Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre X

CHAPITRE X.
Continuation du précédent ; de la Mesure des Propriétés des Corps.


Nous l’avons déjà dit, la propriété d’être étendu consiste à pouvoir être touché continuement par notre main qui se meut. Un corps n’est étendu que parce qu’il a des parties telles, qu’il faut faire une certaine quantité de mouvement pour aller des unes aux autres. Mais comment évaluons-nous, mesurons-nous la quantité de son étendue ? La manière en est simple et directe. Nous comparons cette étendue à une portion fixe et déterminée d’étendue que nous prenons pour terme de comparaison, c’est-à-dire pour unité ; tels sont les pieds et les mètres, et tous leurs analogues, ainsi que toutes les mesures de surface et de capacité ou solidité qui en dérivent ; car ce que nous appelons mesurer la longueur, la surface ou la solidité d’un corps, n’est autre chose que reconnaître la quantité de mètres ou de parties de mètres linéaires, carrés ou cubes que contient ce corps ; et le premier élément de toutes ces mesures est une quantité fixe d’étendue en longueur, telle qu’un pied ou un mètre. Or, qu’est-ce pour nous qu’un pied ou un mètre ? C’est la représentation constante de la quantité de mouvement que notre main a dû faire pour se porter depuis l’extrémité de ce mètre qui a commencé à lui faire éprouver le sentiment de résistance, jusqu’à l’autre extrémité où elle a cessé d’éprouver cette résistance. Concluons donc que nous mesurons l’étendue par l’étendue même ; mais n’oublions pas que l’unité fondamentale de toutes ces mesures nous est donnée par le mouvement, et n’est autre chose que la représentation permanente d’une certaine quantité de mouvement. Passons à la durée.

La durée est, comme nous l’avons dit, une propriété commune à tout ce qui sent ou est senti, et qui appartient à tous les êtres, même indépendamment de l’étendue. Il s’agit maintenant de reconnaître comment nous la mesurons. Sans doute, nous ne la mesurons que par elle-même ; car mesurer une chose quelconque, c’est la comparer à une quantité déterminée de cette même chose, que l’on prend pour terme de comparaison, pour unité. Ainsi, mesurer, évaluer une longueur, un poids, une valeur, c’est trouver combien elles contiennent de mètres, de grammes, de francs, en un mot, d’unités de même genre ; et on ne peut pas évaluer une distance en grammes, ni un poids en francs, ni dire qu’une valeur est plus grande ou plus petite qu’un poids ou qu’une distance, et réciproquement. Mesurer la durée, c’est donc l’évaluer en unités de durée. Mais nous avons déjà remarqué que la propriété des êtres appelée durée, bien différente en cela de celle appelée étendue, ne nous donne par elle-même aucun moyen de constater d’une manière exacte et durable les limites de chacune de ses parties. Ces parties sont fugitives et transitoires ; elles ne coexistent pas ensemble ; leurs divisions ne sont marquées par rien ; il n’y en a par conséquent aucune qui soit déterminée avec assez de précision pour servir d’unité. Que faisons-nous donc pour partager la durée en temps, c’est-à-dire en quantités de durée mesurées avec justesse ? Nous avons recours au mouvement ; c’est lui, et lui seul, qui nous rend perceptibles les divisions de la durée. Aussi, prenez-y garde, les temps sont toujours marqués par quelques mouvemens opérés ; leurs subdivisions seraient arbitraires et incertaines si elles ne se rapportaient au mouvement de quelques astres ou de quelques machines. Nous mesurons donc la durée par elle-même comme toutes choses ; mais c’est le mouvement qui nous la rend commensurable.

Maintenant il reste à voir comment le mouvement, qui est en lui-même aussi fugitif, aussi transitoire, aussi peu susceptible de divisions fixes et permanentes que la durée, peut devenir pour elle la base et le moyen d’une mesure exacte ; car le mouvement, sans doute, ainsi que toute autre chose, ne se mesure que par lui-même ; et s’il n’est pas susceptible de divisions déterminées et invariables, comment peut-il servir d’échelle et de terme de comparaison pour évaluer des quantités d’une autre espèce ? C’est que le mouvement s’opère dans l’étendue, qu’il parcourt l’étendue, qu’elle le représente et le constate. En effet, comment voyons-nous qu’un jour, une heure, une minute, une seconde, sont écoulés ? C’est parce que le soleil, une aiguille de montre, la verge d’un pendule, ont parcouru un certain espace ; parce que l’eau d’une clepsydre, le sable d’une horloge, ont laissé vide une certaine portion d’étendue. Ainsi, par l’intermède du mouvement, les parties de la durée se trouvent manifestées par les parties de l’étendue, et par là elles participent à l’avantage inestimable qu’ont celles-ci de pouvoir être divisées et mesurées de la manière la plus rigoureuse et la plus invariable.

Mais, me direz-vous, nous voyons bien que c’est toujours un mouvement opéré qui nous rend sensible la quantité de durée écoulée, et toujours une étendue parcourue qui constate le mouvement opéré ; mais cela ne suffit pas encore pour que l’étendue soit la mesure fixe de la durée ; il faudrait pour cela que la même quantité d’étendue parcourue répondît toujours exactement à la même quantité de durée écoulée ; et pour que cela arrivât, il faudrait que nous n’eussions égard, dans la mesure du temps, qu’à un seul mouvement d’une vitesse connue et uniforme.

