Éléments d’idéologie/Seconde partie/Chapitre II

CHAPITRE II.
Décomposition de la Proposition dans tous les langages, principalement dans le langage articulé, et spécialement dans la langue française.


Il est donc certain que toute proposition est l’énoncé d’un jugement ; il est manifeste que le discours n’a aucune signification, quand il n’exprime pas un jugement quelconque. On ne peut pas même douter de ces vérités, quand on réfléchit sur la nature de notre intelligence, qui consiste toute entière à sentir et à juger, c’est-à-dire, à avoir des perceptions, et à y démêler des circonstances. Cependant, quand on reporte son attention sur nos langues parlées, on a de la peine à leur faire l’application de ce principe si évident ; on est tenté de penser que l’on a eu tort de le regarder comme tel, et l’on est porté à croire que ces langues expriment beaucoup de choses qui ne sont pas des jugemens. Cela vient de ce que nos langages articulés ont été si travaillés, si tourmentés, si sophistiqués ; ils ont revêtus des formes si variées, si syncopées, si détournées, que l’on a peine à reconnaître, à travers tant de déguisemens, en quoi consiste la véritable expression de la pensée.

Souvent un seul de nos mots représente une proposition toute entière, exprime un jugement complet, et ce qui est plus fort, n’exprime pas toujours le même. Non, par exemple, veut dire je ne sens pas cela, ou je ne crois pas cela, ou je ne veux pas cela, suivant la manière dont il est placé. Oui veut de même dire, ou je le crois, ou je le ferai, ou cela est convenu, ou cela est certain, suivant l’occasion. Car signifie également, suivant les cas, la cause, ou la preuve, ou la conséquence de cela est que, etc. Nos simples cris haye ! Ah ! ouf ! veulent dire quelquefois plaignez-moi, ou secourez-moi ; et d’autres fois simplement je souffre, ou même je perds courage.

Il en est de même de toutes nos interjections, d’un grand nombre de conjonctions, de plusieurs de ces mots que quelques grammairiens appellent des particules : ce sont autant d’énoncés de jugemens tout entiers.

On en peut dire autant, dans beaucoup de circonstances, de nos pronoms. Ils ne tiennent pas toujours la place d’un nom : ils représentent souvent toute une proposition. Quand après avoir dit, la paix est faite, j’ajoute, soyez-en sûr, croyez-le, c’est comme si je disais, croyez ce jugement, soyez sûr de ce jugement ; la paix est faite. En et le signifient exactement cette proposition : dans une autre occasion, ils en signifieront une autre.

