Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre IV

CHAPITRE IV.
Du Jugement et des Sensations de rapports.


La faculté de juger, ou le jugement, est encore une espèce de sensibilité ; car c’est la faculté de sentir des rapports entre nos idées ; et sentir des rapports c’est sentir. Commençons par éclaircir le sens de ce mot rapport : c’est une expression si générale, que, si on n’y prenait garde, elle pourrait devenir un peu vague.

Toute circonstance, toute particularité de chacune de nos idées peut être le sujet d’un rapport entre cette idée et toutes les autres.

Le rapport est cette vue de notre esprit, acte de notre faculté de penser par lequel nous rapprochons une idée d’une autre, par lequel nous les lions, les comparons ensemble d’une manière quelconque. Par exemple, quand je juge qu’un cheval court bien, je n’ai pas seulement présentes à l’esprit l’idée de ce cheval et l’idée de bien courir ; je sens que la propriété de bien courir appartient à ce cheval. C’est-là un rapport entre cette action et cet animal. De même, quand je juge que Pierre est gai, que Jacques se porte bien, je ne sens pas seulement l’idée de Pierre et celle d’être gai, l’idée de Jacques et celle de se bien porter, je sens de plus que celle d’être gai convient à Pierre, que celle de se bien porter convient à Jacques : ce sont là des sensations de rapports, ce sont des jugemens. Vous trouverez la même chose dans tous les exemples que vous voudrez choisir, si vous les analysez bien[1].

Par cette explication, vous voyez nettement en quoi consiste la faculté de juger. Ne me demandez pas comment il se fait que nous la possédons ; c’est vraisemblablement ce que nous ne saurons jamais. Il est incompréhensible sans doute que nous soyons faits de façon à être affectés du rapport de deux sensations ; mais il ne l’est pas moins que nous soyons affectés de ces sensations elles-mêmes et de leurs souvenirs. On pourrait même dire que le jugement est une conséquence nécessaire de la sensibilité ; car, dès qu’on sent distinctement deux sensations, il s’ensuit assez naturellement qu’on sent leurs ressemblances, leurs différences, et leurs liaisons. Quoi qu’il en soit, le jugement est une partie de la faculté de penser, comme la sensibilité et la mémoire ; ce sont trois résultats de notre organisation. Tenons-nous-en là ; ne cherchons pas à deviner des mystères ; mais parcourons les différentes observations que nous avons à faire sur la faculté de sentir des rapports.

Remarquons d’abord qu’elle nous est bien nécessaire cette faculté ; c’est d’elle seule que nous tenons tout ce que nous savons ; sans elle, la sensibilité et la mémoire ne nous seraient d’aucune utilité. Si nous n’avions pas la faculté de sentir des rapports, nous jouirions et souffririons éternellement par nos sensations et nos souvenirs, sans être jamais plus avancés que le premier jour ; nous ne pourrions en tirer aucuns résultats ; nous ne saurions jamais ni d’où nous viennent ces sensations, ni comment elles nous viennent, ni quelles liaisons elles ont entre elles, ni en quoi elles se ressemblent ou diffèrent, ou se tiennent les unes aux autres, ni par quels moyens nous pouvons nous les procurer, ou les éviter ; nous serions incapables de réunir deux idées pour en former une troisième ; nous ne saurions pas même s’il y a des corps et si nous en avons un ; en un mot nous serions des êtres toujours sentans, mais absolument et complètement ignorans de tout ce qui nous entoure et de nous-mêmes ; car toutes nos connaissances ne sont que des sensations de rapports, des jugemens. Ceci sera encore plus clair pour vous quand nous aurons analysé la manière dont se forment nos idées composées, c’est-à-dire presque toutes nos idées ; mais, dès ce moment, vous devez le comprendre, et un exemple va vous le rendre plus sensible.

Je reçois la sensation de la couleur jaune : je suis affecté ; mais cela ne m’apprend rien, j’éprouve seulement une certaine modification accompagnée de plaisir ou de peine. Ce n’est ensuite que par les sensations de certains rapports que sent mon jugement, ou, comme on dit, par des jugemens que je porte, que je sais que cette sensation me vient par l’œil ; qu’elle est causée par un corps ; qu’elle est un effet de la lumière ; que le même corps qui me la cause, m’en cause d’autres ; que je puis en faire tel usage, etc. Ainsi, vous voyez que tout ce que nous savons ne consiste que dans des rapports entre les diverses choses que nous sentons. Voilà donc l’utilité et les fonctions du jugement bien établies.