Je réponds que c’est aussi ce que vous faites sans vous en apercevoir. En effet, prenez-y garde, dans la mesure de la durée, l’unité c’est le jour ; toutes les périodes plus longues sont des multiples de celle-là, toutes celles qui sont plus courtes en sont des fractions : toutes sont plus ou moins arbitraires, aussi toutes varient à notre gré. L’année renferme plus ou moins de jours, suivant que nous préférons de la rapporter au soleil ou à la lune ; le jour seul est un temps qu’on ne peut ni augmenter ni diminuer, parce qu’il est déterminé par la nature des choses et ne dépend pas de nos conventions. Or, à parler rigoureusement, qu’est-ce qu’un jour ? Ce n’est pas le temps qui s’écoule entre deux levers du soleil dans les climats où ce lever avance ou retarde, c’est l’intervalle de deux levers du soleil dans les pays où cet intervalle est toujours le même ; c’est le temps que la terre met à tourner sur son axe ; c’est, par conséquent, le temps qu’un point de son équateur emploie à parcourir la totalité de ce grand cercle de la sphère. Ainsi voilà une durée, un mouvement et une étendue qui sont toujours les mêmes et qui se correspondent toujours exactement. Voilà la véritable unité qui peut servir et qui sert de terme commun de comparaison pour la mesure de ces trois espèces de quantité. Il ne reste plus qu’à voir comment nous l’employons pour évaluer chacune d’elles.

Pour l’étendue, nulle difficulté, nous l’avons déjà vu. Cette propriété des corps a exclusivement à toute autre le précieux avantage d’être susceptible de la division la plus commode, la plus durable, la plus précise, la plus distincte, la plus constante, la plus inaltérable, en un mot, la plus inaccessible à toute cause d’erreur. Aussi rien n’est-il plus aisé que de la mesurer : on en prend une portion quelconque et on y rapporte toutes les autres. Il est avantageux et satisfaisant que cette portion soit une fraction connue de la circonférence du globe terrestre ; cela sert à pouvoir la retrouver toujours, si l’étalon en était perdu ; mais quand elle serait de pure convention, elle pourrait toujours servir de mesure.

Pour la durée, c’est, comme nous l’avons dit, par l’intermédiaire du mouvement qu’on rapporte ses parties aux parties de l’étendue ; et, dans tous les mouvemens possibles, c’est celui de la terre sur son axe qui sert de type. Ainsi une heure, un siècle, une minute, ne sont autre chose que tant de milliers de lieues parcourues par un point de l’équateur de la terre dans sa révolution diurne. Que les mouvemens plus ou moins accélérés de toutes nos machines à mesurer le temps ne vous fassent donc pas illusion ; l’étendue qu’ils parcourent sert, comme nous l’avons dit, à constater qu’ils sont faits ; mais qu’elle soit plus ou moins grande, cela est fort indifférent, parce qu’elle ne sert pas directement de mesure, mais seulement à rapporter le mouvement qu’elle constate à la mesure commune de toute durée, le mouvement de la terre sur son axe. C’est pour cela qu’une heure est également représentée et mesurée et par l’aiguille qui fait le tour du cadran pendant ce temps, et par celle qui n’en fait que la douzième partie, et par celle qui le parcourt soixante fois tout entier ; car qu’est-ce qu’une heure ? c’est la vingt-quatrième partie de la révolution de la terre, c’est la vingt-quatrième partie de sa circonférence parcourue par un des points de sa surface ; ainsi tout mouvement qui s’opère vingt-quatre fois pendant la durée d’un jour marque exactement une heure, quel que soit l’espace qu’il parcoure. Peu importe la grandeur du cadran de ma montre ; elle n’est destinée qu’à m’apprendre que chaque fois que telle aiguille en a fait le tour, la terre a effectué la vingt-quatrième partie de sa révolution, un point de l’équateur a parcouru tant de millions de mètres. Nous voyons donc comment la durée est mesurée par le mouvement, et comment il la rend appréciable avec exactitude, parce qu’il rapporte à une quantité invariable d’étendue le temps qui sert de terme de comparaison à tous les autres. Cela nous fait déjà apercevoir aussi comment nous mesurons parfaitement le mouvement lui-même malgré ses innombrables variétés. C’est ce qui nous reste à développer.

La mobilité est une propriété des êtres qui diffère essentiellement de la durée, en ce point que, parmi les êtres possibles, elle ne peut appartenir qu’à ceux que nous appelons corps, c’est-à-dire à ceux qui sont étendus ; car des êtres qui n’auraient aucune étendue, s’il nous était possible d’en concevoir de tels, n’occupant aucun lieu, ne pourraient en changer.

Le mouvement est l’exercice de la propriété appelée mobilité ; c’est un effet des corps comme la couleur ou la saveur ; je ne dis pas comme l’attraction[1], l’inertie, ou l’impulsion ; car de ces trois choses, les deux premières ne consistent qu’en tendance ou en résistance au mouvement, et la troisième n’est que sa communication ; ainsi elles ne sont que des dépendances du mouvement, et leur intensité ne s’évalue que par le moyen du mouvement qu’elles produisent ou empêchent : ce sont donc des sujets de considérations secondaires. Mais ici c’est le mouvement lui-même qui nous occupe. Comment se mesure-t-il ? voilà la question qu’il s’agit de résoudre.