D’un autre côté, pendant que nous avons des mots qui représentent ainsi une proposition complète, c’est-à-dire qui expriment à eux tous seuls deux idées séparées, et l’acte de juger qui les unit, nous en avons d’autres, en grand nombre, qui n’expriment pas même une idée toute entière, qui ne représentent, pour ainsi dire, qu’un fragment d’idée. Tels sont nos prépositions, nos adverbes, nos adjectifs, y compris les participes et les articles. On en peut dire autant de nos verbes ; mais ils revêtissent tant de formes, réunissent tant d’usages divers qu’ils méritent un article à part. Aussi ne saurait-on faire aucun usage d’aucun de ces mots, isolés et séparés de tout autre. Le, de, courageux, vivement ne signifient absolument rien tout seuls. Réunis à d’autres signes, le exprimera dans quelle étendue doit être prise une idée. De, placé entre deux idées, indiquera que l’une est dans un certain rapport avec l’autre. Courageux dénotera une qualité d’un être. Vivement, la manière dont s’exécute une action. Mais le n’est pas le nom de l’étendue ; de n’est pas celui du rapport ; courageux, celui de la qualité, ni vivement, celui de la manière. Ce ne sont donc pas là de vrais signes, mais réellement des fragmens de signes. Comme nous ne pouvons pas avoir un signe pour chacune de nos idées, ni pour chacune des manières d’être de cette idée, qui en fait une idée différente, nous avons un certain nombre de ces signes incomplets qui, pouvant s’unir à chacune, les varient, ou qui, les liant plusieurs ensemble, en font de nouveaux groupes. C’est une espèce de ciment, qu’on me passe cette comparaison, qui s’appliquant à un caillou, en change la forme et les dimensions, ou l’unissant à d’autres, en fait différens blocs dont il est partie nécessaire ; mais ce ciment n’est pas lui-même un assemblage de cailloux[1]. Il y a peu de ces fragmens de signes dans les langues naissantes. Elles n’ont pas encore éprouvé d’assez longs frottemens. Il n’est même pas facile de les démêler parmi les signes des langages composés de gestes ou de figures tracées ; ou si on les y retrouve bien distincts, je crois que c’est assurément parce que ces langages sont employés par des hommes qui ont aussi l’usage du langage oral, et qu’ils ont transporté ces signes incomplets de celui-ci dans ceux-là. Il n’y a que ce dernier qui se prête commodément à cet excès de décomposition. Il sera curieux de rechercher comment on est venu à cette subtilité d’expression dont la filiation même nous échappe. Pour le moment il suffit de l’avoir remarquée. Voilà donc dans nos langues parlées, des mots dont les uns signifient à eux seuls, deux jugement, et les autres ne signifient pas même une idée toute entière : et on peut dire qu’il n’y a dans aucune langue, que ceux que nous appelons des noms, qui représentent à eux seuls, une idée complète et unique. Mais pour que rien ne manque à la bizarrerie, souvent ces noms sont employés comme signes incomplets, comme quand un substantif est pris adjectivement ; et en outre tous les mots qui expriment, ou une proposition toute entière, ou seulement un fragment d’idées, peuvent être assez détournés de leur destination ordinaire, pour être employés comme noms : alors ils expriment une idée unique et entière. Quand je dis, non est une particule, et courageux est un adjectif, l’un et l’autre sont réellement substantifs. Non n’exprime plus telle ou telle réponse négative à une proposition antérieure, mais représente l’idée pleine et complète d’un certain mot qui en français a telles fonctions ; et il en est de même de courageux. De même encore toute une proposition, même très-complexe, devient un seul substantif, le vrai nom d’une idée, quand elle est représentée par un pronom. Ajoutons à cela que le même mot sert tantôt à en modifier, tantôt à en remplacer un autre, c’est-à-dire, qu’il joue alternativement deux rôles différens, comme le quand il est article, ou quand il est pronom : enfin, rappelons-nous que d’autres mots tels que mon, ton, son, etc., sont ordinairement appelés pronoms qui pourtant modifient toujours, et ne remplacent jamais rien.

Ainsi en résumé, il est constant que certains mots signifient toujours une proposition toute entière, et tantôt une proposition, tantôt une autre ; que d’autres sont capables de représenter à volonté toutes les propositions, ou seulement toutes les idées isolées, mais complètes que l’on veut ; que ceux-ci n’expriment que des portions d’idées, et ceux-là tantôt des idées complettes, tantôt de purs accessoires ; que, sous tous ces rapports, des mots placés, et même avec raison dans les mêmes catégories, ont des fonctions tout-à-fait différentes, tandis que d’autres rangés dans différentes classes, en remplissent souvent de semblables ; que quelques-uns appartiennent à deux classes, et que quelques autres ne jouent jamais le rôle affecté à ceux de la classe où on les a rangés ; et qu’enfin tous peuvent être employés de façon à représenter une idée complette et isolée, et beaucoup de ceux, dont c’est la destination propre, servent souvent à un autre usage. Si l’on songe en outre que très-souvent dans nos langues parlées, la plus grande partie de l’expression de la pensée demeure sous-entendue, et que le reste est présenté sous des formes qui en changent tout-à-fait l’aspect, il sera aisé de conclure que pour bien démêler l’artifice du discours et sa vraie valeur dans ces langues, il ne faut s’arrêter ni au matériel des mots, ni aux classifications qu’on en a faites, ni à la forme de la locution, mais pénétrer jusqu’au fond de l’expression et à la nature de l’acte intellectuel qu’elle représente : on sentira facilement que, bien que toutes les propositions ne soient que des énoncés de jugement, et ne puissent pas être autre chose, il n’est cependant pas surprenant que toutes ne semblent pas telles au premier coup-d’oeil, et qu’il soit même souvent assez difficile de le reconnaître.

Il suit de-là que la première chose que nous devons faire, est de le faire voir ; nous en avons un moyen très-simple. Il n’y a point de proposition sans verbe exprimé ou sousentendu. Quelle que soit la nature de ce mot, ce qu’il n’est pas encore tems de rechercher, il est certain que c’est lui seul qui constitue la proposition, et détermine le sens de celle dans laquelle il entre. Examinons donc ses effets sous toutes les différentes formes qu’il est capable de revêtir ; et nous aurons la véritable valeur de toutes les propositions possibles : or, cela n’est ni long, ni difficile, mais très-nécessaire.

