour apprendre, s’il se peut, aux hommes à rougir. Où sont aujourd’hui ceux qui, à la vue de Descartes, sourioient dédaigneusement, et disoient avec hauteur : C’est un homme qui écrit ? Ils ne sont plus. Ont-ils jamais été ? Mais l’homme de génie vivra éternellement : son nom fait l’orgueil de ses compatriotes ; sa gloire est un dépôt que les siècles se transmettent, et qui est sous la garde de la justice et de la vérité. Il est vrai que le grand homme trouve quelquefois la considération de son vivant ; mais il faut presque toujours qu’il la cherche à trois cents lieues de lui. Descartes, persécuté en Hollande et méconnu en France, comptoit parmi ses admirateurs et ses disciples la fameuse princesse palatine, princesse qui est du petit nombre de celles qui ont placé la philosophie à côté du trône (29). Elle étoit digne d’interroger Descartes, et Descartes étoit digne de l’instruire. Leur commerce n’étoit point un trafic de flatteries et de mensonges de la part de Descartes, de protection et de hauteurs de la part d’Élisabeth. Dieu, la nature, l’homme, ses malheurs et les moyens qu’il a d’être heureux, ses devoirs et ses foiblesses, la chaîne morale de tous ses rapports, voilà le sujet de leurs entretiens et de leurs lettres. C’est ainsi que les philosophes doivent s’entretenir avec les grands. La nature avoit destiné à Descartes un autre disciple encore plus célèbre : c’étoit la fille de Gustave-Adolphe, c’étoit la fameuse Christine (30). Elle étoit née avec une de ces âmes encore plus singulières que grandes, qui semblent jetées hors des routes ordinaires, et qui étonnent toujours, même lorsqu’on ne les admire pas. Enthousiaste du génie et des âmes fortes, le grand Condé, Descartes et Sobieski avoient droit dans son cœur aux mêmes sentiments. Viens, dit-elle à Descartes : je suis reine, et tu es philosophe ; faisons un traité ensemble : tu annonceras la vérité, et je te défendrai contre tes ennemis. Les murs de mon palais seront tes remparts. C’est donc l’espérance de trouver un abri contre la persécution qui, seule, put attirer Descartes à Stockholm. Sans ce motif, auroit-il été se fixer auprès d’un trône ? qu’est-ce qu’un homme tel que Descartes a de commun avec les rois ? Leur âme, leur caractère, leurs passions, leur langage, rien ne se ressemble ; ils ne sont pas même faits pour se rapprocher, leur grandeur se choque et se repousse. Mais s’il fut forcé par le malheur de se réfugier dans une cour, il eut du moins la gloire de n’y pas démentir sa conduite ; il y vécut tel qu’il avoit vécu dans le fond de la Nord-Hollande ; il osa y avoir des mœurs et de la vertu ; il ne fut ni vil, ni bas, ni flatteur ; il ne fut point le lâche complaisant des princes ni des grands ; il ne crut point qu’il devoit oublier la philosophie pour la fortune ; il ne brigua point ces places qui n’agrandissent jamais ceux qui sont petits, et rabaisseroient plutôt ceux qui sont grands. Et comment Descartes auroit-il pu avoir de telles pensées ? Celui qui est sans cesse occupé à méditer sur l’éternité, sur le temps, sur l’espace, ne doit-il pas contracter une habitude de grandeur, qui de son esprit passe à son âme ? celui qui mesure la distance des astres, et voit Dieu au-delà ; celui qui se transporte dans le soleil ou dans Saturne pour y voir l’espace qu’occupe la terre, et qui cherche alors vainement ce point égaré comme un sable à travers les mondes, reviendra-t-il sur ce grain de poussière pour y flatter, pour y ramper, pour y disputer ou quelques honneurs ou quelques richesses ? Non : il vit avec Dieu et avec la nature ; il abandonne aux hommes les objets de leurs passions, et poursuit le cours de ses pensées, qui suivent le cours de l’univers ; il s’applique à mettre dans son âme l’ordre qu’il contemple, ou plutôt son âme se monte insensiblement au ton de cette grande harmonie. Je ne louerai donc point Descartes de n’avoir été ni intrigant ni ambitieux. Je ne le louerai point d’avoir été frugal, modéré, bienfaisant, pauvre à la fois et généreux, simple comme le sont tous les grands hommes ; plein de respect, comme Newton, pour la Divinité ; comme lui, fidèle à la religion ; aimant à s’occuper dans la retraite et avec ses amis de l’idée de Dieu. Malheur à celui qui ne trouveroit pas dans cette idée, si grande et si consolante, les plus doux moments de sa vie ! D’ailleurs, toutes ces vertus ne distinguoient point un homme aux siècles de nos pères. Mais je remarquerai que, quoique sa fortune ne pût pas suffire à ses projets, jamais il n’accepta les secours qu’on lui offrit. Ce n’étoit pas qu’il fût effrayé de la reconnoissance ; un pareil fardeau n’épouvante point une âme vertueuse : mais le droit d’être le bienfaiteur d’un homme est un droit trop beau pour qu’il l’accorde avec indifférence. Peut-être faudroit-il choisir encore avec plus de soin ses bienfaiteurs que ses amis, si ces deux titres pouvoient se séparer : ainsi pensoit Descartes (31). Avec ses sentiments, son génie et sa gloire, il dut trouver l’envie à Stockholm, comme il l’avoit trouvée à Utrecht, à La Haye et dans Amsterdam. L’envie le suivoit de ville en ville, et de climat en climat ; elle avoit franchi les mers avec lui, elle ne cessa de le poursuivre que lorsqu’elle vit entre elle et lui un tombeau (32) : alors elle sourit un moment sur sa tombe, et courut dans Paris, où la renommée lui dénonçoit Corneille et Turenne.

Hommes de génie, de quelque pays que vous soyez, voilà votre sort. Les malheurs, les persécutions, les injustices, le mépris des cours, l’indifférence du peuple, les calomnies de vos rivaux ou de ceux qui croiront l’être, l’indigence, l’exil, et peut-être une mort obscure à cinq cents lieues de votre patrie, voilà ce que je vous annonce. Faut-il que pour cela vous renonciez à éclairer les hommes ? Non, sans doute. Et quand vous le voudriez, en êtes-vous les maîtres ? Êtes-vous les maîtres de dompter votre génie, et de résister à cette impulsion rapide et terrible qu’il vous donne ? N’êtes-vous pas nés pour penser, comme le soleil pour répandre sa lumière ? N’avez-vous pas reçu comme lui votre mouvement ? Obéissez donc à la loi qui vous domine, et gardez-vous de vous croire infortunés. Que sont tous vos ennemis auprès de la vérité ? Elle est éternelle, et le reste passe. La vérité fait votre récompense ; elle est l’aliment de votre génie, elle est le soutien de vos travaux. Des milliers d’hommes, ou insensés, ou indifférents, ou barbares, vous persécutent ou vous méprisent ; mais dans le même temps il y a des âmes avec qui les vôtres correspondent d’un bout de la terre à l’autre. Songez qu’elles souffrent et pensent avec vous ; songez que les Socrate et les Platon, morts il y a deux mille ans, sont vos amis ; songez que, dans les siècles à venir, il y aura d’autres âmes qui vous entendront de même, et que leurs pensées seront les vôtres. Vous ne formez qu’un peuple et qu’une famille avec tous les grands hommes qui furent autrefois ou qui seront un jour. Votre sort n’est pas d’exister dans un point de l’espace ou de la durée. Vivez pour tous les pays et pour tous les siècles ; étendez votre vie sur celle du genre humain. Portez vos idées encore plus haut ; ne voyez-vous point le rapport qui est entre Dieu et votre âme ? Prenez devant lui cette assurance qui sied si bien à un ami de la vérité. Quoi ! Dieu vous voit, vous entend, vous approuve, et vous seriez malheureux ! Enfin, s’il vous faut le témoignage des hommes, j’ose encore vous le promettre, non point foible et incertain, comme il l’est pendant ce rapide instant de la vie, mais universel et durable pendant la vie des siècles. Voyez la postérité qui s’avance, et qui dit à chacun de vous : Essuie tes larmes ; je viens te rendre justice et finir tes maux : c’est moi qui fais la vie des grands hommes ; c’est moi qui ai vengé Descartes de ceux qui l’outrageoient ; c’est moi qui, du milieu des rochers et des glaces, ai transporté ses cendres dans Paris ; c’est moi qui flétris les calomniateurs, et anéantis les hommes qui abusent de leur pouvoir ; c’est moi qui regarde avec mépris ces mausolées élevés dans plusieurs temples à des hommes qui n’ont été que puissants, et qui honore comme sacrée la pierre brute qui couvre la cendre de l’homme de génie. Souviens-toi que ton âme est immortelle, et que ton nom le sera. Le temps fuit, les moments se succèdent, le songe de la vie s’écoule. Attends, et tu vas vivre ; et tu pardonneras à ton siècle ses injustices, aux oppresseurs leur cruauté, à la nature de t’avoir choisi pour instruire et pour éclairer les hommes.




NOTES
SUR
L’ÉLOGE DE DESCARTES .[4]




(1) PAGE 11.

René Descartes, seigneur du Perron, dont on fait ici l’éloge, naquit à La Haye en Touraine le 30 mars 1596, de Jeanne Brochard, fille d’un lieutenant-général de Poitiers, et de Joachim Descartes, conseiller au parlement de Bretagne, dont il fut le troisième fils. Sa maison étoit une des plus anciennes de la Touraine. Il avoit eu dans sa famille un archevêque de Tours, et plusieurs braves gentilshommes qui avoient servi avec distinction… Son père, soit par goût, soit par raison de fortune, entra dans la robe… Depuis que le père de Descartes se fut établi à Rennes, ses descendants y ont toujours demeuré. On en compte six qui ont occupé avec distinction des charges dans le parlement de Bretagne. Madame la présidente de Châteaugiron, dernière de la famille, vient de mourir. On dit qu’elle avoit dans son caractère plusieurs traits de ressemblance avec Descartes. Il y a eu aussi une Catherine Descartes, nièce du philosophe, célèbre par son esprit, et par son talent pour

les vers agréables. Elle est morte en 1706.
(2) PAGE 11.

