Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre XVII

CHAPITRE XVII.
Continuation du précédent. Des autres effets des signes.


Vous voyez donc, mes jeunes amis, que nos actions sont les signes naturels et nécessaires de nos idées, puisqu’elles les représentent, en masse à la vérité, mais très-fidèlement, sans que nous en ayons l’intention, et même quand nous ne le voudrions pas : c’est ce qu’on appelle le langage d’action, parce que tout système de signe est un langage.

Ces signes naturels et nécessaires deviennent artificiels et volontaires, c’est-à-dire que nous les refaisons avec l’intention de faire connaître nos idées à nos semblables ; et le langage d’action devient la source de tous les autres, qui, comme lui, s’adressent au tact, à l’œil, ou à l’oreille, et que nous pouvons varier à l’infini. Nous en avons indiqué plusieurs.

À la longue, ces signes artificiels et volontaires, sur-tout ceux qui s’adressent à l’oreille, deviennent très-détaillés et trèscirconstanciés, et nous les rendons capables d’exprimer d’une manière distincte des idées très-peu différentes les unes des autres, et qui ne sont séparées que par des nuances très-fines.

Cet effet est dû sans doute à la souplesse des organes d’où émanent les signes, et à la délicatesse de ceux auxquels ils s’adressent, et il est proportionné à ces qualités ; mais il ne se produit que graduellement, et il ne peut avoir lieu qu’autant que nous combinons nos premières perceptions, que nous en formons des idées composées, que nous percevons entr’elles des rapports qui sont eux-mêmes de nouvelles idées, que nous les analysons, les comparons, les modifions, les envisageons sous toutes leurs faces, enfin que nous les soumettons à tous les calculs dont elles sont susceptibles. Or, c’est à cela même que les signes nous aident très-puissamment, en constatant les résultats de chacun de ces calculs ; et nous avons prouvé par des exemples, que sans leurs secours nous serions arrêtés dès les premiers pas : ainsi à mesure que les signes se perfectionnent, et même à chaque nouveau degré de perfection qu’ils acquièrent, ils sont cause du perfectionnement des idées qu’ils représentent, et par conséquent ils ne nous servent pas moins à former nos idées qu’à les communiquer.

Enfin, il paraît qu’ils doivent cette précieuse propriété à ce que l’effet du signe est d’associer l’idée qu’il représente à la sensation qu’il produit, et de faire ainsi participer des perceptions très-fugitives, telles que nos souvenirs et nos jugemens, aux propriétés de la sensation, qui, par sa nature, est une perception très-vive, très-forte et très-distincte.

Voilà, en peu de mots, le résumé de ce que nous avons dit jusqu’à présent des signes, de leur origine, de leurs différentes espèces, de leurs progrès, de leur effet principal et fondamental, et de la cause vraisemblable de cet effet. Munis de ces préliminaires, nous pouvons actuellement entrer dans quelques détails : ils nous feront encore mieux sentir l’influence des signes sur l’état actuel de la raison humaine ; et, nous fournissant l’occasion de faire usage de nos observations sur nos opérations intellectuelles et sur la formation de nos idées, ils nous procureront de nouvelles preuves que nous avons bien trouvé le fil de ce labyrinthe.

On demande souvent si nous pouvons penser sans signes. Cette question me paraît plus curieuse qu’utile ; mais puisqu’elle a été agitée, il ne faut pas négliger de la résoudre ; d’ailleurs, elle nous mènera à d’autres. Je crois que nous devons d’abord distinguer entre les signes naturels et les signes artificiels.

Nous avons vu que nos actions sont les signes naturels et nécessaires de nos idées, c’est-à-dire que, même malgré nous, elles manifestent avec plus ou moins de détails nos pensées et nos sentimens. Je ne connais pas d’autres signes naturels ; car les objets matériels sont bien les causes de nos perceptions, mais ils ne les manifestent pas, ils n’en deviennent le signe et la représentation qu’autant que nous les désignons à cet effet par un cri, par un geste, en un mot, qu’en vertu d’une institution expresse. Quand je montre un fruit et ma bouche pour exprimer cette idée, je veux manger, le fruit et ma bouche font partie de mon geste ; à eux seuls ils n’eussent jamais exprimé mon idée. Les objets matériels peuvent donc devenir signes artificiels et volontaires plus ou moins imparfaits, mais ils ne sont pas signes naturels et nécessaires ; il n’y a de signes naturels de nos idées, que nos actions.