Nos verbes ont différentes manières d’être qu’on appelle modes, parce qu’ils déterminent de diverses manières leur signification principale. Les grammairiens varient beaucoup sur le nombre de ces modes dans les différentes langues ; admettons-en le plus possible, puisque nous traitons de la grammaire générale de toutes les langues, et que nous voulons prévoir tous les cas. Distinguons les modes indicatif, conditionnel ou suppositif, subjonctif, optatif, impératif, interrogatif, dubitatif, participe et infinitif, et examinons-les l’un après l’autre.

Mode indicatif. Pour celui-là, il n’y a point de doute. Tout le monde convient que toutes les fois que ce mode se trouve dans le discours exprimé ou sous-entendu, il y a un jugement énoncé. Aussi l’a-t-on souvent nommé mode énonciatif, mode judicatif. Ces propositions, je suis grand, vous êtes aimable, il danse bien, etc., sont évidemment des énoncés de jugement. Seulement on pourrait être tenté de mettre en question, s’il en est de même de celles-ci, je veux, vous souffrez, il desire et autres semblables, qui paraissent d’abord exprimer plutôt un sentiment qu’un jugement. Mais, avec un moment de réflexion, on sent que ces propositions n’expriment pas seulement ce sentiment, cette passion, comme si l’on prononçait les mots volonté, souffrance, desir ; mais qu’elles signifient que ce sentiment, cette passion sont jugés être dans un tel sujet. Ainsi elles sont des énoncés de jugemens, comme toutes les autres où entre ce mode.

Observons encore que cela est également vrai, soit que ce mode se trouve dans une proposition principale ou dans une proposition incidente. Toute la différence est que le sujet est un nom dans le premier cas ; et que dans le second, il est un pronom relatif, lequel se rapporte à un nom, qui est dans ce moment l’objet principal de l’attention. Quand je dis l’homme qui est bon, qui est bon est un jugement dont qui est le sujet : tout comme, cet homme est utile, cette pêche est bonne, sont des jugemens, dont cet homme et cette pêche sont les sujets. Il n’y a donc là aucune difficulté.

Mode conditionnel ou suppositif. Il n’y en a pas davantage pour ce second mode. Dans ces phrases, je voudrais, cela serait bien, il est évident qu’il y a un jugement énoncé : à la vérité, il l’est dans une forme qui fait attendre quelque condition, supposition, ou restriction, qui modifiera l’attribut et en fera partie ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit senti, renfermé dans le sujet. Quand je dis : cette opération serait bonne, si elle était sûre, je prononce que dans l’idée de cette opération est renfermée l’idée d’être bonne, s’il y a sûreté.

Mode subjonctif. Il en est de même de ce mode. Dans cette phrase, il faut que je sois entendu, je sois entendu est un jugement, tout comme cela est vrai en est un dans celle-ci, je pense que cela est vrai. Dans les deux cas, le que qui précède, marque que ces phrases dépendent d’une autre. Seulement dans la première, on a jugé à propos de l’indiquer encore par une nuance dans la forme du verbe, parce que dans certaines occasions, c’est l’usage en français. Les propositions subjonctives sont donc aussi des énoncés de jugemens.

Mode optatif. On en peut dire autant de celles-ci : que n’ai-je fait ce que vous m’avez dit ! Que ne puis-je vous suivre ! Fasse le ciel que vous réussissiez ! Quelles que soient les diverses manières dont ces idées sont rendues dans les différentes langues, que leurs verbes aient réellement, ou n’aient pas un véritable mode optatif ; suivons notre principe, ne nous arrêtons pas à la forme, et ne considérons que le fond de la pensée. Que signifient réellement ces locutions ? Ne veulent-elles pas dire, je regrette vivement de n’avoir pas fait ce que vous m’aviez dit, je suis affligé de ne pouvoir vous suivre, je souhaite ardemment que vous réussissiez ? Or, ce sont bien là encore des énoncés de jugemens. Les propositions optatives ne sont donc pas autre chose. La forme seule varie et masque le véritable sens. Mode impératif. Même remarque à faire sur ce mode. Quand je dis, faites ceci, allez là, j’exprime en effet, je veux, je désire que vous fassiez ceci, que vous alliez là. J’énonce que dans les idées qui composent actuellement l’idée de moi, je sens, je remarque celle de vouloir, celle de desirer, etc., etc. C’est encore un jugement.