On voit d’abord que cet effet des corps appelé mouvement, est parfaitement représenté par cet autre effet des corps appelé étendue ; car puisque la propriété d’être étendu n’est pour nous que la propriété d’être parcouru par le mouvement, les parties de l’étendue répondent très-bien et très-exactement aux parties du mouvement fait pour les parcourir. Ainsi la quantité d’étendue parcourue constate rigoureusement la quantité de mouvement fait.

Je dis que l’étendue constate et représente très-bien les mouvemens faits, mais non pas qu’elle mesure le mouvement ; car, il ne faut jamais l’oublier, mesurer une chose quelconque, c’est la rapporter à une quantité de cette même chose qui est connue et déterminée, et qui sert de terme de comparaison, de mesure. Le mouvement ne saurait être excepté de cette règle générale ; on ne peut pas plus, quoi qu’on en dise, mesurer du mouvement avec de l’étendue ou de la durée, que celles-ci avec des valeurs ou des poids. Mesurer le mouvement, évaluer son intensité, n’est et ne peut être que le rapporter à un mouvement dont l’énergie soit connue : c’est ce qu’on appelle déterminer sa vitesse.

Les mathématiciens disent cependant que la vitesse d’un mouvement est le rapport entre l’espace parcouru et le temps employé ; mais on devrait leur demander d’expliquer quel rapport ils peuvent découvrir entre deux choses d’une nature aussi différente, et par conséquent aussi incommensurables que l’étendue et la durée, et comment il se fait que ce rapport soit l’expression exacte de la mesure d’une troisième chose totalement différente des deux premières. Ils prétendent qu’ils trouvent l’expression de cette vitesse en divisant l’espace par le temps ; mais je leur demanderai comment ils s’y prennent pour diviser l’une par l’autre deux quantités concrètes d’espèces différentes, et trouver au quotient une quantité d’une troisième espèce ; car ils savent bien qu’on ne peut diviser une quantité concrète quelconque que de deux manières, ou par une quantité de même espèce, ce qui donne pour quotient un nombre abstrait qui exprime combien de fois le diviseur est contenu dans le dividende ; ou par un nombre abstrait, auquel cas le quotient est un nombre concret de l’espèce du dividende, et qui y est renfermé autant de fois que le diviseur contient l’unité. Or, ils savent aussi que de l’étendue ne peut pas renfermer de la durée, et que le nombre qui exprimerait un rapport si extraordinaire ne peut pas être une quantité de mouvement. Je n’ai pas connaissance qu’aucun d’eux nous ait donné la solution de cette difficulté, qui cependant n’a pu manquer de les frapper. Nous allons facilement suppléer à leur silence au moyen des observations que nous avons déjà faites sur l’étendue et la durée.

En effet, nous avons vu, d’une part, que le temps qui sert de mesure commune à toute durée, et dont tous les temps possibles ne sont que des multiples ou sous-multiples, est celui de la révolution diurne de la terre sur son axe, et que les limites et les divisions de ce temps appelé jour ne deviennent perceptibles que par le mouvement que fait un point de l’équateur pendant ce temps ; d’une autre part, que tout mouvement est très-bien représenté par l’espace parcouru. Rapporter l’espace parcouru par un mouvement à la portion de durée qu’il a employée, c’est donc réellement comparer ce mouvement au mouvement connu d’un point de l’équateur pendant la révolution diurne de la terre. Or, c’est-là véritablement le mesurer ; car mesurer une quantité quelle qu’elle soit, c’est toujours la comparer à une quantité connue de même espèce qui sert de mesure commune. Voilà pourquoi on peut dire sans erreur, quoique ce soit une très-mauvaise manière de s’énoncer, que l’on a la vitesse d’un mouvement en divisant l’espace par le temps, locution vicieuse que l’on exprime par ces caractères qui, en l’abrégeant, déguisent encore davantage le fond de la pensée.

Voulez-vous la preuve que cette formule a réellement le sens que je lui donne, quoiqu’elle ne le fasse pas apercevoir d’abord ? Appliquons-la à un cas particulier. Supposons qu’il s’agisse d’un mouvement qui parcourt dix mille mètres en six heures, vous aurez pour expression de sa vitesse cette fraction , laquelle ne signifie absolument rien ; ou si vous faites la division, vous aurez le nombre 1666,66, qui n’est ni des mètres, ni des heures, ni du mouvement, et qui ne saurait exprimer que des heures soient comprises dans des mètres, car cela est impossible. Ainsi il n’a réellement aucun sens ; ainsi vous ne pouvez rien conclure du tout de ces deux expressions vagues, si ce n’est que ce mouvement est double d’un autre qui serait exprimé par cette fraction , ou par ce nombre 833, 33, qui en est le quotient. Vous aurez donc, par cette manière d’opérer, le rapport de ces deux mouvemens ; mais vous n’aurez jamais l’expression de la valeur ni de l’un ni de l’autre, quoique la formule vous annonce qu’on trouve la vitesse d’un mouvement en divisant l’espace par le temps.