Descartes étoit né avec une complexion très foible, et les médecins ne manquèrent pas de dire qu’il mourroit très jeune ; cependant il les trompa au moins d’une quarantaine d’années. Ayant perdu sa mère presque en naissant, il fut très redevable aux soins d’une nourrice, qui suppléa à la nature par tous les soins de la tendresse. Descartes en fut très reconnoissant ; il lui fit une pension viagère qui lui fut payée exactement jusqu’à la mort ; et, comme il n’étoit pas de ceux qui croient que l’argent acquitte tout, il joignoit encore à ces bienfaits les devoirs et l’attachement d’un fils. Son père ne voulut point fatiguer des organes encore foibles par des études prématurées ; il lui donna le temps de croître et de se fortifier. Mais l’esprit de Descartes alloit au-devant des instructions. Il n’avoit pas encore huit ans, et déjà on l’appeloit le philosophe. Il demandoit les causes et les effets de tout, et savoit ne pas entendre ce qui ne signifioit rien. En 1604, il fut mis au collége de La Flèche. Son imagination vive et ardente fut la première faculté de son âme qui se déploya. Il cultiva la poésie avec transport… Ce goût de la poésie lui demeura toujours, et peu de temps avant sa mort il fit des vers français à la cour de Suède. C’est une ressemblance qu’il eut avec Platon, et que Leibnitz eut avec lui. Il aimoit aussi beaucoup l’histoire, et passoit les jours et les nuits à lire ; mais cette passion ne devoit pas durer long-temps… Il étoit encore à La Flèche en 1610, lorsque le cœur du plus grand et du meilleur des rois, assassiné dans Paris, y fut porté pour être déposé dans la chapelle des jésuites. Il fut témoin de cette pompe cruelle, et nommé parmi les vingt-quatre gentilshommes qui allèrent au-devant de ce triste dépôt. Il étudioit alors en philosophie. Il y fit des progrès qui annoncèrent son génie ; car, au lieu d’apprendre, il doutoit. La logique de ses maîtres lui parut chargée d’une foule de préceptes ou inutiles ou dangereux ; il s’occupoit à l’en séparer, comme le statuaire, dit-il lui-même, travaille à tirer une Minerve d’un bloc de marbre qui est informe. Leur métaphysique le révoltoit par la barbarie des mots et le vide des idées ; leur physique par l’obscurité du jargon et par la fureur d’expliquer tout ce qu’elle n’expliquoit pas. Les mathématiques seules le satisfirent ; il y trouva l’évidence qu’il cherchoit partout. Il s’y livra en homme qui avoit besoin de connoître. Quelques auteurs prétendent qu’il inventa, étant encore au collége, sa fameuse analyse. Ce seroit un prodige bien plus étonnant que celui de Newton, qui à vingt-cinq ans avoit trouvé le calcul de l’infini. Quoi qu’il en soit de cette particularité, Descartes finit ses études en 1612. Le fruit ordinaire de ces premières études est de s’imaginer savoir beaucoup. Descartes étoit déjà assez avancé pour voir qu’il ne savoit rien. En se comparant avec tous ceux qu’on nommoit savants, il apprit à mépriser ce nom. De là au mépris des sciences il n’y a qu’un pas. Il oublia donc et les lettres, et les livres, et l’étude ; et celui qui devoit créer la philosophie en Europe renonça pendant quelque temps à toute espèce de connoissance. Voilà à peu près tout ce que nous savons des premières années de Descartes…

(3) PAGE 12.

Il étoit impossible que Descartes demeurât dans l’inaction. Il faut un aliment pour les âmes ardentes. Dès qu’il eut renoncé aux livres, il s’abandonna aux plaisirs. En 1614 il fit à Paris l’essai d’une liberté dangereuse ; mais son génie le ramena bientôt. Tout-à-coup il rompt avec ses amis et ses connoissances ; il loue une petite maison dans un quartier désert du faubourg Saint-Germain, s’y enferme avec un ou deux domestiques, n’avertit personne de sa retraite, et y passe les années 1615 et 1616 appliqué à l’étude, et inconnu presque à toute la terre. Ce ne fut qu’au bout de plus de deux ans qu’un ami le rencontra par hasard dans une rue écartée, s’obstina à le poursuivre jusque chez lui, et le rentraîna enfin dans le monde. On peut juger par ce seul trait du caractère de Descartes, et de la passion que lui inspiroit l’étude…

(4) PAGE 13.

Descartes avoit vingt-un ans lorsqu’il sortit de France pour la première fois : c’étoit en 1617. Il alla d’abord en Hollande, où il demeura deux ans ; ce dut être pour lui un spectacle curieux, qu’un pays où tout commençoit à naître, et où tout étoit l’ouvrage de la liberté. Mais s’il y vit un terrain nouveau-créé pour ainsi dire, et arraché à la mer, s’il vit le spectacle magnifique des canaux, des digues, du commerce et des villes de la Hollande, il fut aussi témoin des querelles sanglantes des gomaristes et des arminiens. On sait comment l’ambition du prince d’Orange voulut faire servir ces guerres de religion à sa grandeur. Barnevelt, âgé de soixante-seize ans, fut condamné, et mourut sur l’échafaud, pour avoir voulu garantir son pays du despotisme. Ce furent là les premiers mémoires que l’Europe fournit à Descartes pour la connoissance de l’esprit humain. En 1619 il passa en Allemagne. Quelques années plus tôt, il y auroit vu ce Rodolphe qui conversoit avec Tycho-Brahé au lieu de travailler avec ses ministres, et faisoit avec Kepler des tables astronomiques tandis que les Turcs ravageoient ses états. Il vit couronner à Francfort Ferdinand II ; et il paroît qu’il observa avec curiosité toutes ces cérémonies, ou politiques, ou sacrées, qui rendent plus imposant aux yeux des peuples le maître qui doit les gouverner. Ce couronnement fut le signal de la fameuse guerre de trente ans. Descartes passa les années 1619 et 1620 en Bavière, dans la Souabe, dans l’Autriche et dans la Bohême. En 1621 il fut en Hongrie ; il parcourut la Moravie, la Silésie, pénétra dans le nord de l’Allemagne, alla en Poméranie par les extrémités de la Pologne, visita toutes les côtes de la mer Baltique, remonta de Stettin dans la Marche de Brandebourg, passa au duché de Meckelbourg, et de là dans le Holstein, et enfin s’embarqua sur l’Elbe, d’où il retourna en Hollande. Il fut sur le point de périr dans ce trajet. Pour être plus libre, il avoit pris à Embden un bateau pour lui seul et son valet. Les mariniers, à qui son air doux et tranquille et sa petite taille n’en imposoient pas apparemment beaucoup, formèrent le complot de le tuer, afin de profiter de ses dépouilles. Comme ils ne se doutoient pas qu’il entendît leur langue, ils eurent l’heureuse imprudence de tenir conseil devant lui ; par bonheur Descartes savoit le hollandais : il se lève tout-à-coup, change de contenance, tire l’épée avec fierté, et menace de percer le premier qui oseroit approcher. Cette heureuse audace les intimida, et Descartes fut sauvé… Quatre ou cinq mariniers de la West-Frise pensèrent disposer de celui qui devoit faire la révolution de l’esprit humain… Descartes passa la fin de 1621 et les premiers mois de 1622 à La Haye. C’est là qu’il vit cet électeur palatin qui, pour avoir été couronné roi, étoit devenu le plus malheureux des hommes. Il passoit sa vie à solliciter des secours et à perdre des batailles. La princesse Élisabeth sa fille, que sa liaison avec Descartes rendit depuis si fameuse, avoit alors tout au plus trois ou quatre ans. Elle étoit errante avec sa mère, et partageoit des maux qu’elle ne sentoit pas encore. La même année Descartes traversa les Pays-Bas espagnols, et s’arrêta à la cour de Bruxelles. La trêve entre l’Espagne et la Hollande étoit rompue. Il y vit l’infante Isabelle, qui, sous un habit de religieuse, gouvernoit dix provinces, et signoit des ordres pour livrer des batailles, à peu près comme on vit Ximenès gouverner l’Espagne, l’Amérique et les Indes, sous un habit de cordelier… En 1623 il fit le voyage d’Italie ; il traversa la Suisse, où il observa plus la nature que les hommes ; s’arrêta quelque temps dans la Valteline ; vit à Venise le mariage du doge avec la mer Adriatique… et arriva enfin à Rome sur la fin de 1624. Il y fut témoin d’un jubilé qui attiroit une quantité prodigieuse de peuple de tous les bouts de l’Europe. Ce mélange de tant de nations différentes étoit un spectacle intéressant pour un philosophe. Descartes y donna toute son attention. Il comparoit les caractères de tous ces peuples réunis, comme un amateur habile compare, dans une belle galerie de tableaux, les manières des différentes écoles de peinture. En 1625 il passa par la Toscane : Galilée étoit alors âgé de soixante ans, et l’inquisition ne s’étoit pas encore flétrie par la condamnation de ce grand homme. En 1631 il fit le voyage d’Angleterre, et en 1634 celui de Danemarck. L’Espagne et le Portugal sont les seuls pays de l’Europe où Descartes n’ait pas voyagé.

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Descartes porta les armes dans sa jeunesse : d’abord en Hollande, sous le célèbre Maurice de Nassau, qui affermit la liberté fondée par son père, et mérita de balancer la réputation de Farnèse ; de là en Allemagne, sous Maximilien de Bavière, au commencement de la guerre de trente ans. Il vit dans cette guerre le choc de deux religions opposées, l’ambition des chefs, le fanatisme des peuples, la fureur des partis, l’abus des succès, l’orgueil du pouvoir, et trente provinces dévastées, parcequ’on se disputoit à qui gouverneroit la Bohême. Il passa ensuite au service de l’empereur Ferdinand II, pour voir de plus près les troubles de la Hongrie. La mort du comte de Bucquoy, général de l’armée impériale, qui fut tué, dans une déroute, de trois coups de lance et de plus de trente coups de pistolet, le dégoûta du métier des armes. Il avoit servi environ quatre ans, et en avoit alors vingt-cinq. On croit pourtant qu’au siége de La Rochelle il combattit, comme volontaire, dans une bataille contre la flotte anglaise. On se doute bien que l’ambition de Descartes n’étoit point de devenir un grand capitaine. Avide de connoître, il vouloit étudier les hommes dans tous les états ; et malheureusement la guerre est devenue un des grands spectacles de l’humanité. Il avoit d’abord aimé cette profession, comme il l’avouoit lui-même, sans doute parcequ’elle convenoit à l’activité inquiète de son âme ; mais, dans la suite, un coup d’œil plus philosophique ne lui laissa voir que le malheur des hommes…

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Ce fut en 1625, au retour de son voyage d’Italie, que Descartes fit ses observations sur la cime des Alpes. Il est peu d’âmes sensibles ou fortes à qui la vue de ces montagnes n’inspire de grandes idées. L’homme mélancolique y voit une retraite délicieuse et sauvage, le guerrier s’y rappelle les armées qui les ont traversées, et le philosophe s’y occupe des phénomènes de la nature. Descartes y composa une partie de son système sur les grêles, les neiges, les tonnerres et les tourbillons de vents…