Mode interrogatif. la même chose est visible dans le mode interrogatif. Avez-vous fini ? êtes-vous prêt ? veulent dire je vous demande, je desire savoir si, etc., etc. Ce sont autant de jugemens portés sur moi-même que je vous exprime.

Mode dubitatif. je ne crois pas que l’on doive faire un mode particulier de ces tournures de phrases, oserais-je observer ? Ne pourrait-on pas essayer ? Mais si on le veut, peu importe. Par leur forme, elles sont interrogatives, et rentrent dans ce que nous venons de dire. Pour le fond de l’expression, elles signifient, je doute, je ne sais, je crois pouvoir, etc., etc. ; et par conséquent elles sont des énoncés de jugemens comme toutes les précédentes. C’est cela seul que nous avions à remarquer.

Mode participe. quand le verbe est employé à ce mode, il n’y a pas d’énoncé de jugement ; mais il n’y a pas de proposition. Quand je dis, un homme aimant, une femme aimée, une affaire commencée, j’énonce simplement des idées isolées, et uniques, comme si je disais une jolie femme, un homme sensible, une bonne affaire. Le verbe à ce mode, est un véritable adjectif ; et c’est sa forme essentielle et fondamentale, comme nous le verrons bientôt. On doit comprendre dans ce mode, outre les différens participes proprement dits, tout ce que l’on appelle supins et gérondifs ; car nous ferons voir que ce ne sont que des manières particulières de se servir des participes.

Mode infinitif. L’infinitif n’est, pour ainsi dire, pas un mode du verbe ; c’est un vrai substantif. C’est le nom par lequel on désigne et le verbe lui-même et l’état qu’il exprime. Car soit dit par avance, tout verbe exprime toujours un état, puisque tout verbe signifie toujours être quelque chose. Faire, c’est être faisant ; aimer, c’est être aimant ; avoir, c’est être ayant. Mais ce n’est pas encore le moment d’exposer la théorie du verbe. Il suffit à présent, de remarquer que le verbe à l’infinitif, ne forme point de proposition, ni par conséquent d’énoncé de jugement.

Pour revenir à notre objet, il est donc prouvé par le fait comme il l’a été par la théorie, que toutes les fois que dans le discours il y a une proposition quelconque, il y a aussi un énoncé de jugement, et rien autre chose. Ainsi toute émission de signes, tout discours est donc toujours un énoncé de jugement, ou la simple expression d’idées complettes ou incomplettes, mais isolées ; c’est-à-dire, de choses purement senties, mais non jugées ; ou autrement senties sans perception de circonstances. C’est ce dont il fallait commencer par s’assurer.

On pourrait aller plus loin encore, et dire que, même lorsque le discours n’est composé que de purs noms d’idées isolées, il exprime encore au moins implicitement des jugemens. Car quand je prononce le mot homme, je dis par le fait, j’ai présente l’idée homme, ou l’idée que j’ai présente s’appelle homme. ainsi je fais réellement une proposition elliptique. Cela est même encore vrai quand je prononce le nom d’une idée incomplette, comme de, ou courageux,

ou vivement.

ainsi, l’on peut dire avec vérité, que toute idée, par le seul fait qu’elle est représentée par un signe, devient un jugement ; et que toute émission de signe est un énoncé de jugement. Mais cette dernière considération nous est inutile actuellement. Il nous suffit qu’il soit prouvé, que tout discours n’exprime jamais que l’une de ces deux choses sentir ou juger ; et qu’il n’est d’aucun intérêt qu’autant qu’il exprime un jugement.

C’est ce que je voulais avant tout, mettre hors de doute.

Maintenant revenons à la décomposition de la proposition. Son état primitif est comme nous l’avons dit, d’être composée d’un seul geste ou d’un seul cri.

Mais quels élémens nécessaires devons-nous trouver renfermés dans ce signe unique en le décomposant ? C’est là ce qu’il s’agit de découvrir.

Puisque toute proposition es l’énoncé d’un jugement, et que tout jugement consiste à sentir qu’une idée existe dans notre esprit et qu’une autre idée existe dans celle-là, il faut nécessairement que le signe unique qui exprime une proposition, renferme au moins deux autres signes ; l’un représentant une idée existante par elle-même, et l’autre représentant une autre idée comme n’existant que dans la première. C’est là sûrement deux élémens nécessaires du discours. Voyons quels ils sont : nous verrons ensuite s’il y en a d’autres qui soient également indispensables.