Au contraire, au lieu d’évaluer le temps en heures, exprimez-le par l’espace que parcourt pendant ces heures un point de l’équateur terrestre, vous aurez ces deux fractions et [2] ; et en faisant les divisions vous trouverez ces deux nombres abstraits 0,001 et 0,0005, qui non-seulement vous donnent le rapport de ces deux mouvemens entr’eux, mais encore vous apprennent la valeur réelle de chacun d’eux, en vous montrant que l’un est le millième et l’autre les cinq dix-millièmes du mouvement d’un point de l’équateur, qui est la mesure commune ou l’unité[3].

Je ne prétends pas dire, au reste, que pour les objets qu’on se propose dans la pratique, cette manière fût aussi commode que celle dont on se sert ; mais je l’ai exposée avec détail, afin de bien développer le sens de l’expression usitée et pour achever de prouver ma thèse, savoir, qu’on ne peut évaluer un mouvement, c’est-à-dire déterminer sa vitesse, qu’en le comparant à un mouvement connu, et que c’est véritablement ce qu’on fait en rapportant l’espace parcouru au temps employé ; car c’est réellement comparer ce mouvement au mouvement de rotation de la terre, qui, par cette opération, se trouve devenir la mesure commune de tous les autres, ou l’unité de mouvement, comme le temps qu’il emploie, le jour, est l’unité de durée.

Concluons de tout ceci que c’est par sentiment que nous connaissons le mouvement ;

Que c’est lui qui nous fait connaître l’étendue ;

Que l’étendue se mesure par elle-même, sans intermédiaire, avec une commodité extrême, à cause de la netteté et de la permanence de ses divisions ;

Que l’étendue représente parfaitement le mouvement opéré, puisque cette propriété des corps ne consiste qu’en ce qu’ils peuvent être parcourus par le mouvement ;

Qu’en conséquence de cette circonstance le mouvement rend la durée mesurable en rapportant ses divisions à celles de l’étendue ;

Que, par la même raison, le mouvement lui-même devient mesurable ; mais que quand on croit rapporter l’espace qu’il parcourt à la durée, on le rapporte réellement à l’espace parcouru par un mouvement pris pour unité ;

Que l’unité d’étendue peut être choisie arbitrairement, quoiqu’il soit très-avantageux qu’elle soit une portion connue de la circonférence de la terre ;

Mais que l’unité de temps est nécessairement le temps de la révolution diurne de la terre, et l’unité de mouvement le mouvement d’un point de l’équateur pendant cette révolution.

Concluons enfin que si nous sommes parvenus à bien démêler l’artifice de la mesure des effets sensibles de ces trois propriétés des corps, l’étendue, la durée et la mobilité, il faut que nous ayons bien reconnu ce qu’elles sont pour nous, et comment nous les découvrons.

Jeunes gens pour qui j’écris, vous trouverez peut-être que voilà un bien faible résultat pour une si longue discussion, et qu’il n’était pas besoin d’un si grand appareil pour établir un petit nombre de vérités si simples, fondées sur des faits si constans et si connus. Cependant, si vous saviez combien on a divagué sur ces notions d’espace, de temps, de mouvement, d’existence, sur la matière et ses propriétés, et combien les meilleurs esprits et les plus grands philosophes ont accumulé de raisonnemens inintelligibles et d’hypothèses absurdes sur de pareils sujets, vous vous feriez une autre idée de la facilité avec laquelle nous nous y retrouvons, et vous sentiriez vivement quel jour jetterait sur les premiers principes de toutes les sciences, une analyse complète de nos facultés intellectuelles, si elle pouvait être une fois parfaitement bien faite, puisque la simple ébauche que j’ai essayé d’en tracer dans cet ouvrage, écarte déjà tant de difficultés et dissipe tant d’obscurités.

Au reste, on peut tirer beaucoup de conséquences précieuses du petit nombre de vérités que nous venons d’établir.

La première qui se présente, et qui est principalement relative à la pratique, c’est qu’il serait très-utile que toutes les mesures de l’étendue fussent des portions décimales de l’équateur terrestre, et qu’il serait aussi très-commode que l’unité de temps, le jour, fût de même divisée en parties décimales. Par là ces trois espèces de quantités, si différentes entr’elles, mais qui ont des relations si multipliées, l’étendue, le mouvement et la durée, seraient toujours exprimées par des quantités décuples ou sous-décuples les unes des autres ; et toutes les comparaisons que l’on est perpétuellement obligé d’en faire se réduiraient presque à ajouter ou à retrancher quelques zéros ; cela aurait d’ailleurs le très-grand avantage de rappeler bien mieux les rapports que nous avons reconnus entr’elles, et même la nature de chacune d’elles.

Mais un autre sujet de réflexions bien plus importantes, c’est cette admirable propriété qu’a l’étendue de pouvoir être partagée en parties distinctes avec une précision, une netteté et une permanence qui ne laissent rien à desirer. C’est à cette circonstance que doivent leur certitude les sciences qui traitent de l’étendue et de ses effets ; car d’abord il en résulte qu’on peut la mesurer avec la plus grande sûreté et la plus extrême justesse ; et de cette perfection de mesure il arrive qu’on peut la représenter sans altération et sans confusion, en en diminuant prodigieusement toutes les proportions. C’est-là l’effet de l’art de lever des plans, et de tous les genres de dessin. L’étendue est la seule propriété des corps que l’on puisse exprimer ainsi sur une échelle de convention plus petite que la réalité.

