Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre XI

CHAPITRE XI.
Réflexions sur ce qui précède, et sur la manière dont Condillac a analysé la Pensée.


Mes jeunes amis, pour avancer avec sûreté dans une recherche quelconque, rien n’est plus utile que de jeter de temps en temps un coup-d’œil en arrière sur le chemin que l’on a parcouru ; cela est d’autant plus à propos en ce moment, que nous sommes déjà plus avancés dans notre carrière que peut-être vous ne le croyez vous-mêmes.

En effet, après vous avoir donné une idée générale de la faculté de penser ou sentir, et du but que je me propose en l’examinant, je vous ai fait remarquer qu’elle consiste à sentir des sensations, des souvenirs, des rapports et des desirs.

Vous avez vu que ces impressions premières suffisent à former toutes nos idées les plus compliquées et les plus abstraites, et à nous assurer de la réalité de notre existence et de celle de tout ce qui nous entoure.

Je vous ai même expliqué comment ces facultés élémentaires naissent les unes des autres, ou plutôt qu’elles ne sont que des modifications d’une faculté unique, celle de sentir. C’est ainsi, je crois, qu’il faut entendre le principe de Condillac, que toutes les opérations, ou, comme il dit souvent, toutes les facultés de l’ame ne sont toujours que la sensation transformée ; principe profond et fécond, qui jusqu’à présent donnait lieu à beaucoup de discussions, parce que cette manière de l’énoncer laisse peut-être quelque chose à desirer.

Je vous ai montré de plus en quoi consiste tout ce que nous savons des propriétés des corps, et que la manière dont je les considère explique très-facilement la génération et la nature de plusieurs idées qui ont toujours beaucoup embarrassé les métaphysiciens, et qui n’embarrassent si peu les autres hommes que parce qu’ils ne se mettent pas en peine de savoir ce qu’ils font quand ils pensent et qu’ils raisonnent ; chose cependant assez nécessaire pour bien penser et bien raisonner, quelque sujet que l’on traite.

Quoi qu’il en soit, il résulte de ce petit nombre d’observations, que, si nous ne nous sommes pas égarés, nous avons déjà une idée nette de l’instrument universel de toutes nos découvertes, de ses procédés, de ses effets, de ses résultats, et du principe de toutes nos connaissances ; ce qui n’était peut-être pas encore arrivé, et ce qui ne peut être inutile aux progrès ultérieurs de l’esprit humain.

Sans doute nous sommes loin d’avoir fait une histoire complète de l’intelligence humaine ; il faudrait des milliers de volumes pour épuiser un sujet si vaste, mais du moins nous en avons fait une analyse exacte ; et le peu de vérités que nous avons recueillies est, si je ne me trompe, dégagé de toute obscurité, de toute incertitude, et de toute supposition hasardée, ensorte que nous pouvons y prendre une entière assurance : d’où il arrive qu’étant certains de la formation et de la filiation de nos idées, tout ce que nous dirons par la suite de la manière d’exprimer ces idées, de les combiner, de les enseigner, de régler nos sentimens et nos actions, et de diriger celles des autres, ne sera que des conséquences de ces préliminaires, et reposera sur une base constante et invariable, étant prise dans la nature même de notre être. Or, ces préliminaires constituent ce que l’on appelle spécialement l’idéologie ; et toutes les conséquences qui en dérivent sont l’objet de la grammaire, de la logique, de l’enseignement, de la morale privée, de la morale publique (ou l’art social), de l’éducation et de la législation, qui n’est autre chose que l’éducation des hommes faits. Nous ne pourrons donc nous égarer dans toutes ces sciences qu’autant que nous perdrions de vue les observations fondamentales sur lesquelles elles reposent.

Il paraîtrait, par ce résumé, que nous n’avons plus rien à dire sur l’Idéologie proprement dite : et effectivement, si je n’avais égard qu’à ma façon de voir, j’aurais bien peu de choses à ajouter à ce qui précède. Je me contenterais de vous rappeler que ma manière de décomposer la pensée satisfaisant à l’explication de tous les phénomènes qui sont explicables, vous ne pouvez plus vous refuser à convenir qu’il n’y a dans toutes nos idées que des sensations, des souvenirs, des jugemens et des desirs ; et après quelques observations générales sur les rapports de l’idéologie et de la physiologie, je vous proposerais de passer à l’étude de l’expression de nos idées.