Demander si nous pouvons penser sans signes naturels, c’est donc demander si nous pourrions posséder la faculté de sentir, d’avoir des perceptions, sans celle d’agir et de manifester ces perceptions par des actions. À cela il est impossible de répondre par une expérience directe ; seulement l’on peut dire que la faculté de sentir et celle d’agir étant distinctes, l’on peut concevoir un ordre de choses tel, que les mouvemens internes qui produisent nos perceptions auraient lieu, quoique nous fussions incapables de tout mouvement apparent qui les manifestât, et que dans ce cas nous penserions effectivement, mais que nos connaissances seraient bien bornées. Au reste, cette solution ne jette aucun jour sur l’exercice de notre faculté de penser telle qu’elle est, et ne fournit aucun moyen de déterminer jusqu’où elle irait sans l’usage des signes, dans un homme constitué comme nous le sommes.

Demande-t-on, au contraire, si nous pouvons penser sans signes artificiels et volontaires ? la réponse dépend du sens que l’on attache au mot penser. Pour nous, qui avons donné le nom d’idée ou de perception généralement à tout ce que nous sentons, depuis la plus simple sensation jusqu’à l’idée la plus composée, et qui avons appelé penser avoir des perceptions quelconques, et par là en avons fait le synonyme de sentir, la question n’en est pas une ; car il est bien manifeste que nous sentons avant d’avoir des signes artificiels, et que si, premièrement, nous ne sentions rien, nous n’aurions ni besoin ni moyen d’instituer aucun signe. Aussi quand quelques idéologistes ont prononcé que les signes sont absolument nécessaires pour penser, pour avoir des idées, c’est qu’ils ne comprenaient pas sous le nom d’idées la simple sensation, ni sous celui de penser l’action de percevoir cette sensation ; ils n’appelaient proprement idées que ce que nous avons appelé idées composées, et ils ne donnaient le nom de penser qu’à l’action de combiner nos perceptions premières. Dans ce sens je ne m’éloignerais pas beaucoup de leur avis ; mais j’avoue que je n’aime pas cette façon de s’exprimer, car je ne vois pas ce que peut être l’action de percevoir une sensation, si elle n’est pas une des opérations particulières de la faculté de penser ; ni ce que peut être l’action de penser, si elle n’est pas toujours celle de sentir, modifiée de mille manières. Dans notre langage nous devons donc dire, sans hésiter, que nous commençons à penser avant d’avoir des signes artificiels.

Il n’est pas aussi aisé de déterminer précisément jusqu’où irait notre faculté de penser si elle n’avait le secours d’aucun de ces signes, je ne vois même point de moyen de le savoir avec certitude ; mais, d’après tout ce que nous avons dit précédemment, il n’y a nul doute que sans les signes toutes les réunions que nous faisons de nos idées seraient aussitôt dissoutes que formées ; que les rapports que nous remarquons entr’elles seraient aussitôt évanouis que perçus, et que par conséquent toutes combinaisons ultérieures nous deviendraient impossibles, et nous serions toujours arrêtés dès les premiers pas : nous en avons même la preuve directe dans l’impossibilité où nous sommes de faire les moindres calculs sans noms de nombre. Ainsi nous pouvons prononcer avec les idéologistes que je citais tout à l’heure, que sans signes nous ne penserions presque pas.

La question qui suit celle-là dans l’ordre naturel des idées, est encore plus délicate ; c’est de savoir jusqu’à quelle classe d’idées et à quel degré de combinaison peut nous conduire chaque espèce de signe. Plusieurs auteurs ont décidé qu’il n’y a que les signes articulés, les mots, qui puissent nous élever jusqu’aux idées abstraites : mais je crois que cet arrêt mérite examen. D’abord nous avons vu que ces opérations qu’on appelle abstraire et concraire sont toujours réunies dans la formation de toute idée composée, et que l’une n’est pas plus difficile que l’autre ; ensuite nous avons observé que toute idée qui n’est pas individuelle est une idée abstraite, car il n’existe dans la nature que des individus ; enfin, nous savons que toute perception de rapport est aussi une idée abstraite, car un rapport n’est qu’une vue de l’esprit et non pas une chose existante par elle-même. Il faudrait donc, dans ce système, soutenir que sans les mots nous ne pourrions avoir que des idées individuelles, ou même que nous ne pourrions porter aucun jugement : or, j’avoue que cette opinion me semble impossible à défendre, et qu’au contraire il me paraît prouvé en rigueur qu’il a fallu avoir porté beaucoup de jugemens avant d’avoir créé un seul signe articulé. D’ailleurs je ne vois pas pourquoi un geste ou un cri n’exprimeraient pas une idée abstraite tout comme un mot : nous en voyons même tous les jours des exemples ; et quoique ces exemples se trouvent dans les gestes des gens qui ont déjà l’usage des signes articulés, ils n’en prouvent pas moins par le fait que la chose est possible. Je pense donc, sur la question proposée, que les signes artificiels, de quelque genre qu’ils soient, peuvent représenter et constater des idées de toute espèce, et que le degré de complication des idées qu’ils nous mettent à même de former, et des combinaisons qu’ils nous donnent la possibilité d’en faire, ne dépend pas de la nature même des signes, mais de leur degré de perfection, qui les rend capables d’exprimer des nuances plus ou moins fines, et de constater des analyses plus ou moins délicates.