Observons actuellement que pour sentir un rapport il faut déjà avoir eu au moins deux idées ; ainsi l’action de la sensibilité proprement dite précède nécessairement, au moins d’un moment, celle du jugement ; ces deux facultés ne peuvent pas commencer à s’exercer précisément dans le même instant. Cela répond clairement, ce me semble, comme je vous l’avais promis, à la première des deux questions que nous nous étions faites dans le chapitre précédent[2].

Ceci ne veut pas dire, au reste, que nous ne naissions pas doués de la faculté de juger comme de celle de sentir. L’une et l’autre sont également des résultats de notre organisation ; nous l’avons déjà dit. Ainsi je n’ai pas plus de peine à concevoir qu’un enfant qui vient de naître a en lui la capacité de sentir un rapport, qu’à concevoir qu’il a celle de sentir une sensation ; mais je dis qu’il ne peut commencer à user de l’une qu’après s’être servi de l’autre. L’expérience prouve de plus que celle de juger est la dernière qui se fortifie, et on pourrait même dire la dernière qui s’éteint. Nous verrons ailleurs quelles circonstances paraissent nécessaires pour qu’elle commence à agir.

Remarquons encore que non-seulement il faut avoir deux idées pour sentir un rapport, mais qu’il n’en faut jamais que deux ; car dans tout rapport il ne peut y avoir que deux termes, savoir, l’idée de laquelle on en rapproche une autre, et celle que l’on en rapproche ; c’est ce qu’on appelle le sujet et l’attribut. S’il y avait plusieurs sujets ou plusieurs attributs, il y aurait plusieurs rapports et par conséquent plusieurs jugemens, et non pas un seul. Le sujet et l’attribut peuvent bien, à la vérité, être chacun une idée extrêmement complexe, c’est-à-dire composée d’une foule de parties, mais elle est toujours considérée comme unique ; et, dans chacun de nos jugemens, il n’y a que deux idées ou deux groupes d’idées qui soient opposés l’un à l’autre.

Par exemple, quand je dis, l’homme qui découvre une vérité est utile à l’humanité tout entière, je prononce beaucoup de mots, mais je n’exprime qu’un jugement : l’homme qui découvre une vérité, est le sujet ; est utile à l’humanité tout entière, est l’attribut. Cependant, l’homme, exprime l’idée d’un individu ; qui, une idée de relation ; découvre, l’idée d’une action ; une, une idée de nombre ; vérité, l’idée d’un produit de notre intelligence. Voilà cinq idées bien distinctes, et chacune d’elles est composée de bien d’autres ; mais à elles toutes elles n’en font plus qu’une ; car je ne parle pas seulement de l’homme, ou de l’homme qui découvre, mais de l’homme qui découvre une vérité : c’est-là l’idée complète et unique, quoique très-composée, dont je vais en rapprocher une autre. Il en est de même de l’attribut : est, exprime l’idée de l’existence ; utile, une idée de qualité ; à, une idée de relation ; l’humanité, l’idée d’une collection d’hommes ; tout, une idée de qualité ; entière, une autre idée de qualité. Cela fait bien six idées, et toutes aussi composées que les premières. Mais, à elles toutes, elles ne font encore qu’une seule idée ; car je ne juge pas seulement du sujet qu’il est, qu’il existe, ou qu’il est utile, ou qu’il est utile simplement à l’humanité, mais qu’il est utile à l’humanité tout entière ; ce n’est qu’alors seulement que mon sens est complet, et ce n’est qu’un seul fait que j’affirme en prononçant tant de mots. Ainsi, comme je l’ai annoncé, cette phrase si longue n’exprime qu’un seul jugement.

Dans celle-ci, au contraire, Pierre et Paul existent ; quoiqu’elle soit bien courte, il y a deux jugemens ; car il y a trois termes. Je rapproche l’idée d’exister de celle de Pierre et de celle de Paul, qui sont deux idées distinctes et séparées ; ce n’est qu’une manière abrégée de dire que Pierre existe, et que Paul existe aussi ; ce qui fait deux jugemens tellement distincts que l’un peut être juste et l’autre faux.

Il est si vrai que le nombre des jugemens tient au nombre des termes, c’est-à-dire au nombre des groupes d’idées, et non au nombre des idées composant chaque groupe, que quand je dis, le genre humain existe, je n’exprime qu’un seul jugement, quoiqu’il y ait bien plus d’idées renfermées sous ces mots, le genre humain, que sous ceux-ci, Pierre et Paul.