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Dès son enfance, Descartes avoit l’habitude de méditer. Lorsqu’il étoit à La Flèche, on lui permettoit, à cause de la foiblesse de sa santé, de passer une partie des matinées au lit. Il employoit ce temps à réfléchir profondément sur les objets de ses études ; et il en contracta l’habitude pour le reste de sa vie. Ce temps, où le sommeil a réparé les forces, où les sens sont calmes, où l’ombre et le demi-jour favorisent la rêverie, et où l’âme ne s’est point encore répandue sur les objets qui sont hors d’elle, lui paroissoit le plus propre à la pensée. C’est dans ces matinées qu’il a fait la plupart de ses découvertes, et arrangé ses mondes. Il porta à la guerre ce même esprit de méditation. En 1619, étant en quartier d’hiver sur les frontières de Bavière, dans un lieu très écarté, il y passa plusieurs mois dans une solitude profonde, uniquement occupé à méditer. Il cherchoit alors les moyens de créer une science nouvelle. Sa tête, fatiguée sans doute par la solitude ou par le travail, s’échauffa tellement, qu’il crut avoir des songes mystérieux. Il crut voir des fantômes ; il entendit une voix qui l’appeloit à la recherche de la vérité. Il ne douta point, dit l’historien de sa vie, que ces songes ne vinssent du ciel, et il y mêla un sentiment de religion…

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La première étude qui attacha véritablement Descartes fut celle des mathématiques. Dans son enfance, il les étudia avec transport, et en particulier l’algèbre et l’analyse des anciens. À l’âge de dix-neuf ans, lorsqu’il renonça brusquement à tous les plaisirs, et qu’il passa deux ans dans la retraite, il employa tout ce temps à l’étude de la géométrie. En 1617, étant au service de la Hollande, un inconnu fit afficher dans les rues de Bréda un problème à résoudre. Descartes vit un grand concours de passants qui s’arrêtoient pour lire. Il s’approcha ; mais l’affiche étoit en flamand, qu’il n’entendoit pas. Il pria un homme qui étoit à côté de lui de la lui expliquer. C’étoit un mathématicien nommé Beckman, principal du collége de Dordrecht. Le principal, homme grave, voyant un petit officier français en habit uniforme, crut qu’un problème de géométrie n’étoit pas fort intéressant pour lui ; et, apparemment pour le plaisanter, il lui offrit de lui expliquer l’affiche, à condition qu’il résoudroit le problème. C’étoit une espèce de défi. Descartes l’accepta ; le lendemain matin le problème étoit résolu. Beckman fut fort étonné ; il entra en conversation avec le jeune homme ; et il se trouva que le militaire de vingt ans en savoit beaucoup plus sur la géométrie que le vieux professeur de mathématiques. Deux ou trois ans après, étant à Ulm, en Souabe, il eut une aventure à peu près pareille avec Faulhaber, mathématicien allemand. Celui-ci venoit de donner un gros livre sur l’algèbre, et il traitoit Descartes assez lestement, comme un jeune officier aimable, et qui ne paroissoit pas tout-à-fait ignorant. Cependant un jour, à quelques questions qu’il lui fit, il se douta que Descartes pouvoit bien avoir quelque mérite. Bientôt, à la clarté et à la rapidité de ses réponses sur les questions les plus abstraites, il reconnut dans ce jeune homme le plus puissant génie, et ne regarda plus qu’avec respect celui qu’il croyoit honorer en le recevant chez lui. Descartes fut lié ou du moins fut en commerce avec tous les plus savants géomètres de son siècle. Il ne se passoit pas d’année qu’il ne donnât la solution d’un très grand nombre de problèmes qu’on lui adressoit dans sa retraite : car c’étoit alors la méthode entre les géomètres, à peu près comme les anciens sages et même les rois dans l’Orient s’envoyoient des énigmes à deviner. Descartes eut beaucoup de part à la fameuse question de la roulette ou de la cycloïde. La cycloïde est une ligne décrite par le mouvement d’un point de la circonférence d’un cercle, tandis que le cercle fait une révolution sur une ligne droite. Ainsi, quand une roue de carrosse tourne, un des clous de la circonférence décrit dans l’air une cycloïde. Cette ligne fut découverte par le P. Mersenne, expliquée par Roberval, examinée par Descartes, qui en découvrit la tangente ; usurpée par Toricelli, qui s’en donna pour l’inventeur ; approfondie par Pascal, qui contribua beaucoup à en démontrer la nature et les rapports. Depuis, les géomètres les plus célèbres, tels que Huygens, Wallis, Wren, Leibnitz, et les Bernoulli, y travaillèrent encore. Avant de finir cet article, il ne sera peut-être pas inutile de remarquer que Descartes, qui fut le plus grand géomètre de son siècle, parut toujours faire assez peu de cas de la géométrie. Il tenta au moins cinq ou six fois d’y renoncer, et il y revenoit sans cesse…

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C’est un spectacle aussi curieux que philosophique de suivre toute la marche de l’esprit de Descartes, et de voir tous les degrés par où il passa pour parvenir à changer la face des sciences. Heureusement, en nous donnant ses découvertes, il nous a indiqué la route qui l’y avoit mené. Il seroit à souhaiter que tous les inventeurs eussent fait de même ; mais la plupart nous ont caché leur marche, et nous n’avons que le résultat de leurs travaux. Il semble qu’ils aient craint, ou de trop instruire les hommes, ou de s’humilier à leurs yeux en se montrant eux-mêmes luttant contre les difficultés. Quoi qu’il en soit, voici la marche de Descartes. Dès l’âge de quinze ans, il commença à douter. Il ne trouvoit dans les leçons de ses maîtres que des opinions ; et il cherchoit des vérités. Ce qui le frappoit le plus, c’est qu’il voyoit qu’on disputoit sur tout. À dix-sept ans, ayant fini ses études, il s’examina sur ce qu’il avoit appris : il rougit de lui-même ; et, puisqu’il avoit eu les plus habiles maîtres, il conclut que les hommes ne savoient rien, et qu’apparemment ils ne pouvoient rien savoir. Il renonça pour jamais aux sciences. À dix-neuf, il se remit à l’étude des mathématiques, qu’il avoit toujours aimées. À vingt-un, il se mit à voyager pour étudier les hommes. En voyant chez tous les peuples mille choses extravagantes et fort approuvées, il apprenoit, dit-il, à se défier de l’esprit humain, et à ne point regarder l’exemple, la coutume et l’opinion comme des autorités. À vingt-trois, se trouvant dans une solitude profonde, il employa trois ou quatre mois de suite à penser. Le premier pas qu’il fit fut d’observer que tous les ouvrages composés par plusieurs mains sont beaucoup moins parfaits que ceux qui ont été conçus, entrepris et achevés par un seul homme : c’est ce qu’il est aisé de voir dans les ouvrages d’architecture, dans les statues, dans les tableaux, et même dans les plans de législation et de gouvernement. Son second pas fut d’appliquer cette idée aux sciences. Il les vit comme formées d’une infinité de pièces de rapport, grossies des opinions de chaque philosophe, tous d’un esprit et d’un caractère différent. Cet assemblage, cette combinaison d’idées souvent mal liées et mal assorties peut-elle autant approcher de la vérité que le feroient les raisonnements justes et simples d’un seul homme ? Son troisième pas fut d’appliquer cette même idée à la raison humaine. Comme nous sommes enfants avant que d’être hommes, notre raison n’est que le composé d’une foule de jugements souvent contraires, qui nous ont été dictés par nos sens, par notre nourrice et par nos maîtres. Ces jugements n’auroient-ils pas plus de vérité et plus d’unité, si l’homme, sans passer par la foiblesse de l’enfance, pouvoit juger en naissant, et composer lui seul toutes ses idées ? Parvenu jusque là, Descartes résolut d’ôter de son esprit toutes les opinions qui y étoient, pour y en substituer de nouvelles, ou y remettre les mêmes après qu’il les auroit vérifiées ; et ce fut son quatrième pas. Il vouloit, pour ainsi dire, recomposer sa raison, afin qu’elle fût à lui, et qu’il pût s’assurer pour la suite des fondements de ses connoissances. Il ne pensoit point encore à réformer les sciences pour le public ; il regardoit tout changement comme dangereux. Les établissements une fois faits, disoit-il, sont comme ces grands corps dont la chute ne peut être que très rude, et qui sont encore plus difficiles à relever quand ils sont abattus, qu’à retenir quand ils sont ébranlés. Mais comme il seroit juste de blâmer un homme qui entreprendroit de renverser toutes les maisons d’une ville, dans le seul dessein de les rebâtir sur un nouveau plan, il doit être permis à un particulier d’abattre la sienne, pour la reconstruire sur des fondements plus solides. Il entreprit donc d’exécuter la première partie de ses desseins, qui consistoit à détruire ; et ce fut son cinquième pas. Mais il éprouva bientôt les plus grandes difficultés. Je m’aperçus, dit-il, qu’il n’est pas aussi aisé à un homme de se défaire de ses préjugés, que de brûler sa maison. Il y travailla constamment plusieurs années de suite, et il crut à la fin en être venu à bout. Je ne sais si je me trompe, mais cette marche de l’esprit de Descartes me paroît admirable. Continuons de le suivre. À l’âge de vingt-quatre ans, il entendit parler en Allemagne d’une société d’hommes qui n’avoit pour but que la recherche de la vérité : on l’appeloit la confrérie des Rose-Croix. Un de ses principaux statuts étoit de demeurer cachée. Elle avoit, à ce qu’on dit, pour fondateur, un Allemand né dans le quatorzième siècle. On raconte de cet homme des choses merveilleuses. Il avoit profondément étudié la magie, qui étoit alors une science fort importante. Il avoit voyagé en Arabie, en Turquie, en Afrique, en Espagne, avoit vu sur la terre des sages et des cabalistes, avoit appris plusieurs secrets de la nature, et s’étoit retiré enfin en Allemagne, où il vécut solitaire dans une grotte jusqu’à l’âge de cent six ans. On se doute bien qu’il fit des prodiges pendant sa vie et après sa mort. Son histoire ne ressemble pas mal à celle d’Apollonius de Tyane. On imagina un soleil dans la grotte où il étoit enterré ; et ce soleil n’avoit d’autre fonction que celle d’éclairer son tombeau. La confrérie fondée par cet homme extraordinaire étoit, dit-on, chargée de réformer les sciences dans tout l’univers. En attendant, elle ne paroissoit pas ; et Descartes, malgré toutes ses recherches, ne put trouver un seul homme qui en fût. Il y a cependant apparence qu’elle existoit, car on en parloit beaucoup dans toute l’Allemagne ; on écrivoit pour et contre ; et même en 1623 on fit l’honneur à ces philosophes de les jouer à Paris, sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne. Descartes, déchu de l’espérance de trouver dans cette société quelques secours pour ses desseins, résolut désormais de se passer des livres et des savants. Il ne vouloit plus lire que dans ce qu’il appeloit le grand livre du monde, et s’occupoit à ramasser des expériences. À vingt-sept ans, il éprouva une secousse qui lui fit abandonner les mathématiques et la physique ; les unes lui paroissoient trop vides, l’autre trop incertaine. Il voulut ne plus s’occuper que de la morale ; mais à la première occasion il retournoit à l’étude de la nature. Emporté comme malgré lui, il s’enfonça de nouveau dans les sciences abstraites. Il les quitta encore pour revenir à l’homme ; il espéroit trouver plus de secours pour cette science, mais il reconnut bientôt qu’il s’étoit trompé. Il vit que dans Paris, comme à Rome et dans Venise, il y avoit encore moins de gens qui étudioient l’homme que la géométrie. Il passa trois ans dans ces alternatives, dans ce flux et reflux d’idées contraires, entraîné par son génie tantôt vers un objet, tantôt vers un autre, inquiet et tourmenté, et combattant sans cesse avec lui-même. Ce ne fut qu’à trente-deux ans que tous ces orages cessèrent. Alors il pensa sérieusement à refaire une philosophie nouvelle ; mais il résolut de ne point embrasser de secte, et de travailler sur la nature même. Voilà par quels degrés Descartes parvint à cette grande révolution : il y fut conduit par le doute et l’examen…