Cette dernière observation commence à nous faire entrer plus avant dans notre sujet. Il s’agirait actuellement de rechercher dans tout langage quelconque jusqu’à quel degré de connaissance nous conduirait chaque degré de perfection des signes qui le composent : mais cette entreprise est évidemment impossible à exécuter ; il ne faudrait rien moins que refaire, depuis leur origine, tous les systèmes de signes imaginables ; et, quand cela se pourrait, il serait encore impossible de juger les effets des différens états de ces systèmes de signes que nous ne sommes pas habitués à employer. Les divers degrés de perfection des langues parlées sont moins difficiles à reconnaître et à apprécier : nous pouvons, jusqu’à un certain point, nous représenter ce que serait une de ces langues, d’abord si on lui ôtait toute conjugaison et toute déclinaison ; puis si on la privait successivement d’articles, de pronoms, de prépositions, de conjonctions, etc. ; et enfin si, réduite à des substantifs et des verbes invariables, on retranchait encore de ces mots tous les dérivés et les composés, et qu’on ne conservât que les primitifs. Nous ne saurions, il est vrai, même dans ce cas, répondre encore pleinement à la question proposée, et assigner avec justesse le degré précis de connaissance auquel nous conduirait cette langue dans ces différens états ; mais nous voyons clairement qu’après chacun de ces retranchemens successifs elle deviendrait toujours plus difficile à manier, moins capable de nous guider dans l’acte du raisonnement, moins propre à rapprocher nos idées les unes des autres, à les combiner, à les réunir sous tous les aspects dont nous avons besoin, à constater des différences légères entr’elles ; et qu’enfin, dans le dernier état où nous la mettons, elle ne pourrait plus représenter que quelques groupes principaux d’idées fortement distincts entr’eux, et donner lieu qu’à quelques jugemens très-grossiers et presque palpables que nous en porterions. Elle est alors, malgré les avantages des signes articulés, réellement inférieure à un système de gestes qui serait perfectionné. Cependant ce dernier état auquel nous l’avons réduite est l’état primitif de cette langue parlée et de toute autre. Un langage quelconque ne peut jamais avoir plus de signes que ceux qui l’instituent n’ont d’idées : il en a d’abord très-peu. Ce petit nombre de signes aide à travailler ce petit nombre d’idées ; il y fait découvrir de nouvelles circonstances, de nouvelles vues qui font sentir le besoin de nouveaux signes pour les exprimer ; et ces nouveaux signes servent à apercevoir de nouvelles combinaisons qu’il faut encore représenter. C’est ainsi que le langage satisfait d’abord les besoins de la pensée, puis lui en fait contracter de nouveaux en favorisant son action, et qu’alternativement l’idée fait naître le signe, et le signe fait naître l’idée. Ce sont ces innombrables actions et réactions successives qu’il faudrait pouvoir saisir pour être en état de répondre pleinement à la question que nous nous sommes proposée au commencement de ce paragraphe : elle est donc absolument insoluble dans ses détails. Mais nous voyons bien en masse que les connaissances et les langages marchent toujours de front ; que le niveau se rétablit à chaque instant entre l’idée et le signe, et que par conséquent la langue la plus perfectionnée est toujours celle employée par les hommes les plus éclairés ; et si elle n’est pas plus parfaite, c’est parce que leurs idées ne sont pas plus avancées.

Je dis que les connaissances et les langues marchent toujours de front, et que dans cette marche progressive le niveau se rétablit à chaque instant entre l’idée et le signe. Cela n’est vrai toutefois qu’autant que le signe est de nature à se bien prêter à ces accroissemens et à ces modifications successives : or, je crois que c’est une propriété qui n’appartient complètement qu’aux signes articulés ; et je suis persuadé que tous les autres systèmes de signes qui sont étendus, perfectionnés, raffinés à un certain point, si je puis m’exprimer ainsi, ne l’ont point été par leur vertu propre, par l’action directe des idées sur eux, mais ont été composés par des hommes qui avaient l’usage des signes articulés, dont l’esprit avait été développé par ces signes, et qui ont composé d’autres langages sur celui-là et d’après celui-là[1] ; en un mot que ces systèmes de signes ne sont que des traductions d’un système de signes articulés, et non pas des ouvrages originaux composés directement d’après les idées elles-mêmes. Cette réflexion nous amène naturellement à l’examen des qualités particulièrement propres aux signes articulés ; examen important, puisque ces signes prédominent universellement dans l’usage ordinaire, qu’évidemment ce sont eux qui ont provoqué, dirigé, et fixé la marche générale de l’esprit humain dans ses combinaisons et dans ses recherches, et que leur histoire est en même temps celle de nos idées et de nos raisonnemens. Encore une fois, la grammaire, l’idéologie, et la logique, ne sont qu’une seule et même chose : je ne connais point de moyen de séparer ces trois sciences dès qu’une fois on sait ce qu’elles sont.