Il ne faut pas cependant que la forme de l’expression fasse illusion. Par exemple, quand je dis, un et un font deux, je ne prononce pas deux jugemens ; car je ne dis pas que un fait deux, et que un fait encore deux ; mais je dis que un ajouté à un fait deux, phrase dans laquelle il n’y a qu’un jugement : aussi n’y voyez-vous que deux termes. Si l’usage était raisonnable, au lieu de dire un et un font deux, on dirait un et un fait deux comme on dit un ajouté à un fait deux ; puisque, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a réellement qu’un sujet unique ; mais, dans les langues, l’usage est souvent absurde, parce qu’elles ont été faites avant la science.

Concluons qu’il ne peut jamais y avoir plus de deux termes dans la sensation d’un rapport, dans un jugement.

Maintenant je dois aller au-devant d’une difficulté qui pourrait vous embarrasser. On vous a sûrement déjà dit, en vous parlant de grammaire latine ou française, qu’une proposition était l’expression d’un jugement, et cela est vrai ; mais on vous a peut-être dit aussi, car c’est assez l’usage, que toute proposition est composée nécessairement de trois termes, le sujet, l’attribut, et la copule ou le lien. Si cela était vrai, cela impliquerait contradiction avec le principe que je viens de vous démontrer ; car comment se pourrait-il qu’il n’y eût que deux termes dans un jugement, et qu’il y en eût nécessairement trois dans la proposition, qui n’est que son expression fidèle ? Aussi cela est-il faux, et voici comment on a été induit en erreur.

On a remarqué que, dans toutes les propositions quelconques, le verbe être se trouve ou explicitement comme dans celle-ci, Pierre est grand, ou implicitement comme dans cette autre, Pierre marche, que l’on peut traduire ainsi, Pierre est marchant. Cette observation est juste ; mais les grammairiens, qui ne sont pas toujours idéologistes, sont partis de là pour imaginer qu’il y avait je ne sais quelle propriété occulte dans ce verbe être, et qu’il était une espèce de liaison nécessaire entre le sujet et l’attribut ; ils l’ont appelé lien ou copule, et ils en ont fait un troisième terme de la proposition ; mais le verbe être ne lie rien, et le nom de lien qu’on lui donne est vide de sens. Le verbe être se trouve dans toutes les propositions, parce qu’on ne peut pas dire qu’une chose est de telle manière, sans dire auparavant qu’elle est. je ne puis ni juger ni exprimer que Pierre existe grand, sans auparavant juger et exprimer que Pierre existe. Mais ce mot est, qui est dans toutes les propositions, y fait toujours partie de l’attribut ; il en est toujours le début et la base ; il est l’attribut général et commun de toutes les choses qui existent, ou dont on parle comme existantes. Il n’y a donc pas trois termes dans la proposition, non plus que dans le jugement dont elle est l’énoncé.

D’autres grammairiens ont cru que le verbe être exprimait l’action de l’esprit qui juge, la persuasion de l’homme qui parle. Mais encore une fois, le verbe être par lui-même n’exprime que l’existence.

Si en outre il exprime l’affirmation, ce n’est qu’accidentellement, c’est par la forme qu’on lui fait prendre. La preuve en est que quand je dis, Pierre être bon, il n’y a pas plus d’affirmation, pas plus de prononcé de jugement que quand je dis, Pierre bon. le verbe n’exprime l’affirmation que quand il est à un mode défini. C’est donc dans le mode, et non dans le verbe même, qu’est l’affirmation : aussi une phrase n’est jamais une proposition, un prononcé de jugement, que quand il s’y trouve un mode défini énoncé ou sous-entendu. Mais que le verbe exprime ou non l’affirmation, ce n’est là qu’un accessoire, qui ne l’empêche pas de faire toujours partie de l’attribut.

J’ai donc eu raison, et de vous dire qu’il n’y avait jamais que deux termes dans un jugement, et d’analiser, comme je l’ai fait ci-dessus, les énoncés des jugemens que je vous ai cités pour exemples.

Comme la discussion à laquelle je viens de me livrer porte sur un point encore contesté, j’ai été contraint de l’étendre un peu : elle a dû vous paraître longue ; et cependant je crains que vous ne l’ayez trouvé pénible, parce qu’elle est prématurée à quelques égards. Nous y reviendrons quand nous traiterons spécialement de l’expression de la pensée ; vous l’entendrez plus complètement alors, parce que plusieurs préliminaires nécessaires auront été expliqués[3] : mais j’ai dû anticiper un peu ; sans quoi ce que l’on a pu déjà vous dire des principes de la grammaire aurait jeté quelques nuages sur la manière dont je vous ai expliqué les sensations de rapports. Cela doit commencer à vous montrer combien la science de la pensée, et celle de la parole, sont intimement liées, combien elles sont nécessaires l’une à l’autre, et combien il est dangereux de s’occuper de la manière d’exprimer les idées avant d’avoir étudié la manière dont elles se forment en nous : vous en verrez bien d’autres preuves.