De la perfection de ces mesures il arrive encore que l’on peut en évaluer rigoureusement et commodément toutes les circonstances, c’est-à-dire les rapports et les propriétés des angles, des figures, et des lignes qui les coupent ou les terminent : c’est l’objet de la géométrie pure. Aussi voyons-nous que, seule entre toutes les sciences, elle est d’une certitude absolue, et que toutes les autres participent plus ou moins à ce précieux avantage, à proportion qu’elles peuvent ramener une plus ou moins grande partie des sujets qu’elles traitent à être appréciables en parties de l’étendue.

Ainsi le mouvement étant, comme nous l’avons vu, très-bien représenté par l’étendue, tout ce qui concerne sa force, sa direction, les lois de sa communication, est parfaitement démontré, et la science qui en traite est encore d’une certitude géométrique.

Par la même raison, nous connaissons et mesurons la durée avec exactitude et sans crainte d’erreur ; et tout ce qui, dans les corps et leurs propriétés, peut s’évaluer en durée, en mouvement, en étendue, est parfaitement mesuré et démontré, tandis que tout ce qui n’en est pas susceptible reste toujours dans une sorte de vague et d’incertitude faute de mesures précises.

Dans un être quelconque, nous pouvons déterminer avec justesse et sûreté son âge, qui est la quantité de sa durée ; sa figure et sa position, qui sont des circonstances de son étendue ; son volume, qui est la quantité de cette étendue ; son poids, qui est une tendance au mouvement ; sa densité relative, qui est le rapport entre son poids et son volume, et tous les effets analogues à ceux-là ; nous avons pour tout cela des mesures précises qui toutes, en dernière analyse, se rapportent à l’étendue ; et tous les raisonnemens que nous ferons sur l’accroissement, la diminution ou les combinaisons de ces propriétés, auront facilement le caractère de la certitude, parce qu’ils porteront sur des bases fixes ; mais il n’en est pas de même de certaines autres propriétés, comme la couleur, la saveur, la beauté, la bonté, et mille autres pareilles. Comment en fixer la quantité avec précision ? Cela est impossible. Il y aura donc toujours un certain vague dans la détermination de leurs élémens et de leurs rapports, et tous les raisonnemens que nous ferons sur les conséquences à en tirer demanderont de grands ménagemens, et ne seront susceptibles de certitude qu’en les restreignant dans certaines limites, et en ayant égard à une foule de considérations.

Prenons pour exemple la lumière. Sa vitesse, sa direction, ses réfractions, ses réflexions, la divergence et la coïncidence de ses rayons, tout cela peut se mesurer rigoureusement, et l’on en peut conclure avec certitude les points où ces rayons doivent se rencontrer, les effets qu’ils doivent produire, la grandeur et la position des images qu’ils doivent former, etc. ; mais on ne peut pas de même apprécier les rapports des couleurs entr’elles. On peut bien dire que l’une est plus vive que l’autre ; que le bleu et le jaune réunis font du vert ; mais comment apprécier leurs nuances ? Comment évaluer la quantité qu’il faut de deux d’entr’elles pour en faire une troisième ? Les mesures manquent ; il y a du vague.

Il en est de même des sons ; la vitesse de leur propagation, leur direction, leur réflexion, la dispersion ou la concentration de leur force qui en résulte, se déterminent avec facilité et sûreté : cela se rapporte aux propriétés de l’étendue ; mais les rapports harmoniques de ces sons entr’eux, nous ne pourrions pas plus les préciser que ceux des couleurs, si nous n’avions pas découvert qu’ils sont proportionnels à la longueur des cordes qui les produisent, à la durée de leurs vibrations. Par là les voilà ramenés à des mesures d’étendue, et ils se calculent rigoureusement.

La même chose se remarque dans toutes les parties de la physique. Toutes les fois que nous pouvons peser ou mesurer, estimer en poids ou en volume un être ou un effet quelconque, nous avons l’expression précise de leur quantité, parce qu’elle est rapportée à l’étendue ; quand nous ne le pouvons pas directement, nous y arrivons encore si, par un artifice quelconque, nous faisons que leur existence se manifeste par quelques mouvemens opérés dans l’étendue. C’est ainsi que nous évaluons l’électricité d’un corps par les degrés de l’électromètre ; sa chaleur, par ceux du thermomètre ou du pyromètre ; son humidité, par ceux de l’hygromètre. En effet, les parties des mouvemens de ces machines sont bien comparables entr’elles ; il n’y a pas là d’ambiguité ; la seule incertitude qui nous reste est de savoir si ces portions de mouvemens sont bien proportionnelles à la quantité des matières mesurées (l’électricité, le calorique et l’eau), et à leurs autres effets. Prenons un autre exemple qui rendra ceci encore plus clair.

L’activité d’un médicament ne se manifeste que par des mouvemens opérés dans l’individu vivant qui l’a pris ; mais personne n’a de mesure juste pour apprécier la vertu purgative de ce médicament ni son rapport avec celle d’un autre médicament ; cependant nous avons une échelle approximative pour y parvenir, c’est la quantité de volume ou de poids de chacun d’eux nécessaire pour produire les mêmes effets ; et cette mesure serait complètement satisfaisante, si les effets purgatifs, bienfaisans, malfaisans, etc. étaient constamment proportionnels aux quantités relatives à l’étendue auxquelles on les compare ; alors il en arriverait comme des valeurs des différentes marchandises, qui, par elles-mêmes, ne sont pas susceptibles de mesure précise, mais qui, étant toutes réduites en poids d’un même métal, sont appréciées avec la plus grande justesse.