Le premier avantage des signes articulés est de marquer, de constater facilement des nuances très-nombreuses et très-fines, et par conséquent d’exprimer distinctement des idées très-multipliées et très-voisines les unes des autres. Mais cet avantage ne leur est pas exclusivement propre ; je crois qu’il serait téméraire de prononcer que des gestes[2] ne sont pas susceptibles de combinaisons aussi variées et aussi distinctes que les sons articulés : ainsi, à cet égard, je ne vois pas à ces derniers une supériorité assez marquée pour être la cause de la préférence universelle qu’ils ont obtenue.

Je pense qu’elle est due, premièrement, à ce qu’il est dans la nature de l’homme de produire des sons quelconques dès qu’il est affecté : c’est un effet si nécessaire de notre organisation qu’il a lieu même malgré nous ; et ces sons sont tels, qu’ils peignent très-bien nos diverses affections, ce qui les en rend les signes naturels les plus certains et les plus distincts. Secondement, à ce que de tous les signes artificiels dérivant directement des signes naturels, les sons sont les plus commodes à employer ; ils n’exigent ni espace ni liberté de ses membres comme les gestes et les attouchemens : dans quelque position que l’on soit, estropié, malade, agissant, on peut produire ces signes ; on les entend de même de jour comme de nuit, de loin comme de près, sans se déranger, sans se tourner vers eux, sans s’en occuper, sans même le vouloir.

Ces deux propriétés qu’ont les sons d’être les plus naturels et les plus commodes de tous les signes, font que de tous ils sont ceux qui nous deviennent les plus profondément habituels par l’usage, et qui se lient et s’unissent le plus intimement en nous aux idées qu’ils représentent[3]. Or, si nous nous rappelons ce que nous avons dit et des effets de l’habitude et de l’effet principal des signes, nous sentirons que cet avantage est immense, et suffit seul pour les faire préférer universellement, et pour que ce soit eux qui secourent le plus efficacement les opérations de l’intelligence humaine.

Les sons cependant ont encore une propriété très-précieuse, c’est de pouvoir devenir des signes permanens. Au moyen de l’écriture, ils demeurent fixés sous nos yeux comme les hiéroglyphes, les dessins et tous les autres signes durables, et peuvent comme eux réveiller en nous à tout instant les idées dont ils nous ont affectés passagèrement, et nous rappeler celles que nous pourrions avoir oubliées et qui servent de liaison nécessaire aux autres. Voulons-nous apprécier l’importance de cet effet ? pensons à la différence de l’impression que fait sur nous un ouvrage en l’entendant lire, ou en le lisant nous-mêmes, sur-tout si le raisonnement est un peu serré, ou si le sujet ne nous est pas familier. Je pourrais bien citer un exemple encore plus frappant, c’est la différence qu’il y a entre calculer de tête et calculer par écrit ; mais dans ce cas, il faut attribuer la plus grande partie de cette différence à celle qui existe entre la langue des noms de nombre et la langue des chiffres ; ces derniers représentant par leurs places seules une multitude de rapports, c’est-à-dire de jugemens que n’expriment pas les noms même écrits. Je m’en tiens donc au premier fait ; il suffit pour prouver l’utilité des signes permanens, à ne considérer même que leur effet actuel, et sans parler de la propriété qu’ils ont encore de conserver pour d’autres temps et d’autres lieux des suites d’idées qui sans eux seraient impossibles à perpétuer et à transporter. Les sons, au moyen de l’écriture, acquièrent donc tous ces avantages, et seuls, entre tous les signes passagers, ils ont cette prérogative ; car tous les signes quelconques peuvent bien être traduits, mais nuls, excepté les sons, ne peuvent être écrits. Pour que vous entendiez bien ceci, jeunes gens, il faut que je vous fasse voir nettement en quoi consiste l’opération de traduire et celle d’écrire. J’ai commencé à vous en donner une idée lorsque je me suis refusé à regarder les alphabets comme des langues, et les caractères alphabétiques comme des signes[4] ; mais cela ne suffit pas, et c’est ici le lieu de compléter cette explication.