(10) PAGE 20.

Descartes fut très long-temps incertain sur le genre de vie qu’il devoit embrasser. D’abord il prit le parti des armes, comme on l’a vu, mais il s’en dégoûta au bout de quatre ans. En 1623, dans le temps des troubles de la Valteline, il eut quelque envie d’être intendant de l’armée ; mais ses sollicitations ne purent être assez vives pour qu’il réussît : il mettoit trop peu de chaleur à tout ce qui n’intéressoit que sa fortune. En 1625, il fut sur le point d’acheter la charge de lieutenant-général de Châtellerault ; et comme il étoit persuadé que pour exercer une charge il falloit être instruit, il manda à son père qu’il iroit se mettre à Paris chez un procureur au Châtelet, pour y apprendre la pratique. Il faut avouer que c’étoit là un singulier apprentissage pour un homme tel que Descartes : il avoit alors vingt-neuf ans. Mais ce projet manqua comme l’autre. S’il avoit réussi, il est à croire que Descartes auroit fait comme le président de Montesquieu, et qu’il ne fût pas long-temps resté juge. Enfin, après avoir passé dix ou douze ans à observer tous les états, il finit par n’en choisir aucun. Il résolut de garder son indépendance, et de s’occuper tout entier à la recherche de la vérité. Il pensoit sans doute que c’étoit assez remplir son devoir d’homme et de citoyen, de travailler à éclairer les hommes.

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Ce fut en 1629, sur la fin de mars, que Descartes partit pour aller s’établir en Hollande ; il avoit alors trente-trois ans. Comme sa résolution auroit paru extraordinaire, il n’en avertit ni ses parents ni ses amis ; il se contenta de leur écrire avant son départ. On ne manqua point de murmurer. Il n’y a que celui qui a pu concevoir un tel projet qui soit capable de l’approuver. Mais son parti étoit pris. Il nous rend compte lui-même des motifs qui l’engagèrent à quitter la France. Le premier fut la raison du climat. Il craignoit que la chaleur, en exaltant un peu trop son imagination, ne lui ôtât une partie du sang-froid et du calme nécessaires pour les découvertes philosophiques ; le climat de la Hollande lui parut plus favorable à ses desseins. Mais son principal motif fut la passion qu’il avoit pour la retraite, et le désir de vivre dans une solitude profonde. En France, il eût été sans cesse détourné de l’étude par ses parents ou ses amis… au lieu qu’en Hollande il étoit sûr qu’on n’exigeroit rien de lui. Il espéroit vivre parfaitement inconnu, solitaire au milieu d’un peuple actif qui s’occuperoit de son commerce, tandis que lui s’occuperoit à penser. Comme son grand but étoit la retraite, il prit toutes sortes de moyens pour n’être pas découvert. Il ne confia sa demeure qu’à un seul ami chargé de sa correspondance. Jamais il ne datoit ses lettres du lieu où il demeuroit, mais de quelque grande ville où il étoit sûr qu’on ne le trouveroit pas. Pendant plus de vingt ans qu’il demeura en Hollande, il changea très souvent de séjour, fuyant sa réputation partout où elle le poursuivoit, et se dérobant aux importuns qui vouloient seulement l’avoir vu. Il habitoit quelquefois dans les grandes villes ; mais il préféroit ordinairement les villages ou les bourgs, et le plus souvent les maisons solitaires tout-à-fait isolées dans la campagne. Quelquefois il alloit s’établir dans une petite maison aux bords de la mer : on montre encore en plusieurs endroits les maisons qu’il a habitées… Le goût que Descartes avoit pour la Hollande étoit si vif, qu’il cherchoit à y attirer ceux de ses amis qui vouloient se retirer du monde. Je vais traduire une lettre qu’il écrivoit à Balzac sur ce sujet ; on la verra peut-être avec plaisir. « Je ne suis point étonné, lui dit-il, qu’une âme grande et forte, telle que la vôtre, ne puisse se plier aux usages serviles de la cour. J’ose donc vous conseiller de venir à Amsterdam, et de vous y retirer, plutôt que dans des chartreuses, ou même dans les lieux les plus agréables de France ou d’Italie. Je préfère même son séjour à cette solitude charmante où vous étiez l’année dernière. Quelque agréable que soit une maison de campagne, on y manque de mille choses qu’on ne trouve que dans les villes ; on n’y est pas même aussi seul qu’on le voudroit. Peut-être y trouverez-vous un ruisseau dont le murmure vous fera rêver délicieusement, ou un vallon solitaire qui vous jettera dans l’enchantement ; mais aussi vous aurez à vous défendre d’une quantité de petits voisins qui vous assiégeront sans cesse. Ici, comme tout le monde, excepté moi, est occupé au commerce, il ne tient qu’à moi de vivre inconnu à tout le monde. Je me promène tous les jours à travers un peuple immense, presque aussi tranquillement que vous pouvez le faire dans vos allées. Les hommes que je rencontre me font la même impression que si je voyois les arbres de vos forêts ou les troupeaux de vos campagnes. Le bruit même de tous ces commerçants ne me distrait pas plus que si j’entendois le bruit d’un ruisseau. Si je m’amuse quelquefois à considérer leurs mouvements, j’éprouve le même plaisir que vous à considérer ceux qui cultivent vos terres : car je vois que le but de tous ces travaux est d’embellir le lieu que j’habite, et de prévenir tous mes besoins. Si vous avez du plaisir à voir les fruits croître dans vos vergers, et vous promettre l’abondance, pensez-vous que j’en aie moins à voir tous les vaisseaux qui abordent sur mes côtes m’apporter les productions de l’Europe et des Indes ? Dans quel lieu de l’univers trouverez-vous plus aisément qu’ici tout ce qui peut intéresser la vanité ou flatter le goût ? Y a-t-il un pays dans le monde où l’on soit plus libre, où le sommeil soit plus tranquille, où il y ait moins de dangers à craindre, où les lois veillent mieux sur le crime, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, où il reste enfin plus de traces de l’heureuse et tranquille innocence de nos pères ? Je ne sais pourquoi vous êtes si amoureux de votre ciel d’Italie. La peste se mêle avec l’air qu’on y respire ; la chaleur du jour y est insupportable ; les fraîcheurs du soir y sont malsaines ; l’ombre des nuits y couvre des larcins et des meurtres. Que si vous craignez les hivers du Nord, comment à Rome, même avec des bosquets, des fontaines et des grottes, vous garantirez-vous aussi bien de la chaleur, que vous pourrez ici, avec un bon poêle ou une cheminée, vous garantir du froid ? Je vous attends avec une petite provision d’idées philosophiques qui vous feront peut-être quelque plaisir ; et, soit que vous veniez ou que vous ne veniez pas, je n’en serai pas moins votre tendre et fidèle ami. » Cette lettre est très intéressante. D’abord elle nous fait voir le goût de Descartes pour la Hollande, et la manière dont il y vivoit. Elle nous montre ensuite son imagination et le tour agréable qu’il savoit donner à ses idées. On a accusé la géométrie de dessécher l’esprit ; je ne sais s’il y a rien dans tout Balzac où il y ait autant d’esprit et d’agrément. L’imagination brillante de Descartes se décèle partout dans ses ouvrages ; et s’il n’avoit voulu être ni géomètre, ni philosophe, il n’auroit encore tenu qu’à lui d’être le plus bel-esprit de son temps.

(12) PAGE 22.

Le Discours sur la méthode parut le 8 juin 1637. Il étoit à la tête de ses Essais de philosophie. Descartes y indique les moyens qu’il a suivis pour tâcher de parvenir à la vérité, et ce qu’il faut faire encore pour aller plus avant. On y trouva une profondeur de méditation inconnue jusqu’alors. C’est là qu’est l’histoire de son fameux doute. Il a depuis répété cette histoire dans deux autres ouvrages, dans le premier livre de ses Principes, et dans la première de ses Méditations métaphysiques. Il falloit qu’il sentît bien vivement l’importance et la nécessité du doute, pour y revenir jusqu’à trois fois, lui qui étoit si avare de paroles. Mais il regardoit le doute comme la base de la philosophie, et le garant sûr des progrès qu’on pourroit y faire dans tous les siècles…

(13) PAGE 23.