De ce qu’il faut avoir à la fois deux idées, et de ce qu’il n’en faut avoir que deux pour sentir une sensation de rapports, nous devons conclure qu’il faut encore que ces deux idées soient présentes à la pensée en même temps d’une manière distincte, et qu’elles ne s’y confondent pas ; car, si elles se confondaient ensemble, elles ne feraient plus à elles deux qu’une seule idée complexe, comme celles que nous venons de voir, qui, réunies, ne forment qu’un sujet ou un attribut. Il n’y aurait donc qu’un terme dans la pensée ; il ne pourrait pas y avoir sensation de rapport. Exemple : Pour que je sente un rapport entre la sensation de noir et celle de blanc, il faut qu’elles demeurent séparées, et qu’elles ne se mêlent pas de manière à former la sensation de gris ; car alors il n’y a plus de terme de comparaison. Retenez cette remarque, elle nous sera fort utile lorsque nous examinerons quand et comment notre faculté de juger peut commencer à agir.

Faisons encore, en finissant, une réflexion qui a échappé à beaucoup de grammairiens et de logiciens, et qui dissipera bien des nuages : c’est qu’il n’y a point de jugement négatif. Dans les propositions négatives, la négation se trouve dans la forme de l’expression, mais elle n’est pas dans la pensée. Par exemple, quand je dis, Pierre n’est pas grand, on dit communément que je sens, que je porte un jugement négatif, que je juge que l’idée d’être grand ne convient pas à Pierre. Cela n’est pas exact ; je fais plus, je sens positivement que l’idée de n’être pas grand lui convient. La négation fait partie de l’attribut ; cela est si vrai, que c’est comme si je jugeais que l’idée d’être petit ou du moins d’être de la taille commune, convient à Pierre ; ce qui est incontestablement un jugement positif. Cette distinction pourra paraître minutieuse : cependant elle est très-importante ; car l’expression que je combats jette du louche sur l’opération de notre pensée dans le jugement. Je sais, pour moi, qu’elle m’a long-tems empêché de la comprendre nettement. En effet, juger, c’est sentir un rapport, c’est une chose positive : or que serait-ce que sentir qu’un rapport n’existe pas ? ce serait sentir une chose qui n’existe pas ; cela implique contradiction. De plus, en adoptant l’explication que je rejette, on est obligé de ne pas faire de la négation une partie de l’attribut, on en fait une modification du verbe ; et il faut par conséquent faire du verbe un troisième terme, ce qui brouille tout : enfin cela conduit à méconnaître une vérité, la base de tout raisonnement, et que je vous prouverai dans la suite ; c’est que tout jugement consiste à reconnaître que l’idée totale de l’attribut est comprise toute entière dans l’idée du sujet, et en fait partie. Mais nous verrons cela quand nous en serons à la troisième partie de ce Cours, à l’histoire de la déduction de nos idées[4]. Pour le moment retenez que tout jugement est positif, que la négation n’existe que dans la forme de l’expression, et qu’elle fait toujours partie de l’attribut.

Actuellement que vous connaissez suffisamment ce que c’est que la faculté de sentir des rapports, nous allons parler de celle de sentir des desirs.