Traduire est une opération par laquelle on unit aux signes d’un langage les idées qui étaient jointes à ceux d’un autre langage ; à une première association elle en substitue une seconde, et par conséquent elle nécessite de les avoir toutes deux présentes à la fois à l’esprit. Cette opération a lieu toutes les fois que nous transportons nos idées d’une de nos langues parlées dans une autre ; mais elle n’a pas moins lieu quand nous exprimons des signaux par des gestes, des gestes par des hiéroglyphes ou autres figures, ces figures par des mots, ou seulement quand nous substituons un système de signes de chacune de ces espèces à un autre système de la même espèce : en général, il y a traduction dès que nous mettons un langage à la place d’un autre. Cette opération de traduire se fait également dans nos têtes, soit que nous émettions des idées, soit que nous les recevions, dès que la langue dans laquelle nous les recevons ou les émettons n’est pas celle avec laquelle nous les formons, celle à laquelle elles sont intimement liées en nous. La peine qu’elle nous coûte est exactement proportionnée au plus ou moins d’habitude que nous avons d’associer nos idées aux signes de la langue dans laquelle ou de laquelle nous traduisons : si cette seconde langue pouvait nous être aussi familière que celle dans laquelle nous pensons, si nos idées pouvaient être également liées aux signes de l’une et de l’autre, si enfin nous pensions indifféremment dans toutes deux, la peine de la traduction serait nulle, ou plutôt il n’y aurait pas traduction. Mais je ne crois pas que cette parfaite égalité puisse exister dans une tête humaine ; et si elle a lieu, ce ne peut être qu’entre deux langues parlées, entre deux systèmes de signes vocaux : car nous avons vu qu’aucune autre espèce de signes ne peut devenir aussi profondément habituelle que les sons. L’opération de traduire dérange donc toujours la liaison de nos idées à certaines sensations.

Il n’en est pas de même de l’action de lire et d’écrire. L’effet de l’écriture est de nous rappeler un son fugitif par le moyen d’un signe durable. Si les hommes étaient raisonnables, il n’y aurait qu’un alphabet pour toutes les langues parlées, et dans cet alphabet qu’un caractère pour chaque voix et chaque articulation : tout le reste n’est qu’un amas de variantes inutiles. Il n’y a nulle relation directe entre le caractère et l’idée ; aussi, pour écrire ou lire des mots, abstraction faite des irrégularités de l’orthographe, il n’est pas nécessaire d’en comprendre le sens ; il suffit de savoir que tel caractère répond à tel son : dès que cela est connu, la sensation visuelle réveille le souvenir de la sensation orale, et voilà tout. C’est, si l’on veut, une traduction ou plutôt une translation du signe, mais non pas une traduction de l’idée ; ce qui est bien différent, puisque cela ne dérange pas la liaison habituelle entre telle idée et telle sensation, le mot écrit ne faisant encore une fois que rappeler le mot prononcé et rien de plus. Vous voyez donc que les caractères alphabétiques ou syllabiques ne sont que des signes de signes, et non des signes d’idées, et qu’à parler exactement, eux seuls méritent le nom d’écriture. Tous les autres caractères étant des signes d’idées, forment de vraies langues qu’on peut traduire dans une langue parlée comme dans toute autre, mais qu’on ne saurait lire, dans le sens rigoureux du mot ; la preuve en est qu’on ne peut les prononcer sans les comprendre, tout comme en sens contraire on ne peut écrire des gestes sans savoir ce qu’ils signifient.

J’ai donc eu raison d’avancer qu’il n’y a que les signes vocaux qui puissent être écrits et lus, et que par conséquent seuls entre tous les signes passagers, ils ont la propriété de devenir permanens sans cesser d’être eux-mêmes ; ainsi, outre qu’ils sont très-variés et très-distincts, ils sont de beaucoup les plus naturels et les plus commodes à employer ; ces deux circonstances les rendent habituels à un point dont nulle autre espèce de signes ne peut approcher : de plus, ils deviennent permanens quand on le veut, ce qui accroît beaucoup leur utilité ; et alors ils frappent deux sens au lieu d’un, ce qui augmente encore extrêmement la force de leur liaison avec les idées.

En voilà plus qu’il n’en faut, je pense, pour rendre raison de la préférence universelle que l’on a donnée aux signes vocaux, pour montrer qu’il n’y a aucune comparaison à faire entre cette espèce de signes et toute autre, et pour prouver qu’eux seuls ont efficacement secouru l’intelligence humaine ; et que, dans l’intention de connaître l’influence des signes sur la formation de nos idées, ce sont ceux-là, exclusivement à tous les autres, qu’il nous faut étudier. Nous aurons donc tout ce qu’il peut être intéressant de savoir de l’histoire des signes, en traitant celle des sons articulés : c’est aussi à quoi je me bornerai dans la seconde partie de cet ouvrage, et ma Grammaire ne sera guère que l’analyse des langues parlées, quoiqu’elle soit la grammaire de tous les langages. En examinant les différentes espèces de mots dont ces langues sont composées, et les lois de leur formation et de leur réunion, nous verrons plus en détail comment elles dirigent notre intelligence. En attendant, je crois que nous pouvons nous en tenir aux réflexions précédentes, et terminer ici ce que nous avions à dire des effets généraux des signes et des effets particuliers de certains signes sur la formation de nos idées : il nous reste à les considérer comme moyen de transmettre ces mêmes idées à d’autres.