Mais vous avez pu remarquer que dans l’établissement de ma théorie idéologique, je ne me suis occupé que des faits sur lesquels elle est fondée, sans m’embarrasser des systèmes des auteurs qui ont écrit sur ces matières, et sans me mettre en peine d’en discuter presque aucuns. Or, avant d’aller plus loin, il est bon que vous ayez une idée des opinions les plus accréditées : pour cela il suffira que nous examinions celle de Condillac, parce qu’elle est le fond commun de toutes les autres, qui n’en sont guère que des variantes.

Vous saurez donc que ce philosophe justement célèbre, que l’on peut regarder comme le fondateur de la science que nous étudions, et qui jusqu’à présent en tient le sceptre[1], a jugé à propos, d’après Locke, de partager l’intelligence de l’homme ou sa faculté de sentir, en entendement et en volonté ; puis il reconnaît comme parties intégrantes de l’entendement, l’attention, la comparaison, le jugement, la réflexion, l’imagination, et le raisonnement, auquel il joint ensuite la mémoire, qu’il partage même quelquefois en réminiscence, mémoire proprement dite, et imagination (dans ce cas le mot imagination n’a pas le même sens que ci-dessus); enfin, il distingue dans la volonté le besoin, le malaise, l’inquiétude, le desir, les passions, l’espérance, et la volonté proprement dite. On peut voir cette division dans sa Logique, part. première, chap. 7 ; dans les leçons préliminaires de son Cours d’Études, art. 2 ; dans son Essai sur l’origine des Connaissances humaines, part. première, chap. 2 et 3, et dans plusieurs autres endroits de ses ouvrages : elle n’est pas partout exactement la même.

Voilà bien des parties distinctes dans cette seule chose que nous appelons la pensée. Les disciples de Condillac, et Condillac lui-même, y en ont quelquefois ajouté d’autres, et souvent en ont retranché : ces variations indiquent déjà qu’il y a de l’arbitraire dans ces divisions, et qu’elles ne sont pas manifestement commandées par les faits ; mais pour en être tout-à-fait certains, il nous suffit de nous rendre un compte exact de la signification de tous ces termes.

Je vois d’abord comme en parallèle et presque en opposition l’entendement et la volonté. Je comprends bien que l’on exprime par le mot volonté cette faculté, ce pouvoir que nous avons de ressentir des desirs, des penchans pour certaines manières d’être, et de l’éloignement pour d’autres : c’est aussi l’usage que nous avons fait de ce terme, et je le crois fondé ; mais je ne vois pas de même pourquoi on grouperait sous le seul mot entendement des choses aussi distinctes que sentir, se ressouvenir, et juger.

En effet, on peut dire que nos connaissances ne consistent proprement que dans les jugemens que nous portons des impressions que nous recevons ; qu’ainsi, rigoureusement parlant, il n’y a de tout cela que le jugement qui appartienne à l’entendement ; et qu’il faudrait ne placer que lui sous ce titre, tandis que la sensibilité, et même la mémoire, iraient très-bien se ranger avec le desir, qui est un effet immédiat et nécessaire de l’impression reçue.

D’un autre côté, si on considère que sentir et vouloir sont des modifications soudaines, et pour ainsi dire forcées, et que se ressouvenir et juger portent un caractère de plus de réflexion, on pourrait ranger la volonté avec la sensibilité comme en étant une dépendance, et laisser ensemble sous un autre nom, la mémoire et le jugement, et tout ce qui y tient ; ce qui produirait encore une autre distribution. Peut-être pourrait-on encore avec plus de raison observer que la sensibilité et la mémoire sont les facultés qui fournissent au jugement et à la volonté les sujets sur lesquels ils s’exercent ; qu’elles sont intimement liées ; et que sous ce point de vue il convient de les réunir comme étant le principe de tout, et de laisser ensemble le jugement et la volonté, les regardant comme des conséquences.

Enfin, si l’on fait attention que tout desir quelconque est le produit d’une sorte de discernement des qualités d’une chose, on trouvera que la volonté elle-même appartient à l’entendement plus que la sensibilité et la mémoire ; et cela produira un nouvel arrangement, ou détruira toute division. Il y a donc, je le répète, bien de l’arbitraire dans celle adoptée.