Le nom, qu’on appelle assez mal-à-propos substantif, est le premier de ces deux signes. En effet, ce sont les noms qui représentent toutes les idées qui ont dans notre esprit une existence absolue et indépendante de toute autre idée. Que cette existence soit positive et réelle comme celle des êtres sensibles, ou fictive et imaginaire comme celle des êtres purement intellectuels, peu importe. Ces idées existent par elles-même, et ne sont subordonnées à aucune autre. Ce sont les noms, qui les expriment ; et tous les autres élémens du discours ne représentent que des idées relatives à celles-là, et ne les représentent que comme existantes dans les sujets auxquels elles se rapportent. Aussi n’y a-t-il que les noms, et les pronoms qui les remplacent, qui puissent être les sujets de nos jugemens et de nos propositions. Cependant les autres mots, et même des phrases entières, deviennent aussi fort souvent sujets de propositions ; mais c’est lorsqu’ils sont employés comme noms, ou comme on dit, pris substantivement, c’est-àdire, regardés comme exprimant des idées ayant une existence propre et absolue.

J’ai dit que c’est assez mal-à-propos, que l’on appelle les noms, des substantifs. en effet, l’on voit bien que ces deux mots substantifs

et substantivement, dérivent l’un et l’autre du mot et de l’idée substance. ce sont des conséquences de cette mauvaise philosophie, qui faisait supposer que sous les impressions que nous recevons des êtres réels, et qui sont les seules choses que nous en connaissions, il y a un soutien,

un substratum, une substance inconnue, en bon français un je ne sais quoi, qui constitue l’existence réelle et nécessaire de ces êtres, et dont les phénomènes sensibles ne sont que les accidens. Aujourd’hui nous savons que ce qui nous assure l’existence d’êtres autres que nous, c’est leur résistance à notre volonté réduite en acte ; que c’est cette propriété fondamentale qui constitue non pas la substance, (rien ne nous apprend qu’il y en ait une), mais la nature et la réalité de ces êtres ; que c’est elle qui fait que nous ne pouvons pas prendre pour des manières d’êtres spontanées de nôtre moi, les impressions que ces êtres nous causent ; et qu’enfin c’est elle qui nous révèle qu’ils sont des êtres, qu’ils existent. Or, sachant tout cela, si nous avions à nommer les mots qui représentent ces êtres, nous ne les appellerions pas des substantifs. Nous leur donnerions plutôt un nom tiré de leur fonction.

Nous dirions que ces mots sont des noms absolus

ou subjectifs, ou tout simplement des noms,

puisque ce sont eux et eux seuls qui nomment les choses existantes par elles-même. Mais puisque le mot substantif est consacré par un long usage, ne le rejettons pas : préservons-nous seulement de l’erreur qui lui a donné naissance et qu’il reproduit sans cesse.

Quoi qu’il en soit, il reste bien constant que ce sont les noms simples ou complexes qui composent la première classe des signes nécessaires à l’expression explicite de nos jugemens ; puisque ce sont eux qui représentent toutes les idées qui ont dans notre esprit une existence qui leur est propre, tant celles des êtres réels que celles des êtres purement intellectuels, et que ces idées sont les seules qui puissent être les sujets de nos jugemens et de nos propositions.

Actuellement cherchons quels sont les mots qui composent la seconde espèce des signes, que nous avons dit être indispensablement nécessaires pour former des propositions ; quels sont ceux qui nous peignent une idée comme existant dans une autre, comme en étant une circonstance, comme étant l’attribut de ce sujet, et pouvant par conséquent être celui d’une proposition.

Il paraît d’abord que cette fonction est complettement remplie par tous les mots que nous appellons les adjectifs proprement dits, et par suite par tous les mots et toutes les phrases employés adjectivement. En effet courageux, aimable, facile, nous présentent les idées courage, amabilité, facilité, non point comme isolées et indépendantes de toute autre, mais comme fesant partie d’un sujet, lui appartenant, en un mot sous la forme attributive ; et il semble que ce sont là des attributs complets. Cependant cela n’est pas.