Quelqu’importance que soit cette seconde propriété, nous ne nous y arrêterons pas long-temps ; les conséquences qui en résultent sont si frappantes, qu’il suffira de les indiquer, ou plutôt nous n’aurons presque qu’à recueillir ce que nous en avons déjà dit en différens endroits. Il est aisé de voir que cette propriété qu’ont les signes d’être un moyen de communication avec nos semblables, est l’origine de toutes nos relations sociales, et par conséquent a donné naissance à tous nos sentimens et à toutes nos jouissances morales. Il n’est pas moins évident que sans elle chaque homme serait réduit à ses forces individuelles pour agir et pour connaître ; et nous avons déjà observé que dans cet isolement forcé il resterait fort au-dessous des sauvages les plus stupides, car les plus bruts d’entr’eux doivent encore beaucoup d’idées à l’état de société ; même les animaux sont, jusqu’à un certain point, instruits par leurs semblables, et ne sont pas tout-à-fait livrés à leur seule expérience personnelle. Enfin, quand on voudrait beaucoup étendre la possibilité du développement intellectuel de chaque individu, au moins serait-on toujours obligé de convenir que ses progrès seraient perdus pour l’espèce, et que le genre humain serait condamné à une éternelle enfance.

Il n’est donc pas douteux que nous devons tout ce que nous sommes à la possibilité de communiquer avec nos semblables ; la seule chose qui mérite examen, c’est de savoir comment cette communication d’idées agit sur nous ; mais il n’est peut-être pas si aisé de s’en rendre raison qu’il le paraît d’abord. En effet, on voit bien au premier coup-d’œil qu’il est plus facile d’apprendre une chose que de l’inventer, et que dès que les hommes peuvent se transmettre leurs idées les uns aux autres, ils profitent tous des observations et des réflexions de chacun d’eux, et il semble que dès-lors tout est expliqué. Cependant on sait qu’une idée toute faite est une chose absolument intransmissible ; que pour en avoir réellement la conscience, lorsqu’on entend ou que l’on voit le signe qui la représente, il faut nécessairement, si c’est une simple sensation, l’avoir éprouvée ; la preuve en est qu’on parlerait éternellement de couleur à un aveugle-né, qu’il ne saurait jamais ce dont il s’agit. Si c’est une idée composée, il faut avoir connu et rapproché tous les élémens qui la composent ; il est évident que sans cela nous ne connaissons pas la signification d’un mot, et que c’est ce qu’on nous fait faire plus ou moins bien quand on nous le définit. Enfin, si cette idée est un jugement, la proposition qui l’exprime est vide de sens pour nous, n’est qu’un vain bruit, comme celui d’une langue étrangère, si nous ne connaissons pas ses deux termes, si nous n’avons pas fait sur chacun d’eux les opérations que nous venons de décrire, et si ensuite nous ne faisons pas nous-mêmes l’acte de la pensée qui consiste à percevoir le rapport énoncé entr’eux. Tout cela est incontestable, et pourtant, quand on y songe, on est tenté d’en tirer une conséquence toute contraire à celle qui paraissait évidente tout-à-l’heure, et de croire que les signes émis par un autre ne nous épargnent aucune difficulté, puisqu’il faut que, pour les comprendre, notre intelligence fasse les mêmes opérations que pour former les idées qu’ils expriment. C’est ainsi que presque tous les phénomènes idéologiques renferment des circonstances si multipliées et si diverses, que l’on en porte des jugemens tout différens suivant l’aspect sous lequel on les a envisagés, et que pour les connaître réellement il faut les avoir considérés sous toutes leurs faces. Dans le cas présent, il y a un milieu à prendre entre les deux extrêmes ; d’une part, il n’est pas douteux que chacun n’a que les idées qu’il s’est faites, et que personne ne peut penser pour un autre ; mais, de l’autre, il n’est pas moins certain que chacun agit et réfléchit de son côté, et qu’il fait part aux autres des impressions que ses actions lui ont procurées et des combinaisons qu’il en a faites. Les premiers élémens de ces résultats et de ces combinaisons sont bien connus des hommes à qui il s’adresse, puisque ce sont les sensations communes à tous ; c’est même à cause de cela qu’il est compris par eux, et à cet égard il ne leur apprend rien ; mais les combinaisons de ces premiers élémens, les conséquences qu’on en peut tirer, les analyses qu’on en peut faire sont infiniment variées : la plupart ne pourraient avoir lieu sans certaines circonstances. Il s’en faut donc prodigieusement que toutes puissent se présenter à tous ; au lieu que, par le bienfait de la communication des idées, chacun se trouve agir, réfléchir et choisir pour tous ; tout ce qui est découvert devient un bien commun, source de nouveaux progrès, et le tout est exprimé et consigné par les signes qu’on invente à mesure, et par les associations durables qu’on en fait. C’est ainsi, comme nous l’avons déjà dit, que, dans les premières années de notre existence, en recevant les impressions de tout ce qui nous frappe et étudiant les signes de tous ceux qui nous entourent, nous apprenons les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de toutes les idées qui sont jamais entrées dans la tête des hommes, et nous sommes tout de suite à même d’en faire des combinaisons innombrables et nouvelles.