Le vrai est qu’il vaut mieux ne pas réunir forcément sous des titres fantastiques des choses aussi différentes entr’elles que la sensibilité, la mémoire, le jugement, et la volonté, et que nous devons les laisser aussi distinctes et séparées dans nos nomenclatures qu’elles le sont dans le fait[2].

Si de cette division générale nous passons aux détails, je vois d’abord l’attention à la tête des facultés qui composent l’entendement : mais l’attention est-elle donc une faculté particulière ? consiste-t-elle dans une opération de l’esprit distincte de toutes les autres ? je ne le crois pas. Être attentif à quoi que ce soit, c’est apporter à une chose quelconque le soin nécessaire au succès. L’attention est l’état de l’homme qui veut surmonter une difficulté ; c’est une manière d’être, produite par l’énergie de la volonté ; c’est un effet et non pas une cause ; et je ne vois là aucune action spéciale : j’aimerais autant faire une faculté de la tristesse ou de la fatigue. Mais, dit-on, quand je fais attention à une sensation, j’en ai la conscience, et toutes les autres disparaissent. Hé bien ! les autres sont nulles, et vous avez une sensation : voilà tout. Vous auriez de même la perception d’un souvenir, d’un rapport, ou d’un desir. Aussi, dit-on, l’attention devient successivement tout cela. Dans ce cas-là elle n’est rien par elle-même, et il est inutile d’en parler ; c’est aussi à quoi je conclus.

Vient ensuite la comparaison : c’est, nous dit-on, une double attention, une attention qui se porte sur deux objets à la fois ; soit. J’ai déjà dit ce que je pense de l’attention. Mais comment comprendre la comparaison séparée du jugement ? Juger n’est-ce pas sentir un rapport entre deux objets ? et sentir un rapport entr’eux n’est-ce pas les comparer ? Aussi ajoute-t-on que nous ne pouvons comparer deux objets sans les juger. Pourquoi donc séparer deux choses inséparables ? Je ne vois toujours là que deux actions, sentir et juger. La comparaison est jugement, ou n’est que sensation ; elle n’est donc rien en elle-même. Passons à la réflexion.

Nous avons déjà vu, chapitre VI, p. 76, ce que c’est que réfléchir ; il est inutile de le répéter ici : il suffit de remarquer que la réflexion n’étant qu’un certain usage que nous faisons de nos facultés intellectuelles, elle n’est point elle-même une faculté particulière.

J’en dirai autant de l’imagination, qu’on fait consister à rassembler dans un seul objet fantastique les qualités de plusieurs objets réels. Cela n’a pas besoin de preuves.

Quant à cette autre imagination qui consiste à avoir des souvenirs si vifs, que les objets semblent actuellement présens, nous avons déjà observé, au chap. III, qu’elle n’est que la mémoire, ou l’effet de la mémoire, qui va jusqu’à réveiller la sensation même. Elle n’a donc pas besoin d’un nom particulier, non plus que la réminiscence, que l’on fait consister à avoir des souvenirs et à sentir que ce sont des souvenirs. Celle-là est la mémoire unie à un jugement.

Reste donc le raisonnement, qui est, dit-on, une suite de jugemens implicitement renfermés les uns dans les autres. J’en conviens ; et j’en conclus que ce n’est là qu’une répétition de l’action de juger, et non une faculté particulière.

Voilà pourtant à quoi se réduisent toutes ces subdivisions si multipliées de ce qu’on appelle entendement. Je n’y retrouve jamais, en les analysant, que des sensations, des souvenirs et des jugemens ; et je suis toujours plus convaincu qu’elles ne sont propres qu’à embrouiller la matière, en créant des êtres imaginaires, et en en confondant de très-réels. Voyons s’il en sera de même de la volonté.

On place à la tête des opérations intellectuelles que l’on rapporte à la volonté, une affection nommée le besoin, que l’on nous dit être une souffrance. Quand cette souffrance est faible, on l’appelle malaise ; et quand elle nous prive du repos, on lui donne le nom d’inquiétude. On nous présente cela comme trois opérations distinctes, et l’on fait intervenir la réflexion et l’imagination pour transformer ces opérations en une quatrième, que l’on appelle le desir. j’avoue que je ne comprends rien à cette explication ; je ne vois encore là que deux choses, souffrir, et desirer ; et ces deux choses je les connais bien par expérience. Souffrir, est une manière d’être, un produit de la sensibilité ; c’est l’effet d’une impression reçue : et cette impression est telle, qu’elle me fait porter le jugement distinct ou implicite que je dois l’éviter, d’où il suit que j’en conçois le desir. Dans la puissance de concevoir des desirs consiste uniquement ce que j’appelle volonté.