Nous l’avons déjà dit, nos langages sont étonnamment rafinés. Nous avons opéré sur nos signes comme sur nos idées. Nous avons multiplié les subdivisions, accumulé les abstractions ; et enfin il se trouve que dans nos langues parlées, les adjectifs expriment bien une idée uniquement comme fesant partie d’une autre, mais c’est abstraction faite de l’idée d’exister : ils ne renferment plus cette notion d’existence.

courageux représente bien l’idée courage,

comme appartenant ou plutôt comme devant appartenir à un sujet, mais non pas comme existante effectivement ; et en cela il est un attribut incomplet. Car pour signifier complettement, qu’une idée est renfermée dans une autre, il faut auparavant signifier qu’elle est, qu’elle existe. or, c’est là une propriété dont par une abstraction singulière, tous nos adjectifs se trouvent dépouillés, et qu’il faut qu’ils recouvrent pour redevenir des attributs complets.

étant, existant est le seul adjectif qui renferme l’idée d’existence, non que ce soit plus qu’aux autres sa signification spécifique, mais parce que c’est sa signification propre, et que par conséquent il ne peut en être séparé sans être anéanti. Aussi est-ce par son moyen qu’on la rend aux autres ; et il n’y a d’adjectifs qui la renferment, qui par conséquent expriment complettement une idée existante dans une autre, qui par suite soient des attributs entiers, que ceux dans lesquels l’adjectif étant,

est implicitement compris. Ces adjectifs sont ce que nous appellons des verbes.

les verbes prennent une multitude de formes, dont nous verrons bientôt et facilement la génération, la cause, et l’effet ; mais en attendant, il ne faut pas qu’elles nous fassent illusion, ni qu’elles nous persuadent que ce sont des mots d’un ordre supérieur et ineffable. Ce sont tout simplement des adjectifs renfermant en eux-mêmes l’adjectif étant, des adjectifs dont on n’a point séparé par un excès d’abstraction, l’idée d’existence. leur forme essentielle, fondamentale, est ce que nous appellons leur participe ; ce qui ne veut pas dire au reste que ce soit leur forme primitive. Au contraire ; car c’est toujours du composé que l’on arrive au simple : mais il n’en est pas moins vrai, que le verbe nommé aimer, c’est-à-dire, qui a pour nom le substantif aimer, est dans la réalité l’adjectif aimant. en un mot, les adjectifs proprement dits sont des verbes mutilés ; et les verbes sont des adjectifs entiers. Voilà pourquoi les premiers unis à un substantif, ne produisent jamais une proposition ; et pourquoi il ne faut qu’un verbe et son sujet, pour en faire une.

Cependant, il faut remarquer que tant que le verbe demeure au mode participe, la proposition n’est formée qu’imparfaitement : mais tout ce qui manque pour la caractériser entièrement, nous allons le trouver dans les propriétés particulières à l’idée d’existence, et qui n’appartiennent qu’à elle ; et nous trouverons en même tems, que ce sont toutes les circonstances exclusivement propres aux verbes.

En effet, il n’y a que les choses existantes, qui puissent avoir des modes ; car pour être d’une certaine manière, il faut premièrement être.

pour exister d’une manière positive, ou conditionnelle, ou subordonnée, il faut avant tout exister.

aussi n’y a-t-il que les verbes qui aient des modes.

L’idée de durée est aussi un mode de l’idée d’existence. Il n’y a encore que les choses existantes qui puissent avoir de la durée, et par conséquent certaines époques dans leur durée.

Aussi n’y a-t-il que les aches qui aient des tems. Les autres adjectifs n’en sont pas susceptibles.

Un adjectif ordinaire, à qui vous donneriez des tems et des modes, deviendrait à l’instant un verbe ; c’est-à-dire, renfermerait aussitôt implicitement l’idée d’existence. Car, dès que vous auriez indiqué par une marque quelconque, que l’idée particulière qu’il exprime, existe de telle manière et dans tel tems, vous auriez dit par là même qu’elle est existante. Il n’y a pas une autre raison pourquoi nous admettons cette idée d’existence, comme renfermée dans tous nos verbes ; c’est qu’il n’y a pas moyen de ne pas l’y concevoir, quand on y trouve exprimée une ou plusieurs des circonstances de l’existence.

Cette réflexion nous conduit à voir pourquoi il y a proposition, c’est-à-dire, énoncé de jugement, dès que toutes ces circonstances sont spécifiées dans le verbe.