Les règles de l’analyse logique, qu’on peut regarder comme la seconde partie de sa Méthode, sont indiquées dans plusieurs de ses ouvrages, et rassemblées en grande partie dans un manuscrit qui n’a été imprimé qu’après sa mort. L’ouvrage est intitulé, Règles pour conduire notre esprit dans la recherche de la vérité. En voici à peu près la marche. Voulez-vous trouver la vérité, formez votre esprit, et rendez-le capable de bien juger. Pour y parvenir, ne l’appliquez d’abord qu’à ce qu’il peut bien connoître par lui-même. Pour bien connoître, ne cherchez pas ce qu’on a écrit ou pensé avant vous ; mais sachez vous en tenir à ce que vous reconnoissez vous-même pour évident. Vous ne trouverez point la vérité sans méthode ; la méthode consiste dans l’ordre ; l’ordre consiste à réduire les propositions complexes à des propositions simples, et vous élever par degrés des unes aux autres. Pour vous perfectionner dans une science, parcourez-en toutes les questions et toutes les branches, enchaînant toujours vos pensées les unes aux autres. Quand votre esprit ne conçoit pas, sachez vous arrêter ; examinez long-temps les choses les plus faciles ; vous vous accoutumerez ainsi à regarder fixement la vérité, et à la reconnoître. Voulez-vous aiguiser votre esprit et le préparer à découvrir un jour par lui-même, exercez-le d’abord sur ce qui a été inventé par d’autres. Suivez surtout les découvertes où il y a de l’ordre et un enchaînement d’idées. Quand il aura examiné beaucoup de propositions simples, qu’il s’essaie peu à peu à embrasser distinctement plusieurs objets à la fois ; bientôt il acquerra de la force et de l’étendue. Enfin, mettez à profit tous les secours de l’entendement, de l’imagination, de la mémoire et des sens, pour comparer ce qui est déjà connu avec ce qui ne l’est pas, et découvrir l’un par l’autre. Descartes divise tous les objets de nos connoissances en propositions simples et en questions. Les questions sont de deux sortes : ou on les entend parfaitement, quoiqu’on ignore la manière de les résoudre ; ou la connoissance qu’on en a est imparfaite. Le plan de Descartes étoit de donner trente-six règles, c’est-à-dire douze pour chacune de ses divisions. Il n’a exécuté que la moitié de l’ouvrage ; mais il est aisé de voir par cet essai comment il portoit l’esprit de système et d’analyse dans toutes ses recherches, et avec quelle adresse il décomposoit, pour ainsi dire, tout le mécanisme du raisonnement.

(14) PAGE 24.

Les Méditations métaphysiques de Descartes parurent en 1641. C’étoit, de tous ses ouvrages, celui qu’il estimoit le plus. Il le louoit avec un enthousiasme de bonne foi ; car il croyoit avoir trouvé le moyen de démontrer les vérités métaphysiques d’une manière plus évidente que les démonstrations de géométrie. Ce qui caractérise surtout cet ouvrage, c’est qu’il contient sa fameuse démonstration de Dieu par l’idée, démonstration si répétée depuis, adoptée par les uns, et rejetée par les autres ; et qu’il est le premier où la distinction de l’esprit et de la matière soit parfaitement développée, car avant Descartes on n’avoit point encore bien approfondi les preuves philosophiques de la spiritualité de l’âme. Une chose remarquable, c’est que Descartes ne donna cet ouvrage au public que par principe de conscience. Ennuyé des tracasseries qu’on lui suscitoit depuis trois ans pour ses Essais de philosophie, il avoit résolu de ne plus rien imprimer. J’aurois, dit-il, une vingtaine d’approbateurs et des milliers d’ennemis : ne vaut-il pas mieux me taire, et m’instruire en silence ? Il crut cependant qu’il ne devoit pas supprimer un ouvrage qui pouvoit fournir ou de nouvelles preuves de l’existence de Dieu, ou de nouvelles lumières sur la nature de l’âme. Mais, avant de le risquer, il le communiqua à tous les hommes les plus savants de l’Europe, recueillit leurs objections, et y répondit. Le célèbre Arnauld fut du nombre de ceux qu’il consulta. Arnauld n’avoit alors que vingt-huit ans. Descartes fut étonné de la profondeur et de l’étendue de génie qu’il trouva dans ce jeune homme. Il s’en falloit de beaucoup qu’il eût porté le même jugement des objections de Hobbes et de celles de Gassendi. Il fit imprimer toutes ces objections, avec les réponses, à la suite des Méditations ; et, pour leur donner encore plus de poids, le philosophe dédia son ouvrage à la Sorbonne. Je veux m’appuyer de l’autorité, disoit-il, puisque la vérité est si peu de chose quand elle est seule. Il n’avoit point encore pris assez de précautions. Ce livre, approuvé par les docteurs, discuté par des savants, dédié à la Sorbonne, et où le génie s’épuise à prouver l’existence de Dieu et la spiritualité de l’âme, fut mis, vingt-deux ans après, à l’index à Rome.

(15) PAGE 26.

On a été étonné que, dans ses Méditations métaphysiques, Descartes n’ait point parlé de l’immortalité de l’âme. Ses ennemis avoient beau jeu ; et ils n’ont pas manqué de profiter de ce silence pour l’accuser de n’y pas croire. Mais il nous apprend lui-même, par une de ses lettres, qu’ayant établi clairement dans cet ouvrage la distinction de l’âme et de la matière, il suivoit nécessairement de cette distinction que l’âme par sa nature ne pouvoit périr avec le corps…

(16) PAGE 33.

La Géométrie de Descartes parut en 1637 avec le Traité de la méthode, son Traité des météores et sa Dioptrique. Ces quatre traités réunis ensemble formoient ses Essais de philosophie. Sa Géométrie étoit si fort au-dessus de son siècle, qu’il n’y avoit réellement que très peu d’hommes en état de l’entendre. C’est ce qui arriva depuis à Newton ; c’est ce qui arrive à presque tous les grands hommes. Il faut que leur siècle coure après eux pour les atteindre. Outre que sa Géométrie étoit très profonde et entièrement nouvelle, parcequ’il avoit commencé où les autres avoient fini, il avoue lui-même dans une de ses lettres qu’il n’avoit pas été fâché d’être un peu obscur, afin de mortifier un peu ces hommes qui savent tout. Si on l’eût entendu trop aisément, on n’auroit pas manqué de dire qu’il n’avoit rien écrit de nouveau, au lieu que la vanité humiliée étoit forcée de lui rendre hommage. Dans une autre lettre, on voit qu’il calcule avec plaisir les géomètres en Europe qui sont en état de l’entendre. Il en trouve trois ou quatre en France, deux en Hollande, et deux dans les Pays-Bas espagnols…

(17) PAGE 34.

Presque toute la physique de Descartes est renfermée dans son livre des Principes. Cet ouvrage, qui parut en 1644, est divisé en quatre parties. La première est toute métaphysique, et contient les principes des connoissances humaines. La seconde est sa physique générale, et traite des premières lois de la nature, des éléments de la matière, des propriétés de l’espace et du mouvement. La troisième est l’explication particulière du système du monde et de l’arrangement des corps célestes. La quatrième contient tout ce qui concerne la terre…

(18) PAGE 45.

Traité des météores, imprimé en 1637, comme on l’a déjà dit. Ce fut un des ouvrages de Descartes qui éprouva le moins de contradiction. Au reste, ce ne seroit pas une manière toujours sûre de louer un ouvrage philosophique ; mais quelquefois aussi les hommes font grâce à la vérité. C’est le premier morceau de physique que Descartes donna…

(19) PAGE 52.

Traité de la dioptrique, imprimé aussi en 1637, à la suite du Discours sur la méthode

(20) PAGE 52.

Traité de musique, composé par Descartes en 1618, dans le temps qu’il servoit en Hollande. Il n’avoit alors que vingt-deux ans. Cet ouvrage de sa jeunesse ne fut imprimé qu’après sa mort. Il fut commenté et traduit en plusieurs langues ; mais il ne fit point de révolution…

(21) PAGE 53.

Il s’en faut de beaucoup que le Traité de mécanique de Descartes soit complet. Descartes le composa à la hâte en 1636, pour faire plaisir à un de ses amis, père du fameux Huygens. C’étoit un présent que le génie offroit à l’amitié. Il espéroit dans la suite refondre cet ouvrage, et lui donner une juste étendue ; mais il n’en eut point le temps. On le fit imprimer après sa mort, par cette curiosité naturelle qu’on a de rassembler tout ce qui est sorti des mains d’un grand homme. Ce petit traité parut pour la première fois en 1668.

(22) PAGE 55.

Tout le monde connoît Descartes comme métaphysicien, comme physicien et comme géomètre ; mais peu de gens savent qu’il fut encore un très grand anatomiste. Comme le but général de ses travaux étoit l’utilité des hommes, au lieu de cette philosophie vaine et spéculative qui jusqu’alors avoit régné dans les écoles, il vouloit une philosophie pratique, où chaque connoissance se réalisât par un effet, et qui se rapportât tout entière au bonheur du genre humain. Les deux branches de cette philosophie devoient être la médecine et la mécanique. Par l’une, il vouloit affermir la santé de l’homme, diminuer ses maux, étendre son existence, et peut-être affoiblir l’impression de la vieillesse ; par l’autre, faciliter ses travaux, multiplier ses forces, et le mettre en état d’embellir son séjour. Descartes étoit surtout épouvanté du passage rapide et presque instantané de l’homme sur la terre. Il crut qu’il ne seroit peut-être pas impossible d’en prolonger l’existence. Si c’est un songe, c’est du moins un beau songe, et il est doux de s’en occuper. Il y a même un coin de grandeur dans cette idée ; et les moyens que Descartes proposa pour l’exécution de ce projet n’étoient pas moins grands : c’étoit de saisir et d’embrasser tous les rapports qu’il y a entre tous les éléments, l’eau, l’air, le feu, et l’homme ; entre toutes les productions de la terre, et l’homme ; entre toutes les influences du soleil et des astres, et l’homme ; entre l’homme enfin, et tous les points de l’univers les plus rapprochés de lui : idée vaste, qui accuse la foiblesse de l’esprit humain, et ne paroît toucher à des erreurs que parceque, pour la réaliser, ou peut-être même pour la bien concevoir, il faudroit une intelligence supérieure à la nôtre. On voit par là dans quelle vue il étudioit la physique. On peut aussi juger de quelle manière il pensoit sur la médecine actuelle. En rendant justice aux travaux d’une infinité d’hommes célèbres qui se sont appliqués à cet art utile et dangereux, il pensoit que ce qu’on savoit jusqu’à présent n’étoit presque rien, en comparaison de ce qui restoit à savoir. Il vouloit donc que la médecine, c’est-à-dire la physique appliquée au corps humain, fût la grande étude de tous les philosophes. Qu’ils se liguent tous ensemble, disoit-il dans un de ses ouvrages ; que les uns commencent où les autres auront fini : en joignant ainsi les vies de plusieurs hommes et les travaux de plusieurs siècles, on formera un vaste dépôt de connoissances, et l’on assujettira enfin la nature à l’homme. Mais le premier pas étoit de bien connoître la structure du corps humain. Il commença donc l’exécution de son plan par l’étude de l’anatomie. Il y employa tout l’hiver de 1629 ; il continua cette étude pendant plus de douze ans, observant tout et expliquant tout par les causes naturelles. Il ne lisoit presque point, comme on l’a déjà dit plus d’une fois. C’étoit dans les corps qu’il étudioit les corps. Il joignit à cette étude celle de la chimie, laissant toujours les livres et regardant la nature. C’est d’après ces travaux qu’il composa son Traité de l’homme. Dès qu’il parut, on le mit au nombre de ses plus beaux ouvrages. Il n’y en a peut-être même aucun dont la marche soit aussi hardie et aussi neuve. La manière dont il y explique tout le mécanisme et tout le jeu des ressorts dut étonner le siècle des qualités occultes et des formes substantielles. Avant lui on n’avoit point osé assigner les actions qui dépendent de l’âme, et celles qui ne sont que le résultat des mouvements de la machine. Il semble qu’il ait voulu poser les bornes entre les deux empires. Cet ouvrage n’étoit point achevé quand Descartes mourut ; il ne fut imprimé que dix ans après sa mort.