Notre auteur, au contraire, comprend encore parmi les opérations dépendantes de la volonté, les passions, l’espérance, la volonté proprement dite, et jusqu’à la crainte, la confiance, la présomption.

Il est vrai qu’il nous explique que les passions sont des desirs devenus habituels, que l’espérance est le desir joint à un jugement, et que la volonté, dans le sens restreint, est encore le desir joint à un autre jugement. Ainsi ce ne sont pas là des impressions élémentaires, mais des affections composées, dans lesquelles il n’y a que le desir qui appartienne réellement à la faculté appelée volonté.

Pour la crainte, la confiance, la présomption, etc., ce n’est pas la peine de nous y arrêter : il est trop manifeste que ce sont des manières d’être, des états de l’homme, résultans de l’emploi bon ou mauvais de toutes ses facultés ; et que des résultats si compliqués ne peuvent jamais être regardés comme des élémens.

Je persiste donc à penser que la manière dont Condillac a décomposé notre intelligence est vicieuse ; et que plus on y réfléchira, plus on se convaincra que la pensée de l’homme ne consiste jamais qu’à sentir des sensations, des souvenirs, des jugemens et des desirs[3].

Au reste, l’examen auquel nous venons de nous livrer peut nous fournir des réflexions importantes. La première qui se présente, c’est que le grand idéologiste dont j’ose ici combattre quelques idées, a le mérite éminent d’avoir le premier bien reconnu ce que c’est que penser.

Il dit dans vingt endroits, et nommément dans ceux que je viens de citer : Les facultés de l’ame naissent successivement de la sensation. Elles ne sont que la sensation qui se transforme pour devenir chacune d’elles. Toutes les opérations de l’ame ne sont que la sensation même qui se transforme différemment, etc… Et, ce qui est plus précis encore, il dit, dans sa Logique, chapitre 7 : Toutes les facultés que nous venons d’observer sont renfermées dans la faculté de sentir. Assurément c’est bien dire, non-seulement comme Locke, que toutes nos idées viennent des sens, mais encore qu’elles ne sont que des sensations de différentes espèces. Cependant cela n’est pas complètement net, et souvent les explications subséquentes obscurcissent encore ces traits de lumière. J’aurais donc mieux aimé qu’il dît : Sentir est un phénomène de notre organisation, quelle qu’en soit la cause ; et penser n’est rien que sentir. Ce que nous appelons la faculté de penser, la pensée, n’est autre chose que la faculté de sentir, la sensibilité prise dans le sens le plus étendu. Toutes nos idées, toutes nos perceptions sont des choses que nous sentons, c’est-à-dire des sensations, auxquelles nous donnons différens noms, suivant leurs différens effets et leurs différens caractères.

Alors, au lieu d’expliquer péniblement comment la sensation devient mémoire, jugement, volonté, et mille autres choses, il aurait dit tout simplement, comme nous, que notre faculté de sentir ou penser consiste à sentir des sensations proprement dites, des souvenirs, des rapports, des desirs, et tout ce qu’il aurait jugé à propos d’y distinguer.

Je crois ces deux manières de s’exprimer bien identiques. Cependant, telle est la conséquence de présenter la même idée sous un aspect ou sous un autre, que quand, par la suite de mes observations et de mes réflexions, j’ai été conduit à conclure que toutes nos idées ne sont que des sensations diverses, et que penser, sentir et exister ne sont pour nous qu’une seule et même chose, j’ai cru fermement ne l’avoir pas appris de Condillac ; et peut-être beaucoup de ses sectateurs ne conviendront pas que je dise la même chose que lui, ni par conséquent que j’aie raison.