Car du moment qu’une idée signalée par la forme de son signe, comme ne pouvant avoir d’existence que dans un sujet, est dite exister de telle manière et dans tel tems, elle est dite exister dans ce sujet ; le jugement est porté. C’est cette délimitation là même qui l’énonce. Aussi voyez-vous qu’il y a jugement exprimé toutes les fois que le verbe est à un mode défini, et qu’il n’y en a pas encore tant qu’il est à un mode indéfini. Dans les mots aimant et aime, l’idée fondamentale est la même. Dans tous deux on voit l’idée amour

unie à l’idée d’existence, c’est-à-dire considérée comme existante, et de plus exprimée sous une forme adjective, qui la désigne comme ne pouvant exister que dans un sujet. Mais dans l’une il n’y a aucun accessoire, et dans l’autre il y en a de très-marqués qui constituent le jugement.

Quand vous dites, Pierre aimant ou étant aimant, vous ne faites que mettre à côté l’une de l’autre une idée existante par elle-même, et une idée qui ne peut exister que dans une autre : vous n’y ajoutez rien. Tout ce qu’on peut conclure, c’est que vous prétendez les unir pour ne former ensemble qu’une seule et même idée composée. Mais quand vous dites Pierre aime, ou est aimant, vous faites bien plus ; vous prononcez que cette idée qui ne peut exister que dans une autre, existe d’une manière positive et actuelle. Par là vous manifestez que vous la voyez ainsi dans son sujet ; vous exprimez un jugement formel.

Nous bornerons là ces observations. Elles ont pu paraître longues et un peu pénibles ; mais si on y réfléchit avec quelque attention, je me persuade qu’on les jugera riches en faits, et fécondes en résultats. En effet, non-seulement vous y trouvez expliqué la nature et l’usage de l’interjection, du nom, du verbe et de l’adjectif : mais encore vous y voyez quel est l’état primitif de la proposition, quelle est la marche toujours progressive de sa décomposition dans nos langues, en quoi consiste précisément l’énoncé du jugement, comment il se trouve effectué sans qu’il y ait de signe destiné spécialement à cet usage, pourquoi l’adjectif est insuffisant pour produire cet effet, et pourquoi il est produit dès que le verbe est à un mode défini. En un mot, ce peu de pages renferme toutes les bases de la théorie du discours, et la solution positive ou implicite d’une foule de questions, qui ont partagé les grammairiens, et qui ne les ont tous embarrassé, que parce qu’ils n’avaient pas parfaitement démêlé, ce que c’est que l’acte intellectuel appellé jugement. dans notre manière de le considérer, tout s’explique de soi-même et sans embarras ; et cela prouve, je crois, que nous avons atteint la vérité sur ce point capital. Résumons-nous donc, et rassemblons les principales conséquences que nous avons tirées de ce premier fait.

L’acte intellectuel, appellé jugement, consiste à sentir une idée, et à sentir une autre idée dans celle-là.

L’énoncé du jugement, la proposition, doit donc renfermer l’expression d’une idée représentée comme existante par elle-même, c’est-à-dire, sous forme substantive ou nominale, et l’expression d’une autre idée représentée comme existante dans celle-là, c’est-à-dire, sous forme adjective ou attributive. c’est le sujet et l’attribut.

Ce seul exposé nous montre, que l’expression de chacune de ces deux idées, pour être complette, doit renfermer l’idée d’existence, puisque l’une doit être représentée comme existante d’une manière, et l’autre comme existante d’une autre.

Pour le sujet, point de difficulté. La forme substantive ou nominale renferme toujours l’idée d’existence ; car, dire qu’une idée a tel nom, est nommée de telle manière, c’est dire implicitement qu’elle est, qu’elle existe. d’ ailleurs dans nos langues scrupuleusement exactes, jamais un substantif n’est employé comme sujet d’une proposition, que l’étendue de l’idée qu’il représente, si elle est susceptible d’augmentation ou de diminution, ne soit déterminée par un article. Or dire avec précision comment existe une idée, c’est dire encore plus positivement qu’elle est existante,

que si on ne fesait que la nommer. Si donc nos substantifs, ou noms, n’ont pas différens modes et différens tems comme nos verbes, c’est qu’ils sont toujours au mode énonciatif et au tems présent.

Le signe d’une idée existante par elle-même, n’est susceptible que de ce mode et de ce tems.