(23) PAGE 59.

Descartes composa son Traité des passions en 1646, pour l’usage particulier de la princesse Élisabeth. Il l’avoit envoyé manuscrit à la reine de Suède sur la fin de 1647 ; il le fit imprimer, à la sollicitation de ses amis, en 1649. Son dessein, dit-il, dans la composition de cet ouvrage, étoit d’essayer si la physique pourroit lui servir à établir des fondements certains dans la morale. Aussi n’y traite-t-il guère les passions qu’en physicien. C’étoit encore un ouvrage nouveau et tout-à-fait original. On y voit, presque à chaque pas, l’âme et le corps agir et réagir l’un sur l’autre ; et on croit, pour ainsi dire, toucher les liens qui les unissent.

(24) PAGE 70.

C’est en 1633 que Galilée fut condamné par l’inquisition, pour avoir enseigné le mouvement de la terre. Il y avoit déjà quatre ans que Descartes travailloit en Hollande. L’emprisonnement de Galilée fit une si forte impression sur lui, qu’il fut sur le point de brûler tous ses papiers…

(25) PAGE 71.

Il est très sûr que Descartes prévit toutes les persécutions qui l’attendoient. Il avoit souvent résolu de ne rien faire imprimer, et il ne céda jamais qu’aux plus pressantes sollicitations de ses amis. Souvent il regretta son loisir, qui lui échappoit pour un vain fantôme de gloire. Newton, après lui, eut le même sentiment ; et au milieu des querelles philosophiques, il se reprocha plus d’une fois d’avoir perdu son repos. Ainsi les hommes qui ont le plus éclairé le genre humain ont été forcés à s’en repentir. Au reste, Descartes ne fut jamais plus philosophe que lorsque ses ennemis l’étoient le moins… Descartes crut qu’il valoit mieux miner insensiblement les barrières, que de les renverser avec éclat. Il voulut cacher la vérité comme on cache l’erreur. Il tâcha de persuader que ses principes étoient les mêmes que ceux d’Aristote. Sans cesse il recommandoit la modération à ses disciples. Mais il s’en falloit bien que ses disciples fussent aussi philosophes que lui. Ils étoient trop sensibles à la gloire de ne pas penser comme le reste des hommes. La persécution les animoit encore, et ajoutoit à l’enthousiasme. Descartes eût consenti à être ignoré pour être utile : mais ses disciples jouissoient avec orgueil des lumières de leur maître, et insultoient à l’ignorance qu’ils avoient à combattre. Ce n’étoit pas le moyen d’avoir raison.

(26) PAGE 71.

Gisbert Voétius, fameux théologien protestant, et ministre d’Utrecht, né en 1589, et mort en 1676 : il vécut 87 ans, tandis que Descartes mourut à 54. Il étoit tel qu’on l’a peint dans ce discours… Tout ce qu’on raconte de ses persécutions contre Descartes est exactement tiré de l’histoire. Il commença ses hostilités en 1639, par des thèses sur l’athéisme. Descartes n’y étoit point nommé ; mais on avoit eu soin d’y insérer toutes ses opinions comme celles d’un athée. En 1640, secondes et troisièmes thèses, où étoit renouvelée la même calomnie. Régius, disciple de Descartes, et professeur de médecine, soutenoit la circulation du sang. Autre crime contre Descartes : on joignit cette accusation à celle d’athéisme ; ordonnance des magistrats qui défendent d’introduire des nouveautés dangereuses. En 1641, Voétius se fait élire recteur de l’université d’Utrecht. N’osant point encore attaquer le maître, il veut d’abord faire condamner le disciple comme hérétique. Quatrièmes thèses publiques contre Descartes. En 1642, décret des magistrats pour défendre d’enseigner la philosophie nouvelle. Cependant les libelles pleuvoient de toute part ; et le philosophe étoit tranquille au milieu des orages, s’occupant en paix de ses méditations. En 1643, Voétius eut recours à des troupes auxiliaires. Il alla les chercher dans l’université de Groningue, où un nommé Schoockius s’associa à ses fureurs. C’étoit un de ces méchants subalternes qui n’ont pas même l’audace du crime et qui, trop lâches pour attaquer par eux-mêmes, sont assez vils pour nuire sous les ordres d’un autre. Il débuta par un gros livre contre Descartes, dont le but étoit de prouver que la nouvelle philosophie menoit droit au scepticisme, à l’athéisme et à la frénésie. Descartes crut enfin qu’il étoit temps de répondre. Il avoit déjà écrit une petite lettre sur Voétius ; et celui-ci n’avoit pas manqué de la faire condamner, comme injurieuse et attentatoire à la religion réformée, dans la personne d’un de ses principaux pasteurs. Dans sa réponse contre le nouveau livre, Descartes se proposoit trois choses : d’abord de se justifier lui-même, car jusqu’alors il n’avoit rien répondu à plus de douze libelles ; ensuite de justifier ses amis et ses disciples ; enfin, de démasquer un homme aussi odieux que Voétius, qui, par une ignorance hardie, et sous le masque de la religion, séduisoit la populace et aveugloit les magistrats. Mais les esprits étoient trop échauffés ; il ne réussit point. Sentence contre Descartes, où ses lettres sur Voétius sont déclarées libelles diffamatoires. Ce fut alors que les magistrats travaillèrent à lui faire son procès secrètement, et sans qu’il en fût averti. Leur intention étoit de le condamner comme athée et comme calomniateur : comme athée, parcequ’il avoit donné de nouvelles preuves de l’existence de Dieu ; comme calomniateur, parcequ’il avoit repoussé les calomnies de ses ennemis… Descartes apprit par une espèce de hasard qu’on lui faisoit son procès. Il s’adressa à l’ambassadeur de France, qui heureusement, par l’autorité du prince d’Orange, fit arrêter les procédures, déjà très avancées. Il sut alors toutes les noirceurs de ses ennemis ; il sut toutes les intrigues de Voétius : ce scélérat, pour faire circuler le poison, avoit répandu dans toutes les compagnies d’Utrecht des hommes chargés de le décrier. Il vouloit qu’on ne prononçât son nom qu’avec horreur. On le peignoit aux catholiques comme athée, aux protestants comme ami des jésuites. Il y avoit dans tous les esprits une si grande fermentation, que personne n’osoit plus se déclarer son ami…

(27) PAGE 73.

Depuis que Descartes se fut établi en Hollande, il fit trois voyages en France, en 1644, 1647 et 1648. Dans le premier, il vit très peu de monde, et n’apprit qu’à se dégoûter de Paris. Ce qu’il y fit de mieux fut la connoissance de M. de Chanut, depuis ambassadeur en Suède. Comme leurs âmes se convenoient, leur amitié fut bientôt très vive. M. de Chanut mêloit à l’admiration pour un grand homme un sentiment plus tendre et plus fait pour rendre heureux. Il sollicita auprès du cardinal Mazarin, alors ministre, une pension pour Descartes. On ne sait pourquoi la pension lui fut refusée. En 1648, les historiens prétendent qu’il fut appelé en France par les ordres du roi. L’intention de la cour, disoit-on, étoit de lui faire un établissement honorable et digne de son mérite. On lui fit même expédier d’avance le brevet d’une pension, et il en reçut les lettres en parchemin. Sur cette espérance il arrive à Paris ; il se présente à la cour. Tout étoit en feu : c’étoit le commencement de la guerre de la Fronde. Il trouva qu’on avoit fait payer à un de ses parents l’expédition du brevet, et qu’il en devoit l’argent. Il le paya en effet ; ce qui lui fit dire plaisamment que jamais il n’avoit acheté parchemin plus cher. Voilà tout ce qu’il retira de son voyage. Ceux qui l’avoient appelé furent curieux de le voir, non pour l’entendre et profiter de ses lumières, mais pour connoître sa figure. « Je m’aperçus, dit-il dans une de ses lettres, qu’on vouloit m’avoir en France, à peu près comme les grands seigneurs veulent avoir dans leur ménagerie un éléphant, ou un lion, ou quelques animaux rares. Ce que je pus penser de mieux sur leur compte, ce fut de les regarder comme des gens qui auroient été bien aises de m’avoir à dîner chez eux ; mais en arrivant, je trouvai leur cuisine en désordre et leur marmite renversée. » Au reste, il ne faut point omettre ici le juste éloge dû au chancelier Seguier, qui distingua Descartes comme il le devoit, et le traita avec le respect dû à un homme qui honoroit son siècle et sa nation.

(28) PAGE 74.

Il s’en falloit de beaucoup que toute la famille de Descartes lui rendît justice, et sentît l’honneur que Descartes lui faisoit. Il est vrai que son père l’aimoit tendrement, et l’appeloit toujours son cher philosophe ; mais le frère aîné de Descartes avoit pour lui très peu de considération. Ses parents, dit l’historien de sa vie, sembloient le compter pour peu de chose dans sa famille, et, ne le regardant plus que sous le titre odieux de philosophe, tâchoient de l’effacer de leur mémoire, comme s’il eût été la honte de sa race. On lui donna une marque bien cruelle de cette indifférence, à la mort de son père. Ce vieillard respectable, doyen du parlement de Bretagne, mourut en 1640, âgé de soixante et dix-huit ans ; on n’instruisit Descartes ni de sa maladie ni de sa mort. Il y avoit déjà près de quinze jours que ce bon vieillard étoit enterré, quand Descartes lui écrivit la lettre du monde la plus tendre. Il se justifioit d’habiter dans un pays étranger, loin d’un père qu’il aimoit. Il lui marquoit le désir qu’il avoit de faire un voyage en France pour le revoir, pour l’embrasser, pour recevoir encore une fois sa bénédiction… Quand la lettre de Descartes arriva, il y avoit déjà un mois que son père étoit mort. On se souvint alors qu’il y avoit dans les pays étrangers une autre personne de la famille, et on lui écrivit par bienséance. Descartes ne se consola point de n’avoir pas reçu les dernières paroles et les derniers embrassements de son père. Il n’eut pas plus à se louer de son frère dans les arrangements qu’il fit avec lui pour ses affaires de famille et les règlements de succession. Ce frère étoit un homme intéressé et avide, et qui savoit bien que les philosophes n’aiment point à plaider ; en conséquence, il tira tout le parti qu’il put de cette douceur philosophique. Il faut convenir que les neveux de Descartes rendirent à la mémoire de leur oncle tout l’honneur qu’il méritoit ; mais le nom de Descartes étoit alors le premier nom de la France.