Il en est de même dans les objets dont traitent les sciences morales et politiques. Nous n’avons point de mesures précises pour évaluer directement les degrés de l’énergie des sentimens et des inclinations des hommes, de leur bonté ou de leur dépravation, ceux de l’utilité ou du danger de leurs actions, de l’enchaînement ou de l’inconséquence de leurs opinions. C’est ce qui fait que les recherches dans ces sciences sont plus difficiles et leurs résultats moins rigoureux. Cependant les opinions, les actions, les sentimens des hommes sont suivis d’effets dont un grand nombre, tels que les valeurs que nous venons de prendre pour exemple, sont appréciables d’après des mesures parfaitement exactes ; et la juste mesure des effets sert à estimer les causes. D’ailleurs, dans tous les cas où on n’arrive pas à une évaluation qui ne laisse rien à desirer, et où par conséquent il existe une latitude plus ou moins grande où règne l’incertitude, il y a aussi de certaines limites en-deçà desquelles on est sûr qu’est la vérité, et au-delà desquelles on est certain de tomber dans l’erreur. Ainsi, par exemple, il peut être impossible de déterminer de combien tel sentiment individuel ou telle organisation sociale est préférable à tel ou telle autre ; mais il est impossible de méconnaître que l’une conduit à des résultats absolument mauvais, et l’autre à des résultats absolument bons ; or, cela suffit pour qu’on ne puisse pas dire que ces sciences sont complètement incertaines, sans déclarer que l’on en est soi-même complètement ignorant. Au demeurant, sans entamer la question du degré de certitude des différentes sciences, question qui est du nombre de celles pour la solution desquelles nous manquons de mesures précises, l’on voit que toutes ces sciences sont plus ou moins certaines à proportion que les objets dont elles s’occupent sont plus ou moins réductibles à des quantités appréciables par des mesures parfaitement exactes, et que, de toutes les espèces de quantités, l’étendue est celle qui possède le plus éminemment ce précieux caractère[4].

J’ai lu, il n’y a pas long-tems, dans un ouvrage de métaphysique, estimable à beaucoup d’égards, cette phrase singulière : Le toucher, ce sens vraiment géométrique, etc. On voit que l’auteur a voulu dire que le toucher est le sens qui nous procure les mesures les plus exactes, et les rapports les plus précis ; mais il aurait dû ajouter que cela n’est vrai que lorsqu’il est employé à la connaissance de l’étendue ; car les sensations des piqûres, des brûlures, du froid, du chaud, des frottemens, des chatouillemens, et bien d’autres sont aussi des perceptions que nous devons au sens du toucher ; et il n’est pas plus aisé d’évaluer l’intensité de ces sensations, et d’établir des rapports exacts entr’elles, que lorsqu’il est question des sensations de couleurs, de saveurs, ou d’odeurs, que nous devons à d’autres sens. Ce métaphysicien aurait donc bien fait de remarquer, si toutefois il s’en est aperçu, que ce n’est pas le toucher qui est un sens vraiment géométrique, mais bien l’étendue qui est une propriété éminemment métrique, c’est-à-dire mesurable : cela aurait eu un sens plus clair et plus instructif. J’observerai à cette occasion que, si les mots étaient bien faits, la science de l’étendue ne s’appellerait pas géométrie, qui veut dire mesure de la terre, ce qui ne convient qu’à l’arpentage, mais bien cosmométrie, puisqu’elle sert à mesurer le monde entier, ou mieux encore métrie tout simplement, puisque de toutes les sciences, c’est celle qui jouit le plus complètement de l’avantage de posséder des mesures parfaites, et d’en fournir aux autres.

J’ai beaucoup insisté sur cette propriété de l’étendue, parce qu’elle n’a pas été assez remarquée jusqu’à présent ; qu’on n’a pas encore fait voir nettement en quoi elle consiste ; qu’on n’a pas imaginé d’en déduire la cause du degré de certitude des diverses sciences, et qu’en général on a été porté à attribuer ce plus ou moins de certitude à la manière de procéder de ces sciences que l’on croyait fort différente, tandis que nous verrons à l’article de la Logique que la marche de l’esprit humain est toujours la même dans toutes les branches de ses connaissances, et que la certitude de ses jugemens est toujours de la même nature et a toujours des causes semblables.

Après cette longue digression sur la mesure des propriétés des corps, je reviens à ce que j’ai dit de l’enchaînement de ces propriétés. Je pense que, pour les ranger dans un ordre réellement méthodique, il faudrait mettre au premier rang la mobilité, non-seulement parce qu’elle est la source de tous les effets que les corps produisent les uns sur les autres, et que, nommément dans les êtres animés, elle est la cause de la faculté de sentir et de se mouvoir, mais encore parce que toutes les autres propriétés des corps sont nécessairement dépendantes de celle-là, puisqu’elles n’auraient pas lieu sans elle ; ou y sont essentiellement relatives, puisqu’elles ne nous sont connues que par le mouvement.