Pour l’attribut, il y a une remarque à faire. Nos mots appellés adjectifs représentent une idée, comme privée de l’existence propre et absolue qu’elle a dans le substantif dont ils émanent ; mais ils ne disent pas positivement qu’elle ait une existence relative. Par là ils se trouvent ne plus renfermer l’idée d’existence. Ils nous montrent l’idée particulière qu’ils signifient comme destinée à exister dans un sujet, comme devant y exister, mais non comme y existant positivement. Ils ne sont donc pas l’expression complette d’un attribut ; ils ne peuvent pas à eux seuls exprimer un attribut. On a raison de les appeller des adjectifs ; on pourrait les appeller des modificatifs ; on aurait tort de les nommer des attributifs. ils ne sont susceptibles ni de modes ni de tems.

Pour qu’ils forment un attribut complet, il faut ajouter à chacun d’eux l’adjectif étant, dont la signification propre est d’exprimer une existence positive.

Mais quand l’adjectif étant, est uni à un adjectif et ne fait qu’un avec lui, soit qu’il n’y soit que juxta-posé, soit qu’il soit fondu avec lui dans un même mot, cet adjectif n’est plus un simple adjectif : il est ce que nous appellons un participe, c’est-à-dire, un verbe à un mode indéfini.

Pourquoi cela ? C’est qu’il n’y a que ce qui existe, qui soit susceptible d’exister d’une manière ou d’une autre, dans un tems ou dans un autre ; et par conséquent l’adjectif étant, étant le seul qui exprime l’existence, il est aussi le seul qui puisse avoir des modes et des tems. il communique cette faculté à ceux auxquels il se joint ; et il en fait des verbes.

Un verbe n’est autre chose qu’un adjectif uni à l’adjectif étant, qu’un adjectif renfermant l’idée d’existence, et par cela même pouvant avoir des modes et des tems.

Les verbes sont donc aussi les seuls attributs complets, c’est-à-dire, les seuls mots qui représentent complettement une idée, comme existante dans une autre. Voilà pourquoi il n’y a pas de proposition sans verbe.

Ou plutôt l’on peut dire que l’adjectif étant,

est le seul verbe et le seul attribut. Tous les autres verbes ne sont que lui mêlé, ou juxta-posé à un modificatif. Tous les attributs ne sont encore que lui, modifié d’une manière ou d’une autre. Voilà pourquoi, il n’y a pas de proposition sans l’adjectif étant.

cependant il n’y a pas encore une proposition parfaite dans le discours, un énoncé de jugement formel, tant que l’adjectif étant demeure au mode indéfini.

En voici la raison.

C’est que pour être un véritable attribut, pour être réellement attribuée à un sujet, la première condition nécessaire à une idée présentée sous forme attributive, c’est-à-dire, comme devant exister dans une autre, est bien de renfermer l’idée d’existence, l’expression positive qu’elle existe ; mais tant que cette existence n’est annoncée que d’une manière vague et indéfinie, il n’y a encore rien de fait. Au contraire, dès que cette existence est précisée, et déterminée à avoir lieu suivant un tel mode et dans un tel tems, elle est par cela même affirmée être réelle : car une chose ne peut être dite exister de telle manière, et dans tel moment, sans être dite exister. voilà pourquoi il y a proposition dès que le verbe est à un mode défini.

On voit aussi par là, pourquoi, encore que le discours ait uniquement pour objet de représenter nos jugemens, il n’y a pourtant dans le langage aucun signe expressément destiné à représenter l’acte de juger ; et pourquoi on y a toujours cherché vainement ce signe. C’est que, dès qu’on a dit comment existe une idée, et comment une autre idée existe dans celle-là, un jugement est exprimé : comme dès qu’on a senti une idée, et une autre dans celle-là, un jugement est porté.

Il faut donc absolument, pour former une proposition, un sujet et un attribut, un nom et un verbe ; et il ne faut que cela : et même à la rigueur il ne faut avec un sujet que le verbe être, que l’adjectif étant, qui est le seul véritable attributif, et qui seul communique cette propriété aux autres. Tout le reste du discours n’est que des accessoires de sujets ou d’attributs.

Nous sommes donc, je crois, parvenus à la décomposition complette de la proposition, dans quelque langage que ce soit. Disons maintenant un mot de ses différens élémens dans nos langues parlées, et montrons l’origine et l’usage de chacun d’eux.

    j'osais la pousser jusqu'à dire que ce ciment n'est que des détrimens de cailloux qui ont perdu tout-à-fait leur forme, et auxquels on a ajouté un corps étranger : car ces mots sont effectivement des dérivés de noms qui ont perdu leur forme et leur destination premières, et auxquels on a attaché certaines idées de mode et de relation. C'est ce que nous verrons par la suite.

  1. La comparaison n'en serait que plus juste, si