Ces dernières réflexions nous rappellent celles de ce genre que nous avons faites dans les chapitres VI, XIV et XV, en parlant de la formation de nos idées composées, des effets de l’habitude et du perfectionnement de nos facultés ; car tous ces objets se tiennent et toutes les parties de ce traité se correspondent et s’expliquent l’une l’autre. Il est même nécessaire d’avoir présent à l’esprit ce que nous avons dit sur ces sujets, pour comprendre réellement ce que nous venons de dire sur les propriétés et les effets des signes, et ce qui nous reste à dire sur leurs inconvéniens. C’est par là que nous allons terminer leur histoire.

Quelque grands que soient les avantages des signes, il faut convenir qu’ils ont des inconvéniens ; et si nous leur devons presque tous les progrès de notre intelligence, je les crois aussi la cause de presque tous ses écarts.

D’abord nous avons déjà remarqué que quand une fois l’usage des signes est introduit entre les hommes, nous n’en inventons presque plus, nous n’en faisons plus d’après nos idées propres, nous les recevons tout faits de ceux qui s’en servent avant nous, et nous avons presque toujours la perception du signe avant celle de l’idée qu’il est destiné à représenter. À la vérité, ce signe n’a aucune signification pour nous avant que nous ayons acquis la connaissance personnelle de cette idée ; mais lorsque l’idée est fort composée, et c’est le plus grand nombre, cette connaissance est souvent difficile à se procurer ; elle exige un travail long, qui ordinairement reste imparfait. Nous pouvons rarement y parvenir par des expériences directes ; nous sommes réduits le plus souvent à des conjectures, à des inductions, à des approximations ; enfin, nous n’avons presque jamais la certitude parfaite que cette idée, que nous nous sommes faite sous ce signe par ces moyens, soit exactement et en tout la même que celle à laquelle attachent ce même signe, celui qui nous l’a appris et les autres hommes qui s’en servent. De là vient souvent que des mots prennent insensiblement des significations différentes, suivant les temps et les lieux, sans que personne se soit aperçu du changement : ainsi il est vrai de dire que tout signe est parfait pour celui qui l’invente, mais qu’il a toujours quelque chose de vague et d’incertain pour celui qui le reçoit ; or, c’est le cas où nous sommes presque toujours. C’est donc avec cette imperfection que nous y attachons nos idées, et qu’ensuite nous les manifestons.

Il y a plus ; je viens d’accorder que tout signe est parfait pour celui qui l’invente, mais cela n’est rigoureusement vrai que dans le moment où il l’invente, car quand il se sert de ce même signe dans un autre temps de sa vie, ou dans une autre disposition de son esprit, il n’est point du tout sûr que lui-même réunisse exactement sous ce signe la même collection d’idées que la première fois ; il est même certain que souvent, sans s’en apercevoir, il y en a ajouté de nouvelles, et a perdu de vue quelques-unes des anciennes. Ainsi, lorsque j’apprends le mot amour et celui de mer, sans avoir ressenti l’un ni vu l’autre, je leur adapte à chacun un groupe d’idées formé par conjectures, qui ne peut manquer de différer de la réalité ; lorsqu’ensuite j’ai ressenti l’amour et vu la mer, j’assemble sous ces mots une foule de perceptions réellement éprouvées, mais je ne suis pas du tout sûr qu’elles soient exactement les mêmes que celles éprouvées par celui qui m’a appris ces mots ; et enfin, ni moi ni celui-là même qui m’a enseigné l’usage de ces mots, ne sommes sûrs qu’au bout d’un certain temps ils réveillent en nous les mêmes perceptions, dans le même nombre, et avec les mêmes accessoires ; ou plutôt nous sommes certains que l’âge, les circonstances, les événemens, les dispositions morales et physiques, les effets des habitudes les ont nécessairement altérées, ensorte que réellement et inévitablement, le même signe nous donne d’abord une idée très-imparfaite ou même tout-à-fait chimérique, ensuite une idée différente de celle des autres hommes qui emploient aussi ce signe, et enfin une idée souvent fort éloignée de celle que nous y avons attachée nous-mêmes dans un autre moment.