On doit placer ensuite l’inertie et l’impulsion, qui n’auraient pas lieu sans la mobilité, et ne sont que des circonstances de son existence.

Après, vient l’attraction, qui n’aurait pas lieu non plus sans la mobilité, mais n’en est pas une conséquence nécessaire.

Je comprends sous ce nom général d’attraction la gravitation céleste, la pesanteur terrestre, et les affinités chimiques avec leurs dépendances, l’adhésion, la cohésion, etc. : ces forces internes existantes dans chaque particule des corps me prouvent que la matière est essentiellement active ; et si elle ne l’était pas, je ne comprends pas comment elle serait mobile, car je ne puis concevoir d’où viendrait le commencement d’un mouvement quelconque.

Vient ensuite l’étendue, qui n’est ni une circonstance ni un effet de la mobilité, mais qui ne nous est connue que par elle, et n’existe pour nous que par sa relation avec le mouvement.

De l’étendue dérivent nécessairement la divisibilité, la forme ou figure, et l’impénétrabilité, comme aussi la porosité, qui en est une conséquence générale, mais non pas nécessaire.

Enfin vient la durée, propriété qui est indépendante de la mobilité, dont la seule succession de nos sensations nous donne l’idée, mais que nous ne pouvons mesurer que par le mouvement, lequel n’est lui-même constaté que par l’étendue qu’il nous a fait connaître ; ensorte que l’étendue, la durée et le mouvement se servent réciproquement de mesure, ou plutôt que la mesure de tous trois s’exprime en parties d’étendue.

Tel est l’enchaînement que j’aperçois entre les propriétés que nous reconnaissons dans les corps. Je suis persuadé que si les physiciens, au lieu de les ranger à peu près indifféremment, comme ils ont toujours fait, s’étaient occupés de les classer ainsi dans un ordre bien systématisé, ils nous auraient donné des idées plus nettes de ce que les corps sont pour nous ; mais pour cela, il aurait fallu remonter, comme nous venons de le faire, à l’origine de nos connaissances. Aussi l’enseignement de toute science devrait-il réellement commencer par nous expliquer comment nous connaissons les objets dont elle traite, ce qui prouve que l’examen de nos opérations intellectuelles est l’introduction naturelle à tous les genres d’études. On me dira peut-être qu’il n’est pas nécessaire de remonter si haut pour donner des notions exactes des phénomènes particuliers ; cela se peut. Cependant, si je voulais citer de nombreuses erreurs en physique provenant de fausses idées métaphysiques, les exemples ne me manqueraient pas ; et, même en géométrie, je pourrais dire que si les géomètres sont mécontens avec raison de la plupart des définitions de la ligne droite, et des démonstrations des propriétés des parallèles, et du peu de liaison qu’ont entr’elles plusieurs des premières vérités de la géométrie, la cause en est qu’ils ne se sont pas fait une idée nette de la nature de l’étendue, et de la manière dont nous la connaissons. S’ils étaient remontés jusque-là, ils auraient vu tout dériver de l’idée première de la ligne physique tracée sur un corps par un autre corps qui se meut d’un des points de ce corps à un autre, en conservant toujours la même direction ou en en changeant ; et toutes leurs propositions élémentaires sur les lignes droites, les lignes brisées, les lignes courbes, les angles et leur mesure, les parallèles et leurs sécantes, les intersections des cercles et des sphères, etc., se seraient enchaînées d’elles-mêmes et liées très-étroitement. À la vérité je ne puis qu’indiquer ce que j’avance ici : pour le démontrer, il me faudrait faire un petit traité de géométrie élémentaire, et cela m’éloignerait du sujet que je traite ; mais je suis persuadé que les personnes éclairées qui ont réfléchi sur ces matières ne me dédiront pas. D’ailleurs il n’est pas nécessaire de démonstrations bien détaillées pour prouver que quand à l’origine d’une recherche quelconque on laisse un point obscur quel qu’il soit, il n’est pas possible qu’il n’en résulte quelqu’inconvénient dans un moment ou dans un autre : or, c’est à cette assertion que je me borne, et elle me suffit pour établir la nécessité d’étudier nos facultés intellectuelles. Revenons donc à cette étude, qui est notre objet principal, et dont les autres ne sont que des applications ; et commençons par nous assurer que nous ne nous sommes pas égarés jusqu’à présent dans l’analyse que nous avons faite de ces facultés. Pour cela, comparons-la avec celle qui est la plus généralement approuvée.