Il y a plus ; je suis persuadé que s’il avait rédigé son propre principe sous la forme que je lui donne, cet excellent esprit qui lui a fait éliminer tant d’idées fausses et vagues, l’aurait amené nécessairement à ne plus reconnaître dans la pensée toutes ces opérations parasites qu’il y admet encore, et qui ne font qu’embrouiller l’analyse qu’il en a faite, ce qui a été un vrai malheur pour la science. Au reste, peut-être a-t-il cru s’être fait entendre suffisamment ; peut-être n’a-t-il pas voulu s’expliquer davantage. Quoi qu’il en soit, je persiste à soutenir qu’à lui seul appartient l’honneur d’avoir découvert que penser n’est rien que sentir, et que toutes nos idées ne sont que des sensations diverses dont il ne s’agit que de démêler les différences et les combinaisons. J’ai débarrassé cette grande vérité de quelques nuages qui l’obscurcissaient encore un peu ; j’en ai tiré quelques conséquences de plus, et voilà tout.

La réflexion que nous venons de faire sur Condillac en amène naturellement une autre plus directement relative à la science, c’est qu’il est bien extraordinaire que depuis le temps que les hommes pensent et cherchent à se rendre compte de leurs idées, ce soit une découverte nouvelle de savoir que penser est la même chose que sentir ; et qu’il est encore plus surprenant que le même homme qui a été capable d’apercevoir cette vérité, ait pu ensuite se tromper sur le nombre et l’espèce des opérations distinctes qui composent cette faculté de sentir, et des sortes de sensations réellement différentes entre elles que nous lui devons.

Il semble en effet, au premier coup-d’œil, que rien au monde ne devrait être plus aisé, sinon de connaître les causes de la pensée, du moins d’en observer les effets ; il paraît que là il n’y a pas même possibilité à l’erreur : car de quoi s’agit-il pour chacun de nous ? de se rendre compte de ce qu’il fait tous les jours, à tous les momens ; d’en examiner les détails, de s’en tracer un tableau fidèle. Il n’est question de rien combiner, de rien inventer, encore moins de rien supposer. Il n’y a que des faits à recueillir, et ces faits se passent en nous ; chacun est pour lui-même le champ le plus riche en observations et le sujet de ses expériences les plus instructives ; enfin tout consiste à savoir ce que l’on sent. Qui pourrait jamais croire, s’il n’y était forcé par l’expérience de tous les siècles et par la sienne propre, que ce soit là une entreprise dans laquelle aient échoué les meilleurs esprits ? Cependant non-seulement la difficulté d’y réussir n’est que trop certaine, mais même elle est telle, qu’il faut déjà être fort avancé pour voir nettement en quoi elle consiste. Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent a pu nous mettre sur la voie, mais ne suffit pas pour bien éclaircir l’état de la question ; il faut donc que nous considérions encore notre pensée sous d’autres aspects, et que nous examinions quelques-uns des principaux phénomènes qu’elle présente. C’est ce que nous allons faire dans le chapitre suivant.

  1. Avant Condillac, nous n’avions guère, sur les opérations de l’esprit humain, que des observations éparses plus ou moins fautives : le premier il les a réunies et en a fait un corps de doctrine ; ainsi ce n’est que depuis lui que l’idéologie est vraiment une science. Il l’aurait encore bien plus avancée, si, au lieu de disséminer ses principes dans plusieurs ouvrages, il les avait rassemblés dans un traité unique qui contînt son système tout entier ; mais, quoiqu’une mort prématurée l’ait empêché de rendre cet important service à la raison humaine, il n’en est pas moins le guide le plus généralement suivi par tous les bons esprits de nos jours, et il a la gloire d’avoir puissamment contribué à les former.
  2. On peut conserver la division Entendement et Volonté ; mais alors il faut ranger sous l’un de ces mots tout ce qui a rapport à savoir et à connaître, et sous l’autre tout ce qui est relatif à vouloir et à agir. Mes trois premiers volumes sont un traité de la première partie ; mon quatrième est le commencement de la seconde, que je n’ai pu terminer, et qui devrait aussi former trois volumes, comme on peut le voir à la fin de ma Logique.
  3. Pour l’intelligence complète de cette discussion, que j’ai tâché de resserrer, j’invite le lecteur à relire l’Analyse de la Pensée, par Condillac, dans un des endroits cités ci-dessus, et sur-tout dans le chap. 7 de la première partie de sa Logique, où elle est le plus détaillée, et que j’ai eu principalement en vue.