  1. Nous expliquerons dans la suite avec plus de précision, que l’acte de juger consiste toujours et uniquement à voir qu’une idée est comprise dans une autre, fait partie de cette autre, est une des idées qui la composent ou doivent la composer ; mais nous n’avons pas besoin de cela actuellement. Toutefois, si vous en êtes curieux dès ce moment, voyez la Grammaire, chapitre premier, de la Décomposition du Discours dans quelque langage que ce soit.
  2. On pourrait m’objecter que dès la première sensation que nous éprouvons, nous pouvons la juger agréable ou désagréable. Cela est vrai : je crois même que nous le faisons, et je crois de plus que c’est le seul jugement que nous puissions porter de cette première sensation, faute d’autres termes de comparaison. Mais ce fait ne détruit pas ce que je viens de dire ; car dans cette première sensation sont renfermées implicitement deux idées, celle de notre faculté sentante et celle d’une affectation qui la modifie ; et ce premier jugement n’est que la perception du rapport que cette affection a avec notre sensibilité, de la modifier en bien ou en mal. Cette perception de rapport peut donc naître tout de suite de notre première affection ; mais enfin elle ne saurait la précéder, elle ne peut que la suivre, et cela suffit pour la vérité de ce que j’avance. Nous reviendrons encore sur cet objet au chap. 8.
  3. Voyez la Grammaire, chap. 2 et 3.
  4. En attendant, je crois devoir une explication provisoire à ceux qui ont déjà étudié la matière, et qui pourraient être surpris de cette dernière assertion. En effet, ils savent que l’idée exprimée par l’attribut doit toujours être une idée plus générale que celle exprimée par le sujet. On peut bien dire, un homme est un animal ; mais on ne peut pas dire, un animal est un homme. C’est pour cela que les anciens logiciens, à tort ou à raison, ont appelé l’attribut le grand terme, et la proposition dans laquelle il entre la majeure, par opposition au sujet, qu’ils nomment le petit terme, et à la proposition qui le renferme, qu’ils nomment la mineure. Cela semble contraire au principe que je viens d’avancer, que l’idée totale de l’attribut est comprise toute entière dans l’idée du sujet ; mais cette contradiction apparente va s’expliquer et s’évanouir par une distinction très-simple. Il y a deux choses à considérer dans une idée, son extension, ou le nombre des objets auxquels elle convient, et sa compréhension, ou le nombre des idées qu’elle renferme. Plus une idée est générale, plus elle convient à un grand nombre d’objets ; mais moins elle retient des idées propres à chacun d’eux : et au contraire, plus elle est particulière, plus est petit le nombre des objets auxquels elle s’applique ; mais plus elle renferme des idées composantes de chacun d’eux. Ainsi, l’idée générale renferme l’idée particulière dans son extension, et l’idée particulière renferme l’idée générale dans sa compréhension. En effet, dans l’idée d’animal sont compris tous les individus hommes ; mais dans les idées composantes de l’idée homme est comprise l’idée d’être un individu de la classe des animaux, d’être un animal. Or, comme je soutiens que tout jugement consiste toujours à voir que l’idée de l’attribut est une des idées composantes de celle du sujet, est une circonstance qui lui appartient, je me crois en droit de dire que l’idée de cet attribut, bien que plus générale, fait partie de celle du sujet, quoique plus particulière, et que c’est pour cela, et pour cela seul, que nous pouvons affirmer l’attribut du sujet. J’en ai d’autant plus de raison, que dès que deux idées sont comparées, dès qu’elles sont la matière d’un jugement, elles ne diffèrent plus que par leur compréhension : elles sont toujours parfaitement égales en extension. Quand l’on dit que l’homme est un animal, on entend un animal de l’espèce des hommes, et non pas de l’espèce des singes ou de toute autre. De même quand on dit, cet homme est malade, on entend malade de sa maladie particulière, et non pas de toutes les infirmités qui peuvent mériter à un être sensible le nom de malade. C’est toujours l’extension du sujet qui détermine l’extension de l’attribut. Celle-ci ne peut jamais la surpasser, puisque l’attribut n’est jamais dit que des objets auxquels s’applique le sujet ; mais elle doit l’égaler, puisque l’attribut est toujours dit de tous les êtres auxquels s’étend le sujet. Cela nous fait voir pourquoi l’attribut doit toujours être une idée au moins aussi générale que le sujet. C’est qu’on ne peut pas accroître à volonté l’extension d’une idée (cela en fait une autre idée), au lieu qu’on peut toujours la restreindre de manière à n’être qu’égale à celle d’une autre. On ne peut pas étendre l’idée d’animal à tous les êtres, elle deviendrait l’idée d’être, tandis qu’on peut très-bien la restreindre à ne s’appliquer pour le moment qu’aux animaux appelés hommes : elle n’est pas dénaturée pour cela. Mais ces réflexions nous montrent aussi bien clairement combien est fausse cette dénomination de grand terme donnée à l’attribut d’une proposition, puisque les deux tenues sont toujours égaux en extension, et que c’est le sujet qui, par sa nature, est nécessairement le grand terme sous le rapport de la compréhension. C’est-là la différence radicale entre l’ancienne logique, s’appuyant sur des hypothèses hasardées et des formules vaines, et la nouvelle logique, fondée sur l’observation attentive de la formation de nos idées ; entre la fausse conception de l’art syllogistique et l’exposition vraie du mécanisme naturel de nos déductions. Au reste, on trouvera cette explication plus complète dans la Grammaire, chap. 1er et chap. 3, § 4, et sur-tout dans la Logique, où je me flatte qu’elle ne laissera rien à desirer. Ce n’était pas encore ici le moment de lui donner tous ses développemens.