  1. Je comprends toujours sous ce mot générique, non-seulement la gravitation céleste et la pesanteur terrestre, mais encore toutes les attractions et affinités particulières, en un mot, toutes les tendances quelconques d’un corps vers un autre.
  2. J’observe que les dénominateurs de ces deux fractions ne sont exacts qu’en supposant l’équateur égal au méridien, ce qui n’est pas exactement vrai ; mais je n’ai pas tenu compte de cette différence, parce qu’elle ne fait rien à mon raisonnement, et que je voulais avoir des nombres ronds.
  3. Ne pouvant attaquer directement la preuve que je donne du peu d’exactitude qu’il y a à dire qu’en divisant l’espace par le temps on trouve la vitesse, on essaiera peut-être de l’atténuer en disant qu’un effet semblable a lieu lorsqu’on trouve la densité d’un corps en divisant son poids par son volume. Je réponds que ce second exemple confirme encore mon assertion. En effet, dans celui-ci on suppose que, la pesanteur étant la même dans toutes les parties de la matière, le poids d’un corps est proportionnel au nombre de ses parties matérielles. Considérant le volume comme un nombre abstrait, on divise par lui le poids de ce corps, et on trouve combien il pèserait sur une quantité de volume prise pour unité, et par-conséquent qu’il est deux ou trois fois plus dense qu’un autre corps qui pèse deux ou trois fois moins sous le même volume. Ainsi, on a le rapport de densité de ces deux corps, mais on n’a la mesure réelle de la densité d’aucun des deux. Pour cela il faudrait connaître un corps parfaitement dense, savoir ce qu’il pèserait sous pareil volume, prendre ce poids pour unité, et y rapporter le poids des deux autres corps comme nous rapportons les divers mouvemens au mouvement d’un point de l’équateur, quand nous croyons ne les rapporter qu’à une quantité de durée. On trouve la même chose dans tous les exemples analogues, car il sera toujours et éternellement vrai qu’on ne peut mesurer des quantités quelconques que par une quantité de même nature qu’elles, prise pour unité.
  4. Observez encore, je vous prie, que la possibilité d’appliquer le calcul aux objets des différentes sciences, est aussi proportionnelle à la propriété qu’ont ces objets d’être plus ou moins appréciables en mesures exactes ; car, pour calculer un effet quelconque, il faut l’exprimer en nombres, et pour pouvoir l’exprimer en nombres, il faut qu’il soit comparable à une mesure, à une unité fixe, et que ses différens degrés soient bien déterminés, sans quoi tous les nombres qu’on y appliquerait ne signifieraient absolument rien ; et on ne peut se servir, pour l’évaluer, que des mots plus, moins, peu, beaucoup, et autres adverbes de quantité qui n’ont qu’une valeur indéterminée. C’est ce qui se remarque d’une manière bien pénible dans la conversation des gens qui ont l’habitude de s’exprimer d’une façon inexacte ; ils vous disent qu’un homme a cent fois plus de talent qu’un autre ; c’est comme s’ils vous disaient seulement qu’il en a beaucoup plus ; et le moment après ils vous diront qu’un lieu est prodigieusement plus éloigné qu’un autre : ils devraient vous dire qu’il est deux, trois, quatre fois plus loin.

    On me dira que, dans les nombres abstraits, l’unité n’a aucune valeur déterminée, d’accord ; aussi aucun nombre abstrait n’a-t-il jamais une valeur déterminée ; seulement les rapports de chacun d’eux avec le nombre un sont fixés de la manière la plus précise et la plus invariable, et cela suffit pour les calculer, c’est-à-dire pour les comparer ; car tous les calculs que l’on fait sur les nombres abstraits ne sont jamais que des comparaisons établies entr’eux, et ces nombres ne prennent une valeur réelle que quand on en donne une au nombre un ; mais pour adapter ces nombres à un effet quelconque, il faut que les parties de cet effet soient aussi nettement distinctes entr’elles que ces nombres le sont entr’eux.

    Il demeure donc vrai que la possibilité d’appliquer le calcul aux objets d’une science, est proportionnelle à la propriété qu’ont ces objets d’être plus ou moins appréciables en mesures exactes ; voilà pourquoi la géométrie jouit éminemment de cet avantage, et après elle graduellement celles qui traitent plus ou moins de sujets réductibles en mesures de l’étendue.

    Cette remarque nous montre combien est grande l’erreur de certains écrivains qui croient donner une grande force à leurs raisonnemens et augmenter beaucoup la certitude d’une science, en introduisant une multitude de chiffres et de calculs dans des sujets qui n’en sont pas susceptibles. S’ils avaient commencé par trouver le secret de ramener le sujet qu’ils traitent à des mesures précises, d’étendue, par exemple, sans doute ils auraient fait un pas immense ; mais sans celui-là tout ce vain appareil mathématique est charlatanerie pure.

    Nous avons un exemple d’un genre bien différent, mais qui confirme mon dire, dans les efforts qu’ont faits nos grands chimistes modernes pour exprimer en nombres l’intensité de l’affinité de certains acides pour certaines bases, afin de nous rendre sensible le jeu des affinités doubles. Ils ont usé des ménagemens les plus adroits dans la détermination des nombres par lesquels ils ont exprimé les affinités des différens acides, afin qu’il arrivât toujours que les sommes représentant les affinités victorieuses fussent supérieures à celles des affinités vaincues ; et à force de tâtonnement ils sont parvenus à ce que les nombres assignés aux diiférens acides ne représentassent pas mal, au moins dans beaucoup de cas, les degrés de puissance de ces acides. Mais dans le fait, faute de trouver des mesures exactes de ces degrés de puissance, ils ne peuvent pas se servir de ces nombres pour les calculer rigoureusement ; et ils sont trop éclairés pour l’entreprendre, et pour croire que l’emploi de ces chiffres donne un nouveau degré de justesse à leurs belles observations, et de sûreté à leurs excellens raisonnemens.

    Une quantité quelconque est donc calculable à proportion qu’elle est réductible directement ou indirectement en mesures de l’étendue, car c’est-là la propriété des êtres la plus éminemment mesurable.