(29) PAGE 74.

Élisabeth de Bohême, princesse palatine, fille de ce fameux électeur palatin qui disputa à Ferdinand II les royaumes de Hongrie et de Bohême, née en 1618. On sait qu’elle fut la première disciple de Descartes. Elle eut encore un titre plus cher : elle fut son amie ; car l’amitié fait quelquefois ce que la philosophie même ne fait pas, elle comble l’intervalle qui est entre les rangs. Élisabeth avoit été recherchée par Ladislas IV, roi de Pologne ; mais elle préféra le plaisir de cultiver son âme dans la retraite à l’honneur d’occuper un trône. Sa mère, dans son enfance, lui avoit appris six langues ; elle possédoit parfaitement les belles-lettres. Son génie la porta aux sciences profondes. Elle étudia la philosophie et les mathématiques ; mais dès que les premiers ouvrages de Descartes lui tombèrent entre les mains, elle crut n’avoir rien appris jusqu’alors. Elle le fit prier de la venir voir, pour qu’elle pût l’entendre lui-même. Descartes lui trouva un esprit aussi facile que profond ; en peu de temps, elle fut au niveau de sa géométrie et de sa métaphysique. Bientôt après Descartes lui dédia ses Principes ; il la félicite d’avoir su réunir tant de connoissances dans un âge où la plupart des femmes ne savent que plaire. Cette dédicace n’est point un monument de flatterie : l’homme qui loue y paroît toujours un philosophe qui pense. Comment, dit-il, à la tête d’un ouvrage où je jette les fondements de la vérité, oserois-je la trahir ? Il continua jusqu’à la fin de sa vie un commerce de lettres avec elle. Souvent cette princesse fut malheureuse ; Descartes la consoloit alors. Malheureux et tourmenté lui-même, il trouvoit dans son propre cœur cette éloquence douce qui va chercher l’âme des autres, et adoucit le sentiment de leurs peines. Après avoir été long-temps errante et presque sans asile, Élisabeth se retira enfin dans une abbaye de la Westphalie, où elle fonda une espèce d’académie de philosophes à laquelle elle présidoit. Le nom de Descartes n’y étoit jamais prononcé qu’avec respect ; sa mémoire lui étoit trop chère pour l’oublier. Elle lui survécut près de trente ans, et mourut en 1680.

(30) PAGE 75.

C’est une chose remarquable que Descartes ait eu pour disciples les deux femmes les plus célèbres de son temps… Je ne m’étendrai point sur l’histoire de Christine, tout le monde la connoît. Ce fut M. de Chanut qui le premier engagea cette reine à lire les ouvrages de Descartes. En 1647, elle lui fit écrire, pour savoir de lui en quoi consistoit le souverain bien. La plupart des princes, ou ne font pas ces questions-là, ou les font à des courtisans plutôt qu’à des philosophes ; et alors la réponse est facile à deviner. Celle de Descartes fut un peu différente : il faisoit consister le souverain bien dans la volonté toujours ferme d’être vertueux, et dans le charme de la conscience qui jouit de sa vertu. C’étoit une belle leçon de morale pour une reine ; Christine en fut si contente, qu’elle lui écrivit de sa main pour le remercier. Peu de temps après, Descartes lui envoya son Traité des passions. En 1649, la reine lui fit faire les plus vives instances pour l’engager à venir à Stockholm, et déjà elle avoit donné ordre à un de ses amiraux pour l’aller prendre et le conduire en Suède. Le philosophe, avant de quitter sa retraite, hésita long-temps : il est probable qu’il fut décidé par toutes les persécutions qu’il essuyoit en Hollande. Il partit enfin, et arriva au commencement d’octobre à Stockholm. La reine le reçut avec une distinction qu’on dut remarquer dans une cour. Elle commença par l’exempter de tous les assujettissements des courtisans ; elle sentoit bien qu’ils n’étoient pas faits pour Descartes. Elle convint ensuite avec lui d’une heure où elle pourroit l’entretenir tous les jours et recevoir ses leçons. On sera assez étonné quand on saura que ce rendez-vous d’un philosophe et d’une reine étoit à cinq heures du matin, dans un hiver très cruel. Christine, passionnée pour les sciences, s’étoit fait un plan de commencer la journée par ses études, afin de pouvoir donner le reste au gouvernement de ses états. Elle n’accordoit au repos que le temps qu’elle ne pouvoit lui refuser, et n’avoit d’autre délassement que la conversation de ceux qui pouvoient l’instruire. Elle fut si satisfaite de la philosophie de Descartes, qu’elle résolut de le fixer dans ses états par toutes sortes de moyens. Son projet étoit de lui donner, à titre de seigneurie, des terres considérables dans les provinces les plus méridionales de la Suède, pour lui et pour ses héritiers à perpétuité. Elle espéroit ainsi l’enchaîner par ses bienfaits. Malgré les bontés de la reine, il paroît que Descartes eut toujours un sentiment de préférence pour la princesse palatine, soit que, celle-ci ayant été sa première disciple, il dût être plus flatté de cet hommage ; soit que les malheurs d’une jeune princesse la rendissent plus intéressante aux yeux d’un philosophe sensible. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il employa tout son crédit auprès de Christine pour servir Élisabeth : mais l’intérêt même qu’il parut y prendre l’empêcha probablement de réussir ; car la reine de Suède, assez grande pour aspirer à l’amitié de Descartes, ne l’étoit pas assez pour consentir à partager ce sentiment avec une autre.

(31) PAGE 77.