L’observation de ces trois inconvéniens des signes nous montre, 1°. en quoi consiste la rectification successive des premières idées, ou ce qu’on appelle le progrès de la raison dans les jeunes gens ; 2°. l’origine de la diversité et de l’opposition des opinions des hommes sur les idées exprimées par certains mots ; 3°. la cause de la variation de ces opinions aux différentes époques de la vie. Ces phénomènes paraissent inexplicables quand on songe que l’organisation des hommes est telle, que tous, à tous les âges, et dans tous les temps, perçoivent toujours le même rapport de la même manière dès qu’il est réellement le même et à leur portée ; mais quand on pense que réellement, et rigoureusement parlant, sans nous en apercevoir nous avons chacun un langage différent, que tous nous en changeons à chaque instant, et que c’est avec ces langages si mobiles que nous pensons, doit-on être surpris que nous ne nous entendions pas nous-mêmes, et que par conséquent nous ne soyons souvent ni de l’avis des autres ni de celui qui a été le nôtre ?

Ces inconvéniens des signes sont inhérens à leur nature, ou plutôt à celle de nos facultés intellectuelles ; ils rentrent dans tout ce que nous avons dit des opérations de ces facultés et des effets de leur fréquente répétition. Ils sont donc impossibles à détruire totalement ; seulement ils s’atténuent à mesure que, les idées s’élaborant et se débrouillant, les signes expriment et constatent des analyses plus parfaites et plus fines, et sur lesquelles on varie moins. Mais il existe beaucoup d’autres défauts dans les signes tels que nous les employons, qu’ils ne doivent qu’à l’ignorance des temps dans lesquels ils ont été institués, et dont il serait possible de les purger : telles sont les anomalies de leur dérivation, la manière maladroite dont ils s’enchaînent, leurs liaisons souvent contraires à celles des idées qu’ils expriment, les embarras inutiles qu’ils apportent dans l’expression de la pensée. Je n’entrerai point ici dans ces considérations ; elles seront mieux placées quand nous aurons examiné en détail les élémens des langues parlées, et que nous aurons vu l’usage que nous faisons de nos idées et de leurs signes dans nos déductions : alors nous pourrons dire quelles seraient les conditions qui rendraient une langue parfaite, et comment nous pourrions en rapprocher celles dont nous nous servons[5]. Actuellement, il me suffit de vous avoir montré les effets généraux des signes, ceux particuliers à certaines espèces, et sur-tout aux langues parlées ; de vous avoir fait sentir leurs avantages, leurs inconvéniens, et qu’ils sont également cause des progrès de notre intelligence et de ses écarts : à quoi il faut ajouter cette réflexion, que c’est par leur influence et par la communication des idées, dont ils sont l’unique moyen, qu’il arrive que, quoique toutes nos idées nous viennent par les sens et soient élaborées par nos facultés intellectuelles, la perfection des sens, et même celle de ces facultés, est cependant bien loin d’être la mesure de la capacité des esprits, comme elle le serait dans des individus isolés, et qu’au contraire nous sommes presque entièrement les ouvrages des circonstances qui nous environnent. Je vous laisse à juger, jeunes gens, de l’importance de l’éducation, à prendre ce mot dans toute son étendue. Je m’en tiendrai là ; et ce sera aussi la fin de la première partie de mon ouvrage. Je vais vous en présenter un extrait raisonné qui, en rapprochant les idées, en fera mieux sentir la liaison, et qui pourra servir de Table analytique.


FIN.
  1. C’est ainsi que tous les instituteurs de sourds et muets ont composé leurs systèmes de gestes pus ou moins bien, suivant leur plus ou moins de connaissance des langues et de celle des idées.
  2. Je ne parle point ici des figures tracées, parce que ce sont des systèmes de signes artificiels secondaires qui n’ont pu être composés que d’après les signes artificiels primitifs qui dérivent immédiatement des signes naturels.

    Ces signes secondaires ne sont que des traductions des signes primitifs.

  3. Une autre circonstance qui contribue puissamment à produire cet effet, c’est l’intime correspondance qui existe entre l’organe vocal et l’organe auditif.

    M. Maine-Biran a eu grande raison d’en faire la remarque dans l’ouvrage ci-dessus cité.

  4. Voyez page 312.
  5. Voyez la Grammaire, chap. 6.