Les qualités particulières de Descartes étoient telles qu’on les indique ici. On doit lui en savoir gré ; la vertu est peut-être plus rare que les talents, et le philosophe spéculatif n’est pas toujours philosophe pratique. Descartes fut l’un et l’autre. Dès sa jeunesse il avoit raisonné sa morale. En renversant ses opinions par le doute, il vit qu’il falloit garder des principes pour se conduire. Voici quels étoient les siens : 1o d’obéir en tout temps aux lois et aux coutumes de son pays ; 2o de n’enchaîner jamais sa liberté pour l’avenir ; 3o de se décider toujours pour les opinions modérées, parceque, dans le moral, tout ce qui est extrême est presque toujours vicieux ; 4o de travailler à se vaincre soi-même, plutôt que la fortune, parceque l’on change ses désirs plutôt que l’ordre du monde, et que rien n’est en notre pouvoir que nos pensées. Ce fut là pour ainsi dire la base de sa conduite. On voit que cet homme singulier s’étoit fait une méthode pour agir, comme il s’en fit une pour penser. Il fut de bonne heure indifférent pour la fortune, qui de son côté ne fit rien pour lui. Son bien de patrimoine n’alloit pas au-delà de six ou sept mille livres ; c’étoit être pauvre pour un homme accoutumé dans son enfance à beaucoup de besoins, et qui vouloit étudier la nature ; car il y a une foule de connoissances qu’on n’a qu’à prix d’argent. Sa médiocrité ne lui coûta point un désir. Il avoit sur les richesses un sentiment bien honnête, et que tous les cœurs ne sentiront pas : il estimoit plus mille francs de patrimoine, que dix mille livres qui lui seroient venues d’ailleurs. Jamais il ne voulut accepter de secours d’aucun particulier. Le comte d’Avaux lui envoya une somme considérable en Hollande : il la refusa. Plusieurs personnes de marque lui firent les mêmes offres : il les remercia, et se chargea de la reconnoissance, sans se charger du bienfait. C’est au public, disoit-il, à payer ce que je fais pour le public. Il se faisoit riche en diminuant sa dépense. Son habillement étoit très philosophique, et sa table très frugale. Du moment qu’il fut retiré en Hollande, il fut toujours vêtu d’un simple drap noir. À table il préféroit, comme le bon Plutarque, les légumes et les fruits à la chair des animaux. Ses après-dînées étoient partagées entre la conversation de ses amis et la culture de son jardin. Occupé le matin du système du monde, il alloit le soir cultiver ses fleurs. Sa santé étoit foible ; mais il en prenoit soin sans en être esclave. On sait combien les passions influent sur elle ; Descartes en étoit vivement persuadé, et il s’appliquoit sans cesse à les régler. C’est ainsi que M. de Fontenelle est parvenu à vivre près d’un siècle. Il faut avouer que ce régime ne réussit pas si bien à Descartes ; mais, écrivoit-il un jour, au lieu de trouver le moyen de conserver la vie, j’en ai trouvé un autre bien plus sûr, c’est celui de ne pas craindre la mort. Il cherchoit la solitude, autant par goût que par système. Il avoit pris pour devise ce vers d’Ovide : Benè qui latuit, benè vixit, « Vivre caché, c’est vivre heureux » ; et ces autres de Sénèque : Illi mors gravis incubat, qui notus nimis omnibus, ignotus moritur sibi, « Malheureux en mourant, qui, trop connu des autres, meurt sans se connoître lui-même. » Il devoit donc avoir une espèce d’indifférence pour la gloire, non pour la mériter, mais pour en jouir… Descartes craignoit la réputation, et s’y déroboit. Il la regardoit surtout comme un obstacle à sa liberté et à son loisir, les deux plus grands biens d’un philosophe, disoit-il. On se doute bien qu’il n’étoit pas grand parleur. Il n’eût pas brillé dans ces sociétés où l’on dit d’un ton facile des choses légères, et où l’on parcourt vingt objets sans s’arrêter sur aucun… L’habitude de méditer et de vivre seul l’avoit rendu taciturne ; mais ce qu’on ne croiroit peut-être pas, c’est qu’elle ne lui avoit rien ôté de son enjouement naturel. Il avoit toujours de la gaieté, quoiqu’il n’eût pas toujours de la joie. La philosophie n’exempte pas des fautes, mais elle apprend à les connoître et à s’en corriger. Descartes avouoit ses erreurs, sans s’apercevoir même qu’il en fût plus grand. C’est avec la même franchise qu’il sentoit son mérite, et qu’il en convenoit. On ne manquoit point d’appeler cela de la vanité ; mais s’il en avoit eu, il auroit pris plus de soin de la déguiser. Il n’avoit point assez d’orgueil pour tâcher d’être modeste. Ce sentiment, tel qu’il fût, n’étoit point à charge aux autres. Il avoit dans le commerce une politesse douce, et qui étoit encore plus dans les sentiments que dans les manières. Ce n’est point toujours la politesse du monde, mais c’est sûrement celle du philosophe. Il évitoit les louanges, comme un homme qui leur est supérieur. Il les interdisoit à l’amitié ; il ne les pardonnoit pas à la flatterie. Il n’eut jamais avec ses ennemis d’autre tort que celui de les humilier par sa modération ; et il eut ce tort très souvent. La calomnie le blessoit plus comme un outrage fait à la vérité, que comme une injure qui lui fût personnelle. Quand on me fait une offense, disoit-il, je tâche d’élever mon âme si haut, que l’offense ne parvienne pas jusqu’à moi. L’indignation étoit pour lui un sentiment pénible ; et s’il eût fallu, il eût plutôt ouvert son âme au mépris. Au reste, ces deux sentiments lui étoient comme étrangers, et ce qui se trouvoit naturellement dans son âme, c’étoit la douceur et la bonté. Cette âme forte et profonde étoit très sensible. Nous avons déjà vu son tendre attachement pour sa nourrice. Il traitoit ses domestiques comme des amis malheureux qu’il étoit chargé de consoler. Sa maison étoit pour eux une école de mœurs, et elle devint pour plusieurs une école de mathématiques et de sciences. On rapporte qu’il les instruisoit avec la bonté d’un père ; et quand ils n’avoient plus besoin de son secours, il les rendoit à la société, où ils alloient jouir du rang qu’ils s’étoient fait par leur mérite. Un jour l’un d’eux voulut le remercier : Que faites-vous ! lui dit-il, vous êtes mon égal, et j’acquitte une dette. Plusieurs qu’il avoit ainsi formés ont rempli avec distinction des places honorables. J’ai déjà rapporté quelques traits qui font connoître sa vive tendresse pour son père. Je ne prétends pas le louer par là ; mais il est doux de s’arrêter sur les sentiments de la nature. On lui a reproché de s’être livré aux foiblesses de l’amour, bien différent en cela de Newton, qui vécut plus de quatre-vingts ans dans la plus grande austérité de mœurs. Il y a apparence que Descartes, né avec une âme très sensible, ne put se défendre des charmes de la beauté. Quelques auteurs ont prétendu qu’il étoit marié secrètement ; mais, dans un de ces entretiens où l’âme, abandonnée à elle-même, s’épanche librement au sein de l’amitié, Descartes, à ce qu’on dit, avoua lui-même le contraire. Quoi qu’il en soit, tout le monde sait qu’il eut une fille nommée Francine ; elle naquit en Hollande le 13 juillet 1635, et fut baptisée sous son nom. Déjà il pensoit à la faire transporter en France, pour y faire commencer son éducation ; mais elle mourut tout-à-coup entre ses bras, le 7 septembre 1640. Elle n’avoit que cinq ans. Il fut inconsolable de cette mort. Jamais, dit-il, il n’éprouva de plus grande douleur de sa vie. Depuis, il aimoit à s’en entretenir avec ses amis ; il prononçoit souvent le nom de sa chère Francine ; il en parloit avec la douleur la plus tendre, et il écrivit lui-même l’histoire de cette enfant, à la tête d’un ouvrage qu’il comptoit donner au public. Il semble que, n’ayant pu la conserver, il vouloit du moins conserver son nom… Avec ce naturel bon et tendre, Descartes dut avoir des amis : il en eut en effet un très grand nombre. Il en eut en France, en Hollande, en Angleterre, en Allemagne, et jusqu’à Rome ; il en eut dans tous les états et dans tous les rangs. Il ne pouvoit point se faire que, de tous ces amis, il n’y en eût plusieurs qui ne lui fussent attachés par vanité. Ceux-là, il les payoit avec sa gloire ; mais il réservoit aux autres cette amitié simple et pure, ces doux épanchements de l’âme, ce commerce intime qui fait les délices d’une vie obscure et que rien ne remplace pour les âmes sensibles. La plupart des hommes veulent qu’on soit reconnoissant de leurs bienfaits : pour moi, disoit Descartes, je crois devoir du retour à ceux qui m’offrent l’occasion de les servir. Ce beau sentiment, qu’on a tant répété depuis, et qui est presque devenu une formule, se trouve dans plusieurs de ses lettres. À l’égard de Dieu et de la religion, voici comme il pensoit. Jamais philosophe ne fut plus respectueux pour la Divinité. Il prétendoit que les vérités même qu’on appelle éternelles et mathématiques ne sont telles que parceque Dieu l’a voulu. Ce sont des lois, disoit-il, que Dieu a établies dans la nature, comme un prince fait des lois dans son royaume. Il trouvoit ridicule que l’homme osât prononcer sur ce que Dieu peut et ce qu’il ne peut pas. Il n’étoit pas moins indigné que ceux qui traitoient de Dieu dans leurs ouvrages parlassent si souvent de l’infini, comme s’ils savoient ce que veut dire ce mot. Les catholiques l’accusèrent d’être calviniste, les calvinistes d’être pélagien ; sur son doute, on l’accusa d’être sceptique ; plusieurs l’accusèrent d’être déiste, et l’honnête Voétius d’être athée. Voilà les accusations. Voici maintenant ce qu’il y a de vrai. Il épuisa son génie à trouver de nouvelles preuves de l’existence de Dieu, et à les présenter dans toute leur force. Dans tous ses ouvrages, il parla toujours avec le plus grand respect de la religion révélée. Dans tous les pays qu’il habita, il fit toujours les fonctions de catholique. Dans son voyage d’Italie, pour s’acquitter d’un vœu, il fit un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Dans ses Méditations métaphysiques et dans ses lettres, il donna deux explications différentes de la transsubstantiation. Dans son séjour en Suède, il ne manqua jamais une fois aux exercices sacrés qui se faisoient dans la chapelle de l’ambassadeur. Dans sa dernière maladie, il se confessa, et communia de la main d’un religieux, en présence de l’ambassadeur et de toute sa famille. Est-ce là un calviniste ? Est-ce là un pélagien ? Est-ce un déiste, un sceptique, un athée ?…

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Descartes fut attaqué le 2 février 1650 de la maladie dont il mourut. Il n’y avoit pas plus de quatre mois qu’il étoit à Stockholm. Il y a grande apparence que sa maladie vint de la rigueur du froid, et du changement qu’il fit à son régime, pour se trouver tous les jours au palais à cinq heures du matin. Ainsi il fut la victime de sa complaisance pour la reine ; mais il n’en eut point du tout pour les médecins suédois, qui vouloient le saigner. « Messieurs, leur crioit-il dans l’ardeur de la fièvre, épargnez le sang français. » Il se laissa saigner au bout de huit jours, mais il n’étoit plus temps ; l’inflammation étoit trop forte. Il eut du moins, pendant sa maladie, la consolation de voir le tendre intérêt qu’on prenoit à sa santé. La reine envoyoit savoir deux fois par jour de ses nouvelles. M. et madame de Chanut lui prodiguoient les soins les plus tendres et les plus officieux. Madame de Chanut ne le quitta point depuis sa maladie. Elle étoit présente à tout. Elle le servoit elle-même pendant le jour ; elle le soignoit durant les nuits. M. de Chanut, qui venoit d’être malade, et encore à peine convalescent, se traînoit souvent dans sa chambre, pour voir, pour consoler et pour soutenir son ami… Descartes mourant serroit par reconnoissance les mains qui le servoient ; mais ses forces s’épuisoient par degrés, et ne pouvoient plus suffire au sentiment. Le soir du neuvième jour, il eut une défaillance. Revenu un moment après, il sentit qu’il falloit mourir. On courut chez M. de Chanut ; il vint pour recueillir le dernier soupir et les dernières paroles d’un ami : mais il ne parloit plus. On le vit seulement lever les yeux au ciel, comme un homme qui imploroit Dieu pour la dernière fois. En effet, il mourut la même nuit, le 11 février, à quatre heures du matin, âgé de près de cinquante-quatre ans. M. de Chanut, accablé de douleur, envoya aussitôt son secrétaire au palais, pour avertir la reine à son lever que Descartes étoit mort. Christine en l’apprenant versa des larmes. Elle voulut le faire enterrer auprès des rois, et lui élever un mausolée. Des vues de religion s’opposèrent à ce dessein. M. de Chanut demanda et obtint qu’il fût enterré avec simplicité dans un cimetière, parmi les catholiques. Un prêtre, quelques flambeaux, et quatre personnes de marque qui étoient aux quatre coins du cercueil, voilà quelle fut la pompe funèbre de Descartes. M. de Chanut, pour honorer la mémoire de son ami et d’un grand homme, fit élever sur son tombeau une pyramide carrée, avec des inscriptions. La Hollande, où il avoit été persécuté de son vivant, fit frapper en son honneur une médaille, dès qu’il fut mort. Seize ans après, c’est-à-dire en 1666, son corps fut transporté en France. On coucha ses ossements sur les cendres qui restoient, et on les enferma dans un cercueil de cuivre. C’est ainsi qu’ils arrivèrent à Paris, où on les déposa dans l’église de Sainte-Geneviève. Le 24 juin 1667, on lui fit un service solennel avec la plus grande magnificence. On devoit après le service prononcer son oraison funèbre ; mais il vint un ordre exprès de la cour, qui défendit qu’on la prononçât. On se contenta de lui dresser un monument de marbre très simple, contre la muraille, au-dessus de son tombeau, avec une épitaphe au bas de son buste. Il y a deux inscriptions, l’une latine en style lapidaire, et l’autre en vers français. Voilà les honneurs qui lui furent rendus alors. Mais pour que son éloge fût prononcé, il a fallu qu’il se soit écoulé près de cent ans, et que cet éloge d’un grand homme ait été ordonné par une compagnie de gens de lettres.


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  1. Voyez les Mémoires de l’Académie des sciences, année 1741.
  2. Huygens, Wallis et Wren.
  3. Le Puy de Dôme, en Auvergne.
  4. Nous réimprimons ici les notes de l’Éloge de Descartes, supprimant celles que remplit une philosophie commune et déclamatoire, et, dans presque toutes, les traits de mauvais goût qui s’y rencontrent fréquemment. Nous avons scrupuleusement conservé toute la partie biographique, propre à bien faire connoître le caractère, les habitudes et toute la carrière de Descartes.